Une fois de retour dans la roulotte, Nynaeve revêtit une robe décente, non sans râler d’abondance parce qu’elle dut défaire seule des dizaines de boutons puis en fermer des dizaines d’autres. La robe de laine grise, très ordinaire, bien qu’elle fût d’une bonne coupe, n’attirerait pas l’attention sur elle, mais elle lui tiendrait beaucoup plus chaud. Pourtant, elle fut ravie d’être de nouveau habillée correctement – non sans l’impression bizarre, pourtant, de porter bien trop de vêtements. Mais ça, ce devait être dû à la chaleur.
S’agenouillant devant le poêle, elle ouvrit la porte de fer qui protégeait ses trésors et ceux d’Elayne.
L’anneau de pierre, la chevalière de Lan et sa bague au serpent seraient très bien dans la bourse qu’elle portait à la ceinture. Le coffret doré contenant les gemmes offertes par Amathera trouva place dans le sac de cuir où l’ancienne Sage-Dame rangeait les sachets d’herbes « empruntés » à Ronde Macura, à Mardecin, ainsi que le petit mortier et le pilon qui servaient aux préparations. Du bout des doigts, elle toucha les sachets pour se remémorer ce qu’ils contenaient, de la précieuse plante soigne-tout à la répugnante fourche-racine. Elle fourra aussi dans le sac les lettres de crédit et trois bourses sur six – toutes bien dégonflées après le paiement des frais de voyage de la ménagerie jusqu’au Ghealdan. S’il avait renoncé à ses cent couronnes d’or, Valan Luca n’avait pas fait montre de la même générosité en ce qui concernait le défraiement.
Une des lettres de la Chaire d’Amyrlin donnant à la porteuse toutes sortes de droits finit aussi dans la bourse de Nynaeve. À Samara, on avait entendu seulement de très vagues rumeurs sur les troubles récents à Tar Valon. Du coup, même avec la signature de Siuan Sanche, la lettre pouvait se révéler utile.
Nynaeve laissa dans le poêle la boîte en bois noir, les trois autres bourses et le sac de toile de jute qui contenait l’a’dam – un objet qu’elle refusait de toucher. Elle ne prit pas non plus la flèche d’argent qu’Elayne avait trouvée la nuit de la calamiteuse rencontre avec Moghedien.
Un moment, elle regarda le projectile en songeant à Moghedien. Le mieux semblait de faire tout ce qui était possible pour l’éviter.
Pourtant, j’ai eu le dessus sur elle une fois !
Pour se retrouver suspendue comme un chapelet de saucisses dans une cuisine, la deuxième fois. Sans Birgitte…
Elle a pris sa décision seule !
L’héroïne le clamait, et c’était la stricte vérité.
Je pourrais vaincre de nouveau Moghedien. Certes, mais si j’échouais…
Si elle échouait…
Nynaeve prit conscience qu’elle tentait de retarder le moment de s’occuper de la bourse en peau de chamois rangée tout au fond de la cachette. Pourtant, quelle différence y avait-il entre l’horreur que lui inspirait cette bourse et l’idée d’être une nouvelle fois vaincue par Moghedien ? Retenant son souffle, la jeune femme saisit les cordons de cuir et tira vers elle la sinistre bourse. Aussitôt, elle comprit qu’elle se trompait. La différence était énorme ! Le mal semblait envelopper sa main, comme si le Ténébreux tentait de se libérer en traversant le sceau en cuendillar enfermé dans la bourse. Broyer du noir une journée entière au sujet d’une éventuelle défaite contre la Rejetée n’était rien comparé à ce contact direct et tangible avec les Ténèbres.
Sans doute un tour que lui jouait son imagination, car à Tanchico, Nynaeve n’avait pas du tout eu le même sentiment. Mais elle regrettait de ne pas pouvoir confier le disque à Elayne, ou mieux encore, de n’avoir pas la possibilité de le laisser là.
Cesse de te comporter comme une idiote ! Ce sceau maintient fermée la prison du Ténébreux. Ne lâche pas la bonde à tes fantaisies !
Nynaeve laissa pourtant tomber la bourse, comme un rat crevé, sur une des robes écarlates que Luca avait fait confectionner. Puis elle l’en enveloppa et noua le tout avec une hâte suspecte. Le paquet de soie trouva sa place au milieu d’un tas de vêtements qu’elle emporterait, sa cape de voyage transformée provisoirement en ballot. La distance, si minime fût-elle, suffit à éliminer la sensation de malaise due au disque. Bizarrement, Nynaeve eut toujours autant envie de se laver les mains. Pour être sereine, il aurait fallu qu’elle ignore la présence de l’artefact. Quelle idiote elle faisait ! Elayne se serait moquée d’elle, tout comme Birgitte. Et à juste titre.
En réalité, ses vêtements tenaient dans deux ballots, et elle regrettait le moindre fil qu’elle était obligée d’abandonner. Même la robe de soie bleue outrageusement décolletée. Non qu’elle ait eu l’intention de porter de nouveau une telle tenue – l’écarlate, elle n’avait plus l’intention de la toucher avant de pouvoir la remettre à une Aes Sedai, à Salidar – mais elle ne pouvait s’empêcher d’additionner le prix des vêtements, des montures et des divers véhicules qu’Elayne et elle avaient laissés en arrière depuis leur départ de Tanchico. Sans parler du tout premier chariot et des tonneaux de teinture. Elayne elle-même aurait fait la moue, si elle avait daigné penser à ce genre de chose. Mais elle considérait que l’argent tombait du ciel, ou que les bourses n’étaient jamais vides quand elle avait besoin d’y puiser de l’argent.
L’ancienne Sage-Dame finissait son second ballot de vêtements lorsque la Fille-Héritière revint et, sans un mot, se débarrassa des paillettes pour enfiler une robe de soie bleue. Sans un mot, certes, mais non sans râler quand il lui fallut se tordre les bras pour fermer une multitude de boutons dans son dos. Nynaeve l’aurait volontiers aidée, si la future reine le lui avait demandé. Comme ce n’était pas le cas, l’ancienne Sage-Dame observa attentivement sa compagne, pendant qu’elle se changeait, en quête de horions ou d’ecchymoses. Un peu plus tôt, entendant un cri, elle s’était demandé si Elayne et Birgitte en étaient enfin venues aux mains.
Constatant que la Fille-Héritière était indemne, Nynaeve ne sut pas trop si elle devait s’en réjouir ou non. En un sens, un bateau était un endroit aussi clos qu’une roulotte, et la croisière n’aurait rien de plaisant si les deux chipies se sautaient tout le temps à la gorge. Une bonne bagarre les aurait au moins calmées pour un moment…
En faisant ses bagages, Elayne ne desserra pas les lèvres, même quand Nynaeve lui demanda – fort aimablement – où elle était partie au pas de course, pressée comme si elle venait de s’asseoir sur des chardons. En revanche, comme si elle occupait déjà le trône de sa mère, la future tête couronnée pointa le menton et gratifia sa compagne d’un regard glacial.
Parfois, les silences d’Elayne en disaient beaucoup plus long que ses discours. Quand elle trouva les trois bourses restantes, elle marqua une pause avant de les prendre, et la température baissa très nettement dans la roulotte. Pourtant, ces bourses étaient tout simplement la part de la Fille-Héritière. Fatiguée de s’entendre critiquer au sujet de sa « radinerie », Nynaeve jubilait à l’idée de voir Elayne blêmir un peu plus chaque fois que l’argent lui coulerait entre les doigts comme du sable. Ainsi, elle finirait peut-être par comprendre que leurs ressources n’étaient pas inépuisables.
Puis Elayne s’aperçut que l’anneau de pierre n’était plus dans la cachette, contrairement à la boîte noire. Soulevant le couvercle, elle fit la moue en étudiant les deux autres ter’angreal qu’elles transportaient depuis leur départ de Tear. Un petit disque de fer portant gravée sur chaque face une spirale très serrée et une plaque étroite d’environ cinq pouces de long, apparemment en ambre mais plus dure que de l’acier, sur laquelle était gravée une femme endormie. Les deux pouvaient servir à entrer dans le Monde des Rêves, mais beaucoup moins aisément qu’en ayant recours à l’anneau de pierre. Car pour les utiliser, il fallait canaliser des flux d’Esprit, le seul des Cinq Pouvoirs qu’il était possible de manier en dormant.
Puisqu’elle se chargeait de l’anneau, Nynaeve estimait équitable de laisser les deux autres ter’angreal à Elayne. Refermant le couvercle, cette dernière rangea la boîte au milieu de ses vêtements, avec la flèche d’argent – sans broncher ni lâcher un mot, mais certains silences avaient quelque chose d’explosif.
Elayne fit aussi deux ballots, mais beaucoup plus gros que ceux de Nynaeve. En fait, elle ne laissa rien, sauf les collants et les vestes à paillettes. L’ancienne Sage-Dame s’abstint de lui faire perfidement remarquer qu’elle avait oublié ces splendides tenues. Considérant la bouderie ambiante, c’eût été de bonne guerre, mais Nynaeve, elle, savait comment ramener l’harmonie entre les êtres. Par exemple, elle se limita à un soupir typiquement féminin lorsque Elayne, très ostensiblement, ajouta l’a’dam à ses affaires. À la réaction de la Fille-Héritière – pour un seul soupir ! – on aurait pu croire que Nynaeve avait passé sa journée à émettre des objections virulentes. En conséquence, quand les deux femmes quittèrent la roulotte, leur silence glacial aurait pu être pilé pour servir à rafraîchir du vin.
Bien entendu, les hommes attendaient, déjà prêts. Et comme de juste, ils marmonnaient entre eux et jetèrent des regards impatients aux deux femmes. Encore un déni de justice ! Pour commencer, Galad et Uno n’avaient rien eu à préparer. Quant à Thom et Juilin, à part ses instruments pour l’un et ses armes pour l’autre, ils transportaient des ballots si minuscules qu’il avait dû leur falloir cinq minutes pour les faire. Ces sacrés bonshommes, parfaitement disposés à porter les mêmes vêtements jusqu’à ce qu’ils aient fini de pourrir sur leur dos !
Cela dit, Birgitte était prête aussi. Son arc à la main, un carquois à la hanche, elle avait posé à ses pieds un ballot à peine plus petit que ceux de la Fille-Héritière. Nynaeve n’aurait pas été surprise que les robes offertes par Luca soient à l’intérieur. En revanche, la tenue de l’héroïne l’étonna beaucoup. L’espèce de jupe-culotte qu’elle portait ressemblait au pantalon bouffant qu’elle arborait dans le Monde des Rêves, n’étaient la couleur – vieil or plutôt que jaune – et les jambes non resserrées sur les chevilles. Et sa veste bleue était également d’une coupe qui rappelait quelque chose à Nynaeve.
D’où venaient ces vêtements ? Le mystère fut résolu quand Clarine arriva au pas de course, s’excusant d’avoir mis si longtemps, avec deux autres jupes et une veste supplémentaire que Birgitte ajouta dans son ballot.
Clarine s’attarda pour dire combien elle était désolée de les voir quitter la troupe. Elle ne fut pas la seule à délaisser un moment les préparatifs du départ pour venir faire ses adieux aux cinq « artistes ».
Après leur avoir offert deux boîtes de ses excentriques « allumettes », ou quel que soit le nom qu’elle leur donnait, Aludra leur souhaita bon voyage avec un accent du Tarabon à couper au couteau.
Avec un soupir, Nynaeve rangea dans son sac de cuir l’embarrassant cadeau. Alors qu’Elayne avait poussé les boîtes précédentes au fond de l’étagère, derrière des sacs de haricots, agissant dans le dos de Nynaeve, cette dernière avait pris garde à les « oublier » quand elle avait inspecté une dernière fois la roulotte.
Faisant mine de ne pas voir l’air inquiet de sa femme, Petra proposa d’escorter le petit groupe jusqu’au fleuve. Les Chavana et les jongleurs, Kin et Bari, offrirent de venir aussi. Mais si Petra se rembrunit quand Nynaeve affirma que ce n’était pas la peine – très vite, car Galad, Thom, Juilin et Uno semblaient disposés à accepter des renforts –, tous les autres eurent du mal à dissimuler leur soulagement.
Surprise ultime, Latelle en personne vint faire ses adieux – très brièvement – avec des excuses, des sourires mielleux et une lueur dans le regard indiquant qu’elle aurait été prête à porter tous les bagages seule si ça avait pu accélérer le départ de tous ces fâcheux.
En revanche, Cerandin ne se montra pas. Assez étonnée, Nynaeve n’en eut pas vraiment le cœur brisé. Même si Elayne s’entendait à merveille avec la Seanchanienne, l’ancienne Sage-Dame, depuis la malheureuse affaire où elle s’était fait rosser, sentait en permanence une sorte de tension dès qu’elle se trouvait à proximité de sa Némésis. Et l’absence d’un malaise correspondant chez Cerandin ne faisait rien pour arranger les choses, bien au contraire.
Luca vint naturellement le dernier. Offrant à Nynaeve un pitoyable bouquet de fleurs des champs desséchées – la Lumière seule savait où il les avait dénichées –, il protesta de son amour éternel pour la « mère de ses enfants », débita d’interminables et extravagants compliments sur sa beauté et jura, la main sur le cœur, qu’il la reverrait un jour même s’il devait pour cela voyager jusqu’au bout du monde.
Nynaeve n’aurait su dire ce qui la fit le plus rougir dans ce discours délirant, mais au moins, son regard glacial effaça d’un coup le sourire goguenard de Juilin et l’air stupéfait d’Uno. Quoi que Thom et Galad aient pensé de tout ça, ils eurent la présence d’esprit de ne rien en montrer. Quant à Birgitte et Elayne, Nynaeve ne parvint pas à trouver la force d’âme de les regarder.
Elle resta donc là à écouter, les fleurs fanées baissant tristement la tête entre ses mains, et à s’empourprer comme une gamine. Un moment, elle envisagea de gifler Luca, histoire qu’il déguerpisse, mais une telle réaction l’aurait probablement encouragé à insister encore plus. Pire encore, ç’aurait fourni aux témoins des raisons supplémentaires de ricaner.
L’ancienne Sage-Dame eut du mal à ne pas soupirer de soulagement quand son crétin de galant se tut enfin, la saluant d’un grand balayage ridicule de sa cape rouge.
Sans lâcher les fleurs ni tourner la tête vers ses compagnons, pour ne pas rajouter à son malaise, Nynaeve se mit en chemin à grandes enjambées, ses ballots glissant sans cesse sur ses épaules, jusqu’à ce qu’elle soit sortie du chapiteau. Enfin hors de vue des chariots, elle jeta le bouquet avec une telle rage que Ragan et les autres hommes d’Uno, qui attendaient dans la prairie, non loin de la route, se regardèrent plus que pensivement. Tous portaient dans le dos un ballot – petit, bien entendu ! – mais ces guerriers, en revanche, s’étaient lestés d’assez de gourdes pour s’hydrater pendant des jours et beaucoup avaient une casserole ou une bouilloire accrochée à la ceinture. Parfait ! S’il fallait cuisiner, eh bien, ils s’en chargeraient.
Sans laisser le temps à ces types de décider si elle était dangereuse ou non, Nynaeve s’engagea seule sur la route.
Valan Luca était bien sûr la source de son courroux. L’avoir humiliée ainsi, quelle horreur ! Elle aurait dû le gifler, et que le Ténébreux emporte les témoins et ce qu’ils en auraient pensé. Cela dit, la cible de sa rage, c’était Lan Mandragoran. Qui ne lui avait jamais offert de fleurs. Encore que ça n’avait guère d’importance, car il avait su exprimer ses sentiments avec des mots d’une profondeur et d’une sincérité dont Valan Luca aurait été bien incapable. Tout ce que la jeune femme avait répondu au bouillant patron de ménagerie était vrai. Mais si Lan avait eu l’intention d’enlever sa belle, rien n’aurait pu l’en empêcher, même pas le Pouvoir, sauf si elle était parvenue à y recourir avant qu’il ait fait fondre son cerveau et trembler ses genoux à grand renfort de baisers. D’accord, mais les fleurs, c’était quand même pas mal, non ? En tout cas, préférable à d’interminables tirades sur les raisons qui rendaient leur amour impossible. L’éternel bla-bla des hommes ! Et leur sempiternel honneur ! Marié à la mort, disait-il. Et engagé dans une guerre personnelle contre les Ténèbres. Eh bien, il allait survivre et l’épouser, et s’il se montrait contrariant sur l’un ou l’autre point, elle le remettrait dans le droit chemin. L’ennui, c’était son lien avec Moiraine, qui le contraignait à la suivre comme son ombre. De quoi hurler de rage.
Nynaeve avait fait une bonne centaine de pas sur la route quand ses compagnons la rejoignirent, la regardant de biais. Tout en luttant contre les deux énormes ballots accrochés dans son dos – tant pis pour elle, elle n’était pas obligée de tout emporter –, Elayne se contenta d’un de ces soupirs bien féminins dont l’ancienne Sage-Dame n’avait jamais tant regretté de n’avoir pas l’exclusivité. Birgitte, en revanche, marcha à côté de Nynaeve en marmonnant des amabilités sur les femmes qui fonçaient tête baissée à l’instar de jeunes Carpaniennes se jetant tête la première du haut d’une falaise.
Nynaeve ignora superbement les deux chipies.
Les hommes se déployèrent, Galad, Thom et Juilin marchant devant tandis que les guerriers du Shienar se chargeaient des flancs de la petite colonne, leurs yeux en perpétuel mouvement. Au milieu de cette garde d’honneur, Nynaeve se sentit totalement ridicule. Ces types croyaient-ils qu’une armée ennemie allait jaillir du sol ? Pensaient-ils que les trois femmes qu’ils escortaient étaient sans défense ? Pourquoi, imitant Uno, avaient-ils tous tiré au clair leur épée ? Car enfin, il n’y avait pas âme qui vive à trois lieues à la ronde, et tous les villages improvisés étaient déserts. Si Galad ne toucha pas à son épée, Juilin cessa de se servir de son bâton comme d’une canne et le brandit martialement. Quant à Thom, des couteaux apparaissaient dans ses mains pour disparaître aussitôt, comme s’il n’avait pas conscience de ce qu’il faisait. Sans doute frappée par la contagion, Birgitte encocha une flèche sur son arc. Eh bien, pour s’en prendre à une bande pareille, il faudrait des émeutiers plus courageux que des lions !
Une fois dans Samara, cependant, Nynaeve regretta de n’avoir pas accepté l’assistance de Petra, des Chavana et de quiconque d’autre disposé à l’escorter.
Alors que les portes ouvertes n’étaient plus gardées, six colonnes de fumée noire montaient désormais de la ville. Dans les rues désertes, des fragments de vitres cassées craquèrent sous les semelles du petit groupe – le seul bruit, à part un bourdonnement lointain, comme si des guêpes géantes avaient envahi la cité. Des morceaux de meubles et des lambeaux de vêtements jonchaient les pavés au milieu de fragments de vaisselle, de casseroles cabossées et d’une multitude d’autres objets volés par des pillards dans des boutiques et des maisons ou semés en chemin par des fugitifs affolés.
Mais les dégâts n’étaient pas que matériels. À un endroit, Nynaeve aperçut un cadavre en veste verte dépassant à moitié d’une fenêtre. Un peu plus loin, un homme vêtu de haillons avait été pendu à l’enseigne d’un marchand de produits en fer-blanc. De temps en temps, en passant devant une ruelle, la jeune femme aperçut ce qui semblait être des ballots de vêtements abandonnés. Mais les ballots ne portaient ni chaussures ni chapeau…
Dans l’entrée d’une maison dont la porte brisée tenait encore par miracle à ses gonds, des flammes léchaient une cage d’escalier d’où les premières volutes de fumée commençaient à se dégager. Si les rues étaient vides, les responsables de ces exactions ne devaient pas être partis depuis longtemps. Tournant sans cesse la tête pour veiller au grain dans toutes les directions, Nynaeve posa la main sur le manche du couteau accroché à sa ceinture.
Parfois, le bourdonnement, tel un cri de rage collectif, semblait se rapprocher comme si les « guêpes » étaient à une rue de distance. À d’autres moments, il se faisait tout aussi discret qu’un murmure. Et bien entendu, quand les ennuis frappèrent, ce fut presque en silence et sans le moindre avertissement.
Comme une meute de loups en chasse, la horde d’hommes surgit des deux côtés de la rue dans un martèlement de semelles de bottes. Évidemment, découvrir trois femmes fit à ces prédateurs l’effet que produit une torche enflammée jetée dans un grenier à foin. Chargeant tous ensemble, ces bandits brandissaient des fourches, des épées, des haches et des massues plus une infinité d’outils ou d’ustensiles susceptibles de servir d’armes.
Encore assez en colère pour s’unir au saidar, Nynaeve réagit avant même d’avoir vu l’aura du Pouvoir envelopper Elayne. À elle seule, l’ancienne Sage-Dame aurait pu arrêter la populace d’une dizaine de façons différentes, et si elle avait voulu la massacrer, elle aurait eu une bonne dizaine d’autres méthodes à sa disposition. Hélas, c’était compter sans Moghedien… La même considération incitait-elle Elayne à se retenir ? Peut-être et peut-être pas… Pour son compte, Nynaeve s’accrochait avec une égale ferveur à sa colère et à la Source Authentique, et son problème était bien plus l’éventualité d’attirer l’attention de Moghedien que la menace représentée par les émeutiers. Tant qu’il y aurait une autre façon de s’en sortir, comprit-elle, il ne serait pas question qu’elle intervienne. Et elle regrettait presque de ne pas pouvoir couper les flux tissés par Elayne. Il devait y avoir une autre solution !
Vêtu d’une veste rouge froissée qui avait dû appartenir à quelqu’un d’autre, si on en jugeait par les broderies vert et or, un colosse hirsute se détacha des autres, une hache de bûcheron levée au-dessus de sa tête. La flèche tirée par Birgitte se fichant dans son œil droit, il tomba comme une masse et fut aussitôt piétiné par ses compagnons aux yeux haineux et à la bouche ouverte sur un rugissement de rage muet.
Rien n’arrêterait ces tueurs. Avec un petit cri, moitié indignation et moitié terreur, Nynaeve dégaina son couteau et se prépara à canaliser.
Comme une vague sur des rochers, la charge se brisa sur l’acier du Shienar. Presque aussi loqueteux que leurs adversaires, les guerriers au crâne rasé surmonté d’un toupet manièrent leur épée à longue poignée avec la précision d’artisans concentrés sur leur ouvrage, et les hostilités se déroulèrent sur la fine ligne de « front » qu’ils venaient de constituer. Criant leur amour pour le Prophète, des hommes tombaient les uns après les autres, mais de nouveaux fanatiques les remplaçaient aussitôt, piétinant leurs cadavres.
Bien entendu, ce fou de Juilin était venu se placer en première ligne, son bâton déviant les épées à la vitesse de l’éclair et brisant des bras ou des crânes presque à chaque coup. Placé un peu en retrait, sa claudication plus marquée que jamais, Thom allait et venait le long du front, se chargeant d’égorger ou d’éventrer les rares assaillants qui parvenaient à passer. Avec un couteau dans chaque main, rien de plus, il parvenait sans peine à embrocher des escrimeurs bien plus jeunes et bien plus valides que lui.
Au combat, le vieil artiste conservait une expression fermée, comme s’il ne trouvait rien d’exaltant dans tout ça. Pourtant, quand un type en gilet de forgeron faillit blesser Elayne avec sa fourche, le trouvère se transforma soudain en un fauve rugissant. Bondissant sur l’agresseur, il le décapita à moitié tant il mit d’énergie à lui trancher la gorge.
Dans la cohue, Birgitte, toujours très calme, décochait flèche sur flèche, chacune trouvant un œil comme cible.
Si les rochers du Shienar, avec un peu d’aide, parvinrent à contenir la déferlante humaine, ce fut Galad qui la repoussa. Tranquille comme s’il attendait la danse suivante, lors d’un bal, il avait attendu les bras croisés, daignant seulement dégainer son épée lorsque les fanatiques furent quasiment sur lui. À ce moment-là, il se mit à danser, effectivement, sa grâce se muant en une fluidité mortelle. Ne s’opposant pas à la progression ennemie, il alla tout au contraire à sa rencontre, semant la mort au cœur même des rangs serrés de brutes. À certains moments, cinq ou six hommes parvinrent à l’encercler, épée, hache ou fourche brandies, mais ce fut la dernière chose qu’ils firent avant de mourir. Au bout du compte, malgré leur rage aveugle et leur soif de sang, les émeutiers ne purent plus affronter ce véritable messager de la mort. Jetant ses armes, un premier homme tourna les talons et s’enfuit. Le signal de la débandade. Les autres l’imitèrent, s’en retournant d’où ils venaient en laissant leur vainqueur debout seul au milieu d’un champ de cadavres et d’agonisants.
Nynaeve frissonna lorsque Galad se pencha pour essuyer sa lame sur la veste d’un mort. Même en faisant ça, il restait gracieux comme un félin. L’ancienne Sage-Dame eut néanmoins l’impression qu’elle allait rendre son petit déjeuner…
Combien de temps pour ce carnage ? Hors d’haleine, plusieurs guerriers du Shienar appuyés à leur épée regardaient Galad avec des yeux pleins de respect. Plié en deux, une main sur son genou fragile, Thom tentait de se débarrasser d’Elayne en l’assurant qu’il avait simplement besoin de reprendre son souffle.
Combien de temps ? Quelques minutes ou une heure, c’était impossible à dire.
Alors qu’elle regardait les blessés gisant sur le sol, Nynaeve, pour la première fois de sa vie, n’éprouva ni pitié ni envie de leur porter secours. Non loin d’elle, une fourche reposait dans la poussière où son propriétaire l’avait jetée. La tête d’un homme était fichée sur une dent et celle d’une femme sur l’autre. Prise de nausée, Nynaeve se réjouit simplement qu’il ne s’agisse pas de sa tête à elle. Mais pourquoi tremblait-elle de froid par une chaleur pareille ?
— Merci, dit-elle à personne en particulier et à tous ceux qui l’entouraient. Merci beaucoup.
N’aimant pas avouer qu’elle avait eu besoin des autres, Nynaeve eut l’impression que ces mots lui arrachaient la gorge. Cependant, ils étaient sincères. Voyant Birgitte hocher la tête, l’ancienne Sage-Dame dut quand même lutter contre son naturel qui revenait au galop. Mais l’héroïne avait fait sa part du travail – soit beaucoup plus que Nynaeve.
— Tu tires très bien, souffla cette dernière en rengainant son couteau.
Avec un sourire entendu, comme si elle savait très bien ce que ce compliment coûtait à sa compagne, Birgitte entreprit de récupérer ses flèches. Révulsée, Nynaeve s’efforça de ne pas regarder.
La plupart des guerriers étaient blessés, tout comme Thom et Juilin. Par miracle, Galad, lui, était indemne. Un miracle ? Pas vraiment, vu la manière dont il avait manié son épée.
Masculins jusqu’à l’absurde, tous ces braves prétendirent bien sûr n’avoir que des égratignures. Un bras pendant le long du corps, une seconde balafre sur le visage – si la plaie n’était pas rapidement guérie, la cicatrice serait le reflet de la première –, Uno déclara pourtant qu’il fallait repartir au plus vite.
Même si elle se sentait l’obligation de guérir les blessés, Nynaeve trouva cependant judicieux de ne pas s’attarder. Alors qu’Elayne venait de passer un bras autour de la taille de Thom, il refusa de s’appuyer sur elle et commença à déclamer une légende en haut-chant. Au milieu des fioritures, on parvenait à peine à reconnaître l’histoire de Kirukan, la superbe reine guerrière du temps des guerres des Trollocs.
— À ses meilleurs moments, dit Birgitte, elle avait le caractère avenant d’un sanglier coincé dans un buisson d’épineux. Bien entendu, toute ressemblance avec une personne ici présente serait une coïncidence…
Nynaeve serra les dents. On ne l’y reprendrait plus à féliciter l’héroïne, quoi qu’elle ait pu faire. De toute façon, à cette distance, n’importe quel archer de Deux-Rivières aurait tiré aussi bien. Même un gamin.
Dans les rues, le bourdonnement suivit le petit groupe et Nynaeve, plus d’une fois, eut le sentiment qu’on l’épiait de derrière les fenêtres sans vitre. Mais les émeutiers avaient dû se passer le mot, au sujet du désastre, car personne ne se montra jusqu’à ce qu’une bonne vingtaine de Fils de la Lumière viennent se camper au milieu du chemin, une moitié brandissant une épée et l’autre un arc avec une flèche encochée.
Les soldats du Shienar levèrent aussitôt leur lame.
Galad alla parlementer avec un officier au visage ridé par l’âge sous son casque conique. Bien qu’il lorgnât Uno et ses hommes d’un drôle d’œil – et Thom, Juilin et Birgitte, par la même occasion –, l’officier laissa passer tout ce petit monde.
L’indifférence du Fils à son égard agaça Nynaeve. Alors qu’Elayne se contenta de passer devant les Capes Blanches le menton pointé et sans leur accorder un regard, comme s’ils étaient des domestiques, l’ancienne Sage-Dame détestait qu’on la tienne ainsi pour quantité négligeable.
Le fleuve fut vite atteint. Au-delà de quelques entrepôts de pierre au toit d’ardoise, les trois quais également de pierre de la cité parvenaient à peine à atteindre l’eau au-delà d’une étendue de vase séchée par le soleil. Un grand deux-mâts attendait au bout d’une de ses jetées.
Avec un peu de chance, songea Nynaeve, ils obtiendraient des cabines séparées. Et avec beaucoup de veine, le navire ne tanguerait pas trop.
À une vingtaine de pas du quai, une petite foule attendait sous l’œil vigilant de quatre Capes Blanches. Nynaeve dénombra une dizaine d’hommes, tous loqueteux et presque tous âgés, et deux fois plus de femmes, certaines avec un bébé dans les bras et d’autres avec deux ou trois gamins accrochés à leurs jupes. Deux autres Fils de la Lumière défendaient l’entrée du quai.
Si les enfants se cachaient les yeux dans les jupes de leur mère, tous les adultes regardaient le bateau avec de grands yeux pleins d’espoir. Cette vision serra le cœur de Nynaeve. À Tanchico, elle avait vu des centaines de réfugiés en quête d’un moyen de fuir l’enfer. Pour ces gens-là, elle n’avait rien pu faire…
Avant qu’elle soit en mesure d’aider ces malheureux-ci, Galad la saisit par le bras, fit de même avec Elayne et les tira jusqu’à une passerelle qu’il les força à descendre au pas de charge. Sur le pont, six autres Fils de la Lumière surveillaient des hommes pieds nus – la plupart ne portant pas de chemise – accroupis à la proue du navire.
Attendant au pied de la passerelle, le capitaine regardait mornement les intrus qui avaient investi son bateau. Apercevant Galad et les deux femmes, il les lorgna d’un œil tout aussi noir.
Grand et très mince, Agni Neres, sanglé dans une veste noire, avait un visage étroit à l’expression sinistre flanqué de grandes oreilles sans doute très pratiques pour prendre le vent. Hautain, il n’accordait pas la moindre attention à la sueur qui ruisselait sur son front.
— Tu m’as payé un passage pour deux femmes, dit-il à Galad. Tu t’attends à ce que j’accepte gratuitement la troisième fille et tous ces types ?
Birgitte foudroya du regard le capitaine, qui parut ne pas s’en apercevoir.
— Mon bon capitaine, vous serez payé, dit très calmement Elayne.
— À condition que le prix soit raisonnable, modéra Nynaeve, se fichant du regard courroucé que lui lança la Fille-Héritière.
Neres serra les lèvres, sa bouche en disparaissant presque, et s’adressa de nouveau à Galad :
— Si tes hommes veulent bien descendre de mon bateau, je vais appareiller. Je déteste plus que jamais être ici en plein jour.
— Dès que vos autres passagers auront embarqué, dit Nynaeve en désignant les réfugiés massés sur le quai.
Neres se tourna vers Galad, s’avisa qu’il était allé s’entretenir avec les Fils et répondit, le regard rivé au-dessus du crâne de Nynaeve :
— Tous ceux qui pourront payer… C’est-à-dire pas beaucoup… Et de toute façon, si je me trompe, je ne pourrai pas prendre tout le monde.
Nynaeve se dressa sur la pointe des pieds afin que l’homme ne puisse pas rater son sourire – un rictus, plutôt, qui fit baisser la tête au marin.
— Vous les accepterez jusqu’au dernier, capitaine, si vous tenez à vos belles oreilles.
Pour ponctuer sa menace, Nynaeve baissa les yeux sur son couteau.
Neres fit mine de répliquer, mais il écarquilla les yeux, comme s’il venait de voir quelque chose derrière la jeune femme.
— D’accord, mais je veux quand même être défrayé d’une manière ou d’une autre. Je fais des dons au Nouvel An, et ce jour est passé depuis longtemps.
Reposant ses talons sur le pont, Nynaeve jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Thom, Juilin et Uno étaient là, les regardant, le capitaine et elle, d’un air plutôt bienveillant. Enfin, pour autant que c’était possible quand on avait le visage en sang et, dans le cas du vétéran, un horrible bandeau peint sur un œil. Une « bienveillance » des plus suspectes, tout bien pesé.
— Avant de débourser un sou, j’attendrai que tout le monde soit à bord, lâcha Nynaeve.
Puis elle partit en quête de Galad, qui selon elle méritait des remerciements. Il avait pensé bien agir, ça ne faisait aucun doute. Avec les meilleurs hommes, c’était justement le problème. En toutes circonstances, ils étaient convaincus d’avoir fait de leur mieux. Cela dit, de quelque façon qu’ils s’y soient pris, Thom, Juilin et Uno venaient de lui épargner d’interminables marchandages.
En train de parler avec Elayne, Galad ne cachait pas sa frustration et il rayonna soudain en apercevant Nynaeve.
— Nynaeve, j’ai payé votre passage jusqu’à Boannda. C’est à mi-chemin de l’Altara, où la rivière Boern se jette dans le fleuve Eldar. Hélas, je n’ai pas pu faire mieux. Le capitaine Neres a vidé ma bourse, et j’ai dû emprunter pour compléter la somme. Ce vautour exige dix fois le prix normal d’un passage. À partir de Boannda, je crains que vous deviez vous débrouiller pour gagner Caemlyn par vos propres moyens. Vraiment, j’en suis désolé.
— Tu en as déjà fait plus qu’assez, dit Elayne en tournant la tête vers Samara et ses colonnes de fumée.
— J’avais donné ma parole, fit Galad, presque accablé.
À l’évidence, les deux jeunes gens en étaient à ce point de leur conversation quand Nynaeve les avait rejoints. Non sans mal, l’ancienne Sage-Dame parvint à remercier Galad, qui refusa sa gratitude avec sa grâce habituelle mais en ayant l’air de penser qu’elle ne comprenait pas plus que sa sœur. En l’occurrence, il n’avait pas tort. Pour tenir sa parole, il avait déclenché une guerre – sur ce point, Elayne avait raison, les choses finiraient par en arriver là –, pourtant, alors que ses hommes avaient investi le navire, il n’avait pas exigé un tarif plus raisonnable. Le bateau lui appartenant, Neres avait le droit de fixer ses prix, tant qu’il consentait à emmener Elayne et Nynaeve. C’était vrai : déterminé à bien agir, Galad ne prenait jamais en compte le coût, pour lui et pour les autres, de sa rectitude morale.
Au pied de la passerelle, il s’arrêta, contemplant la ville comme s’il voyait l’avenir.
— Restez loin de Rand al’Thor, dit-il. La destruction marche dans son sillage. Et avant d’en avoir fini, il disloquera de nouveau le monde. Oui, tenez-vous à l’écart de lui.
Il remonta sur le quai, demandant déjà qu’on lui apporte son équipement.
Nynaeve et Elayne échangèrent un regard interloqué, puis elles détournèrent la tête, très gênées. Il n’était pas facile de partager un moment pareil avec quelqu’un dont la langue assassine, l’instant d’après, pouvait vous arracher le cœur.
En tout cas, c’était pour ça que Nynaeve se sentait embarrassée et déconfite. La réaction similaire d’Elayne, en revanche, dépassait son entendement, sauf si la jeune chipie reprenait peu à peu ses esprits.
De toute évidence, Galad ne se doutait pas qu’elles n’avaient aucune intention d’aller à Caemlyn. Les hommes n’étaient jamais très intuitifs, alors, l’être à ce point…
Un long moment durant, les deux jeunes femmes évitèrent soigneusement de se regarder.