15 Ce qu’on peut apprendre en rêvant

Très concentrée, Nynaeve se représenta mentalement le bureau de la Chaire d’Amyrlin – exactement comme elle avait imaginé le Cœur de la Pierre en s’endormant. Bizarrement, rien ne se passa. Pourtant, elle aurait dû être emportée au sein de la Tour Blanche, dans la pièce en question. Changeant de tactique, elle visualisa un endroit qu’elle avait souvent visité, à son grand désarroi.

Son environnement se troubla, puis se dessinèrent les contours du bureau de la Maîtresse des Novices, une pièce aux murs lambrissés de noir dont les meubles très ordinaires avaient vu passer des générations de titulaires du poste. Quand les méfaits d’une novice imposaient une punition plus sévère que des corvées ménagères, c’était là que la pauvre fille se retrouvait. Pour une Acceptée, il fallait davantage que des méfaits. Mais les convocations étaient tout aussi redoutables… et cruellement douloureuses.

Refusant de regarder le bureau – lors de ses nombreuses visites, Sheriam l’avait accusée d’être une rebelle invétérée –, elle riva le regard sur le miroir où les novices et les Acceptées devaient contempler leur visage ruisselant de larmes tandis que Sheriam leur tenait un sermon sur l’importance des règles ou le respect qu’elles devaient témoigner à leurs supérieures. Mais les règles et le respect étaient depuis toujours des notions avec lesquelles l’ancienne Sage-Dame se trouvait en délicatesse – pour ne pas en dire plus.

Les vestiges de dorure, sur le cadre du miroir, indiquaient qu’il était là depuis la guerre des Cent Années, voire la Dislocation du Monde.

La robe du Tarabon était magnifique, mais si on la voyait ainsi vêtue, ça éveillerait les soupçons. Lors d’une visite à la tour, même les Domani faisaient montre d’un minimum de retenue vestimentaire. Toute femme se promenant dans le fief des Aes Sedai devait être parée de ses plus convenables atours.

Cela dit, Nynaeve ne risquait pas de rencontrer grand monde, à part quelqu’un s’étant égaré à partir d’un songe normal. Depuis Corianin Nedeal, quatre cents ans plus tôt, et jusqu’à Egwene, il n’y avait pas eu à la tour de femme capable d’entrer sans aide dans Tel’aran’rhiod. Cela précisé, parmi les ter’angreal volés par les sœurs noires de Liandrin et toujours en leur possession, onze avaient été étudiés pour la dernière fois par Corianin.

Les deux que Nynaeve et Elayne avaient repris à l’Ajah Noir faisaient partie de la catégorie estampillée « Corianin ». Tous deux donnant accès au Monde des Rêves, il semblait logique de postuler que les autres avaient la même fonction. Par bonheur, il y avait peu de risques que Liandrin et ses complices reviennent en rêve dans un lieu qu’elles avaient fui à toutes jambes, mais ça n’était pas une raison pour jeter la prudence aux orties.

En l’état actuel de ses connaissances, Nynaeve ne pouvait pas être certaine que les ter’angreal volés aient été les seuls étudiés par Corianin. Quand il s’agissait d’artefacts dont on ne comprenait pas l’utilité, les rapports manquaient bien souvent de précision. En conséquence, les sœurs noires toujours présentes dans la tour pouvaient détenir des ter’angreal leur permettant d’entrer dans le Monde des Rêves.

La robe de Nynaeve changea radicalement. Longue et en laine blanche bien tissée mais pas d’une qualité hors du commun, elle arborait à l’ourlet sept bandes de couleur qui représentaient les différents Ajah. Si l’ancienne Sage-Dame croisait quelqu’un qui ne se volatilisait pas en un clin d’œil, elle partirait aussitôt pour Sienda et on la prendrait pour une Acceptée dont le rêve normal avait dérivé jusqu’à Tel’aran’rhiod.

Non, si ça arrivait, elle se réfugierait dans le bureau de Sheriam, pas à Sienda. Une mauvaise rencontre de ce genre serait nécessairement une sœur noire, et elle avait pour mission de traquer les renégates.

Quand elle eut parachevé son déguisement, Nynaeve fit la grimace en saisissant sa natte désormais dorée comme les blés. Elle avait adopté les traits de Melaine, une femme qu’elle aurait volontiers confiée aux bons soins de Sheriam.

Le bureau de Sheriam se trouvant à côté des quartiers des novices, Nynaeve, quand elle en fut sortie, s’engagea dans un grand couloir où elle capta plusieurs fois du coin de l’œil les mouvements furtifs de silhouettes allant et venant le long des murs ornés de tentures raffinées. Des novices, bien entendu, dont la terrible Maîtresse hantait très logiquement les cauchemars.

Pressant le pas, l’ancienne Sage-Dame ignora ces jeunes femmes qui ne restaient pas assez longtemps dans le Monde des Rêves pour la voir. Et de toute façon, si elles l’apercevaient, elles penseraient qu’elle appartenait à leur songe.

Quelques volées de marches suffisaient pour accéder au bureau de la Chaire d’Amyrlin. Alors qu’elle en approchait, Nynaeve se retrouva soudain face à Elaida. Vêtue d’une robe rouge sang, le visage en sueur, elle portait sur les épaules l’étole de la dirigeante de la tour. Enfin, presque, puisqu’il n’y avait pas de rayure bleue.

Les yeux noirs d’Elaida se rivèrent sur Nynaeve.

— Je suis la Chaire d’Amyrlin, gamine ! Ignores-tu comment me témoigner du respect ? Je vais te faire…

La sœur se volatilisa au milieu de sa phrase.

Nynaeve eut un soupir rageur. Elaida, Chaire d’Amyrlin ? Un vrai cauchemar pour bien des gens.

Mais sûrement son rêve favori ! Il neigera sur Tear avant que son désir se réalise !

L’antichambre se révéla très exactement comme dans le souvenir de Nynaeve, avec un grand bureau et un fauteuil réservés à la Gardienne des Archives. Le long d’un mur, quelques chaises offraient un minimum de confort aux Aes Sedai qui attendaient une audience avec la Chaire d’Amyrlin. Les Acceptées et les novices, elles, patientaient debout.

Avisant sur le bureau des piles bien nettes de documents et de rouleaux de parchemin, Nynaeve songea que ça ne ressemblait guère à Leane. Sans être désordonnée, celle-ci attendait sans doute le soir pour ranger – à un moment où elle était tranquille.

Nynaeve poussa la porte du bureau proprement dit… et s’immobilisa sur le seuil. Pas étonnant qu’elle n’ait pas pu s’y transporter en rêve ! La pièce ne ressemblait plus à ce dont elle se souvenait… Cette table de travail sculptée, ce fauteuil aux allures de trône… Ces tabourets ornés de feuilles de vigne installés devant en demi-cercle – un alignement impeccable au pouce près…

Comme si elle était restée une simple fille de pêcheur, Siuan Sanche avait choisi un mobilier très simple. Pour ses visiteuses, elle n’avait prévu qu’un siège, où elle ne les invitait pas toujours à s’asseoir. Et que dire du grand vase rempli de roses qui paradait sur un piédestal ? Siuan aimait les décorations florales, mais elle aurait opté pour un bouquet de fleurs des champs, pas pour tant de pompe.

Au-dessus de la cheminée, elle avait fait accrocher un unique tableau : des bateaux de pêche au milieu d’une forêt de roseaux. À présent, il y avait deux peintures. Une toile que Nynaeve reconnut du premier coup d’œil – Rand en train d’affronter dans le ciel de Falme le Rejeté qui prétendait se nommer Ba’alzamon – et un triptyque représentant des scènes qui ne lui disaient rien.

Quand la porte s’ouvrit, laissant passer une Acceptée rousse qu’elle n’avait jamais vue, l’ancienne Sage-Dame faillit repartir illico pour le bureau de Sheriam.

— Nynaeve, si Melaine savait que tu lui voles son visage, le châtiment serait bien plus terrible que te mettre de force une jupe de fillette.

L’inconnue se transforma en… Egwene, vêtue de sa tenue d’Aielle.

— Tu as failli me faire vieillir de dix ans d’un coup ! Les Matriarches t’ont enfin lâché la bride sur le cou ? Ou Melaine est-elle dans ton sillage ?

— Tu aurais mérité de mourir de peur, Nynaeve ! Comment peux-tu être si inconsciente ? Une enfant qui joue dans une grange avec une bougie allumée.

Nynaeve n’en crut pas ses oreilles. Egwene, lui faisant la morale ?

— Egwene al’Vere, écoute-moi bien ! Je ne supporterais pas de telles remontrances de la part de Melaine, alors si tu…

— Pour ne pas te faire tuer, c’est toi qui devrais bien écouter !

— Je…

— Je devrais te confisquer l’anneau de pierre ! Et pour commencer, j’aurais dû le confier à Elayne et lui dire de ne pas te laisser l’utiliser.

— Lui dire quoi ?

— Tu crois que Melaine exagérait ? grogna Egwene en brandissant un index vengeur, presque exactement comme la Matriarche. Eh bien, tu te trompes ! Les Matriarches t’ont dit et redit la vérité sur le Monde des Rêves, mais tu les prends pour des folles qui sifflent pendant une tempête ! Pourtant, tu es censée être une adulte, pas une sale gosse. Mais le peu de bon sens que tu avais semble s’être envolé comme de la fumée. Il est temps de le retrouver, Nynaeve ! (Elle réajusta son châle.) Pour l’instant, tu es fascinée par les jolies flammes, dans la cheminée, sans t’apercevoir que tu risques de tomber dans le foyer.

Nynaeve en resta comme deux ronds de flan. Egwene et elle se chamaillaient souvent, mais c’était la première fois que la jeune villageoise la tançait comme si elle l’avait surprise les doigts dans le pot de confiture.

La robe ! C’était à cause de sa tenue d’Acceptée, et du visage qui ne lui appartenait pas. Redevenant elle-même, Nynaeve se vêtit de la robe de laine bleue qu’elle mettait souvent pour les réunions du Cercle et quand elle entendait souffler dans les bronches du Conseil. Ainsi, elle se sentit réinvestie de toute son autorité de Sage-Dame.

— Je suis très consciente de mes lacunes, dit-elle, mais ces Aielles…

— Sais-tu que tu pourrais te « rêver » dans un piège d’où tu ne pourrais pas sortir ? Ici, les songes sont réels. Quand on aime trop un rêve, il peut devenir une prison – une prison mortelle !

— Veux-tu bien… ?

— Des horreurs arpentent Tel’aran’rhiod, Nynaeve !

— Veux-tu bien me laisser parler ? cria Nynaeve.

Enfin, elle essaya. À son goût, son ton était bien trop implorant, alors qu’elle n’avait rien à implorer. Non, rien du tout !

— Pas question ! répondit Egwene. Du moins, tant que tu n’auras pas quelque chose d’intelligent à dire. Quand je parle d’horreurs – des cauchemars, Nynaeve ! – je n’exagère pas. Et dans le Monde des Rêves, les cauchemars sont bel et bien réels. Parfois, ils survivent après le départ du rêveur. Mais tu ne comprends pas de quoi je parle, hein ?

Soudain, des mains calleuses se refermèrent sur les bras de Nynaeve. Yeux exorbités, sa tête oscilla follement de droite à gauche. Deux colosses vêtus de haillons au visage à demi fondu comme s’il se décomposait, leurs lèvres révélant des chicots jaunâtres, la soulevèrent rageusement dans les airs.

Elle tenta de les faire disparaître – si une Matriarche capable de marcher dans les rêves le pouvait, pourquoi pas elle ? – mais l’un d’eux déchira sa robe de haut en bas comme s’il s’était agi d’une feuille de parchemin.

L’autre type lui prit sans douceur le menton et la força à tourner la tête vers lui. Puis il ouvrit la bouche pour la mordre ou pour l’embrasser. Préférant mourir plutôt que subir l’un ou l’autre outrage, Nynaeve tenta de s’unir au saidar, mais elle ne le trouva pas, car elle était morte de peur, pas folle de colère.

Et c’était Egwene qui la torturait ainsi.

— Pitié ! Pitié, Egwene !

Cette fois, c’était une supplique, et elle avait bien trop peur pour s’en offusquer.

Les hommes – enfin, les créatures – disparurent et Nynaeve retomba sur ses pieds. Durant un moment, elle resta là à pleurer et à trembler. Puis elle répara les dégâts qu’avait subis sa robe, mais ne put rien faire contre les égratignures qui zébraient son cou et sa poitrine. Dans le Monde des Rêves, les vêtements étaient faciles à réparer, mais pas la chair humaine. Les genoux jouant des castagnettes, Nynaeve s’avisa qu’elle avait toutes les peines du monde à tenir debout.

En principe, sa compagne aurait dû la réconforter, et pour une fois, elle aurait jugé bienvenu qu’elle le fasse. Mais Egwene se contenta de lâcher :

— Il y a pire que les cauchemars, ici, mais ils sont déjà assez terribles. Ceux-là, je les ai générés et dissipés, mais quand j’en rencontre, je n’en mène pas large. Et ceux que je crée, je ne tente pas de les retenir. Quand on sait comment les faire disparaître, il ne faut pas hésiter.

Nynaeve secoua rageusement la tête pour chasser des larmes qu’elle se refusait à essuyer.

— J’aurais pu m’enfuir en rêvant… Dans le bureau de Sheriam, par exemple. Ou retourner dans mon lit.

Non, ça n’était pas des rodomontades de gamine vexée. Bien sûr que non !

— Si la frousse ne t’avait pas empêchée d’y penser, railla Egwene. Et arrête de bouder, je t’en prie ! Ça ne te va pas du tout !

Nynaeve foudroya Egwene du regard, mais ça n’eut absolument pas l’effet escompté. Au lieu de répondre à la provocation, la jeune femme haussa les épaules.

— Rien de tout ça ne ressemble à Siuan Sanche, murmura Nynaeve pour détourner la conversation.

Pour qui se prenait donc cette fichue gamine ?

— C’est vrai, fit Egwene en regardant autour d’elle. Maintenant, je ne m’étonne plus d’avoir dû penser à mon ancienne chambre de novice pour gagner la tour. Mais il est naturel d’avoir envie de changer son environnement, non ?

— Changer, mais de là à le bouleverser…, marmonna Nynaeve.

Elle n’était ni vexée ni boudeuse, que la Lumière lui en soit témoin !

— Egwene, la femme qui a fait aménager ce bureau ne porte plus sur le monde le même regard qu’avant. Regarde les tableaux, par exemple. J’ignore ce que représente le truc en trois parties, mais l’autre, tu le reconnais aussi bien que moi.

— Le « truc en trois parties » est un triptyque, dit Egwene. Tu n’as jamais assez bien écouté les leçons, sinon, tu saurais qu’il représente Bonwhin.

— On s’en fiche, c’est l’autre qui compte !

Durant sa formation, Nynaeve n’avait pas manqué une miette des cours dispensés par les sœurs jaunes. À ses yeux, tout le reste ne valait pas la peine qu’on se fatigue.

— Pour moi, la femme qui a choisi ce tableau veut qu’il lui rappelle en permanence à quel point Rand est dangereux. Si Siuan Sanche s’est retournée contre lui… Eh bien, ça serait bien plus grave que sa volonté de voir Elayne revenir à la tour.

— C’est possible, oui… Les documents nous en apprendront peut-être plus long. Fouille cette pièce. Quand j’en aurai terminé avec le bureau de Leane, je viendrai t’aider.

Nynaeve foudroya des yeux le dos d’Egwene, qui s’éloignait déjà.

« Fouille cette pièce », rien que ça !

Cette gamine n’avait pas à lui donner des ordres. Elle allait la rattraper, et lui dire ses quatre vérités.

Alors, pourquoi restes-tu là, plantée comme une souche ?

Consulter les documents était une bonne idée, alors, le faire dans une pièce ou dans l’autre… En fait, le bureau de la Chaire d’Amyrlin était plus susceptible de contenir des choses importantes. En se jurant qu’Egwene ne perdait rien pour attendre, Nynaeve approcha du superbe bureau sculpté.

Elle n’y trouva rien, à part trois coffrets de bois laqué disposés avec une précision toute militaire. Ayant à l’esprit les pièges que pouvait installer une sœur soucieuse d’intimité, l’ancienne Sage-Dame invoqua un long bâton dont elle se servit pour soulever le couvercle du premier coffret vert et or décoré de hérons avançant dans l’eau. Il s’agissait d’un plumier qui contenait également de l’encre et une petite fiole de sable. Le plus grand coffret, orné de roses rouges entrelacées de volutes d’or, renfermait sur un carré de velours gris une vingtaine de petites figurines d’ivoire représentant des êtres humains et des animaux.

Alors qu’elle soulevait le couvercle du troisième coffret – celui-ci était décoré de faucons qui s’affrontaient dans un ciel bleu piqueté de nuages – Nynaeve remarqua que les deux premiers s’étaient refermés. Des événements de ce type étaient fréquents dans le Monde des Rêves. Ici, les choses voulaient correspondre du mieux possible à ce qu’elles étaient dans l’univers éveillé. Du coup, lorsqu’on détournait le regard, des détails pouvaient avoir changé quand on le ramenait à son point de départ.

Le dernier coffret contenait bien des documents. Faisant disparaître son bâton, Nynaeve s’empara de la première feuille de parchemin. Signée « Joline Aes Sedai », il s’agissait d’une humble « demande d’effectuer toute une série de pénitences », que l’ancienne Sage-Dame, révulsée, parcourut très rapidement. Ce texte n’avait aucune importance, sauf pour Joline. En bas de la feuille, quelqu’un avait écrit « approuvé » en lettres angulaires. Alors que Nynaeve voulait poser la feuille sur le bureau, elle se volatilisa. Et bien entendu, le coffret s’était refermé.

Agacée, Nynaeve l’ouvrit de nouveau. Les documents qu’il renfermait semblaient différents. Tenant le couvercle, la jeune femme feuilleta la pile de textes en les lisant en diagonale. Enfin, en essayant, parce que les lettres avaient tendance à disparaître après qu’elle eut lu quelques phrases – un paragraphe ou deux, quand elle avait un peu de chance.

En guise de formule de politesse, on trouvait immanquablement : « Mère, avec mes respects. » Ces lettres étaient signées par des Aes Sedai, par de nobles dames ou de simples roturières. Aucune ne contenait les réponses que cherchaient Egwene et Nynaeve.

Un des rapports mentionnait que le Maréchal du Saldaea et son armée restaient introuvables, la reine Tenobia refusant de coopérer. Hélas, ce texte sous-entendait que le lecteur savait pourquoi le militaire n’était pas dans son pays et avait une idée très précise de ce que Tenobia aurait dû faire pour se montrer coopérative.

Un autre rapport indiquait qu’il n’y avait plus de nouvelles des agents de Tanchico depuis trois semaines. Le texte s’effaçant, Nynaeve ne put pas en apprendre davantage.

La tension entre l’Illian et le Murandy s’était nettement apaisée, et Pedron Niall s’en attribuait le mérite. Même en quelques lignes, Nynaeve devina que l’auteur avait grincé des dents en écrivant ces mots.

Bref, une série de missives sûrement très importantes, mais presque impossibles à lire en entier, et de toute manière, sans rapport avec les recherches de Nynaeve. Alors qu’elle posait les yeux sur un rapport évoquant des « soupçons » sur un « possible rassemblement de sœurs bleues », un cri venu de l’autre pièce fit sursauter l’ancienne Sage-Dame.

— Non, par la Lumière !

Fonçant vers la porte, Nynaeve fit apparaître entre ses mains une solide massue à la tête hérissée de pointes. Mais quand elle vit Egwene, qu’elle supposait attaquée par quelque monstre, elle la découvrit simplement debout derrière la table de travail de la Gardienne. L’air horrifiée, certes, mais sous aucune menace qui se pût distinguer.

Frissonnant, Egwene fit un effort pour se reprendre.

— Nynaeve, la Chaire d’Amyrlin, c’est Elaida !

— Ne dis pas d’idioties ! (Pourtant, l’autre bureau, qui ressemblait si peu à Siuan…) Tu te fais des idées. C’est sûr !

— J’ai eu entre les mains un document signé « Elaida do Avriny a’Roihan, Protectrice des Sceaux, Flamme de Tar Valon et Chaire d’Amyrlin ». Avec le sceau officiel correspondant.

L’estomac de Nynaeve menaça de se retourner.

— Comment est-ce possible ? Et qu’est-il arrivé à Siuan ? Egwene, on ne renverse pas comme ça une Chaire d’Amyrlin. On connaît deux cas en près de trois mille ans.

— Rand leur a peut-être fourni une motivation assez grave… (Les yeux encore écarquillés, Egwene parlait d’un ton presque normal.) Siuan a peut-être attrapé une maladie que l’Ajah Jaune ne sait pas guérir. À moins qu’elle ait fait une chute mortelle. Quoi qu’il en soit, Elaida a pris sa place, et je doute qu’elle soutienne Rand.

— Moiraine… Elle pensait que la tour, grâce à Siuan, serait derrière lui.

Siuan Sanche, morte ? Ayant souvent détesté cette femme – en la craignant un peu, à l’occasion, elle pouvait bien se l’avouer, maintenant –, Nynaeve ne l’en respectait pas moins pour autant. Et elle l’avait crue éternelle, bien entendu.

— Elaida ! Aussi impitoyable qu’un serpent et aussi cruelle qu’une tigresse. Qui peut dire ce qu’elle va faire ?

— J’ai peur d’en avoir une idée… (Egwene posa les deux mains sur son estomac, comme si elle voulait l’empêcher de lui remonter dans la gorge.) Le document dont je t’ai parlé étant très court, j’ai eu le temps de le lire en entier. « Toutes les sœurs loyales ont l’ordre de signaler la présence de Moiraine Damodred. Elle devra être capturée, si c’est possible, puis envoyée à la tour afin d’y répondre du crime de trahison. » En gros, exactement ce que disait le message concernant Elayne.

— Si Elaida veut faire arrêter Moiraine, on peut supposer qu’elle sait que notre « amie » aidait Rand – et qu’elle n’aime pas ça du tout.

Parler faisait du bien, parce que ça empêchait de crever de peur. Trahison ! Pour ce crime, on calmait la coupable. Nynaeve avait rêvé de descendre Moiraine en flammes, et Elaida allait s’en charger à sa place.

— En conséquence, reprit l’ancienne Sage-Dame, Elaida ne soutiendra pas Rand.

— Une conclusion logique.

— Egwene, ce texte parle de « sœurs loyales ». Voilà qui colle avec le message de Ronde Macura. Quoi qu’il soit arrivé à Siuan, les Ajah ne sont pas tous d’accord avec la nomination d’Elaida. C’est la seule explication.

— Oui, très bien raisonné ! Je n’y avais pas pensé.

Egwene parut si ravie que Nynaeve lui sourit en retour.

— Sur le bureau de Siu… de la Chaire d’Amyrlin, j’ai vu un rapport sur un « rassemblement de sœurs bleues ». Quand tu as crié, j’étais en train de le lire. Je parie que l’Ajah Bleu a contesté la nomination d’Elaida.

Entre l’Ajah Bleu et le Rouge, on pouvait parler au mieux de paix armée, et au pire de conflit à peine larvé.

Quand les deux femmes revinrent dans le bureau de la Chaire d’Amyrlin, elles ne retrouvèrent pas le rapport en question. En revanche, la lettre de Joline était réapparue, et un seul coup d’œil dessus suffit pour qu’Egwene en fronce les sourcils de consternation.

— Tu te souviens de ce que disait ce texte ? demanda-t-elle à Nynaeve.

— J’ai lu à peine quelques lignes, puis tu as crié, et… Non, je ne me rappelle plus.

— Essaie de toutes tes forces !

— J’essaie, mais rien ne vient. Je te jure que j’essaie.

Soudain, Nynaeve prit conscience qu’elle était en train de se justifier devant Egwene, une fille à qui elle avait donné la badine moins de deux ans plus tôt pour la punir d’avoir eu une crise de colère. Quelques instants auparavant, elle s’était stupidement rengorgée parce que cette même fille la félicitait.

Nynaeve se remémorait très précisément le jour où leur relation avait basculé, cessant d’être régie par les règles en vigueur entre une Sage-Dame et son humble disciple. Le tutoiement faisant le reste, elles étaient devenues deux égales perdues très loin de chez elles. Aujourd’hui, la balance basculait de nouveau, et ça, ce n’était pas acceptable. Il allait falloir agir pour remettre les choses en ordre.

Le mensonge ! En ce jour, elle avait pour la première fois menti à Egwene, parce qu’elle craignait son jugement. Un coup fatal pour son autorité morale sur la jeune femme…

— J’ai bu l’infusion, Egwene… (Que cet aveu était dur à faire !) Tu sais, la fourche-racine de Ronde Macura. Avec Luci, sa complice, elles nous ont montées à l’étage comme des sacs de plumes. À nous deux, c’était à peu près toute la résistance que nous pouvions opposer. Si Thom et Juilin ne nous avaient pas sauvé la mise, nous y serions encore… Ou en route pour Tar Valon, assez droguées pour ne pas ouvrir un œil durant le voyage.

Nynaeve prit une grande inspiration et tenta d’adopter un ton ferme. Hélas, ça n’était pas facile, quand on venait d’avouer qu’on s’était fait rouler dans la farine.

— Si tu en parles aux Matriarches – et particulièrement à Melaine – je te frictionnerai les oreilles !

Cette déclaration aurait dû inciter Egwene à monter sur ses ergots. Il pouvait paraître étrange d’initier une querelle, mais tout valait mieux qu’être humiliée. D’habitude, les disputes tournaient autour de l’indiscipline de la jeune femme, et elles ne se terminaient pas bien, parce que Egwene refusait obstinément de reconnaître ses torts. Mais là, loin d’exploser, la jeune femme se contenta de sourire à Nynaeve.

Un sourire amusé et condescendant !

— Je m’en doutais, Nynaeve… Alors que tu as tendance à parler jour et nuit d’herboristerie, je n’avais jamais entendu ce nom – fourche-racine – dans ta bouche. J’aurais parié que tu l’as découvert ce jour-là. Mais tu essaies toujours de faire bonne figure. Si tu tombais tête la première dans une auge à cochons, tu prétendrais l’avoir fait exprès. Maintenant, notre problème, c’est de…

— Je ne me comporte pas comme tu dis !

— Bien sûr que si ! Les faits ont la peau dure. Cesse de pleurnicher et aide-moi à décider…

Pleurnicher ? Voilà que ça tournait à la catastrophe.

— Il n’y a pas de faits ! Compris ? Je ne suis pas comme tu me décris.

Un moment, Egwene dévisagea sa compagne en silence.

— Tu ne lâcheras pas ton os, pas vrai ? Très bien. Pour commencer, tu m’as menti…

— Ce n’était pas un mensonge. Enfin, pas exactement.

Egwene ignora la pathétique interruption.

— … et tu t’es menti à toi-même. Tu te rappelles ce que tu m’as forcée à boire, la dernière fois que je t’ai menti ?

Une coupe pleine d’un liquide verdâtre visqueux apparut dans la main de l’ancienne Sage-Dame. On eût dit de la vase puisée au fond d’une mare.

— C’est la première et la dernière fois que je t’ai menti, Nynaeve, parce que le souvenir de cet épouvantable goût était plus que dissuasif. Si tu ne peux pas être honnête avec toi-même…

Nynaeve recula d’instinct d’un pas. Du chiendent à chat et de la poudre de feuille de mavin. Rien qu’à y penser, elle sentait sa langue se retirer au fond de sa gorge.

— Je n’ai pas vraiment menti, tu sais…

Et voilà, encore en train de se justifier !

— On peut plutôt dire que je ne t’ai pas raconté toute la vérité…

C’est moi, la Sage-Dame ! Enfin, c’était moi… Et ça compte encore, non ?

— Tu n’as pas vraiment l’intention de… ?

Courage, dis-le ! Tu n’es pas une gamine, et il n’est pas question que tu boives ça !

— Egwene, je…

La jeune femme poussa la tasse sous le nez de sa compagne.

— D’accord, capitula Nynaeve.

Non, ce n’est pas vrai !

Mais impossible de détourner les yeux de la tasse, ni d’empêcher les mots de quitter sa gorge.

— Parfois, il m’arrive d’embellir les choses afin de paraître à mon avantage. J’ai bien dit « parfois ». Et jamais sur des sujets importants. Quand ça compte, je ne… mens pas. Tu peux me croire !

La tasse se volatilisa et Nynaeve soupira de soulagement.

Espèce d’idiote ! Elle n’aurait jamais pu te forcer à boire. Quelle mouche t’a piquée ?

— Maintenant, fit Egwene comme si de rien n’était, nous devons décider à qui faire connaître notre découverte. Moiraine doit savoir, et Rand aussi. À part ça… Les Aiels sont imprévisibles sur tous les sujets. Ils suivront Celui qui Vient avec l’Aube, je crois, mais savoir que la Tour Blanche est contre lui risque de doucher un peu leur enthousiasme.

— Ils l’apprendront tôt ou tard, marmonna Nynaeve.

Elle n’aurait pas pu me forcer à boire !

— Dans ce cas, mieux vaut tard que tôt… En conséquence, tu es priée de ne pas exploser lors de notre prochain rendez-vous, histoire de ne pas déballer ça devant les Matriarches. En fait, il vaudrait mieux que tu ne mentionnes pas notre visite à la tour. Ça t’aidera à ne pas cracher le morceau accidentellement.

— Je ne suis pas abrutie à ce point, lâcha Nynaeve.

Voyant Egwene plisser de nouveau le front, l’ancienne Sage-Dame se sentit rosir. Non, elle ne parlerait pas de cette visite aux Matriarches. Mais pas parce qu’il était plus simple de leur tirer la langue quand elles tournaient le dos ! Ce n’était pas son genre. Et dans ce cas précis, elle ne disait pas ça pour faire bonne figure.

Quelle injustice ! Egwene avait le droit d’aller et venir à sa guise dans le Monde des Rêves, et elle, elle se faisait passer un savon comme une gamine.

— Je sais que tu n’es pas abrutie… Sauf quand tu te laisses dominer par ton fichu caractère. Si tu as raison au sujet des Rejetés, et en particulier de Moghedien, tu devrais garder le contrôle de tes nerfs.

Nynaeve faillit riposter qu’elle savait garder son calme, et qu’elle était prête à flanquer une bonne rouste à quiconque prétendrait le contraire, mais son interlocutrice ne lui en laissa pas le temps.

— Nous devons trouver ce « rassemblement » de sœurs bleues, Nynaeve. Si elles s’opposent à Elaida, il y a une chance qu’elles soutiennent Rand, comme Siuan le faisait. Ce rapport mentionnait-il une ville ? Un village ? Un pays, peut-être ?

— Je crois… Non, impossible de me souvenir.

Cette fois encore, Nynaeve eut le sentiment de se justifier.

J’ai tout avoué, je me suis ridiculisée, et ça n’a rien arrangé, bien au contraire !

— Mais je continuerai à essayer.

— Parfait. Il faut les trouver. (Egwene marqua une pause, mais Nynaeve refusa d’en rajouter dans la bonne volonté.) Prends garde à Moghedien. Sous prétexte qu’elle t’a glissé entre les mains à Tanchico, ne te précipite pas tête baissée dans le premier piège venu.

— Je ne suis pas abrutie, Egwene.

Qu’il était dur de se retenir ! Mais si Egwene s’entêtait à ne pas répondre aux provocations, tout ce qu’il y avait à gagner en insistant, c’était d’avoir l’air de plus en plus stupide.

— Je sais, tu l’as déjà mentionné… Mais garde à l’esprit ce que je t’ai dit. Et sois prudente.

Cette fois, Egwene ne disparut pas progressivement, mais elle se volatilisa, exactement comme Birgitte.

Les yeux lançant des éclairs, Nynaeve repassa dans sa tête toutes les répliques bien senties qu’elle aurait dû lancer. Au bout d’un moment, elle dut admettre qu’elle avait laissé passer l’occasion. Rester ici toute la nuit ne rimant à rien, elle se décida à quitter le Monde des Rêves pour réintégrer son lit, dans une chambre d’auberge de Sienda.


Sous sa tente, Egwene ouvrit les yeux dans une obscurité qui aurait été totale sans la lumière du chiche rayon de lune filtrant du trou d’évacuation de la fumée. Le feu étant éteint, la jeune femme se félicita d’être enfouie sous plusieurs couvertures. Dès qu’elle expirait, son souffle se transformait en buée, et elle frissonnait un peu.

Sans lever la tête, elle roula des yeux pour regarder autour d’elle. Pas de Matriarches. Elle était seule.

Lorsqu’elle s’offrait une excursion solitaire dans le Monde des Rêves, sa pire angoisse était de trouver à son retour Amys ou une autre Matriarche à côté de sa couche. Sa pire angoisse ? Non, c’était peut-être exagéré, car le danger, dans Tel’aran’rhiod, était bien aussi grand qu’elle l’avait décrit à Nynaeve. Alors, une de ses pires angoisses ? Oui, ça convenait… Pas à cause des punitions, surtout du genre que Blair distribuait. Si une Matriarche l’avait surprise en flagrant délit, elle aurait volontiers accepté un châtiment. Mais Amys s’était montrée très claire : si elle s’aventurait seule dans le Monde des Rêves, ses formatrices refuseraient de continuer à s’occuper d’elle et la renverraient d’où elle venait. Ça, c’était une perspective terrifiante ! Pourtant, Egwene ne pouvait renoncer à ses transgressions. Même si son initiation était rapide, ça ne lui suffisait pas, car elle voulait tout savoir le plus rapidement possible.

Avec l’aide du Pouvoir, elle alluma sa lampe et embrasa la fosse à feu. Bien qu’elle fût vide, en nouant les flux, elle obtint un semblant de flammes. Puis elle attendit d’être assez réchauffée pour se lever et s’habiller. Même à cette heure tardive, Moiraine devait être encore debout.

L’étrange incident, avec Nynaeve, continuait à l’étonner.

Si j’avais insisté, elle aurait fini par boire…

Terrorisée à l’idée que l’ancienne Sage-Dame découvre qu’elle n’avait pas (bien entendu !) l’autorisation de batifoler dans le Monde des Rêves, et certaine que ses joues rouges l’avaient trahie, Egwene avait décidé que l’attaque constituait au fond la meilleure défense. Persuadée que Nynaeve la percerait quand même à jour, et serait capable de la dénoncer « pour son bien », elle s’était lancée dans une surenchère de provocation, disputant en somme un bras de fer mental avec l’ancienne Sage-Dame, brusquement acculée à la défensive. Et contre toute attente, elle avait remporté la victoire sans jamais réussir à élever le ton, malgré sa colère.

En y réfléchissant, Moiraine criait rarement, et quand ça lui arrivait, elle obtenait en général moins de résultats. Et il en était ainsi avant qu’elle commence à se comporter si bizarrement avec Rand. Dans le même ordre d’idées, les Matriarches ne criaient jamais – sauf entre elles, à l’occasion – et malgré leurs éternelles jérémiades sur les chefs qui ne les écoutaient jamais, elles parvenaient à imposer leur point de vue plus souvent qu’à leur tour.

Egwene repensa à un proverbe qu’elle n’avait jamais vraiment compris jusque-là.

« Qui refuse d’entendre un cri tendra l’oreille pour capter un murmure. »

Eh bien, elle ne crierait plus jamais face à Rand. Un ton ferme d’adulte, c’était ça la clé du succès. Idem lors de ses prochaines confrontations avec Nynaeve. Parce qu’elle était une femme, pas une enfant qui fait un caprice.

Egwene ne put s’empêcher de glousser. Pourquoi se serait-elle égosillée face à Nynaeve, à l’avenir, alors que la « méthode douce » était si efficace ?

La tente lui semblant assez chaude, elle se leva et s’habilla à la hâte. Pour pouvoir se rincer la bouche, elle dut briser la couche de givre qui recouvrait l’eau de sa carafe. Quand ce fut fait, elle enfila la cape sombre en laine, dénoua les flux de Feu – les laisser ainsi aurait été dangereux – et sortit de la tente alors que les flammes mouraient. Une fois dehors, le froid referma ses griffes d’acier sur elle.

Distinguant à peine les tentes les plus proches, elle eut du mal à croire que le camp s’étendait sur plus d’une lieue de chaque côté du paysage de montagne. Les pics déchiquetés qu’elle apercevait dans le lointain n’étaient pas ceux de la Colonne Vertébrale du Monde – qui se dressait beaucoup plus à l’ouest que la position actuelle du camp.

Hésitante, Egwene approcha de la tente de Rand. Encouragée parce qu’une chiche lumière filtrait du rabat, elle se trouva soudain face à une Promise armée jusqu’aux dents qui semblait avoir jailli de nulle part. Dans l’obscurité, elle ne vit pas les autres guerrières, mais aucun doute qu’elles étaient là, sur leurs gardes même ici, où le Car’a’carn était entouré par six tribus qui lui avaient juré fidélité.

Les Miagoma, quelque part au nord, suivaient un chemin parallèle à celui de Rand. Leur chef, Timolan, n’avait pas encore précisé ses intentions. On ignorait où étaient les deux autres tribus, et Rand semblait s’en ficher comme d’une guigne. Seule comptait la course folle vers la passe de Jangai.

— Enaila, est-il réveillé ? demanda Egwene.

La guerrière acquiesça, les ombres projetées par la lune passant sur son visage.

— Il ne dort pas assez. Sans repos, un homme ne peut pas résister…

Exactement le discours qu’aurait tenu une mère inquiète pour son fils.

Près de la tente, une silhouette bougea. C’était Aviendha, enveloppée de son châle. Elle ne semblait pas souffrir du froid, mais être quand même un peu affectée par l’heure tardive.

— Je lui chanterais une berceuse, si ça pouvait aider, dit l’Aielle. J’ai souvent entendu parler de mères tenues éveillées toute la nuit par un bébé, mais un homme adulte devrait savoir que les autres ont besoin de dormir.

Les deux Aielles échangèrent un petit rire.

Toujours aussi surprise par la bizarrerie des Aiels, Egwene se pencha pour jeter un coup d’œil par le rabat. Rand n’était pas seul sous la tente éclairée par plusieurs lampes. Les yeux bouffis de sommeil, Natael tentait d’étouffer ses bâillements. Il tombait de fatigue tandis que Rand, plongé dans un antique ouvrage, tentait de déchiffrer un texte – une traduction des Prophéties du Dragon, aurait parié Egwene.

Soudain, Rand revint en arrière, lut un passage et éclata de rire. Sans grande conviction, Egwene tenta de se convaincre qu’elle avait entendu de l’amertume dans ce rire, pas l’écho de la folie.

— Une bonne blague ! lança Rand à Natael en refermant l’ouvrage et en le jetant au trouvère. Lis page deux cent quatre-vingt-sept, puis page quatre cent, et dis-moi si tu ne partages pas mon avis.

Avec une moue inquiète, Egwene se redressa. Rand apprendrait-il un jour à traiter les livres avec plus d’égards ? En tout cas, elle ne pouvait pas lui parler en présence du trouvère. Mais pourquoi avait-il pour toute compagnie un type qu’il connaissait à peine ? Toute compagnie ? Non, pas vraiment. Il avait aussi Aviendha, les chefs venaient parfois le voir, Mat aussi, et Lan lui rendait visite chaque jour.

— Pourquoi ne le rejoins-tu pas, Aviendha ? Si tu étais là, il parlerait peut-être à quelqu’un d’autre qu’à son livre.

— Il voulait converser avec le trouvère, et il le fait très rarement en présence d’un témoin. Si je n’étais pas sortie, Natael et lui s’en seraient allés.

— Les enfants sont une grande source de tracas, fit Enaila en riant. C’est ce que j’ai entendu dire, et les fils sont les pires, paraît-il. Maintenant que tu as renoncé à la Lance, tu vas peut-être vérifier cette théorie pour moi.

Plissant le front, Aviendha revint prendre place près de la tente en affichant un air de tigresse offensée. Semblant trouver sa remarque très drôle, Enaila s’en tordit les côtes de rire.

En maugréant au sujet de ce fichu humour aiel qu’elle ne comprenait presque jamais, Egwene se dirigea vers la tente de Moiraine, assez proche de celle Rand. Voyant de la lumière, elle ne douta pas un instant que l’Aes Sedai était réveillée. De toute façon, elle canalisait le Pouvoir. Une infime quantité, certes, mais suffisante pour que la jeune femme le sente.

Lan dormait à côté de la tente. À part sa tête et ses pieds, son corps semblait englouti par la nuit – un effet de la cape-caméléon. Bien enveloppée dans sa propre cape, Egwene releva l’ourlet de sa jupe et marcha sur la pointe des pieds pour ne pas réveiller le Champion.

Le souffle de l’homme resta régulier, pourtant, quelque chose incita Egwene à tourner la tête vers lui. Ses yeux ouverts brillant sous les rayons de lune, il la regardait. Sans doute parce qu’il l’avait reconnue, il baissa de nouveau les paupières et se rendormit en une fraction de seconde. Souvent, cet homme tapait sur les nerfs d’Egwene. Que pouvait bien lui trouver Nynaeve ? Franchement, elle n’aurait su le dire.

À travers le rabat, elle vit que Moiraine était assise en tailleur sous la tente, l’aura du saidar l’enveloppant. Tenant à hauteur de ses yeux la petite pierre bleue qui pendait d’habitude sur son front, elle la fixait et sa lueur se reflétait sur son visage. Le feu étant mort depuis longtemps, même l’odeur de la fumée avait disparu.

— Puis-je entrer ?

Egwene dut répéter sa phrase avant d’obtenir une réponse.

— Bien sûr !

L’aura du saidar se dissipa et l’Aes Sedai renoua autour de son front la chaîne du pendentif à la pierre bleue.

— Vous espionniez Rand ? demanda Egwene en s’asseyant à côté de Moiraine.

Sous cette tente, il faisait aussi froid que dehors. Faisant apparaître des flammes dans les cendres du feu, Egwene noua les flux.

— Vous aviez juré de ne plus le faire.

— J’ai dit que nous pouvions lui accorder une certaine intimité, puisque les Matriarches surveillaient ses rêves. Depuis qu’il les a proprement éjectées de ses songes, nous n’avons plus évoqué le sujet, et je ne me sens aucune obligation envers elles. N’oublie pas que ces femmes ont des objectifs qui peuvent grandement différer de ceux de la tour.

Prise de court d’en être si vite arrivée au cœur du sujet, Egwene ignorait toujours comment dire ce qu’elle savait sans finir par se trahir auprès des Matriarches. Le mieux était peut-être de se jeter à l’eau, puis de se fier à son instinct pour la suite.

— Moiraine, Elaida est la nouvelle Chaire d’Amyrlin. Je ne sais pas ce qui est arrivé à Siuan.

— D’où tiens-tu ça ? As-tu appris quelque chose en marchant dans les rêves ? Ou ton Talent de Rêveuse s’est-il enfin manifesté ?

Oui, c’était ça, la porte de sortie ! Certaines Aes Sedai pensaient qu’Egwene était une Rêveuse, à savoir une femme dont les songes annonçaient l’avenir. De fait, elle faisait des rêves lourds de sens, mais apprendre à les interpréter était une autre paire de manches. Selon les Matriarches, ce savoir devait venir du plus profond d’elle-même – en d’autres termes, il était inné – et les Aes Sedai n’avaient guère été plus explicites.

Voyant Rand assis dans un fauteuil, elle devinait sans savoir comment que la propriétaire du siège éprouverait une colère meurtrière à l’idée qu’il lui ait pris son bien. L’information la plus surprenante était qu’il s’agissait d’une propriétaire, parce que rien ne le laissait supposer, mais à part ça, quelle substantifique moelle tirer du songe ?

Parfois, les rêves étaient très complexes.

Au premier plan, Egwene voyait Perrin, Faile assise sur ses genoux. Tandis qu’il l’embrassait, la jeune femme jouait avec la courte barbe qu’il portait dans le songe. Derrière les jeunes gens, deux étendards claquaient au vent, l’un orné d’une tête de loup rouge et l’autre d’un aigle écarlate. Un peu en retrait d’une épaule de Perrin se tenait un homme vêtu d’une veste jaune vif, une épée accrochée dans le dos. Là encore, Egwene savait d’instinct qu’il s’agissait d’un Zingaro – même si aucun Zingaro n’aurait accepté de seulement toucher une arme. Et à part la barbe, tous les détails paraissaient importants. Les étendards, la tendresse entre Faile et Perrin, et même le Zingaro. Celui-ci, chaque fois qu’il approchait de Perrin, on eût dit qu’un vent glacé, celui du destin, balayait toute la scène.

Dans un autre rêve, Mat lançait les dés, le visage ensanglanté. À cause des larges bords de son chapeau, Egwene ne parvenait pas à voir sa blessure. Non loin de là, Thom Merrilin plongeait une main dans des flammes pour en sortir le pendentif à la pierre bleue de Moiraine…

Dans un autre encore, la jeune femme voyait de grands nuages noirs dériver dans un ciel où ne soufflait pourtant aucun vent. Alors qu’il ne pleuvait pas, des éclairs fourchus, tous identiques, martelaient le sol.

Oui, les rêves étaient là. Mais en tant que Rêveuse, Egwene ne valait rien, pour le moment.

— J’ai vu un mandat d’arrêt vous concernant, Moiraine. Signé de la main d’Elaida. Et il ne s’agissait pas d’un rêve ordinaire.

La stricte vérité, mais pas toute la vérité. Du coup, Egwene se réjouit que Nynaeve ne soit pas là.

Sinon, c’est moi qui tiendrais une tasse, en ce moment.

— La Roue tisse comme elle l’entend… Puisque Rand conduit les Aiels de l’autre côté du Mur du Dragon, tout ça n’a peut-être guère d’importance. Je doute qu’Elaida ait continué à contacter des dirigeants, même si elle a su que Siuan le faisait.

— C’est tout ce que ça vous inspire ? Moiraine, Siuan n’était-elle pas votre amie, jadis ? Ne pouvez-vous pas verser une larme sur son sort ?

L’Aes Sedai posa un regard glacial sur Egwene, lui signifiant ainsi qu’elle aurait encore un long chemin à accomplir avant de pouvoir se prévaloir du titre de « sœur ». La jeune femme faisait une bonne tête de plus que Moiraine et elle était bien plus puissante dans le Pouvoir. Mais la force brute ne faisait pas tout.

— Je n’ai pas le temps de pleurer, Egwene ! Le Mur du Dragon n’est plus très loin, et la rivière Alguenya… Oui, Siuan et moi étions amies, jadis ! Dans quelques mois, ça fera vingt et un ans que nous nous sommes lancées à la recherche du Dragon Réincarné. À peine devenues des Aes Sedai, sans l’aide de personne… Peu après, Sierin Vayu fut nommée Chaire d’Amyrlin – une sœur grise qui aurait mérité d’être rouge ! Si elle avait appris ce que nous faisions, nous aurions passé le reste de notre vie à faire pénitence sous la surveillance de sœurs rouges – oui, même pendant notre sommeil ! Au Cairhien, il y a un dicton qu’on répète aussi au Tarabon et au Saldaea : « Prends ce que tu veux, et paie le prix qu’on te demande. » Siuan et moi avons pris le chemin que nous voulions en sachant très bien qu’il faudrait payer un jour pour ce choix.

— Je ne comprends pas comment vous pouvez être si sereine. Siuan pourrait être morte, voire calmée. Elaida s’opposera à Rand ou tentera de le contrôler jusqu’à Tarmon Gai’don. Elle ne laissera jamais en liberté un homme capable de canaliser, vous le savez très bien. Mais toutes les sœurs ne sont pas derrière elle. Des sœurs bleues doivent se rassembler quelque part – où, je l’ignore pour l’instant – et d’autres Aes Sedai ont quitté la tour. Un agent de l’Ajah Jaune a confié à Nynaeve un message disant que toutes les sœurs sont invitées à revenir à la tour. Si des sœurs bleues et des jaunes en sont parties, d’autres doivent avoir agi de même. Si elles sont contre Elaida, il y a une chance qu’elles soutiennent Rand.

Moiraine eut un soupir accablé.

— Veux-tu que je me réjouisse d’apprendre que la Tour Blanche est divisée ? J’en fais partie, Egwene. Je lui ai consacré ma vie longtemps avant d’avoir envisagé que le Dragon puisse se réincarner de mon vivant. Depuis trois mille ans, la tour est un rempart contre les Ténèbres. Elle a inspiré de sages décisions aux dirigeants, étouffé des guerres dans l’œuf et mis un terme à celles qui avaient quand même éclaté. Si l’humanité se souvient que le Ténébreux attend de s’échapper pour livrer l’Ultime Bataille, c’est grâce à la tour. Oui, la tour, dans son intégrité et sa solidarité. Quoi qu’il soit arrivé à Siuan, je pourrais presque espérer que toutes les sœurs aient juré fidélité à Elaida.

— Et Rand ? demanda Egwene d’un ton très neutre.

Les flammes commençaient à réchauffer un peu l’atmosphère, mais Moiraine faisait tout pour la refroidir.

— Le Dragon Réincarné… Vous dites vous-même qu’il sera prêt pour Tarmon Gai’don uniquement s’il jouit de la liberté requise pour se former et avoir une influence sur le monde. Si elle est unie, la tour peut l’emprisonner malgré la volonté de tous les Aiels du désert.

Moiraine eut l’ombre d’un sourire…

— Tu apprends vite. La logique est toujours supérieure à l’affolement… Mais tu oublies qu’il suffit de treize sœurs liées pour couper n’importe quel homme du saidin. Et même si elles ignorent comment nouer les flux, il faut encore moins d’Aes Sedai pour maintenir un bouclier de ce genre.

— Je sais que vous n’êtes pas du genre à renoncer, Moiraine. Qu’envisagez-vous de faire ?

— M’adapter au monde tel qu’il est le plus longtemps possible, et agir comme ça s’impose… Au moins, maintenant que je n’ai plus besoin de le faire changer de plan, Rand sera plus facile à gérer. Sans doute devrais-je me réjouir qu’il ne me force pas à aller lui chercher son vin. La plupart du temps, il écoute ce que j’ai à dire, même s’il laisse rarement transparaître ce qu’il en pense.

— Je vous laisse le soin de lui dire au sujet de Siuan et de la tour, Moiraine.

Voilà qui éviterait les questions embarrassantes. Avec sa « grosse tête », Rand voudrait peut-être en savoir plus sur les activités « oniriques » d’Egwene et il y avait une limite au mensonge par omission.

— Il y a autre chose… Nynaeve a vu des Rejetés dans le Monde des Rêves. En fait, tous les survivants, Lanfear comprise, à part Asmodean et Moghedien. Notre amie pense qu’ils complotent quelque chose, peut-être ensemble.

— Lanfear…, murmura Moiraine.

Les deux femmes savaient que la Fille de la Nuit avait rendu visite à Rand – à Tear, bien sûr, mais sans doute en d’autres occasions dont il ne leur avait pas parlé. À part les Rejetés eux-mêmes, nul n’en savait très long sur eux, mais on croyait pouvoir dire que Lanfear avait aimé Lews Therin Telamon. Moiraine, Egwene et Rand avaient des raisons d’affirmer que c’était toujours le cas.

— Avec un peu de chance, dit l’Aes Sedai, nous n’aurons pas à nous inquiéter de Lanfear. Les autres, c’est une affaire bien différente. Nous allons devoir être très vigilantes toutes les deux. J’aimerais que plus de Matriarches sachent canaliser. (Elle eut un petit rire.) Mais tant que j’y suis, pourquoi ne pas rêver qu’elles soient formées par la tour ? Ou qu’elles soient immortelles ? Elles sont solides, c’est vrai, mais elles ont des lacunes.

— La vigilance, c’est très bien, mais il faudra nous engager plus. Si six Rejetés attaquent Rand, nous devrons l’aider de toutes nos forces.

Moiraine se pencha pour poser un bras sur le poignet d’Egwene.

— Nous ne pourrons pas lui tenir la main jusqu’à la fin des temps, mon enfant… Il sait déjà marcher, et il apprend à courir. Espérons qu’il aura fini avant que ses ennemis lui tombent dessus. Bien entendu, nous continuerons à le conseiller et à le guider, quand ce sera possible.

Moiraine se redressa et étouffa un bâillement.

— Il se fait tard, et nous risquons fort de partir dès les premières lueurs de l’aube, même si Rand ne ferme pas l’œil de la nuit. Avant de remonter en selle, j’aimerais bien me reposer un peu.

Egwene s’apprêta à sortir. Mais avant, elle avait une question.

— Moiraine, pourquoi vous montrez-vous si… docile… avec Rand ? Même Nynaeve pense que ce n’est pas une bonne idée.

— Vraiment ? Eh bien, qu’elle le veuille ou non, elle est taillée pour être une Aes Sedai. Sais-tu pourquoi j’agis ainsi ? Parce que je me suis souvenue du protocole à appliquer pour contrôler le saidar.

Egwene acquiesça. Oui, bien sûr… Pour contrôler le saidar, il fallait d’abord s’y abandonner.

En retournant vers sa tente, gelée jusqu’aux os, la jeune femme s’avisa que Moiraine lui avait tout du long parlé comme à une égale. Le jour où elle devrait choisir son Ajah n’était peut-être plus si éloigné que ça.


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