Alors qu’un filet de fumée bleue montait du fourneau de son brûle-gueule des plus ordinaires, Rand, une main posée sur la balustrade de pierre, contemplait le jardin, au-dessous du balcon. Tandis que les ombres s’allongeaient, le soleil ressemblait à une boule rougeoyante sombrant dans un ciel sans nuages. Après dix jours passés à Cairhien, c’était en dehors du sommeil le premier moment de tranquillité de Rand. Selande se tenait près de lui, les yeux levés pour le regarder, car elle se fichait du jardin. Bien que sa coiffure fût moins élaborée que celle des dames de plus haut rang, elle la grandissait quand même d’une bonne tête.
Rand s’efforçait d’ignorer la jeune femme. Mais ce n’était pas facile, quand la personne en question insistait pour presser contre son bras sa poitrine remarquablement ferme. La réunion s’éternisant, il avait résolu de prendre une petite pause. Une erreur grossière, avait-il compris en voyant que Selande le suivait dehors.
— Je connais un étang très tranquille où nous pourrions avoir moins chaud, dit-elle. Un coin isolé où personne ne nous dérangera…
La musique de la harpe d’Asmodean montait des arches carrées, derrière eux. Un morceau léger et doux, pour une fois.
Rand tira un peu plus fort sur son brûle-gueule. La chaleur… Rien de comparable au désert des Aiels, mais… L’automne aurait dû être là, pourtant, cette fin d’après-midi était hautement estivale. Un été sans orages… Dans le jardin, des hommes en bras de chemise arrosaient les plantes, choisissant cette heure déjà tardive pour limiter l’évaporation de l’eau. Mais pas grand-chose n’y faisait, et tous les végétaux crevaient. Ce climat ne pouvait pas être naturel. En fait, le soleil brûlant narguait Rand. Moiraine et Asmodean partageaient cette opinion, mais aucun des deux ne savait que faire. Comme lui… En revanche, concernant Sammael, il avait sa petite idée.
— De l’eau fraîche, murmura Selande, et nous deux, enfin seuls…
Bien que ça parût difficilement possible, elle se serra encore plus contre lui.
Le jeune homme se demanda quand viendrait la prochaine provocation de Sammael. Quoi qu’il fasse, pas question de réagir sur un coup de tête. En revanche, lorsqu’il en aurait terminé avec son rassemblement méthodique, à Tear, il déchaînerait la foudre. Une frappe dévastatrice, pour en finir avec le Rejeté et ajouter l’Illian dans son escarcelle par la même occasion. Avec l’Illian, le pays de Tear, le Cairhien et une armée d’Aiels capable de conquérir n’importe quelle nation en quelques semaines, il…
— Vous n’aimeriez pas nager un peu ? demanda Selande. Moi, je me débrouille assez mal, mais vous pourriez m’apprendre.
Rand soupira. Un instant, il regretta qu’Aviendha ne soit pas là. Mais non, il aurait détesté que Selande, couverte de horions, s’enfuie en courant, ses vêtements déchirés…
Les yeux mi-clos, Rand baissa les yeux sur la jeune femme et parla sans retirer de sa bouche le tuyau du brûle-gueule :
— Je peux canaliser le Pouvoir…
Selande cilla et recula sans pourtant bouger un muscle. Les gens ne comprenaient jamais pourquoi il parlait de ça. Pour eux, c’était un sujet à occulter autant que possible.
— Il paraît que je vais devenir fou. Mais ce n’est pas encore fait. Enfin, je crois.
Rand gloussa un peu bêtement, puis il reprit son sérieux, le visage de marbre.
— T’apprendre à nager ? Je te ferai flotter avec le Pouvoir. Mais le saidin est souillé, sais-tu ? L’œuvre du Ténébreux ! Son contact… Tu ne t’en apercevras pas, cela dit. Ce sera tout autour de toi, mais tu ne sentiras rien.
Cette fois, Rand se fendit d’un ricanement sifflant. Les yeux ronds comme des soucoupes, Selande arborait désormais un rictus en guise de sourire.
— Plus tard, alors… Pour l’instant, je veux être seul pour penser à…
Rand se pencha comme s’il voulait embrasser sa compagne. Avec un petit cri, celle-ci se fendit d’une révérence si soudaine qu’il pensa d’abord que ses genoux s’étaient dérobés sous elle.
La jeune femme recula, s’inclinant à chaque pas, assura d’un ton proche de l’hystérie que le servir était un honneur – et son plus cher désir – et finit par se cogner le dos contre une des arches. Sur une dernière et hâtive génuflexion, elle battit en retraite à l’intérieur du bâtiment et disparut de la vue du jeune homme.
Avec une grimace, Rand se retourna vers la balustrade. Effrayer des femmes… Mais s’il lui avait simplement demandé de le laisser seul, Selande aurait pensé qu’il voulait seulement différer le moment de… Pour s’en débarrasser il aurait dû lui ordonner de rester à jamais hors de sa vue – et encore… Cette fois, l’histoire finirait peut-être par circuler. Il allait devoir mieux contrôler ses émotions. Ces derniers temps, il leur cédait un peu trop facilement les rênes. Ce devait être à cause de cette sécheresse contre laquelle il ne pouvait rien – de toute façon, partout où il regardait, les problèmes poussaient comme du chiendent. Allons, il allait s’accorder quelques instants de plus à tirer sur son brûle-gueule. Quel idiot accepterait de diriger une nation alors qu’il pouvait s’adonner à une occupation plus facile ? Par exemple, transporter de l’eau au sommet d’une colline avec une passoire.
Au-delà du jardin, entre deux tours du palais, Rand avait une vue imprenable sur Cairhien, les zones éclairées contrastant avec les zones sombres sur les collines que la cité semblait dominer de toute son écrasante masse. Sur une des tours, son étendard rouge orné de l’ancien symbole des Aes Sedai flottait mollement au vent. L’autre tour arborait fièrement une copie plus grande de l’étendard du Dragon. Ce drapeau-ci flottait sur une bonne dizaine de bâtiments, y compris la plus haute des tours inachevées, qui se dressait droit devant lui. Dans ce cas particulier, s’énerver n’avait pas eu plus de résultats qu’ordonner. Ni les Teariens ni les Cairhieniens n’avaient cru qu’il voulait seulement un étendard de ce type. Quant aux Aiels, ils se fichaient de ce genre de chose.
Même à cette heure, et au cœur du palais, Rand entendait le perpétuel murmure d’une ville peuplée à exploser. Plus effrayés de retourner chez eux que de vivre près du Dragon Réincarné, tous les réfugiés étaient restés. Bien entendu, les marchands de tout poil avaient accouru, avides de vendre tout ce que les gens pouvaient se permettre d’acheter, et d’acquérir à vil prix tout ce qu’ils ne pouvaient plus s’offrir le luxe de garder. À cela, il fallait ajouter les seigneurs et les soldats qui s’étaient ralliés à sa cause, les Quêteurs convaincus que le cor devait se trouver non loin de lui – une dizaine de résidents de feu la Ceinture (ou une centaine, pour ce qu’il en savait) étant d’ailleurs prêts à en vendre autant de copies qu’ils trouveraient de gogos –, les maçons ogiers venus du Sanctuaire Tsofu en quête d’un travail à la hauteur de leur extraordinaire talent et des aventuriers (certains étant des brigands reconvertis depuis une semaine) prêts à saisir au vol la moindre occasion de se remplir les poches.
En ville, il y avait même eu une centaine de Fils de la Lumière, mais ils avaient filé au galop dès qu’il était devenu évident que le siège avait pris fin. Le rassemblement qu’avait ordonné Pedron Niall concernait-il Rand ? Egwene lui fournissait certaines indications sur bien des points, mais quelle que soit son opinion personnelle, elle adoptait l’angle de vue de la Tour Blanche. Et Rand ne partageait pas du tout la façon de voir des Aes Sedai.
Au moins, les caravanes de grain commençaient à arriver de Tear avec une encourageante régularité. À force, des gens affamés risquaient de se soulever. Rand aurait aimé pouvoir se réjouir simplement que des êtres humains n’aient plus l’estomac vide, mais les calculs de ce genre faisaient partie de sa charge.
Le nombre de brigands diminuait et la guerre civile n’avait pas recommencé. D’autres bonnes nouvelles. Avant de pouvoir partir, Rand devrait s’assurer que les choses demeurent ainsi. Une multitude de problèmes à régler avant de s’occuper enfin de Sammael.
Sur les chefs de tribu auxquels il se fiait, ceux qui étaient venus avec lui de Rhuidean, il ne restait plus que Rhuarc et Bael. Mais si les quatre tribus qui s’étaient jointes à lui récemment n’étaient pas dignes de confiance pour la longue marche vers Tear, pouvait-il les laisser sans surveillance au Cairhien ? Indirian et les autres avaient reconnu qu’il était le Car’a’carn, mais ils ignoraient tout de lui, et pour sa part, il ne savait rien d’eux…
Le message reçu le matin même pouvait lui aussi annoncer un problème. La Première Dame de Mayene, Berelain, était à quelques centaines de lieues de Cairhien, en chemin pour le rejoindre à la tête d’une petite armée – comment avait-elle fait pour traverser Tear ainsi, il n’en avait pas la moindre idée. Étrangement, dans sa missive, elle demandait si Perrin était avec lui. Sans aucun doute, elle devait craindre que le Dragon Réincarné oublie son petit pays si elle ne lui rappelait pas son existence. En un sens, voir Berelain jouer au chat et à la souris avec les Cairhieniens pouvait être distrayant. Car elle était la dernière d’une longue liste de Premières Dames et de Premiers Sires qui avaient réussi, en excellant au Grand Jeu, à empêcher Tear d’annexer leur petite nation. Au fond, lui confier le Cairhien ne serait pas une mauvaise idée… Le moment de partir venu, s’il venait jamais, il comptait emmener avec lui Meilan et les autres Teariens.
Tous ces soucis ne valaient guère mieux que ceux qui l’attendaient à l’intérieur. Tapotant la base du fourneau de son brûle-gueule, Rand le vida, puis il écrasa sous sa semelle les ultimes brins de tabac encore embrasés. Avec cette sécheresse, le jardin risquait de prendre feu comme une torche, si on ne se montrait pas prudent. La sécheresse… Le climat anormal… Rand s’avisa qu’il venait d’émettre un grognement muet. La priorité, c’était d’agir là où il pouvait faire une différence. Cela dit, il eut un certain mal, avant d’entrer, à se recomposer une expression de chef serein et sûr de lui.
Aussi bien vêtu que n’importe quel seigneur, avec des volants de dentelle au col, Asmodean s’était adossé contre un mur sobrement lambrissé et, comme s’il était là pour son plaisir, il jouait sur sa harpe une douce mélodie. Les autres personnes présentes dans la pièce, toutes assises, se levèrent dès qu’elles aperçurent Rand – et se rassirent aussitôt lorsqu’il leur fit un geste agacé. D’un côté du riche tapis rouge et or, Meilan, Torean et Aracome se pavanaient dans des fauteuils dorés et sculptés, chacun ayant derrière lui un plus jeune seigneur de Tear. Les Cairhieniens étaient installés en face. Alors que Dobraine et Maringil avaient eux aussi un jeune seigneur derrière eux – chaque nobliau ayant le devant du crâne rasé et poudré comme celui de Dobraine – c’était Selande qui jouait ce rôle pour dame Colavaere. Blanche comme un linge, la jeune séductrice frémit quand Rand posa les yeux sur elle.
Le visage de marbre, le jeune homme gagna son propre siège. À lui seul, ce fauteuil était une raison de contrôler ses expressions. C’était un cadeau de Colavaere et des deux autres, correspondant à ce qu’ils imaginaient être le style tearien. Selon eux, puisqu’il régnait sur Tear et avait envoyé des Teariens ici, le Dragon Réincarné devait aimer le tape-à-l’œil.
Et là, pour le tape-à-l’œil, il était servi ! Les jambes sculptées du siège représentaient des dragons aux écailles rouge et jaune – des émaux et des dorures – et aux yeux incrustés d’énormes tourmalines. Les bras et le dossier, eux aussi, étaient la copie fidèle de la créature qui ornait l’étendard du Dragon. Pour fabriquer si vite ce « chef-d’œuvre », des dizaines d’artisans avaient dû travailler jour et nuit depuis l’arrivée de Rand. Bien entendu, assis sur cette espèce de trône, il se sentait particulièrement idiot. Et pour ne rien arranger, Asmodean, changeant de registre, jouait désormais un air des plus martiaux qui eût convenu à un triomphe.
Pourtant, il y avait dans les yeux sombres des Cairhieniens une méfiance toute nouvelle à l’égard de Rand – un sentiment qui se reflétait d’ailleurs dans le regard des Teariens. Ça avait commencé avant qu’il sorte. En essayant de glaner des faveurs, avaient-ils tous commis une erreur dont ils mesuraient enfin la gravité ? S’efforçant d’ignorer qui il était, tous ces nobles l’avaient traité comme s’ils s’adressaient à un de leurs jeunes pairs qui les avait vaincus, mais qu’on pouvait amadouer et peut-être même manipuler. Le ridicule fauteuil, avec ses allures de trône, ramenait ces intrigants à la réalité, leur rappelant qui se tenait devant eux.
— Seigneur Dobraine, les troupes se déplacent-elles selon le plan prévu ?
La harpe se tut à l’instant même où Rand prit la parole. Pour se donner une contenance, Asmodean fit mine d’avoir besoin de l’accorder.
— Oui, seigneur Dragon, répondit le seigneur au visage parcheminé.
Un parangon de sobriété, cette réponse. Ne se faisant aucune illusion, Rand savait que Dobraine ne l’appréciait pas davantage que les autres nobles. Si l’occasion se présentait, il n’hésiterait pas à jouer son propre jeu. Mais pour l’heure, il semblait résolu à se montrer fidèle au serment qu’il avait prêté. Et les rayures colorées, sur le devant de sa veste, étaient usées à force qu’un plastron frotte contre elles…
Très grand pour un Cairhienien et d’une extrême minceur, Maringil aux longs cheveux blancs se pencha en avant sur son siège. Son front n’était pas rasé et les rayures, sur le devant de sa veste, ne portaient aucune trace d’usure.
— Seigneur Dragon, nous avons besoin de ces hommes ici. (Maringil cligna des yeux, comme si les dorures du trône l’éblouissaient, puis il chercha le regard de Rand.) Il reste encore beaucoup de brigands en liberté.
Maringil se radossa à son siège, la tête orientée de façon à ne pas devoir regarder les Teariens.
Meilan et les deux autres s’autorisèrent un sourire.
— Sur mon ordre, les Aiels se chargeront des brigands, répondit Rand.
En fait, les guerriers avaient l’ordre d’en finir avec tous les brigands qui croiseraient leur chemin. Avec la stricte interdiction de se détourner de leur route pour traquer les hors-la-loi. Car même eux ne pouvaient pas s’offrir ce luxe tout en avançant à la vitesse requise.
— Il y a trois jours, m’a-t-on raconté, des Chiens de Pierre ont tué quelque deux cents bandits près de Morelle.
Soit à côté de la frontière méridionale la plus extrême revendiquée par le Cairhien ces dernières années, à mi-chemin de la rivière Iralell. Mais il n’y avait aucune raison d’informer ces gens que les Aiels en question devaient avoir atteint la rivière, à l’heure actuelle. Sur de longues distances, les guerriers étaient, au bout du compte, plus rapides que des chevaux.
Maringil ne se laissa pas démonter.
— Il y a une autre raison… À l’ouest de la rivière Alguenya, la moitié de nos terres sont entre les mains d’Andor.
Le seigneur hésita. Comme les autres, il savait que Rand avait grandi en Andor. Une kyrielle de rumeurs le présentaient comme le fils d’une des maisons andoriennes, voire celui de Morgase. Au choix, il avait été banni parce qu’il pouvait canaliser le Pouvoir, ou s’était enfui avant d’être apaisé. Du coup, Maringil devait avoir l’impression de marcher sur des œufs…
— Morgase ne semble pas vouloir en annexer plus, pour le moment, mais nous devons lui reprendre ce qui nous appartient. Ses hérauts ont déjà proclamé son droit au…
Le seigneur se tut brusquement. Personne ne savait à qui Rand destinait le Trône du Soleil. Au fond, il pouvait très bien s’agir de Morgase.
Dame Colavaere scruta Rand de son regard noir. Très peu bavarde depuis le début, elle ne sortirait pas de son mutisme avant d’avoir appris pourquoi Selande semblait si déconfite.
Soudain, Rand en eut assez des bavardages de nobles et des complications perverses du Daes Dae’mar.
— Les prétentions d’Andor, concernant le Cairhien, seront à l’ordre du jour quand j’en aurai décidé ainsi. En attendant, ces soldats iront en Tear. Maringil tu vas suivre le bon exemple du Haut Seigneur Meilan, un modèle d’obéissance, et je ne veux plus rien entendre sur ce sujet. (Rand se tourna vers les Teariens.) Car tu es bien un modèle d’obéissance, Meilan ? Comme toi, Aracome. Si je sors à cheval, demain, je ne risque pas de trouver mille Défenseurs de la Pierre cantonnés à quarante lieues au sud de l’endroit où ils auraient dû être il y a déjà deux jours s’ils marchaient vraiment en direction de Tear. Ni deux mille soldats appartenant à des maisons teariennes…
À chaque mot, le sourire des trois seigneurs pâlit. Meilan se figea, ses yeux noirs brillant, et Aracome blêmit sans qu’il soit possible de dire si c’était de peur ou de colère. Pour se donner une contenance, Torean se tamponna le visage avec un mouchoir qu’il avait tiré de sa poche.
Rand régnait sur Tear, et ce n’était pas théorique, comme en témoignait Callandor, qu’il avait laissée fichée dans le sol du Cœur de la Pierre. Pour cette raison, les Teariens n’avaient pas protesté contre l’envoi dans leur pays de soldats du Cairhien. Bien entendu, ils espéraient se forger de nouveaux domaines, voire des royaumes, là où Rand ne régnait pas, à savoir au Cairhien, pour commencer.
— Ça ne risque pas d’arriver, seigneur Dragon, répondit enfin Meilan. Demain, nous chevaucherons ensemble pour nous en assurer.
Ben voyons ! Dès que le seigneur pourrait en donner l’ordre, un messager filerait vers le sud, et le lendemain, les soldats en question auraient levé le camp en direction de Tear. Bien, c’était déjà un résultat, pour l’instant.
— Messires, j’en ai fini avec vous. Vous pouvez vous retirer.
Après leur surprise initiale, si vite masquée que Rand aurait pu penser l’avoir imaginée, tous les seigneurs se levèrent et le saluèrent bien bas alors que Selande et les jeunes nobles se dirigeaient déjà vers la sortie.
Meilan et les autres étaient déçus. De leur point de vue, une audience avec le Dragon Réincarné était toujours longue et tortueuse, et elles voyaient immanquablement Rand les forcer à se plier à sa volonté, qu’il s’agisse de déclarer qu’aucun Tearien ne pourrait avoir de prétention sur des terres du Cairhien sans avoir contracté mariage dans une maison de ce pays, de refuser d’autoriser l’expulsion des résidents de la Ceinture ou de rendre applicables aux nobles des lois qui jusque-là n’avaient jamais concerné que des roturiers.
Rand suivit Selande du regard. Ces dix derniers jours, elle n’avait pas été la première « séductrice », mais la dixième, ou peut-être même la vingtième. Au début, il n’était pas totalement resté de marbre. Mais quand il repoussait une belle mince comme une liane, une beauté rondelette prenait le relais, une grande remplaçant ensuite une petite, ou une blonde se substituant à une brune – enfin, avec les Cairhieniennes, il valait mieux parler de châtain clair. Bref, une recherche constante du type de femme susceptible de lui plaire.
Bien entendu, les Promises avaient refoulé fermement les tentatrices qui essayaient de s’introduire la nuit dans ses quartiers. Fermement, certes, mais plus gentiment qu’Aviendha, quand elle en avait surpris une. Pour la jeune Aielle, le droit de propriété d’Elayne sur Rand n’était pas une affaire à prendre à la légère. Cela dit, avec le sens de l’humour si particulier de son peuple, ça ne l’empêchait pas de prendre un malin plaisir à le tourmenter. Croyait-elle qu’il n’avait pas vu sa jubilation lorsqu’il grognait et se mettait une main devant les yeux quand elle commençait à se dévêtir pour la nuit ?
À vrai dire, s’il n’avait pas très vite compris à quoi il devait sa soudaine popularité auprès d’une légion de splendeurs, Rand aurait fini par trouver agaçante la constante surveillance d’Aviendha.
— Dame Colavaere ! appela-t-il.
D’un calme parfait sous sa petite tour de boucles châtaines, la Haute Dame s’immobilisa dès qu’elle eut entendu son nom. Même si elle n’avait aucune envie de s’attarder, contrairement aux seigneurs, Selande fut bien obligée de rester. Les yeux rivés sur dame Colavaere, comme s’ils pouvaient découvrir pourquoi Rand l’avait rappelée, Meilan et Maringil furent les derniers à se retirer. Dans leur perplexité, ils ne s’étaient même pas aperçus qu’ils se tenaient côte à côte. Un beau duo de prédateurs au regard de charognard.
— Selande est une très jolie jeune femme, dit Rand dès que la porte se fut refermée sur les seigneurs. Mais certains hommes préfèrent une compagne plus mûre et plus… expérimentée. Ce soir, quand sonnera la deuxième cloche, nous dînerons en tête à tête, toi et moi. J’attends avec impatience les délices de ce moment.
Avant qu’elle ait pu dire un mot, Rand congédia d’un geste la Haute Dame. De toute façon, qu’aurait-elle pu objecter ? Toujours impassible, elle s’inclina cependant avec moins d’aisance que d’habitude. Quant à Selande, elle semblait stupéfiée… et infiniment soulagée.
Lorsque la porte se fut refermée sur les deux femmes, Rand éclata d’un rire sardonique qui écorcha ses propres oreilles. Mortellement las du Grand Jeu, il le pratiquait désormais sans y penser. Dégoûté d’avoir effrayé une femme, il s’était empressé d’en terroriser une autre. Cela dit, c’était un juste retour des choses. Car si des hordes de beautés étaient montées à l’assaut de Rand, c’était sur l’ordre de dame Colavaere. Si elle fournissait une maîtresse à Rand – jeune et naïve, histoire de pouvoir la manipuler –, n’aurait-elle pas enfin attaché un fil à cette si précieuse marionnette ? Mais elle avait toujours eu l’intention de précipiter une autre femme dans le lit du Dragon Réincarné – avec la possibilité qu’il finisse par l’épouser. À présent, elle allait transpirer à grosses gouttes en attendant que sonne la deuxième cloche. Certainement consciente d’être jolie, sinon franchement belle à se damner, elle allait se dire que Rand avait repoussé toutes les « candidates » parce qu’il en pinçait pour les femmes plus vieilles que lui d’une bonne quinzaine d’années. En réfléchissant, elle conclurait qu’il était hors de question de repousser les avances de l’homme qui tenait le Cairhien dans son poing. D’ici au soir, devenue parfaitement docile, elle serait dans la disposition d’esprit adéquate pour cesser ce jeu ridicule. Sans compter qu’Aviendha aurait sans doute tranché la gorge de toute femme présente dans le lit de Rand, il en avait plus qu’assez de devoir faire face à des légions de blanches colombes prêtes à se sacrifier pour l’intérêt supérieur du Cairhien et de dame Colavaere. Pressé par le temps, il n’avait pas une minute à perdre avec de tels enfantillages.
Et si dame Colavaere décide que l’enjeu mérite le sacrifice de sa personne ?
C’était envisageable, de la part d’une femme à la tête si froide.
Dans ce cas, je la lui réchaufferai en lui flanquant la frousse de sa vie.
Ce ne serait pas difficile. À chaque instant, il sentait le saidin comme une entité qui aurait été juste hors de son champ de vision. Et bien entendu, il captait aussi la souillure. Parfois, il se demandait si ce qu’il sentait n’était pas la vase puante déposée par le saidin au plus profond de lui-même.
Rand s’avisa qu’il regardait Asmodean sans la moindre aménité. L’air serein, le Rejeté semblait l’étudier, comme si… Soudain, la musique reprit, légère et apaisante. Ainsi, Asmodean pensait que le Dragon Réincarné avait besoin qu’on lui adoucisse les mœurs ?
Sans qu’on y ait toqué, la porte s’ouvrit pour laisser passer Moiraine, Egwene et Aviendha, ces deux dernières en tenue aielle alors que l’Aes Sedai, qu’elles flanquaient, arborait une robe bleu pâle. S’il s’était agi de Rhuarc, d’un autre chef encore en ville ou d’une délégation de Matriarches, une Promise serait venue annoncer des visiteurs. Mais ces trois-là, on les laissait entrer même quand Rand était dans son bain.
Egwene regarda « Natael » avec une grimace. Aussitôt, la musique devint moins forte, se fit un bref instant plus complexe, comme un air de danse, puis se réduisit à ce qui aurait pu être le murmure d’une tiède brise d’été. Asmodean eut un sourire qui semblait s’adresser à son instrument.
— Je suis étonné de te voir, Egwene, dit Rand en passant nonchalamment une jambe sur le bras de son fauteuil. Ça fait bien six jours que tu m’évites, non ? M’apporterais-tu d’autres bonnes nouvelles ? Masema aurait-il mis Amador à feu et à sang en mon nom ? Ou les Aes Sedai censées me soutenir ont-elles toutes adhéré à l’Ajah Noir ? Tu remarques que je ne t’ai pas demandé de qui il s’agissait. Ni où elles sont. Et encore moins comment tu sais ça. Je n’attends pas de toi que tu divulgues des secrets d’Aes Sedai, de Matriarches ou de je ne sais trop qui. Allons, donne-moi les miettes que tu veux bien consentir à me communiquer, et laisse-moi me demander si ce que tu omets de me dire ne risque pas de me valoir un coup de poignard pendant que je dors.
La jeune femme ne se laissa pas démonter.
— Tu sais ce que tu as besoin de savoir, et le reste, n’espère pas que je te le dise.
Exactement ce qu’Egwene avait déjà déclaré six jours plus tôt. Malgré leurs différences vestimentaires, elle ressemblait de plus en plus à Moiraine – Aes Sedai jusqu’au bout des ongles.
Aviendha, en revanche, n’avait rien de serein. Venant se camper à côté d’Egwene, elle posa sur Rand son regard vert brillant et se tint droite comme si sa colonne vertébrale avait été en fer.
Rand s’étonna que Moiraine ne se joigne pas à ses jeunes camarades. À trois, elles auraient pu le foudroyer du regard avec encore plus de conviction.
Le serment d’allégeance de l’Aes Sedai était à géométrie variable, semblait-il, et les trois femmes paraissaient s’être nettement rapprochées depuis la dispute de Rand avec Egwene. Encore que « dispute » fût un bien grand mot, avec quelqu’un qui n’élevait jamais la voix, dont le regard ne se troublait jamais et qui, après avoir refusé une fois de répondre, n’écoutait même plus vos questions.
— Que veux-tu ? demanda Rand.
— Ces deux missives sont arrivées pour toi il y a moins d’une heure, dit Moiraine en tendant les lettres au jeune homme, son ton s’accordant parfaitement à la musique délicatement carillonnante d’Asmodean.
Rand se leva et prit les lettres, l’air soupçonneux.
— Si elles me sont adressées, comment sont-elles arrivées entre vos mains ?
Dans une écriture carrée et parfaite, le nom « Rand al’Thor » figurait sur une des lettres. L’autre portait une mention « Au seigneur Dragon Réincarné » à la graphie plus fleurie mais tout autant précise. Les deux sceaux, remarqua Rand, étaient intacts.
Au second coup d’œil, il sursauta. On eût dit que la même cire rouge avait été utilisée, un sceau arborant la Flamme de Tar Valon alors que l’autre représentait une tour en surimpression sur ce que Rand identifia comme étant l’île de Tar Valon.
— Peut-être à cause de l’endroit d’où elles viennent, répondit enfin Moiraine à la question de Rand, et des personnes qui les ont envoyées.
Pas vraiment une explication, mais Rand comprit qu’il n’en saurait pas plus, sauf s’il insistait. Et même ainsi, il lui faudrait une éternité pour obtenir un résultat. En somme, l’Aes Sedai tenait sa promesse, mais à sa façon…
— Il n’y a pas de pointes empoisonnées dans les sceaux, Rand. Et aucun tissage destiné à te piéger.
Le pouce sur le sceau représentant la Flamme de Tar Valon, Rand s’immobilisa. À sa grande honte, il n’avait pas songé à ces deux possibilités. Haussant les épaules, il ouvrit la missive. Une autre Flamme figurait à côté de la signature – Elaida do Avriny a’Roihan – tracée d’une main pressée au-dessus des titres de l’Aes Sedai.
« Il est indéniable que vous êtes celui qu’annoncent les prophéties. Pourtant, bien des gens tenteront de vous éliminer à cause de tout ce que vous êtes d’autre. Pour le salut du monde, ça ne doit pas se produire. Deux nations se sont agenouillées devant vous, ainsi que les sauvages guerriers aiels, mais la puissance des trônes est un grain de poussière comparée à celle du Pouvoir de l’Unique. La Tour Blanche vous fournira un abri contre tous ceux qui refusent de voir la vérité. Ainsi, les Aes Sedai feront en sorte que vous viviez jusqu’à l’Ultime Bataille. Personne d’autre ne peut vous protéger. Une escorte d’Aes Sedai viendra vous chercher pour vous conduire à Tar Valon avec tout l’honneur et tout le respect que vous méritez. À cela, je m’engage fermement. »
— Elle ne me demande même pas mon avis…, lâcha Rand.
Alors qu’il ne l’avait rencontrée qu’une fois, il se souvenait très bien d’Elaida. Une femme assez dure pour que Moiraine, en comparaison, semble aussi inoffensive qu’un chaton. L’honneur et le respect qu’il méritait ! Ben voyons ! Et comme par hasard, l’escorte en question compterait treize Aes Sedai.
Rendant la lettre d’Elaida à Moiraine, Rand ouvrit l’autre. Le texte était rédigé de la même main que la mention de son destinataire.
« Avec un infini respect, je sollicite humblement l’honneur de me présenter au grand seigneur Dragon, que la Lumière elle-même a désigné comme le sauveur du monde.
Qui en ce monde ne serait béat d’admiration devant vous, après que vous avez conquis le Cairhien en un éclair, comme vous l’aviez fait pour Tear ? Pourtant, je vous conjure d’être prudent, car votre gloire fera naître bien des jalousies, y compris dans le cœur de gens qui n’ont pas juré allégeance aux Ténèbres. Ici même, au sein de la Tour Blanche, on trouve des aveugles qui ne voient pas briller votre splendeur – oui, celle qui nous illuminera tous un jour. Cependant, sachez que d’autres personnes se réjouissent de votre avènement et seront heureuses de vous servir. Nous ne détournerons pas votre clarté à notre bénéfice. Bien au contraire, nous nous prosternerons devant vous afin de baigner dans votre lumière. Comme l’affirment les prophéties, vous sauverez le monde, et ensuite, il vous appartiendra.
J’en ai honte, mais je dois vous demander de détruire cette lettre après l’avoir lue, car personne d’autre que vous ne doit connaître ces mots. Privée de votre protection, je me tiens nue au milieu de gens qui voudraient usurper votre puissance, et je n’ai aucun moyen de savoir qui, dans votre entourage, vous est aussi fidèle que moi. J’ai cru comprendre que Moiraine Damodred était avec vous. Il est possible qu’elle vous serve avec dévotion, tenant vos paroles pour sa loi, comme moi, mais je n’en suis pas sûre, car je garde le souvenir d’une femme plutôt secrète et encline à comploter – à l’image de tous les Cairhieniens, en réalité… Même si vous pensez qu’elle vous est entièrement dévouée, comme moi, je vous prie de garder cette lettre secrète, y compris vis-à-vis d’elle. Seigneur Dragon Réincarné, ma vie est entre vos mains et je suis votre loyale servante.
Alviarin Freidhen »
Rand lut deux fois la lettre, n’en croyant pas ses yeux, puis il la tendit à Moiraine, qui la parcourut d’un regard d’aigle avant de la confier à Egwene, déjà en train de lire la première avec Aviendha.
Moiraine avait-elle su à l’avance ce que contenaient les missives ?
— Une bonne chose que vous m’ayez juré allégeance, dit Rand. Avec votre manie du secret, j’aurais pu être enclin à vous soupçonner. Mais vous êtes plus franche, désormais, et je m’en félicite. (L’Aes Sedai ne broncha pas.) Qu’en dites-vous ?
— Elle doit avoir entendu dire que tu as les chevilles qui enflent, lâcha Egwene.
Rand n’avait pas l’impression de l’avoir interrogée, mais bon…
— En tout cas, continua la jeune femme, ça ne ressemble pas à Alviarin.
— C’est pourtant son écriture, dit Moiraine. Et toi, qu’en dis-tu, Rand ?
— Je pense qu’il y a une scission à la tour, qu’Elaida le sache ou non. Ai-je raison de supposer qu’une Aes Sedai, qui n’a pas le droit de mentir, ne peut pas non plus écrire des mensonges ? (Rand n’attendit pas que Moiraine ait acquiescé.) Si Alviarin n’était pas si obséquieuse, j’aurais eu tendance à penser qu’elles se sont unies pour m’attirer à Tar Valon. Mais je n’imagine pas qu’Elaida puisse penser le quart de ce qu’écrit Alviarin, et je ne la vois pas avoir pour Gardienne une femme capable de dire des choses pareilles – en tout cas, autrement que derrière son dos.
— Tu ne vas pas faire ça ! déclara Aviendha, la lettre d’Elaida froissée dans sa main.
C’était un ordre, pas une question.
— Je ne suis pas idiot…
— Pas en permanence, en tout cas, marmonna l’Aielle.
Elle aggrava son cas en interrogeant du regard Egwene, qui réfléchit un instant puis haussa les épaules.
— Tu vois autre chose là-dedans ? demanda Moiraine.
— Les espionnes de la Tour Blanche, répondit Rand, cassant. Les Aes Sedai savent que je me suis rendu maître de la ville.
Pendant deux ou trois jours après la bataille, les Shaido auraient intercepté tout messager allant vers le nord, à part un pigeon. De toute façon, même un cavalier qui aurait su où changer de monture – une opération très aléatoire entre le Cairhien et Tar Valon – n’aurait pas pu arriver assez vite à destination pour que ces lettres soient ici en ce jour.
— Tu apprends vite et tu t’en tireras bien, dit Moiraine, avec quelque chose qui aurait pu passer pour de la tendresse. Que comptes-tu faire ?
— Rien du tout, à part m’assurer que l’escorte d’Elaida ne m’approchera jamais à moins d’une demi-lieue.
Treize Aes Sedai unies, même les plus faibles, pouvaient terrasser Rand, et il aurait parié qu’Elaida n’enverrait pas ses sœurs les moins puissantes.
— En outre, je n’oublierai pas que la Tour Blanche est informée de ce que je fais dès le lendemain du jour où j’ai agi. Egwene, Alviarin serait-elle une de tes mystérieuses amies ?
Voyant la jeune femme hésiter, Rand se demanda si Egwene, finalement, en avait dit plus long à Moiraine qu’à lui. Gardait-elle jalousement les secrets des Aes Sedai ou ceux des Matriarches ?
— Je ne sais pas, répondit enfin Egwene.
On frappa à la porte, puis Somara passa sa tête blonde dans l’encadrement.
— Car’a’carn, Matrim Cauthon vient d’arriver. Il dit que tu lui as demandé de venir.
C’était vrai. Rand l’avait fait quatre heures plus tôt, en apprenant que Mat était de retour en ville. Quel serait le prétexte, cette fois ? En fait, il était temps d’en finir avec les prétextes.
— Vous pouvez rester, dit Rand aux trois femmes.
Les Matriarches mettaient Mat presque aussi mal à l’aise que les Aes Sedai. Devant ce trio-là, il serait déstabilisé. Bien entendu, Rand ne culpabilisa pas à l’idée d’utiliser Moiraine et les deux autres. Après tout, n’allait-il pas utiliser Mat ?
— Dis-lui d’entrer, Somara.
Mat déboula dans la pièce en souriant comme s’il s’agissait de la salle commune d’une auberge. Sa veste verte ouverte, sa chemise à demi délacée laissait voir la tête de renard en argent qui pendait sur sa poitrine lustrée de sueur. Malgré ça, le foulard de soie noire était toujours noué autour de son cou afin de dissimuler la cicatrice consécutive à sa pendaison.
— Désolé d’être en retard, dit-il, mais j’ai rencontré des Cairhieniens qui croyaient savoir jouer aux cartes. (Il tourna la tête vers Asmodean.) Ce type ne connaît pas un air plus gai ?
— J’ai entendu dire, fit Rand, que tous les jeunes hommes capables de tenir une épée veulent se joindre à la Compagnie de la Main Rouge. Talmanes et Nalesean ont toutes les peines du monde à les refouler. Et Daerid a miraculeusement doublé le nombre de ses fantassins.
Alors qu’il s’asseyait dans le fauteuil qu’avait occupé Aracome, Mat marmonna :
— C’est vrai… Une belle bande de jeunes types qui aspirent à devenir des héros.
— La Compagnie de la Main Rouge, répéta Moiraine. Shen an Calhar. Un légendaire groupe de héros, oui… Bien entendu, ses membres ont souvent changé au fil d’une guerre qui dura pas moins de trois cents ans. On dit que ces héros furent les derniers à tomber sous les coups des Trollocs, car ils constituaient la garde personnelle d’Aemon, en ce triste jour où mourut Manetheren. Selon les légendes, une source aurait jailli à l’endroit où ils périrent, pour saluer leur bravoure, mais je crois plutôt que la source existait avant.
— Je ne sais rien de tout ça, dit Mat. (Il posa la main sur son médaillon d’argent et sa voix s’affermit.) Des imbéciles ont déniché ce nom je ne sais où, et depuis, tout le monde l’utilise.
Moiraine jeta un coup d’œil plein de mépris au médaillon. Bien que ses facettes ne soient pas orientées avec le bon angle, la petite pierre bleue qui pendait sur son front sembla refléter la lumière.
— Tu es très courageux, dirait-on, Mat…
Un ton trop neutre au goût de Mat, qui se figea, attendant le pire.
— Oui, très courageux, car il fallait l’être pour conduire Shen an Calhar sur l’autre berge de la rivière Alguenya puis au sud contre les Andoriens. Encore plus brave que ça, même, puisque selon certaines rumeurs, tu serais parti en éclaireur tout seul, Talmanes et Nalesean devant galoper ventre à terre pour te rattraper. (Egwene eut un soupir accablé, à l’arrière-plan.) Ce n’est pas très sage pour un jeune seigneur à la tête de ses hommes.
— Je ne suis pas un seigneur, lâcha Mat. J’ai trop de dignité pour ça…
— Pas très sage, reprit Moiraine comme si le jeune homme n’avait rien dit, mais hautement héroïque. Les chariots de l’intendance andorienne brûlés, des avant-postes détruits… Trois batailles, Mat, et trois victoires, sans trop de pertes parmi tes hommes, alors que vous étiez en infériorité numérique.
Moiraine tendit un bras pour toucher une déchirure, sur la veste du jeune homme, qui recula aussi loin que le dossier du fauteuil le lui permit.
— Es-tu attiré par les batailles, ou sont-elles attirées par ta personne ? Je suis presque surprise de te voir de retour. Si on en croit les récits, en restant, tu aurais pu repousser les Andoriens de l’autre côté du fleuve Erinin.
— Vous trouvez ça drôle ? grogna Mat. Si vous avez quelque chose à dire, allez-y ! Libre à vous d’aimer jouer le chat, mais ne comptez pas sur moi pour faire la souris.
Un instant, les yeux du jeune flambeur volèrent sur Egwene et Aviendha, qui écoutaient sans broncher, puis il toucha de nouveau son médaillon. Sans doute parce qu’il s’interrogeait. La tête de renard avait empêché qu’il soit atteint par le Pouvoir d’une femme en train de canaliser. Serait-elle aussi efficace contre trois ?
Rand n’intervint pas, se contentant de regarder son ami être préparé, sans le savoir, à ne pas lui résister quand il passerait à l’attaque.
Reste-t-il autre chose dans ma vie que la nécessité ?
Une pensée fugitive et vite oubliée. Il ferait ce qu’il avait à faire.
— Nous faisons tous ce que nous avons à faire, ainsi que le veut la Trame, dit Moiraine d’une voix cristalline comme un éclat de gel. (On eût dit qu’elle faisait écho aux pensées de Rand.) Pour certains êtres, la liberté est moins grande que pour d’autres. Mais qu’importe que nous choisissions ou que nous soyons choisis ? Ce qui doit être sera…
Mat ne semblait pas « préparé » du tout. Méfiant, oui, et en colère, mais pas amadoué, il ressemblait à un chat coincé dans une impasse par trois molosses. Et ce chat n’entendait pas périr sans combattre. Comme s’il avait oublié qu’il n’était pas seul dans la pièce avec les trois femmes, le flambeur allait se défendre avec panache.
— Il faut toujours que vous tiriez les ficelles des gens, pas vrai ? Et si un type ne se laisse pas mener par le bout du nez, un coup de pied dans l’arrière-train fera toujours l’affaire ! Par le sang et les fichues cendres ! Egwene, ne me foudroie pas du regard, je parle comme ça me chante ! Que la Lumière me brûle ! Il ne manque plus que Nynaeve tirant sur sa natte et Elayne pointant le menton. La Fille-Héritière, je suis content qu’elle ne soit pas là, avec cette fichue nouvelle, mais même si Nynaeve vous prêtait la main, je ne me laisserais pas…
— Quelle nouvelle ? coupa Rand. Et pourquoi Elayne ne devrait-elle pas l’entendre ?
Mat se tourna vers Moiraine.
— Quelque chose vous aurait donc échappé ?
— La nouvelle, Mat ! insista Rand.
— Morgase est morte.
Les yeux écarquillés, Egwene poussa un petit cri puis porta les deux mains à sa bouche. Si Moiraine murmura ce qui était peut-être une prière, les doigts d’Asmodean ne tremblèrent pas sur les cordes de sa harpe.
Rand eut l’impression que ses entrailles venaient de se déchirer.
Elayne, pardonne-moi !
L’écho d’une autre pensée…
Ilyena, pardonne-moi !
— Mat, tu es sûr de ce que tu dis ?
— Aussi sûr qu’on peut l’être sans avoir vu le cadavre. Il semble que Gaebril ait été nommé roi d’Andor. Et du Cairhien, tant qu’on y était. Ce serait l’œuvre de Morgase, parce que en ces temps difficiles, elle aurait jugé qu’il fallait la poigne d’un homme. Comme si quelqu’un pouvait avoir plus de poigne qu’elle ! Ces Andoriens, au sud d’ici, ont entendu dire qu’on ne l’a plus vue depuis des semaines, et ce sont bien plus que des rumeurs. Rand, tu en aurais tiré quelles conclusions, à ma place ? Le royaume d’Andor n’avait jamais eu de souverain, mais voilà qui est fait, et sa reine s’est volatilisée. Gaebril est le type qui entendait faire assassiner Elayne. J’ai voulu la prévenir, mais tu la connais, Son Altesse en sait toujours plus long qu’un paysan tout crotté. Dans ce contexte, je doute que Gaebril ait hésité une seconde à couper la gorge d’une reine.
Alors qu’il ne se souvenait pas d’avoir bougé, Rand s’avisa qu’il était assis dans un des fauteuils, en face de Mat. L’air inquiète, Aviendha lui posa une main sur l’épaule.
— Je vais bien, grogna-t-il. Inutile d’aller chercher Somara.
L’Aielle rougit mais il s’en aperçut à peine.
Elayne ne le lui pardonnerait jamais. Sachant que Rahvin – Gaebril – avait Morgase sous son emprise, il n’était pas intervenu de peur que ce soit exactement ce que les Rejetés attendaient de lui. Afin de les tromper, il avait suivi son propre chemin, finissant par poursuivre Couladin au lieu de mettre à exécution le plan qu’il avait prévu. Bien qu’informé, il s’était concentré sur Sammael, parce que celui-ci l’avait provoqué. Morgase pouvait attendre, s’était-il dit, qu’il ait anéanti le piège de Sammael et éliminé le Rejeté par la même occasion. À présent, Morgase était morte. La mère d’Elayne avait péri, et la Fille-Héritière le maudirait jusqu’à la fin de ses jours.
— Laisse-moi te dire une chose, fit Mat. Il y a là-bas beaucoup de partisans de la reine qui ne sont pas chauds pour se battre au nom d’un roi. Trouve Elayne, Rand ! La moitié de ces types te soutiendront afin de la mettre sur…
— Silence ! cria Rand.
Il tremblait tellement de rage qu’Egwene recula, Moiraine le regardant d’un œil soupçonneux. Aviendha lui serra plus fort l’épaule, mais il se dégagea de son emprise et se leva. Morgase était morte à cause de sa passivité. En d’autres termes, il avait autant tenu le couteau que Rahvin. Elayne…
— Elle sera vengée ! Rahvin, Mat ! C’est Rahvin le meurtrier, pas Gaebril, un faux nom. Même si c’est la dernière chose que je fais, je le pendrai par les chevilles !
— Par le sang et les fichues cendres ! lâcha Mat.
— C’est de la folie ! s’écria Egwene.
Elle tressaillit, consciente que c’était en somme une gaffe, mais se ressaisit :
— Tu dois t’occuper du Cairhien, les Shaido sont encore un problème, et la Lumière seule sait ce que tu comptes faire en Tear. Avec déjà deux guerres sur les bras, et un pays dévasté, tu voudrais ouvrir un troisième front ?
— Pas une guerre… Moi. Je peux être à Caemlyn en une heure. Un raid – pas vrai, Mat ? –, pas un conflit. J’arracherai le cœur de Rahvin. (Avec le sentiment que de l’acide coulait dans ses veines, Rand parla comme si sa voix était une masse d’armes.) J’aimerais presque avoir avec moi les treize sœurs d’Elaida, afin d’apaiser ce salaud et de le traîner devant la justice. Pendu pour meurtre, un juste châtiment ! Mais il devra se contenter de mourir de la façon que je choisirai.
— Demain, dit simplement Moiraine.
Rand la foudroya du regard, mais elle avait raison. Le lendemain serait préférable. Une nuit pour laisser refroidir sa colère. Face à Rahvin, il aurait besoin de son sang-froid. Pour l’instant, il brûlait de s’emparer du saidin comme d’une lame…
Asmodean avait changé d’air, jouant un morceau que les musiciens des rues interprétaient durant la guerre civile et qu’on continuait à entendre quand un noble cairhienien passait devant eux. Le Crétin qui pensait être un roi…
— Natael, hors d’ici ! Dehors !
Le visage très pâle, Asmodean se redressa souplement, salua et se hâta d’obéir, redoutant à l’évidence ce qui risquait d’arriver s’il traînait une seconde de trop. Enclin à pousser Rand à ses limites, il était peut-être allé un peu trop loin, cette fois.
— Je veux te voir ce soir, dit le jeune homme tandis que le faux trouvère ouvrait la porte. Sinon, c’est ton cadavre que je verrai.
— Les désirs du seigneur Dragon sont des ordres, fit Asmodean avec une révérence précipitée.
Puis il sortit sans demander son reste.
Impassibles, les trois femmes dévisagèrent Rand.
— Les autres aussi, dehors !
Mat bondit littéralement vers la porte.
— Non, pas toi ! J’ai encore des choses à te dire.
Mat s’immobilisa, soupira et toucha son médaillon. À part lui, personne n’avait bougé.
— Tu n’as pas treize Aes Sedai, dit Aviendha, mais tu disposes quand même de deux d’entre elles. Plus moi. Je n’en sais pas aussi long que Moiraine Sedai, mais je suis aussi puissante qu’Egwene, et tu sais que je suis familière de la danse.
Elle faisait allusion à la danse avec les lances, le nom que les Aiels donnaient à la guerre.
— Rahvin est à moi, dit Rand.
S’il vengeait sa mère, Elayne lui pardonnerait peut-être un peu… Enfin, probablement pas, mais ainsi, il s’en voudrait peut-être un peu moins… Pour ne pas serrer les poings, il se força à garder les mains le long de ses flancs.
— Vas-tu tracer une ligne sur le sol en le défiant de la franchir ? demanda Egwene. Tu songes à un combat de coqs ? T’est-il venu à l’idée que Rahvin, puisqu’il se fait appeler roi d’Andor, pourrait ne pas être seul ? Quand tu te camperas devant lui, tu auras l’air malin si un de ses gardes te plante une flèche dans le cœur.
Rand se souvint d’avoir souhaité que la jeune femme veuille bien ne pas lui crier dessus, mais c’était en des temps tellement plus faciles.
— Tu crois que j’ai l’intention d’y aller seul ?
En fait, il n’avait jamais pensé à emmener quelqu’un pour veiller sur ses arrières. Mais une petite voix murmurait à présent dans sa tête :
Il aime attaquer par-derrière, ou sur les flancs…
Comme si elle avait une vie propre, sa colère s’autoalimentait, et il ne parvenait pas à réfléchir clairement.
— Pas vous deux, dit-il en regardant Egwene et Aviendha. C’est trop dangereux. Moiraine pourra m’accompagner, si elle veut.
Egwene et Aviendha ne se consultèrent pas du regard, pourtant, elles avancèrent en même temps et vinrent se camper devant Rand, si près que l’Aielle aussi dut incliner la tête en arrière pour le regarder.
— Moiraine pourra t’accompagner, si elle veut…, lâcha Egwene d’un ton glacial.
— Mais pour nous, c’est trop dangereux, lui fit écho Aviendha, plus lave en fusion que glace, en la circonstance.
— Serais-tu devenu mon père ? Tu t’appelles Bran al’Vere, désormais ?
— Quand tu disposes de trois lances, en mets-tu deux à l’écart parce qu’elles ont été fabriquées récemment ?
— Je ne veux pas vous mettre en danger.
— Vraiment ? fit Egwene, les sourcils froncés.
— Je ne suis pas ta gai’shain, dit Aviendha avec un rictus. Ce n’est pas toi qui décides si je dois ou non prendre des risques. Et il en sera toujours ainsi, grave-toi ça dans la tête.
Rand aurait pu… Quoi donc ? Les engluer dans un tissage de saidin et les planter là ? Comme il restait incapable de les couper de la Source, elles pouvaient le piéger en retour. Une situation pourrie, tout ça parce que ces deux femmes étaient têtues comme dix mules.
— Tu as pensé aux gardes, dit Moiraine, mais que se passera-t-il si Semirhage ou Graendal sont avec Rahvin ? Ou encore Lanfear ? Egwene et Aviendha peuvent dominer un de ces quatre Rejetés, mais tout seul, crois-tu pouvoir faire face à Lanfear et Rahvin ?
Rand avait nettement entendu quelque chose dans le ton de l’Aes Sedai quand le nom « Lanfear » était sorti de ses lèvres. Craignait-elle, si la Fille de la Nuit était là, qu’il se range de son côté ? Si ça se présentait, que ferait-il ? Que pourrait-il faire ?
— Elles peuvent venir…, lâcha Rand. À présent, voulez-vous bien vous retirer, toutes les trois ?
— À vos ordres, seigneur Dragon, dit Moiraine.
Mais aucune des trois femmes ne parut pressée d’obéir. Malicieuses, Egwene et Aviendha prirent le temps de réajuster leur châle avant de se diriger lentement vers la porte. Les seigneurs et les dames pouvaient bien sauter quand Rand disait « grenouille », mais certainement pas elles.
— Vous n’avez pas tenté de me dissuader d’agir…, dit Rand.
À l’intention de Moiraine, mais ce fut pourtant Egwene qui répondit – en s’adressant à Aviendha, et avec un sourire entendu :
— Empêcher un homme de faire ce qu’il veut, c’est comme prendre un bonbon à un enfant. Parfois, c’est nécessaire, mais le plus souvent, le jeu n’en vaut pas la chandelle.
L’Aielle acquiesça gravement.
— La Roue tisse comme elle l’entend, dit simplement Moiraine.
Debout dans l’encadrement de la porte, elle ressemblait plus que jamais à l’archétype d’une Aes Sedai : le visage sans âge, ses yeux noirs semblant vouloir engloutir Rand, cette petite femme frêle aurait pu imposer sa volonté à une salle de bal remplie de reines, et ce même si elle avait été incapable de canaliser un filament de Pouvoir. Et la pierre bleue, sur son front, reflétait de nouveau la lumière.
— Tu t’en sortiras très bien, Rand…
Le jeune homme regarda fixement la porte longtemps après qu’elle se fut refermée sur les trois femmes.
Un discret grincement de bottes lui rappela la présence de Mat – qui tentait discrètement de gagner la porte, histoire de s’éclipser.
— Je dois te parler, Mat.
Le flambeur fit la grimace. Après avoir touché sa tête de renard comme si elle était un porte-bonheur, il se tourna vers Rand :
— Si tu crois que je vais mettre mon cou sur le billot parce que ces femmes viennent de le faire, tu te fourres le doigt dans l’œil ! Je ne suis pas un fichu héros, et je ne veux pas en être un. Morgase était une jolie femme, et je l’avais même à la bonne, autant que c’est possible avec une reine, mais Rahvin… Eh bien, c’est Rahvin, que la Lumière te brûle ! Et je…
— Ferme-la et écoute-moi ! Tu dois cesser de fuir.
— Si je le fais, que la Lumière me carbonise ! Je n’ai pas choisi de jouer cette partie, et…
— Je t’ai dit de la fermer ! (Du bout d’un index, Rand enfonça la tête de renard dans la chair de Mat.) Je sais où tu as eu ce médaillon. Si tu n’as pas oublié, j’étais là, et c’est même moi qui ai coupé la corde à laquelle tu pendais. Je ne sais pas exactement ce qu’on t’a fourré dans le crâne, mon vieux, mais j’ai la certitude d’en avoir besoin. Si les chefs aiels sont de bons stratèges, tu es doué aussi, et peut-être davantage qu’eux. Et ton savoir est précieux pour moi. Donc, voilà ce que vous allez faire, la Compagnie de la Main Rouge et toi…
— Demain, vous devrez être prudentes, dit Moiraine.
Egwene s’immobilisa devant la porte de sa chambre.
— Bien sûr que nous le serons, dit-elle, l’estomac noué mais la voix à peu près sereine. Nous savons à quel point il est dangereux d’affronter un des Rejetés.
À voir l’expression d’Aviendha, la conversation aurait tout aussi bien pu tourner sur le menu du soir. Mais l’Aielle n’avait jamais peur de rien.
— Vous le savez, vraiment ? murmura Moiraine. En tout cas, soyez sur vos gardes, que vous pensiez ou non qu’il y a un Rejeté pas loin de vous. Dans les jours à venir, Rand aura besoin de vous deux. Bien que vos méthodes soient fort peu orthodoxes, vous vous en tirez bien avec son caractère volcanique. Il aura besoin de gens que ses colères n’effraient pas et qui sachent lui dire ce qu’il doit entendre, pas ce qu’il a envie de se faire raconter.
— C’est exactement ce que vous faites, Moiraine…, dit Egwene.
— Bien sûr, mais il aura quand même besoin de vous. Reposez-vous bien, toutes les deux. Demain sera une journée difficile pour tout le monde.
L’Aes Sedai s’éloigna d’un pas léger dans le couloir, passant d’une zone d’obscurité à une flaque de lumière pour sombrer de nouveau dans la pénombre. Dans ces corridors, la nuit envahissait vite tout, et les réserves d’huile de lampe n’étaient pas inépuisables…
— Tu restes un moment avec moi, Aviendha ? demanda Egwene. J’ai plus envie de parler que d’aller manger.
— Je dois informer Amys de ce que je me suis engagée à faire demain. Et être dans la chambre de Rand al’Thor quand il viendra se coucher.
— Au moins, Elayne ne pourra pas se plaindre que tu n’aies pas gardé un œil sur lui. As-tu vraiment tiré dame Berewin par les cheveux sur toute la longueur du couloir ?
Aviendha rosit à peine.
— Tu crois que les Aes Sedai de Salidar aideront Rand ?
— Fais attention quand tu parles de Salidar, mon amie. Rand ne doit pas pouvoir les rencontrer sans un minimum de préparation.
Considérant la façon dont il se comportait, pour l’instant, les sœurs auraient sûrement envie de l’apaiser – ou au moins, de lui envoyer treize d’entre elles – plutôt que de le soutenir. Dans le Monde des Rêves, Nynaeve, Egwene et elle devraient servir d’intermédiaires et espérer que ces Aes Sedai se soient trop engagées sur le chemin de la dissidence pour reculer lorsqu’elles découvriraient à quel point Rand était proche de la folie.
— Je ferai attention… Repose-toi bien, Egwene, et nourris-toi, surtout. Je veux dire ce soir. Demain matin, n’avale rien. Danser avec les lances l’estomac plein n’est pas une bonne chose.
Egwene regarda son amie s’éloigner. Les deux mains pressées sur son ventre, elle doutait de pouvoir avaler quelque chose, que ce soit le soir même ou le lendemain matin.
Rahvin… Et peut-être Lanfear ou un des autres Rejetés. Nynaeve avait affronté Moghedien… et gagné. Mais quand elle pouvait canaliser, l’ancienne Sage-Dame était plus puissante qu’Aviendha et elle. Cela dit, il n’y aurait peut-être pas d’autre Rejeté. Selon Rand, ces gens ne se faisaient pas confiance. Pour être franche, elle aurait presque espéré qu’il se trompe, ou en tout cas, qu’il ne soit pas si sûr de son fait. Savoir qu’un autre homme regardait à travers les yeux de Rand et parlait par sa bouche la terrifiait. En un sens, c’était absurde, puisque tout le monde se réincarnait au gré des rotations de la Roue. Mais tout le monde n’était pas le Dragon Réincarné…
Moiraine ne voulait pas évoquer ce sujet, mais que ferait Rand si Lanfear était avec Rahvin ? La Fille de la Nuit avait aimé Lews Therin Telamon, mais lui, qu’éprouvait-il pour elle ? Et dans quelle mesure Rand était-il encore Rand ?
— Si tu continues comme ça, dit Egwene à haute voix, c’est toi qui deviendras folle. Tu n’es plus une enfant, alors, comporte-toi comme une femme.
Lorsqu’une servante lui apporta le dîner – des haricots, des pommes de terre et du pain frais – Egwene se força à manger. Même si elle trouva un goût de cendre à tout ce qu’elle avala.
Après avoir remonté au pas de charge les couloirs mal éclairés du palais, Mat ouvrit la porte de la suite qu’on avait affectée au jeune héros de la bataille contre les Shaido. Non qu’il ait passé beaucoup de temps dans ses appartements. À dire vrai, il les avait à peine occupés.
Des domestiques attentionnés avaient allumé deux des lampes sur pied. Un héros, lui ? Combien de fois faudrait-il qu’il répète que ce n’était pas le cas ? De toute façon, ça rapportait quoi, d’en être un ? Se faire tapoter le crâne par une Aes Sedai, avant qu’elle vous fiche dehors comme un chien avec ordre de recommencer à « héroïser » ? Être embrassé par une noble dame, du bout des lèvres ? Savoir qu’elle viendrait fleurir votre tombe ?
Sans s’attarder, pour une fois, sur la beauté des tapis illianiens, des chaises, des coffres et des guéridons dorés ou incrustés d’ivoire, Mat entreprit de faire les cent pas dans l’antichambre de son fief.
Son entretien houleux avec Rand avait duré jusqu’au coucher du soleil. Sur la défensive, il avait multiplié les esquives, mais le fichu Dragon lui avait collé aux basques, le harcelant avec autant d’insistance qu’Artur Aile-de-Faucon après la déroute de la passe de Cole. Que devait-il faire ? S’il filait de nouveau à cheval, Talmanes et Nalesean, convaincus qu’il les guidait vers la gloire d’une nouvelle bataille, le suivraient avec tous les hommes capables de tenir en selle. Et ce serait probablement ce qu’il ferait – c’était bien ça, le plus effrayant de tout. Même s’il détestait l’admettre, l’Aes Sedai avait raison. Il était attiré par les batailles – à moins que ce soit l’inverse. Sur l’autre berge de la rivière Alguenya, personne n’aurait pu avoir plus envie que lui d’éviter les ennuis. Talmanes lui-même s’en était aperçu. Mais la deuxième fois où il avait tenté une manœuvre furtive pour éviter des Andoriens, cette initiative l’avait entraîné à un endroit où il avait bien été obligé de se battre contre d’autres Andoriens. À chaque occasion, il avait entendu les dés rouler dans sa tête. Désormais, c’était quasiment un signal que ça allait bientôt chauffer…
À part les barges qui transportaient du grain, il devait bien y avoir un bateau digne de ce nom à quai. Au milieu d’un cours d’eau, sur un bateau, il semblait difficile d’être rattrapé par la guerre. Sauf que les Andoriens, en aval de la ville, tenaient une berge de la rivière sur plus de la moitié de sa longueur. Avec les tours de cochon que lui jouait sa chance – une longue série de pépins, en fait – son bateau risquait de s’échouer sur la mauvaise rive, là où campait la moitié de l’armée d’Andor.
Bref, il ne lui restait plus qu’à faire ce que Rand lui avait demandé. Il voyait venir ça gros comme une maison.
— Bien le bonjour, seigneur Weiramon, et vous, tous les autres Hauts Seigneurs et Hautes Dames, je suis un flambeur, un paysan, et je viens prendre le commandement de votre armée de malheur. Le fichu Dragon Réincarné viendra nous rejoindre dès qu’il aura fini de régler une petite affaire sans importance…
Mat prit sa lance à hampe noire, appuyée au mur dans un coin, et la propulsa à travers la pièce. Elle traversa une tapisserie – une scène de chasse – et percuta le mur, derrière, avec un bruit sourd. Puis elle tomba sur le sol, laissant les pauvres chasseurs proprement coupés en deux. En éructant des jurons, Mat courut ramasser l’arme. La longue lame qui lui servait de fer n’était pas émoussée. Quoi d’étonnant, puisqu’il s’agissait d’une création des Aes Sedai ?
— Serais-je un jour libéré des sombres œuvres des Aes Sedai ? demanda-t-il à voix haute en passant un index sur les corbeaux qui ornaient la lame.
— Que s’est-il passé ? demanda Melindhra, qui venait d’entrer.
Tout en reposant la lance contre un mur, Mat regarda la jeune femme. Et pour une fois, ça ne l’incita pas à penser à de fins cheveux blonds, à de beaux yeux bleu clair ni à un corps délicieusement ferme. Tous les Aiels, tôt ou tard, allaient voir la rivière pour contempler une si grande quantité d’eau en un si petit endroit. Mais Melindhra s’y rendait presque tous les jours…
— Kadere a-t-il trouvé des bateaux ?
Le colporteur n’était pas homme à gagner Tar Valon sur des barges.
— Ses chariots sont toujours là. Je ne sais rien au sujet des… bateaux. (Un mot peu familier que l’Aielle avait du mal à prononcer.) Que veux-tu savoir ?
— Je vais m’absenter un moment. Sur ordre de Rand. (Une précision utile, à voir le visage fermé de la guerrière.) Je t’emmènerais volontiers, mais tu ne voudras jamais quitter les Promises.
Alors, un bateau, ou à cheval ? Et pour aller où ? Toute la question était là. Sur un navire rapide, il atteindrait Tear plus vite qu’en chevauchant Pépin. S’il était assez idiot pour choisir cette option. En supposant qu’il en ait une autre.
Melindhra eut une moue dépitée. Bizarrement, ce n’était pas qu’il la quitte qui la désolait.
— Ainsi, tu retournes dans l’ombre de Rand al’Thor. Pourtant, tu t’es couvert de gloire et d’honneur auprès des Aiels et des hommes des terres mouillées. Ton honneur, pas le reflet de celui du Car’a’carn.
— Rand peut garder son honneur et l’emporter à Caemlyn ou au fond de la Fosse de la Perdition, pour ce que ça m’intéresse ! Ne t’en fais pas, je me couvrirai encore d’honneur. Je te raconterai tout par écrit, quand je serai à Tear.
Tear ? S’il faisait ce choix, il n’échapperait jamais à Rand ni aux Aes Sedai.
— Il va à Caemlyn ?
Mat réprima une grimace. Il n’était pas censé clamer partout ces choses-là. Quoi qu’il décide pour le reste, il devait faire au moins ça.
— Le nom m’est venu comme ça, sans doute à cause de ces fichus Andoriens, au sud. En fait, je ne sais pas où…
Il n’y eut aucun avertissement. Soudain, le pied de Melindhra décolla du sol et vint percuter le ventre de Mat, le forçant à se plier en deux, le souffle coupé. Les yeux exorbités, il lutta pour rester debout et reprendre sa respiration. Pourquoi cette attaque ?
Virevoltant comme une danseuse, Melindhra lui décocha un nouveau coup de pied. Sur la tempe, cette fois. Elle doubla le coup, visant l’autre côté de sa tête.
Lorsque sa vision lui revint, Mat constata qu’il était étendu sur le dos, à cinq ou six pas de l’Aielle. Alors qu’il sentait un liquide chaud couler sur ses joues, sa tête lui paraissait remplie de coton et la pièce semblait tourner autour de lui.
Puis il vit la guerrière sortir de sa sacoche de ceinture un couteau à la lame pas plus longue que sa main. Ensuite, elle enroula son shoufa autour de sa tête et releva son voile noir.
Bien que sonné, Mat réagit d’instinct. Un couteau jaillit de sa manche puis fendit l’air au ralenti comme s’il traversait une muraille de gelée. Quand il comprit ce qu’il venait de faire, le jeune homme tendit le bras, tentant désespérément de rattraper l’arme.
Le manche dépassait déjà d’entre les seins de Melindhra. Tombant d’abord à genoux, elle bascula en arrière.
Mat n’aurait pas pu se lever si sa vie en avait dépendu. Mais ramper, il en était encore capable.
— Pourquoi ? Pourquoi ? lança-t-il en avançant vers sa compagne.
Il écarta le voile, et deux yeux bleu clair se rivèrent sur son visage. Melindhra sourit. Évitant de baisser les yeux sur son arme – il savait où se trouvait le cœur chez un être humain –, Mat murmura :
— Pourquoi, Melindhra ?
— J’ai toujours aimé tes jolis yeux…
Un souffle presque inaudible.
— Pourquoi, Melindhra ?
— Certains serments sont plus importants que d’autres, Mat Cauthon…
Mobilisant ses dernières forces, l’Aielle leva vivement son couteau, la pointe se plaquant sur le médaillon d’argent de Mat. Le bijou n’aurait pas suffi à dévier une lame, mais à cause de l’angle d’attaque pas assez franc – et peut-être d’un infime défaut dans l’acier – celle de Melindhra se cassa net au niveau du manche.
— Tu as la Chance du Grand Seigneur…
— Pourquoi ? Que la Lumière te brûle, pourquoi ?
Mat comprit qu’il n’obtiendrait pas de réponse. Si sa bouche restait ouverte, les yeux de l’Aielle se voilaient déjà.
Le jeune homme voulut remettre le voile en place, pour cacher le visage et surtout les yeux de la morte, mais il n’alla pas au bout de son geste. Il avait tué des Trollocs et des hommes, mais jamais une femme. Jusqu’à ce jour… Quand il entrait dans leur vie, les femmes se réjouissaient. Ce n’était pas de la vantardise. Elles lui souriaient, et même quand il les quittait, elles souriaient encore, comme pour dire qu’il serait toujours le bienvenu. C’était tout ce qu’il demandait à la vie, s’agissant des femmes : un sourire, une danse, un baiser et occuper une place à part dans leurs souvenirs.
Conscient que ses pensées déraillaient, Mat fit sauter le manche sans lame de la main de Melindhra – un manche en jade rehaussé d’or et incrusté d’abeilles dorées – puis le lança dans la cheminée en espérant qu’il explose en mille morceaux.
Je ne tue pas les femmes, moi ! Je les embrasse, et…
Alors qu’il avait envie de pleurer ou de crier, Mat se força à raisonner froidement. Pourquoi cette attaque ? Pas parce qu’il partait, puisque Melindhra avait à peine bronché en l’apprenant. De plus, elle pensait qu’il s’en allait en quête d’honneur, et elle l’avait toujours encouragé dans ce sens… Soudain, certains mots qu’elle avait prononcés lui revinrent à l’esprit. La Chance du Grand Seigneur… Il y avait une expression très proche, et qu’il avait entendue plus d’une fois. La Chance du Ténébreux…
— Melindhra, un Suppôt des Ténèbres ?
Poser la question, ça revenait à y répondre. Le savoir allait-il l’aider à mieux supporter ce qu’il venait de faire ? Non, il garderait jusqu’à sa mort le souvenir de ce visage.
Tear… Il avait en un sens claironné qu’il allait dans cette ville. Le couteau… Du jade et des abeilles dorées… Sans regarder, il aurait parié qu’il y en avait neuf. Les armes de l’Illian, où régnait Sammael. Ce Rejeté avait-il peur de lui ? Mais comment pouvait-il savoir ? Quelques heures s’étaient écoulées depuis la demande de Rand – enfin, l’ordre, plutôt – et il n’avait pas encore décidé ce qu’il ferait. Sammael ne voulait peut-être pas courir le risque ? Ben voyons ! Un des Rejetés effrayé par un vulgaire flambeur, quel que soit le génie stratégique dont sa tête était farcie ? Ridicule !
C’était la croisée des chemins. Il pouvait croire que Melindhra n’était pas un Suppôt des Ténèbres et qu’elle avait décidé de le tuer sur un coup de tête. Pareillement, il pouvait se persuader qu’il n’y avait aucun rapport entre un manche de jade incrusté d’abeilles dorées et son possible départ pour Tear avec la mission de lever une armée qui attaquerait l’Illian. Oui, il pouvait croire ça, s’il était un crétin congénital. Dans le doute, disait-il toujours, mieux valait pencher vers la prudence. Un des Rejetés l’avait bel et bien repéré, et il n’était plus du tout dans l’ombre de Rand.
Glissant sur le parquet, il réussit à s’asseoir, s’adossa à la porte et posa le menton sur ses mains. Puis il regarda le visage mort de Melindhra en essayant de décider ce qu’il allait faire. Quand une domestique, de l’autre côté du battant, annonça qu’elle lui apportait son dîner, il la renvoya sans ménagement. L’idée de manger ne l’avait jamais aussi peu intéressé…
Que devait-il faire ?
Et qu’aurait-il donné pour ne pas entendre les dés rouler dans sa tête…