25 Rêves de Galad

Au lieu de retourner dans son corps, Egwene resta à flotter dans l’obscurité – à dire vrai, elle semblait être devenue l’obscurité, toute substance radicalement perdue. Son corps était-il au-dessus d’elle, au-dessous ou sur l’un ou l’autre côté ? En l’absence de directions, là où elle se trouvait, elle aurait été bien incapable de le dire. En tout cas, son enveloppe charnelle n’était pas loin, et elle pourrait la réintégrer sans mal.

Autour d’elle, mais dans d’insondables infinis, des lucioles semblaient briller par myriades. En fait, il s’agissait de rêves. Les songes des Aiels du camp, des hommes et des femmes du Cairhien – tous les rêves du monde, visibles d’ici.

Parmi les plus proches, Egwene pouvait en isoler certains et identifier le rêveur – une aptitude récemment acquise. D’une certaine façon, ces « lucioles » étaient toutes semblables, voilà pourquoi elle avait eu tant de difficultés au début. En même temps, depuis qu’elle avait progressé, elles lui paraissaient aussi distinctes les unes des autres que des visages.

Les rêves de Rand et de Moiraine, à cause des protections, étaient plus opaques que les autres. Ceux d’Amys et de Bair, qui avaient donc suivi leur propre conseil, dormant comme des souches, se révélaient brillants et animés de pulsations régulières.

Si elle n’avait pas vu ces deux lucioles-là, Egwene serait docilement retournée dans son corps. Les Matriarches étant plus habituées qu’elle à rôder dans cette obscurité, elles lui auraient fondu dessus avant qu’elle s’avise de leur présence.

À condition d’apprendre à les repérer dans la multitude, Egwene serait un jour capable de trouver Nynaeve et Elayne, où qu’elle soit dans le monde réel.

Mais pour l’heure, la jeune femme n’avait pas l’intention d’observer les rêves des autres. Se concentrant, elle invoqua une image mentale très familière et ne tarda pas à être de retour dans le Monde des Rêves – entre les murs de sa cellule de novice de la Tour Blanche, très précisément. Un lit étroit intégré à un des murs peints à la chaux, un coin pour la toilette, un tabouret posé en face de la porte… Pendant à une patère, Egwene remarqua des robes et des chemisiers blancs qui devaient appartenir à l’occupante actuelle, comme la cape de la même couleur. La tour ne parvenant plus depuis des années à remplir les quartiers des novices, la cellule aurait très bien pu être vide.

Comme de juste, le sol était presque aussi immaculé que les vêtements. Chaque jour, la novice devait se mettre à genoux pour le briquer, comme Egwene l’avait fait en son temps – et Elayne dans la cellule d’à côté. Même quand une reine venait se faire initier à la tour, elle commençait dans une pièce comme celle-là et lavait par terre comme tout le monde.

Quand elle les regarda de nouveau, les vêtements n’étaient plus arrangés de la même manière. Un détail qui ne perturba pas Egwene. Prête à s’unir au saidar, elle entrebâilla la porte et jeta un coup d’œil dans le couloir. Du coin de l’œil, elle vit la tête d’Elayne pointer de la porte attenante. Soupirant de soulagement et espérant ne pas avoir l’air trop hésitante et surprise, elle fit signe à son amie de la rejoindre. D’abord vêtue d’une tenue blanche de novice, Elayne changea pour une robe d’équitation grise.

La couleur des damane, qu’Egwene abominait par-dessus tout ! Oubliant ce détail, elle ne rentra pas tout de suite la tête, continuant à sonder le couloir puis les étages supérieurs et enfin ce qu’elle apercevait des étages inférieurs. Ces quartiers étaient une vraie ruche, et même si Liandrin (ou un pire ennemi encore) ne risquait pas vraiment d’y rôder, on ne prenait jamais assez de précautions.

— J’avais bien cru comprendre ton message, dit Elayne une fois que la porte fut refermée sur les deux amies. Tu sais à quel point il est difficile de me souvenir de ce que je peux dire ou non devant telle ou telle personne ? Parfois, j’aimerais qu’on puisse tout avouer aux Matriarches. Admettons que nous sommes des Acceptées, et finissons-en avec toutes ces histoires !

— Toi, tu en aurais fini, dit Egwene. Moi, je dors à moins de vingt pas d’elles.

— Bair me rappelle Lini, fit Elayne en frissonnant. Quand je cassais quelque chose que je n’étais pas censée toucher !

— Attends de connaître Sorilea…

Elayne parut sceptique. Egwene n’insista pas, car tant qu’on n’avait pas rencontré Sorilea, il était difficile d’en croire ses oreilles.

— Que signifient tes conversations avec Birgitte ? demanda abruptement Egwene. (La méthode directe, toujours…) Car c’est bien elle, pas vrai ?

Elayne tituba comme si elle venait d’encaisser un coup dans l’estomac. Fermant un moment ses yeux bleus, elle prit une inspiration si profonde qu’elle dut atteindre jusqu’à ses orteils.

— Je ne peux pas te parler…

— Pourquoi, tu as perdu ta langue ? Allons, c’était bien Birgitte ?

— Je ne peux pas, Egwene, tu dois me croire. Si c’était possible, je… Enfin, je peux demander…

Si Elayne avait été du genre à se tordre les mains, nul doute qu’elle aurait été en train de le faire. Ouvrant et fermant la bouche sans qu’un son consente à en sortir, elle regardait autour d’elle en quête d’inspiration… ou de secours.

— Tout ce que je pourrais dire, finit-elle par souffler, trahirait des confidences que j’ai promis de ne pas répéter. Déjà ça, c’était trop en révéler. Egwene, fais-moi confiance, je t’en prie. Et ne parle à personne de ce que tu… penses avoir vu.

Au moins, Egwene était sûre, désormais. Elle avait bien vu Birgitte.

— J’espère qu’un jour, tu te fieras assez à moi pour me parler.

— Je me fie à toi, mais… (Accablée, Elayne s’assit au bord du lit fait au carré.) Nous gardons trop souvent des secrets, c’est vrai, mais parfois, il y a une bonne raison.

Egwene finit par acquiescer, puis elle s’assit à côté de son amie.

— Quand le moment sera venu, dans ce cas…

Elayne eut un haussement d’épaules soulagé.

— Egwene, je m’étais juré de ne pas l’évoquer… Pour une fois, je ne voulais pas qu’il occupe mes pensées.

La robe d’équitation devint une splendide tenue verte dont le décolleté plongeant ne pouvait pas être un hasard.

— Rand va bien ?

— Il est vivant et indemne, si c’est ce que tu veux savoir. À Tear, je l’ai trouvé dur, mais là, il a menacé de faire pendre des hommes s’ils lui désobéissaient. Ses ordres ne sont pas mauvais, puisqu’ils consistent à interdire le pillage de nourriture et le meurtre, mais quand même… Ces gens sont les premiers à avoir vu en lui Celui qui Vient avec l’Aube, et ils l’ont suivi hors du désert sans hésiter. Les menacer ainsi, ce n’est pas bien.

— Ce n’est pas une menace, Egwene. Quoi qu’il dise ou qu’on en dise, Rand est un roi, et un souverain doit savoir rendre la justice sans craindre ses ennemis ni ménager ses amis. Pour régner, il faut être dur. Comparés à ma mère, les murs de Caemlyn pourraient paraître doux, par moments.

— Il n’a pas besoin d’être si arrogant. Selon Nynaeve, je devrais lui rappeler qu’il n’est qu’un homme, mais je n’ai pas encore trouvé comment m’y prendre.

— Il faut le lui rappeler, c’est vrai, mais il est en droit d’attendre qu’on lui obéisse.

Alors qu’elle parlait de ce ton hautain si typique, Elayne baissa les yeux sur elle-même… et s’empourpra jusqu’aux oreilles. Aussitôt, la robe verte fut dotée d’un col montant.

— Tu es sûre de ne pas voir à tort de l’arrogance dans son comportement ?

— Il parade comme un cochon au milieu d’un champ semé de glands !

Egwene s’agita nerveusement sur le lit et le trouva étrangement souple. Naguère, il lui paraissait plus dur qu’une planche, mais c’était avant ses kyrielles de nuits sous une tente. Toute digression mise à part, elle n’avait aucune envie d’évoquer Rand.

— Tu es sûre que la dispute ne vous compliquera pas la tâche ?

Une querelle avec Latelle risquait de gâcher un peu l’ambiance…

— Presque certaine. Latelle reproche à Nynaeve de lui avoir volé l’exclusivité sur tous les hommes célibataires. Certaines femmes réagissent ainsi quand on chasse sur leurs terres. Aludra est très réservée, Cerandin ne bronchait pas avant que je lui apprenne à se défendre et Clarine est l’épouse de Petra. Mais Nynaeve a claironné qu’elle rosserait tout homme qui oserait envisager de lui faire la cour. Comme elle s’est excusée auprès de Latelle, je pense que le conflit est résolu.

— Nynaeve s’est excusée ?

Elayne acquiesça, sa perplexité reflétant celle de son amie.

— J’ai cru qu’elle allait assommer Luca quand il le lui a demandé. En passant, il ne semble pas prendre pour lui l’avertissement de notre amie… Quoi qu’il en soit, elle a fini par céder après avoir ronchonné pendant une heure. À ton sujet, dois-je préciser. Tu lui as dit quelque chose, lors de votre dernier rendez-vous ? Depuis, elle a changé et il lui arrive de parler toute seule. De polémiquer, plutôt. Là encore, à ton sujet, je crois…

— Je ne lui ai rien dit qui ne s’imposait pas…

Ainsi, les effets se prolongeaient… Même si elle ne savait pas très exactement comment elle avait fait, Egwene s’en félicitait. Sauf si Nynaeve attisait simplement sa colère en vue de leur prochaine rencontre. Quoi qu’il en soit, la jeune femme ne se laisserait plus tyranniser, maintenant qu’elle savait possible un autre modus vivendi

— Dis-lui de ma part qu’elle est trop vieille pour se rouler dans la poussière comme une sale gamine. Si elle repique au crêpage de chignon, ajoute que ma démonstration sera pire. Dis exactement ça, d’accord ?

Que Nynaeve médite là-dessus jusqu’à leur prochain rendez-vous ! Si elle ne se montrait pas douce comme une agnelle, Egwene mettrait sa menace à exécution. Quand elle était en état de canaliser, Nynaeve était plus puissante que la Fille-Héritière dans le Pouvoir. Mais ici, le rapport s’inversait. D’une façon ou d’une autre, Egwene en avait fini de subir le joug de Nynaeve.

— Je le lui dirai…, promis Elayne. Toi aussi, tu as changé. Il y a en toi un peu de l’attitude et du destin de Rand.

Egwene eut besoin d’un moment pour comprendre ce que son amie, avec un sourire en coin, osait insinuer.

— Ne dis pas d’idioties !

Elayne éclata de rire et étreignit son amie.

— Egwene, tu seras la Chaire d’Amyrlin un jour, aussi sûrement que je monterai sur le trône d’Andor.

— S’il reste une Tour Blanche…

Elayne se rembrunit.

— Elaida ne la détruira pas, Egwene. Quoi qu’elle fasse, la tour survivra. Elle, en revanche, elle ne restera peut-être pas longtemps à son poste. Quand le nom de cette ville sera revenu à Nynaeve, je parie que nous y trouverons une Tour Blanche en exil, avec une représentation de tous les Ajah, à part le Rouge.

— J’espère…, souffla tristement Egwene.

Elle voulait que les Aes Sedai soutiennent Rand et combattent Elaida, mais ça impliquait une scission, et la Tour Blanche risquait de ne jamais redevenir comme avant.

— Je dois rentrer, dit Elayne. Nynaeve insiste pour que celle qui ne rêve pas monte la garde. Avec sa migraine, elle va avoir besoin d’une bonne infusion et d’une nuit de sommeil. Ne me demande pas pourquoi elle ne veut rien entendre. Celle qui joue les sentinelles ne peut pas intervenir et nous sommes toutes les deux assez formées pour ne plus rien craindre ici.

La robe verte se transforma un instant, devenant l’étrange tenue de Birgitte, puis réapparut.

— Je n’étais pas censée te le dire, mais Nynaeve pense que Moghedien nous traque, elle et moi.

Egwene ne demanda pas comment l’ancienne Sage-Dame le savait. À l’évidence, c’était une information glanée auprès de Birgitte. Mais pourquoi Elayne refusait-elle d’en parler ?

Parce qu’elle l’a promis ! Je parie qu’elle n’a jamais manqué à sa parole de sa vie.

— Dis-lui d’être prudente.

Si une Rejetée était à ses trousses, Nynaeve ne resterait sûrement pas les bras ballants. Se souvenant qu’elle avait triomphé une fois de Moghedien, elle ferait sûrement montre de plus de courage que de jugeote.

— Il ne faut jamais prendre les Rejetés à la légère. Pareil pour les Seanchaniens, même s’ils se présentent comme d’innocents dresseurs de monstres.

— Si je te dis d’être également prudente, tu n’écouteras pas, je suppose ?

— Moi ? Elayne, je suis un parangon de prudence.

— Ben voyons…, lâcha Elayne avant de disparaître progressivement.

Egwene ne repartit toujours pas dans son corps. Si Nynaeve ne remettait toujours pas le doigt sur ce fichu nom, elle pouvait peut-être le trouver à sa place. Une démarche qui n’avait rien de nouveau, à vrai dire, car ce n’était pas sa première escapade dans la tour depuis sa dernière entrevue avec Nynaeve. Adoptant les traits d’Enaila et ses cheveux de flammes, elle se vêtit d’une robe d’Acceptée puis invoqua mentalement l’image du somptueux bureau de la Chaire d’Amyrlin.

Rien n’avait changé, sinon, comme à chaque visite, la diminution régulière du nombre de tabourets disposés en arc de cercle devant le grand bureau. À part ça, les peintures pendaient toujours au-dessus de la cheminée. Après avoir écarté le fauteuil majestueux orné d’une Flamme de Tar Valon en ivoire, Egwene approcha du bureau et souleva le couvercle décoré de faucons dans un ciel nuageux de la boîte à courrier laquée. Même si elle prit la précaution de feuilleter les documents très vite, plusieurs d’entre eux disparurent ou se modifièrent avant qu’elle ait fini de les parcourir. Et sans un minimum de lecture, impossible de déterminer a priori ce qui était digne d’intérêt et ce qui ne l’était pas.

La plupart des rapports annonçaient des échecs. Sur un ton inquiet et frustré, un agent avouait qu’on ne savait toujours pas où le seigneur Bashere avait emmené son armée. Le nom du noble éveilla un écho dans l’esprit d’Egwene, mais n’ayant pas le temps de s’appesantir sur le sujet, elle passa à un autre document. Celui-ci, trahissant un état proche de la panique, avertissait qu’on ne savait rien des faits et gestes de Rand. Une information précieuse, et qui, à elle seule, valait l’excursion dans la tour. Depuis plus d’un mois, le réseau d’information de Tanchico était silencieux, tout comme d’autres au Tarabon. Selon l’auteur du texte, il fallait blâmer l’anarchie régnant dans le pays. D’autre part, les rumeurs sur une « prise de Tanchico » étaient impossibles à confirmer. Au cas où elles le seraient, tout semblait indiquer que Rand était impliqué dans cette affaire.

Encore mieux ! Elaida cherchait au mauvais endroit, et elle se trompait d’un bon millier de lieues…

Un rapport plutôt confus prétendait qu’on avait vu Morgase à Caemlyn lors d’une audience publique. Mais d’autres agents en poste dans la capitale affirmaient que la reine était « aux arrêts » depuis des jours.

Un document se volatilisa devant les yeux d’Egwene après lui avoir appris qu’on se battait dans les Terres Frontalières – peut-être des rébellions mineures au Shienar et en Arafel. Un autre lui permit de découvrir que Pedron Niall sonnait le rassemblement des Capes Blanches en Amadicia, peut-être pour lancer une attaque contre l’Altara. Une chance que Nynaeve et Elayne n’aient plus que trois jours à passer dans la mère patrie des Fils de la Lumière.

Le document suivant concernait justement les deux femmes. Pour commencer, l’auteur recommandait de ne pas punir l’agent qui les avait laissées s’enfuir. Après avoir rayé ce passage, Elaida avait ajouté dans la marge : « Faire un exemple. » Alors qu’Egwene s’apprêtait à lire la suite du rapport – la traque des deux fugitives en Amadicia – celui-ci se transforma en tout autre chose. Un devis d’architectes et de maçons pour la construction, sur le domaine de la Tour Blanche, d’une résidence privée destinée à la Chaire d’Amyrlin. À voir l’épaisseur du document, on aurait tout aussi bien pu parler d’un palais.

Egwene lâcha ces feuilles, qui se volatilisèrent avant d’entrer en contact avec le plateau du bureau. La boîte laquée, quant à elle, était de nouveau fermée. Même si la jeune femme était restée jusqu’à la fin de ses jours dans cette pièce, la boîte aurait continué à contenir plus de documents – différents de minute en minute, bien entendu. Plus un objet était éphémère dans le monde éveillé – une lettre, un vêtement, une coupe qui changeait régulièrement de place – plus son reflet fluctuait dans Tel’aran’rhiod.

Egwene n’allait pas devoir tarder à partir. Être dans le Monde des Rêves n’était pas idéal lorsqu’on avait besoin d’une nuit de sommeil réparateur.

Passant dans l’antichambre, la jeune femme allait saisir le tas de documents proprement rangés sur la table de la Gardienne, mais les contours de la pièce se brouillèrent. Avant qu’Egwene ait eu le temps de se demander ce que ça signifiait, Galad entra, sa veste bleue brodée tombant parfaitement sur ses épaules tandis que ses hauts-de-chausses flattaient agréablement le galbe de ses mollets.

Egwene prit une grande inspiration. Un homme n’aurait pas dû avoir le droit d’être si beau !

Il approcha, ses yeux noirs brillants, et caressa du bout des doigts la joue d’Egwene.

— Veux-tu bien te promener avec moi dans le Jardin Aquatique ? murmura-t-il.

— Vous deux, si vous avez envie de roucouler, dit soudain une voix féminine, prière d’aller le faire ailleurs !

Se retournant, les yeux écarquillés, Egwene constata que Leane, tout sourires, était assise dans le fauteuil de la Gardienne, l’étole de la charge sur ses épaules. Dans la pièce attenante, Siuan se tenait derrière sa table de travail toute simple. Elle aussi portait l’étole de sa fonction.

De la folie furieuse !

Sans réfléchir à l’image qu’elle formait dans son esprit, Egwene s’enfuit… et se retrouva sur la place Verte de Champ d’Emond, entourée de maisons au toit de chaume, avec le chant si caractéristique de la Cascade à Vin dans les oreilles. Près de la source qui se transformait rapidement en un ruisseau de bonne taille se dressait l’auberge de son père avec son rez-de-chaussée en pierre et son étage blanchi à la chaux.

« Le seul toit semblable sur tout le territoire de Deux-Rivières », avait coutume de dire Bran al’Vere, vantant les tuiles rouges de sa toiture.

Un peu plus loin, un chêne trônait au milieu de grandes fondations de pierre bien plus anciennes que l’Auberge de la Cascade à Vin. Certains villageois affirmaient qu’une auberge ou un établissement de ce type s’était dressé là quelque deux mille ans plus tôt.

Espèce d’idiote !

Après avoir averti Nynaeve au sujet des rêves de Tel’aran’rhiod, elle avait failli se faire piéger comme une débutante. Cela dit, elle s’étonnait que Galad ait figuré dans ce songe, même s’il lui arrivait de rêver de lui. Non qu’elle s’en fût amourachée – on ne pouvait même pas dire qu’elle l’appréciait – mais il était très beau, et plus beau encore dans ses fantaisies intimes. Pourtant, c’était de Gawyn, le frère du jeune homme, qu’elle rêvait le plus souvent. Une idiotie, là aussi. Malgré ce qu’en disait Elayne, il ne lui avait jamais manifesté une once d’intérêt.

C’était la faute de ce livre, avec toutes ces histoires d’amour. Dès le matin, se jura Egwene, elle allait le rendre à Aviendha. Et lui dire qu’elle ne croyait pas un instant qu’elle s’y intéressait par goût des aventures héroïques !

Même si elle aurait dû se presser, Egwene n’avait guère envie de partir. Champ d’Emond… Son village… Le dernier endroit où elle s’était sentie en sécurité. Après un an et demi d’absence, rien n’avait changé. Enfin, presque rien. Sur la place verte, deux étendards battaient au vent au sommet de grands poteaux. L’un arborait un aigle rouge, et l’autre une tête de loup de la même couleur.

Un lien avec Perrin ? Oui, mais lequel ? Cela dit, il était revenu au pays, d’après Rand, et elle l’avait souvent vu en rêve avec des loups.

Mais assez d’attendrissement. Il était temps de…

Il y eut une soudaine ondulation dans l’air…

La mère d’Egwene sortit de l’auberge, sa natte grisonnante repoussée derrière une épaule. Mince et toujours très belle, Marin al’Vere était la meilleure cuisinière de Deux-Rivières. Tendant l’oreille, Egwene entendit son père rire dans la salle commune, où devait se tenir une réunion du Conseil.

— Encore dehors à attendre, ma fille ? lança Marin sur le ton d’une tendre moquerie. Tu es pourtant mariée depuis assez longtemps pour savoir qu’on ne montre pas à son époux qu’on l’attend avec impatience. Mais c’est trop tard, le voilà qui arrive !

Egwene se retourna, son regard passant au-dessus des enfants qui jouaient sur la place Verte. Faisant résonner les vieilles planches du pont aux Chariots, Gawyn le traversa au galop, fit piler sa monture devant Egwene et sauta à terre. Grand, le dos bien droit dans sa veste rouge aux broderies d’or, ses cheveux blond tirant sur le roux bouclés comme ceux d’Elayne, il riva sur la jeune femme ses merveilleux yeux bleus. Même s’il était moins beau que son demi-frère, le cœur d’Egwene battait bien plus fort pour lui qu’il avait jamais battu pour Galad…

Pardon ? Pour Galad ?

— Je t’ai manqué ? lança-t-il en souriant.

— Un peu…

Pourquoi ai-je pensé à Galad ? Comme si je l’avais vu une minute plus tôt ?

— Un tout petit peu, quand je n’avais rien d’autre pour m’occuper l’esprit. Et moi, je t’ai manqué ?

En guise de réponse, Gawyn enlaça Egwene, la souleva du sol et l’embrassa, lui faisant perdre contact avec la réalité jusqu’à ce qu’il consente à la reposer sur des jambes tremblantes.

Les étendards n’étaient plus nulle part en vue.

Quels étendards ?

— Et le voici ! lança Marin en approchant avec un bébé enveloppé dans ses langes. Votre fils. Un gentil bébé qui ne pleure jamais.

Gawyn prit l’enfant et le souleva à bout de bras.

— Il a tes yeux, Egwene. Un de ces jours, il fera des ravages parmi les filles.

Egwene recula et secoua la tête pour s’éclaircir les idées. Un peu plus tôt, elle avait bien vu deux étendards. Et avant ça, elle avait rencontré Galad. Dans la tour.

— Nooooon !

Elle détala, bondissant du Monde des Rêves pour réintégrer son corps. Après s’être demandé comment elle avait pu être assez stupide pour se laisser quasiment piéger par ses propres fantaisies, elle replongea dans la rassurante sécurité de ses songes à elle.

Gawyn venait de traverser au galop le pont aux Chariots et il faisait piler sa monture…


Sortant de derrière une maison au toit de chaume, Moghedien se demanda vaguement où était situé ce petit village. Pas le genre d’endroit où on s’attendait à voir des étendards flotter au vent. Pour échapper à son tissage, dans le Monde des Rêves, la fille devait être plus forte qu’elle l’avait cru. Car ici, même Lanfear ne pouvait pas s’aligner contre Moghedien, quoi qu’elle en dise. Cela posé, cette fille l’avait intéressée uniquement parce qu’elle l’avait vue parler avec Elayne Trakand – dont la piste, ultimement, pouvait conduire à Nynaeve al’Meara. À part ça, la seule raison de la piéger avait été d’éliminer de Tel’aran’rhiod quelqu’un qui avait la possibilité de l’arpenter librement. Partager ce monde avec Lanfear était déjà assez agaçant comme ça.

Nynaeve al’Meara, en revanche… Cette femme, un jour, l’implorerait de la prendre à son service. Après avoir peut-être demandé au Grand Seigneur de lui accorder l’immortalité, Moghedien profiterait de l’éternité pour lui faire regretter d’avoir osé la défier. Cette femme et Elayne complotaient avec Birgitte, semblait-il. Birgitte… Une autre ennemie que Moghedien avait toutes les raisons de vouloir châtier.

Durant l’Âge des Légendes, sans même savoir à qui elle avait affaire, Birgitte avait fait échouer le plan judicieusement ourdi de la Rejetée visant à capturer Lews Therin. Mais Moghedien, elle, savait qui était son adversaire. Hélas, cette maudite Birgitte – connue sous le nom de Teadra, à l’époque – était morte avant qu’elle ait pu lui rendre la monnaie de sa pièce. Et la mort n’avait rien d’un châtiment, quand elle consistait à continuer à vivre ailleurs…

Nynaeve al’Meara, Elayne Trakand et Birgitte… Trois cibles à abattre – en étant tapie dans l’ombre, afin qu’elles ne se doutent de rien avant qu’il soit trop tard. Toutes les trois, sans pitié…

Moghedien se volatilisa et les étendards continuèrent à battre au vent au cœur de Tel’aran’rhiod.


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