44 Une moindre tristesse

Sa chemise trempée de sueur lui collant à la peau, Rand gardait quand même sa veste pour se protéger du vent mordant qui soufflait vers la capitale. Bien que le soleil ne fût pas encore à son zénith – il faudrait une bonne heure encore – il avait le sentiment d’avoir couru toute la matinée puis de s’être fait rouer de coups de gourdin. Dans son cocon de Vide, il avait à peine conscience de son épuisement, la douleur dans les bras, les jambes et les reins lui semblant aussi lointaine que les pulsations de la cicatrice sensible qui lui barrait le flanc. Mais normalement, il n’aurait pas dû s’en apercevoir du tout ! Quand le Pouvoir l’emplissait, il était capable de distinguer chaque feuille sur un arbre à cent pas de distance, mais tout ce qui arrivait à son propre corps devait en principe ne lui faire aucun effet, comme si ça concernait quelqu’un d’autre.

Depuis un long moment, pour puiser du saidin, il recourait à la figurine d’un petit bonhomme rondouillard qu’il gardait en permanence dans sa poche. Un angreal, en réalité. Même ainsi, utiliser le Pouvoir était quasiment une torture, surtout quand il fallait réaliser des tissages ayant un champ d’action d’une lieue ou plus. Pourtant, sans les relents nauséabonds de la souillure, nul doute qu’il aurait tenté d’attirer en lui encore plus de Pouvoir. Souillure ou non, c’était ça, l’ivresse de la Source Authentique. En même temps, après des heures passées à canaliser, il ne lui restait presque plus de forces. Et les dernières, il devait également les mobiliser pour empêcher le saidin de le calciner sur place – ou en tout cas, de carboniser son esprit.

Au fil du temps, il devenait de plus en plus difficile de contenir le saidin et de résister parallèlement au désir destructeur d’en absorber davantage. Bien sûr, il avait aussi plus de mal à contrôler les flots qui circulaient déjà en lui. Un cercle infernal, alors qu’il restait des heures avant que le sort de la bataille soit scellé.

Après s’être essuyé le front, Rand serra très fort la rambarde. Il était proche du point de rupture. Alors qu’il était plus puissant qu’elles, qu’advenait-il des deux femmes ?

Aviendha, debout, regardait Cairhien et les nuages d’orage. De temps en temps, elle se penchait pour jeter un coup d’œil avec la lunette. Assise en tailleur, les yeux fermés, Egwene s’était adossée à un poteau encore recouvert d’écorce. À l’évidence, les deux jeunes femmes étaient au moins aussi fatiguées que lui.

Avant qu’il ait pu intervenir – comment, d’ailleurs, puisqu’il n’avait aucune compétence thérapeutique ? – Egwene ouvrit les yeux, se releva et échangea avec Aviendha quelques propos paisibles que le vent emporta trop vite pour que Rand, même avec son ouïe renforcée par le saidin, ait le temps de les comprendre.

Aviendha s’assit à la place de sa compagne et s’adossa elle aussi au poteau. Au-dessus de la cité, les nuages continuaient à projeter des éclairs, mais il s’agissait plus souvent de fourches aléatoires que de lances bien rectilignes.

Ainsi, elles avaient institué une rotation, s’accordant tour à tour un peu de repos. Rand aurait apprécié que quelqu’un fasse de même avec lui, mais pas au point de regretter d’avoir consigné Asmodean sous sa tente. Il ne lui aurait pas fait confiance, surtout en un moment pareil. Voyant Rand faiblir, qui pouvait dire ce qu’il aurait eu l’idée de tenter ?

Les jambes tremblantes, Rand se pencha sur sa lunette pour observer les collines environnantes. Désormais, on y distinguait de la vie – au milieu des cadavres. Partout où il regardait, on se battait avec acharnement. Des Aiels contre des Aiels, mille par-ci et cinq mille par-là… Des fauves qui s’affrontaient sur les collines chauves, trop près les uns des autres pour qu’il puisse intervenir.

En revanche, Rand n’aperçut pas l’ombre des colonnes de cavaliers et de la compagnie de piquiers. Pourtant, il les avait aperçues en trois occasions, dont une où elles ferraillaient contre des Shaido deux fois supérieurs en nombre. Ces forces devaient toujours être là, mais à un stade si avancé de la bataille, il semblait peu probable que Melanril ait continué à obéir à ses ordres. L’avoir nommé parce qu’il avait eu la décence d’être gêné par les outrances de Weiramon était bien entendu une erreur. Mais dans l’urgence, Rand avait dû improviser, et il avait eu la certitude qu’il lui fallait se débarrasser du vieux seigneur. Pour l’heure, il ne pouvait rien faire. Ensuite, peut-être qu’un des Cairhieniens ferait un meilleur chef. À condition que des ordres, même venant de Rand, puissent forcer des Teariens à obéir à un Cairhienien…

Un mouvement confus, au pied du mur d’enceinte gris, attira soudain l’attention de Rand. Les grandes portes bardées de fer étaient ouvertes et, presque dans l’encadrement, des Aiels affrontaient des cavaliers et des lanciers tandis que des gens tentaient en vain de repousser les battants. À un quart de lieue des portes, des chevaux sans cavalier et des cadavres d’hommes en armure gisant sur le sol marquaient l’endroit où la tentative de sortie était venue se briser sur les assaillants.

Des flèches pleuvaient des remparts en même temps que de grosses pierres et, de temps en temps, des lances projetées avec assez de force pour transpercer deux ou trois hommes d’un coup. Malgré ses efforts, Rand ne parvint pas à déterminer d’où partaient ces projectiles-là. Piétinant leurs propres morts, les Aiels gagnaient pourtant du terrain, menaçant de s’introduire en ville. Balayant le terrain avec sa lunette, Rand vit que deux colonnes de guerriers approchaient des portes. Trois mille hommes, au minimum. Et bien entendu, il s’agissait de Shaido.

Dans son cocon de Vide, Rand eut lointainement conscience qu’il serrait les dents. Si les Shaido entraient dans la cité, il ne pourrait jamais les pousser vers le nord. Il faudrait les faire sortir de leurs trous rue par rue, les pertes humaines seraient colossales et Cairhien finirait en ruine comme Eianrod ou pire encore, comme Taien.

Les Cairhieniens et les Shaido se battaient au corps à corps, évoquant des fourmis coincées dans une cuvette, mais il allait quand même devoir tenter quelque chose.

Rand prit une grande inspiration et canalisa le Pouvoir. En générant les nuages d’orage, ses deux compagnes lui avaient fourni les conditions de départ. Même s’il ne voyait pas leurs tissages, rien ne lui interdisait d’en tirer parti. Des éclairs bleus s’abattirent donc sur les Aiels en une rapide série de frappes.

Levant la tête, Rand cligna des yeux pour chasser l’image rémanente de ces traits de lumière, puis il regarda de nouveau avec la lunette. Là où les éclairs avaient frappé, les Shaido gisaient comme des épis de blé tout juste fauchés. Des hommes et des chevaux étaient aussi tombés plus près des portes, et beaucoup de soldats du Cairhien ne bougeaient plus. Mais les hommes encore valides traînaient les blessés en sécurité et les portes commençaient à se refermer.

Combien de malheureux n’arriveront pas à rentrer ? Combien des miens ai-je tués ?

En vérité, si terrible que ce fût, ces questions n’avaient aucune importance. Ce qui devait être fait venait d’être fait, et cela seul comptait.

La mission était accomplie, et c’était très bien comme ça… Dans son cocon, Rand sentait que ses jambes tremblaient. S’il voulait vivre jusqu’au soir, il allait devoir se ménager. Plus question d’intervenir partout. À partir de maintenant, il lui faudrait repérer les endroits où il pouvait faire une différence, et…

Alors que les nuages étaient massés au-dessus de la ville et des collines qui l’entouraient, un éclair venait de jaillir du ciel limpide, juste au-dessus de sa tête. Et cette attaque-là visait les Promises postées autour de l’édifice d’observation.

Tous les poils hérissés par les ondes qui se diffusaient dans l’air, Rand se concentra et finit par sentir la nature profonde de cet éclair – ou plutôt par capter le tissage de saidin qui l’avait généré.

Ainsi, Asmodean a été tenté, même alors qu’il était consigné…

L’heure n’était pas à la réflexion. Comme des coups frappés sur un tambour géant, les éclairs se succédaient, s’abattant sur les Promises jusqu’à ce que le dernier s’écrase au pied de la tour dans une explosion d’éclats de bois de la taille d’un bras ou d’une jambe.

Alors que la tour basculait, Rand se jeta sur Egwene et Aviendha et parvint à les entourer toutes deux d’un seul bras. De l’autre, il s’arrima à un poteau de ce qui était désormais la partie haute de la plate-forme inclinée. Ses deux compagnes le dévisagèrent, les yeux ronds, puis elles ouvrirent la bouche, mais le moment n’était pas non plus propice aux explications.

La tour s’écroula sur les branches des arbres environnants. Un instant, Rand espéra que ceux-ci amortiraient le choc.

Le poteau auquel il se retenait se brisa net. La chute fut rapide, et l’impact avec le sol coupa le souffle à Rand juste avant que les deux femmes atterrissent sur lui.

Il perdit connaissance.


Le réveil fut progressif, l’ouïe revenant à Rand en premier.

— … tu nous as déterrés comme un vulgaire rocher, et envoyés rouler sur le versant de la montagne en pleine nuit.

C’était la voix d’Aviendha, très basse comme si elle se parlait toute seule. Et quelque chose bougeait sur le visage de Rand.

— Tu nous as pris ce que nous sommes et ce que nous étions ! Tu dois nous donner quelque chose en échange. Une raison d’exister. Nous avons besoin de toi ! (Les mouvements de l’objet inidentifiable ralentirent.) J’ai besoin de toi ! Pas pour moi-même, ne te trompe pas ! Pour Elayne… Ce qui se dresse entre elle et moi se dresse entre elle et moi, mais je te rendrai à elle. Oui, je le ferai ! Si tu meurs, je lui apporterai ton cadavre. Si tu meurs…

Rand ouvrit les yeux. Un moment, les deux jeunes gens se dévisagèrent, leur nez se touchant presque. Ses cheveux en bataille, car ils n’étaient plus tenus par son foulard, Aviendha avait une joue tuméfiée. Se redressant un peu, elle plia un morceau de tissu poisseux de sang et entreprit d’éponger le front de Rand avec une vigueur qui lui ressemblait plus que sa délicatesse antérieure.

— Je n’ai pas l’intention de mourir, dit le jeune homme.

En réalité, il n’en était pas sûr du tout. Le Vide et le saidin n’étaient plus là, bien sûr, et l’idée de les avoir perdus de cette façon le fit frissonner. C’était un pur miracle que le saidin, juste avant de le fuir, n’ait pas dévasté son esprit. À l’idée d’entrer de nouveau en contact avec la Source, il grogna de douleur. Sans la protection du Vide, il sentait sa plus petite ecchymose, et elle lui faisait l’effet d’être une plaie béante. Épuisé, il se serait endormi sur-le-champ si la souffrance ne l’en avait pas empêché. Une bonne chose, en fait, car il n’aurait pas l’occasion de dormir avant longtemps.

Rand glissa une main sous sa veste, se palpa le flanc puis essuya discrètement le sang qui empoissait ses doigts avant de ressortir sa main. Avec une chute pareille, comment s’étonner que sa vieille blessure jamais vraiment guérie se soit rouverte ? Apparemment, l’hémorragie n’était pas trop grave, mais si les Promises s’apercevaient qu’il saignait – idem si c’était Egwene ou Aviendha – il devrait se battre pour qu’on ne le conduise pas de force à Moiraine. Or, il avait bien trop à faire pour subir une guérison maintenant, d’autant plus que cette intervention, dans l’état où il était, lui ferait l’effet d’un bon coup de gourdin sur le crâne. De plus, l’Aes Sedai devait avoir à traiter des cas bien plus graves que le sien.

Ravalant un gémissement, Rand se leva sans avoir réellement besoin de l’aide que lui apporta Aviendha. Une fois debout, il oublia instantanément ses blessures.

Sulin était assise non loin de là et Egwene lui bandait la tête tout en se morigénant de ne pas avoir la moindre compétence thérapeutique. Mais la Promise aux cheveux blancs n’était pas la seule blessée, ni la plus grièvement. Un peu partout, des femmes en cadin’sor étendaient des couvertures sur les mortes ou s’occupaient des malheureuses qui étaient seulement brûlées – si « seulement » pouvait s’appliquer à des blessures infligées par la foudre. N’étaient les murmures rageurs d’Egwene, un grand silence régnait sur le sommet de la colline, car pas un gémissement n’échappait aux guerrières blessées.

La tour désormais brisée menu n’avait pas épargné les Promises dans sa chute, cassant des membres et déchirant des chairs. Sous les yeux de Rand, une Promise étendit une couverture sur le corps et le visage d’une de ses sœurs de la Lance aux cheveux quasiment de la même couleur, du blond tirant sur le roux, que ceux d’Elayne.

Jolien… Le cou brisé… Une des premières Promises qui avaient traversé le Mur du Dragon pour partir à la recherche de Celui qui Vient avec l’Aube. Pour Rand, elle était allée jusqu’à la Pierre de Tear. Et maintenant, elle était morte.

Également pour le servir.

Tu as parfaitement réussi à protéger les Promises, mon gars ! Félicitations !

En se concentrant, Rand parvint à sentir les éclairs – ou plutôt, l’aura rémanente de leur génération. Un peu comme celle qui s’était imprimée sur ses rétines, quelques minutes auparavant… Remontant la « piste » des tissages, il eut la surprise de constater qu’elle menait à l’ouest, donc pas vers le camp. Asmodean n’était pour rien dans cette attaque.

— Sammael !

Ça ne faisait pas l’ombre d’un doute. L’assaut dans la passe de Jangai, c’était Sammael, comme les raids de pirates dans le pays de Tear, et comme le massacre d’aujourd’hui.

— Sammael ! rugit Rand. Sammael !

Quand Aviendha le prit par un bras, il s’avisa qu’il venait de faire un pas en avant. Egwene accourut et lui prit l’autre bras, les deux femmes s’accrochant à lui comme si elles désiraient l’enraciner là où il était.

— Même pour une tête de pioche, siffla Egwene, il y a des limites ! (Elle sursauta quand il la foudroya du regard, mais ne le lâcha pas pour autant.) Celui qui a fait ça, qui qu’il soit, pourquoi crois-tu qu’il a attendu que tu sois épuisé ? Parce que s’il ne parvenait pas à te tuer, il espérait que tu te lancerais à sa poursuite, afin de faire une cible facile. Enfin, tu ne tiens pas debout !

Soutenant le regard de Rand, Aviendha semblait tout aussi déterminée qu’Egwene.

— Rand al’Thor, on a besoin de toi ici ! Ici, Car’a’carn ! Te conduire avec honneur, est-ce tuer cet homme ou rester avec ceux que tu as conduits jusqu’ici ?

Son shoufa sur les épaules, ses lances et sa rondache à la main, un jeune Aiel déboula au milieu des Promises. Ne bronchant pas en découvrant que deux femmes tenaient fermement le Car’a’carn, il regarda les débris de la tour, les cadavres et les guerrières blessées, se demandant visiblement ce qui s’était passé et où gisaient les ennemis morts, puis il s’appuya à ses lances, en face de Rand, et déclara :

— Je suis Seirin, du clan Shorara des Tomanelle.

— Je te vois, Seirin, répondit Rand, respectant le rituel.

Rien de très facile alors que deux furies le tenaient comme pour l’empêcher de s’enfuir à toutes jambes.

— Notre chef, Han, envoie un message au Car’a’carn. Les tribus qui se trouvent à l’est marchent les unes vers les autres. Toutes les quatre. Han va se joindre à Dhearic et il a fait demander à Erim de les rejoindre.

Rand prit une inspiration prudente… et espéra que les deux femmes croiraient que sa grimace avait pour cause ces nouvelles. En réalité, son flanc le mettait à la torture et il sentait le sang ruisseler le long de sa chemise.

Ainsi, il n’y aurait personne pour pousser Couladin vers le nord quand les Shaido se débanderaient. S’ils se débandaient, ce qui ne semblait pas garanti, d’après ce qu’il avait vu. Pourquoi les Miagoma et les autres se réunissaient-ils ? S’ils envisageaient de se retourner contre lui, c’était une obligeante façon de le prévenir. Cela dit, si c’était le cas, Han, Dhearic et Erim seraient en infériorité numérique. Si les Shaido tenaient assez longtemps pour que les quatre tribus fassent la jonction…

Tournant la tête, Rand vit qu’il pleuvait sur la ville, maintenant qu’Egwene et Aviendha ne contrôlaient plus les nuages. L’averse gênerait les deux camps. Car sauf si les deux femmes étaient plus en forme qu’elles le semblaient, elles ne parviendraient pas à reprendre les commandes de l’orage à cette distance.

— Dis à Han de faire ce qu’il faut pour que ces tribus ne nous prennent pas à revers.

Si jeune qu’il fût – l’âge de Rand, tout au plus – Seirin ne dissimula pas sa surprise. Bien sûr que Han allait faire ce qu’il fallait ! Attendant un peu, histoire de voir si Rand n’avait rien de plus judicieux à ajouter, il finit par tourner les talons et repartit à la vitesse de l’éclair. Pour être de retour plus vite et manquer le moins possible de la bataille, sans doute. Car elle pouvait très bien avoir déjà commencé, là-bas…

— Quelqu’un doit aller chercher Jeade’en…, dit Rand dès que Seirin fut parti.

S’il tentait de marcher jusqu’à son cheval, il aurait vraiment besoin des deux femmes pour le soutenir. Bien qu’elles fussent très différentes l’une de l’autre, Egwene et Aviendha eurent la même expression suspicieuse. Une astuce que les mères devaient apprendre à toutes les petites filles, probablement…

— Je ne vais pas me mettre à la recherche de Sammael. (Pas encore.) Mais je dois m’approcher de la ville.

Immobilisé par les deux furies, Rand désigna la tour d’un signe de tête. Maître Tovere pourrait peut-être récupérer les lentilles sur les lunettes, mais à part ça, il ne restait plus trois rondins entiers de l’édifice. Aujourd’hui, il n’y aurait plus moyen d’observer le terrain d’en haut.

Egwene hésita, mais Aviendha demanda à une jeune Promise d’aller rejoindre les gai’shain. Pour ramener également Brume, comprit Rand, une initiative à laquelle il ne s’était pas attendu.

En maugréant au sujet de la poussière, Egwene entreprit de se nettoyer un peu. Aviendha, quant à elle, avait trouvé un peigne en ivoire et un nouveau foulard – la Lumière seule savait où ! Alors qu’elles venaient de subir le même choc que lui, les deux jeunes femmes semblaient déjà beaucoup moins… débraillées. Elles étaient toujours fatiguées, mais si elles pouvaient canaliser, elles lui seraient utiles.

Rand sursauta intérieurement. Était-ce comme ça, désormais, qu’il pensait aux gens ? En fonction de leur utilité ? En tout cas, il allait devoir garder les deux femmes en sécurité autant qu’elles l’étaient en haut de la tour. À savoir pas tant que ça, tout compte fait, mais cette fois, il se jura de s’y prendre mieux.

Le haut du crâne pansé – des bandes d’algode, tout simplement –, Sulin se leva lorsque Rand approcha d’elle.

— Je vais aller plus près de la ville, annonça-t-il, pour voir ce qui se passe et intervenir quand ça s’imposera. Toutes les guerrières blessées devront rester ici, avec des compagnes valides pour les protéger, le cas échéant. Sulin, fais en sorte que ce soit une garde digne de ce nom. Je n’ai pas besoin de beaucoup de Promises, et laisser massacrer leurs sœurs blessées serait une bien mauvaise récompense pour la façon dont elles ont défendu mon honneur.

Un ordre qui devrait suffire à tenir la plupart des guerrières loin des combats. Pour préserver les autres, Rand lui-même allait devoir se tenir à l’écart de l’action, mais dans l’état où il était, ça ne serait pas un grand sacrifice.

— Sulin, je veux que tu restes ici et que…

— Je ne fais pas partie des blessées, coupa la Promise.

Rand hésita, puis il capitula.

— Comme tu veux…

La blessure de Sulin était grave, ça ne faisait aucun doute, mais cette femme était une dure à cuire. S’il la forçait à rester en arrière, il risquait de se trouver avec quelqu’un comme Enaila à la tête de ses gardes du corps. Être traité comme un frère était de loin beaucoup moins agaçant que d’être materné, et il ne se sentait pas d’humeur à retomber en enfance.

— Mais je te charge de t’assurer qu’aucune femme vraiment blessée ne nous suivra. Je ne veux personne qui risque de me ralentir ou que je sois obligé d’abandonner en chemin.

Sulin acquiesça avec tant de conviction que Rand fut rassuré. À l’évidence, toute Promise souffrant ne serait-ce que d’une égratignure resterait ici. À part Sulin elle-même, bien entendu…

Pour une fois, Rand ne se sentit pas coupable d’avoir utilisé quelqu’un. Les Promises avaient choisi de porter des lances, certes, mais elles avaient aussi décidé de le suivre. Si le verbe « suivre » n’était peut-être pas tout à fait approprié, étant donné le nombre d’initiatives qu’elles prenaient, ça ne changeait fondamentalement rien dans son esprit. Il ne pouvait pas envoyer une femme à la mort, et il ne le ferait pas. C’était ainsi, voilà tout. Pour tout dire, il avait craint que cette attitude lui vaille de sérieuses protestations. Miraculeusement, ce n’était pas le cas…

Je dois être plus subtil que je le pensais…

Deux gai’shain arrivèrent, tenant Jeade’en et Brume par la bride. D’autres les suivaient, sous la direction de Sorilea et d’une dizaine d’autres Matriarches. Ceux-là portaient des bandages, des pots d’onguent et des outres d’eau empilées sur leurs épaules.

Étudiant les Matriarches, Rand constata qu’il en connaissait au moins la moitié par leur nom. Sorilea les dirigeait, c’était indiscutable, et elle eut vite fait de les envoyer, ainsi que les gai’shain, aider les Promises qui s’occupaient des blessées. Puis elle regarda Rand, Egwene et Aviendha, fronçant les sourcils comme si elle les jugeait en assez piteux état pour qu’il soit nécessaire de les nettoyer en même temps que leurs blessures. Devinant ce qui risquait de se passer, Egwene sourit à la vénérable Matriarche, puis elle se hissa péniblement en selle. Si l’équitation lui avait été plus familière, Sorilea aurait sûrement compris que la raideur de la jeune femme n’avait rien de naturel.

Aviendha prit la main de sa compagne et monta en croupe sans protester – un comportement, quand on la connaissait un peu, qui trahissait son épuisement.

Rand serra les dents et tenta de sauter souplement en selle. Ses muscles douloureux lui firent payer cette fanfaronnade, mais ce ne fut rien comparé au coup de poignard qui lui déchira le flanc. Le souffle coupé, il eut besoin d’une très longue minute pour inspirer de nouveau, mais il ne laissa rien transparaître de sa détresse.

Egwene fit approcher Brume de Jeade’en et souffla :

— Si tu ne peux pas monter sur un cheval mieux que ça, Rand al’Thor, tu devrais peut-être renoncer à l’équitation pendant un moment…

Comme d’habitude, l’expression d’Aviendha faisait penser à celle d’une statue, mais une lueur dansait dans ses yeux rivés sur Rand.

— J’en ai autant à ton service, ma chère, répondit celui-ci. Tu ne devrais pas rester ici et aider Sorilea en attendant d’aller mieux ?

Cette remarque cloua le bec à Egwene, même si elle émit un de ces fameux « soupirs féminins ». Sorilea observant toujours le trio, Aviendha lui sourit de nouveau.

Rand talonna sa monture qui s’engagea au trot sur la pente. Chaque foulée du cheval lui déchirait le flanc, l’obligeant à respirer par la bouche pour atténuer un peu la douleur, mais il avait pas mal de distance à couvrir, et avancer au pas aurait pris trop de temps. De plus, le regard insistant de Sorilea commençait à lui taper sérieusement sur les nerfs.

Brume rattrapa Jeade’en avant qu’il ait fait cinquante pas sur la pente couverte de broussaille, et les Promises dirigées par Sulin arrivèrent moins de cinquante pas plus tard, certaines accélérant pour se placer en position d’éclaireuses. Il y avait plus de guerrières que Rand l’espérait, mais ce n’était pas bien grave. Ce qu’il avait en tête ne le conduirait pas à proximité des combats. Avec lui, les sœurs de la Lance seraient en sécurité.

Même en ayant recours à l’angreal, se connecter au saidin coûta un effort presque surhumain au jeune homme, le Pouvoir pesant plus lourd sur ses épaules que jamais. Quant à la souillure, elle ne lui avait jamais semblé aussi immonde. Mais le cocon de Vide l’isola de sa souffrance. Et si Sammael faisait de nouveau des siennes, il trouverait à qui parler.

Rand fit encore accélérer Jeade’en. Quoi que fasse Sammael, lui, il avait du pain sur la planche.


De l’eau gouttant du chapeau de Mat, il devait régulièrement baisser sa longue-vue pour nettoyer l’extrémité du cylindre. Depuis une heure, la pluie était moins violente, mais les branches dénudées sous lesquelles il se tenait faisaient un bien médiocre abri et sa pauvre veste était depuis longtemps trempée. Les oreilles en berne, Pépin semblait avoir l’intention de ne plus bouger, même si son maître le talonnait jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Quelle heure était-il ? Mat n’aurait su le dire, même s’il estimait qu’on devait être quelque part au milieu de l’après-midi. Les nuages noirs ne s’étant pas dissipés, il ne parvenait pas à voir le soleil, de là où il était. Cela dit, il aurait pu jurer que trois ou quatre jours s’étaient écoulés depuis qu’il avait dévalé le versant d’une colline pour aller prévenir les Teariens. Un acte qu’il ne s’expliquait toujours pas, pour être honnête.

Pour l’heure, il observait le sud en quête d’une porte de sortie. Pour trois mille hommes… Car le nombre des survivants se montait au minimum à ça. À coup sûr, ils devaient se demander ce que faisait leur chef, pensant probablement qu’il cherchait une nouvelle bataille pour eux. Mais au goût de Mat, trois de suite, c’était trois de trop ! En restant vigilant et en gardant l’esprit vif, il aurait pu mettre les bouts tout seul, à ce moment précis. Mais trois mille hommes se déplaçaient difficilement sans attirer l’attention, et surtout, ils ne se déplaçaient pas très vite, quand plus de la moitié étaient des fantassins.

Voilà pourquoi Mat se tenait sur cette crête oubliée de la Lumière, avec devant lui des Teariens et des Cairhieniens massés dans le ravin qui séparait cette butte de la suivante.

S’il décidait de filer maintenant…

Remettant la longue-vue devant son œil, le jeune homme reprit son observation d’une série de collines chichement boisées. Les quelques bosquets feraient d’excellents camouflages, mais il n’y en avait pas assez pour ce qu’il voulait faire. Afin de se rabattre vers l’est, il avait utilisé la moindre particularité du terrain permettant de dissimuler une souris. Ainsi, il avait pu ramener la colonne sur un site moins exposé, à l’abri des éclairs et de divers autres projectiles rien moins que naturels – encore que ces derniers fussent moins dévastateurs, lui semblait-il, que les explosions qui vous éventraient le sol sous les pieds sans raison apparente.

Tous ces efforts pour découvrir que la bataille se déplaçait avec lui. Quoi qu’il fasse, il continuait à en être l’épicentre.

Où est ma maudite chance, maintenant que j’en ai vraiment besoin ?

Pour s’attarder ici, il fallait avoir un cerveau pas plus gros qu’un pois chiche. Jusque-là, il avait réussi à garder en vie les autres crétins, mais rien ne garantissait que ça durerait. Tôt ou tard, les dés du destin allaient s’immobiliser sur l’Œil du Ténébreux.

Ce sont des fichus soldats ! Je peux les laisser se débrouiller et ficher le camp.

Pourtant, il continua à sonder le terrain. Les buttes fournissaient également un abri aux Aiels de Couladin, bien entendu, mais il les distinguait quand même de temps en temps. Tous n’étaient pas engagés dans des batailles rangées, mais la plus petite unité restait bien plus grande que la sienne, et toutes se trouvaient entre la sécurité et lui. De plus, dans cette confusion, il était impossible de dire qui était qui avant qu’il soit trop tard pour que ça serve à quelque chose. Les Aiels faisaient la différence du premier coup d’œil, semblait-il, mais pour ce que ça l’avançait…

À quelque chose comme un quart de lieue, quelques centaines de silhouettes en cadin’sor courant à huit de front en direction de l’est arrivèrent au sommet d’une butte où quelques lauréoles tentaient en vain de se faire passer pour un bosquet. Avant que les premiers coureurs aient pu s’engager sur le versant descendant, un éclair s’abattit sur eux, faisant jaillir dans l’air des gerbes de terre, de sang et de chair. Quand le tonnerre qui ponctuait le coup arriva aux oreilles de Mat, Pépin ne broncha même pas, car il s’était habitué à des frappes bien plus proches que ça.

Quelques Aiels encore entiers se relevèrent et rejoignirent en boitillant ceux qui étaient restés debout et tentaient d’évaluer les dégâts. Après avoir hissé une dizaine de blessés au maximum sur leurs épaules, ces miraculés repartirent au pas de course vers l’endroit d’où ils venaient. Dans ce genre de situation, déguerpir au plus vite était vital. Si on traînait, un deuxième éclair ne tardait pas à jaillir des nuages pour venir achever le travail. En quelques secondes, il n’y eut plus personne en vue sur la crête, à part des cadavres.

Mat orienta sa longue-vue en direction de l’est, où le ciel était dégagé. Normalement, il aurait dû apercevoir la tour d’observation au-dessus de la cime des arbres, mais depuis un bon moment, il ne parvenait plus à la localiser. Peut-être parce qu’il ne la cherchait pas au bon endroit. Aucune importance ! Les éclairs devaient être l’œuvre de Rand, et tout le reste aussi.

Si je peux aller assez loin dans cette direction…

Eh bien, il serait revenu à son point de départ ! Même si ce ne serait pas à cause de l’attraction des ta’veren, il aurait un mal de chien à s’éclipser de nouveau, lorsque Moiraine aurait découvert qu’il avait essayé. De plus, il y avait Melindhra. Pour une raison qui le dépassait, quand un homme tentait de sortir de leur vie sans les prévenir, les femmes avaient tendance à monter sur leurs grands chevaux.

Alors qu’il sondait le terrain, toujours à la recherche de la tour, le versant entier d’une colline s’embrasa sous ses yeux, tous les arbres se transformant en torches en un éclair.

Le jeune homme baissa lentement sa longue-vue. Pour voir les flammes et la fumée qui s’élevait déjà dans le ciel, il n’en avait pas besoin. Et quand il voyait de telles choses, il ne lui fallait pas non plus une pancarte pour identifier les effets du Pouvoir de l’Unique. Rand était-il finalement devenu fou à lier ? Ou Aviendha en avait-elle eu soudain assez d’être forcée de rester avec lui ? Ne jamais taper sur les nerfs d’une femme capable de canaliser – une règle que Mat parvenait hélas difficilement à respecter, même s’il essayait de toutes ses forces.

Si tu gardais tes sarcasmes pour quelqu’un d’autre que toi ? se morigéna-t-il.

Des fadaises, pour s’épargner de penser à la troisième possibilité. Si Rand n’était toujours pas cinglé et si Aviendha, Egwene ou une des Matriarches n’avaient pas décidé de se débarrasser de lui, quelqu’un d’autre participait activement aux réjouissances du jour. En bon joueur, Mat était parfaitement capable d’additionner deux et deux sans obtenir cinq.

Sammael !

Eh bien, comme voie de sortie, ça se posait un peu là !

Par le sang et les fichues cendres ! Qu’est-il donc arrivé à ma… ?

Entendant craquer dans son dos ce qui devait être une branche morte, Mat fit volter Pépin, le dirigeant davantage avec ses genoux qu’avec les rênes, et saisit dans le même temps son étrange lance au tranchant en forme d’épée.

Les yeux écarquillés, les cheveux collés sur le crâne par la pluie, Estean faillit laisser tomber son casque quand la lame s’arrêta un souffle avant de lui fendre proprement la tête en deux. Également à pied, Nalesean eut un sourire à la fois crispé et amusé face à la réaction de son compatriote. Costaud, le visage carré, Nalesean était le deuxième jeune seigneur à diriger la cavalerie, après Melanril. Impassibles comme il se devait, Talmanes et Daerid étaient là aussi, un pas derrière les Teariens, bien entendu. Pour rejoindre Mat, les quatre hommes avaient laissé leurs montures un peu en arrière dans le bosquet.

— Des Aiels foncent droit sur nous, annonça Nalesean tandis que Mat relevait sa lance à hampe noire. Je veux bien que la Lumière carbonise mon âme s’ils sont moins de cinq mille. (Il eut le même genre de sourire que précédemment.) Je doute qu’ils sachent que nous les attendons…

Estean hocha brièvement la tête.

— Ils restent dans les vallées et les ravins, pour se cacher des…

Il leva les yeux au ciel et frissonna. D’après la réaction des trois autres, il n’était pas le seul à redouter ce qui pouvait s’abattre des nuages.

— En tout cas, il est évident qu’ils ont l’intention de passer là où se trouvent les hommes de Daerid.

Mat entendit du respect dans la voix du nobliau. Un peu forcé, bien sûr, et pas très fort, mais du respect quand même pour les piquiers. Après que ceux-ci lui avaient sauvé la vie plusieurs fois, il ne pouvait plus décemment les regarder de haut.

— Ces Aiels seront sur nous avant même de nous avoir vus.

— Formidable, marmonna Mat. C’est tout simplement formidable !

De l’ironie, bien entendu, mais qui passa bien au-dessus de la tête de Nalesean et d’Estean, qui piaffaient d’impatience à l’idée d’en découdre. En revanche, Daerid et Talmanes, de vrais soldats, eux, semblaient beaucoup moins enthousiastes, même si leur détermination restait au-dessus de tout soupçon.

Le premier choc contre les Shaido avait été un cinquante-cinquante, le genre de cote que Mat ne prenait jamais, sauf quand il y était forcé. Bien sûr, les éclairs avaient modifié la donne, conduisant à un désastre pour l’ennemi, mais fondamentalement, ça ne changeait rien. En deux autres occasions, il avait fallu se battre, parce que c’était ça ou se rendre, tout simplement, et les choses n’avaient jamais fini aussi bien que les Teariens l’espéraient. Un des affrontements s’était même terminé sur une égalité, mais uniquement parce que Mat était parvenu à semer les Shaido après qu’ils se furent regroupés pour mieux combattre.

Au moins, il n’y avait pas eu d’attaque tandis qu’il guidait ses forces entre les collines, dans l’étroite vallée. Sans nul doute, les Aiels avaient dû trouver autre chose pour se distraire. Par exemple des éclairs, ou d’autres agréables surprises de ce genre.

Mat savait très bien pourquoi ses compagnons et lui s’étaient tirés à peu près entiers de leur dernière bataille. Alors que les piquiers allaient se faire déborder, un groupe d’Aiels avait pris à revers ceux qui attaquaient les Cairhieniens. Les Shaido avaient alors décidé de filer vers le nord, et les autres – dont il ignorait toujours l’identité – s’étaient dirigés vers l’est, le laissant maître du terrain. Nalesean et Estean avaient salué une grande victoire. Daerid et Talmanes, eux, n’avaient pas été dupes.

— Ils arriveront dans combien de temps ? demanda Mat.

— Une demi-heure, répondit Talmanes. Un peu plus, si nous avons de la chance.

N’ayant toujours pas compris que les Aiels se déplaçaient à la vitesse de l’éclair, les Teariens parurent sceptiques.

Mat n’entretenait pas de telles illusions. Étudiant de nouveau le terrain, il soupira d’accablement. De cette colline, on avait une vue très dégagée, et le seul bosquet disponible dans un périmètre d’un quart de lieue était celui où il se tenait. Le reste, ce n’était que des buissons, des chênes ou des lauréoles isolés et d’autres arbres ratatinés.

Les Aiels en approche enverraient sûrement des éclaireurs. Sur un terrain pareil, même les cavaliers n’auraient pas le temps de se mettre hors de vue. Et les piquiers seraient visibles comme le nez au milieu de la figure. Il ne restait plus qu’une solution, et Mat la connaissait. Mais il n’était pas obligé d’aimer ça.

Il n’avait jeté qu’un coup d’œil alentour, mais avant qu’il puisse ouvrir la bouche, Daerid lança :

— Selon mes éclaireurs, Couladin est avec ce groupe. En tout cas, l’homme qui le commande a les bras nus et il arbore des marques semblables à celles que porte le seigneur Dragon, à ce qu’on dit.

Mat grogna. Couladin, se dirigeant vers l’est… Si on lui laissait la voie libre, ce sale type fondrait sur Rand. C’était peut-être même son objectif. Mat s’aperçut qu’il était furieux, et ça n’avait rien à voir avec les intentions meurtrières du Shaido envers Rand. Couladin se souvenait peut-être de lui comme de quelqu’un qui orbitait autour de Rand, rien de plus. En revanche, ce fichu Aiel était la cause directe de ses malheurs. Oui, s’il était coincé au milieu d’une bataille, se demandant comment survivre si ça tournait à un règlement de comptes entre Rand et Sammael – le genre de duel qui sèmerait la mort dans un cercle d’une ou deux lieues –, c’était à cause du maudit chef des Shaido, qu’il les dirige légitimement ou non.

Comment survivre, oui, à condition de ne pas avoir reçu une lance dans le ventre avant qu’on en soit là…

Et pas davantage le choix qu’une oie suspendue par les pattes à la porte de la cuisine ! Sans Couladin, rien de tout ça ne serait arrivé.

Dommage que quelqu’un ne l’ait pas tué des années plus tôt. À n’en pas douter, il avait dû fournir d’amples raisons à ses ennemis. Les Aiels lâchaient rarement la bonde à leur colère, et quand ça se produisait, ils restaient froids et maîtres d’eux-mêmes. Couladin, lui, piquait deux ou trois crises de rage par jour, et encore, quand il allait bien. Qu’il ait survécu était un miracle – la Chance même du Ténébreux !

— Nalesean, fit Mat, rageur, fais décrire un cercle vers le nord à tes Teariens afin de prendre ces casse-pieds à revers. Nous attirerons leur attention, donc tu pourras charger et leur tomber dessus comme une grange en feu qui s’écroule.

Alors, il aurait l’Œil du Ténébreux, ce chien de Couladin ? Par le sang et les cendres ! il va voir à qui il a affaire en matière de baraka !

— Talmanes, fais la même manœuvre par le sud. Dépêchez-vous, tous les deux ! Nous avons peu de temps, et le compte à rebours est commencé.

Les deux Teariens s’inclinèrent brièvement puis coururent vers leurs chevaux en remettant leur casque. Talmanes se montra plus protocolaire.

— Mat, que la Grâce soit avec ton épée. Ou plutôt, avec ta lance.

Sur ces mots, le Cairhienien s’en fut aussi.

Daerid chassa la pluie de ses yeux du bout d’un index et se tourna vers Mat :

— Ainsi, tu resteras avec les piquiers, cette fois. Il ne faut pas te laisser dominer par ta haine pour Couladin. Une bataille n’est pas un duel…

Mat se retint de justesse d’en rester bouche bée de stupeur. Un duel contre Couladin, lui ? Daerid pensait qu’il restait avec les fantassins pour cette raison ? Quelle blague ! S’il avait fait ce choix, c’était parce que plusieurs haies de piques le protégeraient efficacement.

— Ne t’inquiète pas, je sais me contenir.

Dire qu’il avait pris Daerid pour le plus sensé du lot !

Le Cairhienien hocha la tête.

— Je n’en doute pas… Tu as déjà vu des piquiers en formation serrée, et affronté une charge ou deux, j’en suis certain. D’habitude, Talmanes se montre élogieux quand les poules perdent leurs dents, et je l’ai pourtant entendu dire qu’il te suivrait jusque dans la Fosse de la Perdition. Un jour, j’aimerais connaître ton histoire, Andorien. Mais tu es jeune – au nom de la Lumière ! ce n’est pas un reproche ! – et la jeunesse a le sang chaud.

— Si rien d’autre n’y arrive, cette pluie le refroidira !

Par le sang et les cendres !

Étaient-ils tous cinglés ? Talmanes disait du bien de lui ? Mais que feraient ces types s’ils découvraient qu’il était un flambeur se fiant à des fragments de souvenirs venus d’hommes morts depuis mille ans au moins ? Ils tireraient au sort pour savoir lequel aurait le droit de le faire rôtir à la broche comme un cochon. Les seigneurs seraient sans doute les plus empressés, car si personne n’aimait être roulé dans la farine, les nobles détestaient littéralement ça. Peut-être parce qu’ils étaient doués pour se ridiculiser tout seuls… De toute façon, Mat avait l’intention d’être très loin d’ici quand la vérité sortirait du puits.

Maudit Couladin ! J’aimerais lui enfoncer ma lance dans la gorge.

Mat talonna Pépin et se dirigea vers la pente opposée, au pied de laquelle attendaient les fantassins.

Daerid enfourcha sa monture et suivit le jeune homme, hochant la tête tandis qu’il énonçait à voix haute son plan. Les archers et les arbalétriers devraient se poster sur la pente, d’où ils pourraient couvrir les flancs, mais il leur faudrait se dissimuler dans les broussailles jusqu’à la dernière minute. Un guetteur, sur la crête, préviendrait de l’arrivée des Aiels. Les piquiers, quant à eux, devraient être prêts à marcher sur l’ennemi dès qu’ils auraient reçu le signal.

— Mais dès que nous verrons les Shaido, nous reculerons aussi vite que possible, presque jusqu’au défilé, entre ces deux collines. Puis nous ferons de nouveau demi-tour pour les affronter.

— Comme si nous avions voulu fuir, enchaîna Daerid, avant de nous apercevoir que c’était impossible, faisant alors volte-face comme un ours poursuivi par une meute de chiens. Si les Shaido mordent à l’hameçon, ils se sentiront très forts. Plus nombreux que nous, avides de se battre alors que nous aurions préféré l’éviter… Tout l’art sera de retenir leur attention jusqu’à ce que les cavaliers les attaquent par-derrière. (Il eut un grand sourire.) Ton plan revient à retourner contre eux la tactique des Aiels.

— Mais nous aurons rudement intérêt à retenir leur fichue attention, dit Mat d’un ton étonnamment sec pour quelqu’un de si trempé. Pour être sûr que ça fonctionne, afin qu’ils n’aient pas l’idée de se déployer en éventail pour attaquer nos flancs, je veux qu’un ordre soit beuglé dès que nous cesserons de reculer. « Protégez le seigneur Dragon ! »

Cette fois, Daerid éclata de rire.

Ça focaliserait effectivement l’attention des Shaido, en particulier si Couladin était à leur tête.

Si Couladin commandait, s’il voulait bien croire que Rand était avec les piquiers, si ceux-ci réussissaient à tenir jusqu’à l’arrivée des cavaliers… Beaucoup de « si ».

Mat entendait rouler dans sa tête les dés du destin. De sa vie, il n’avait jamais pris un si gros pari.

Combien de temps, avant le crépuscule ? Dans la pénombre, il était plus facile de se défiler en douce. Si seulement ces dés avaient bien voulu sortir de sa tête, ou cesser de rouler, afin de lui montrer sur quelle face ils s’arrêteraient.

Foudroyant la pluie du regard, à tout hasard, Mat talonna Pépin et s’engagea dans la descente.


Jeade’en s’immobilisa sur une crête où une dizaine d’arbres formaient comme une esquisse de bosquet. Son flanc le mettant à la torture, Rand se pencha légèrement sur sa selle. Très haut dans le ciel, un croissant de lune diffusait sa lumière blafarde. Pourtant, même avec sa vision amplifiée par le saidin, Rand n’y voyait pas à plus de cent pas devant lui. La nuit était tombée comme un linceul sur les collines environnantes et même Sulin et les Promises qui l’entouraient n’étaient plus si faciles à distinguer. Peut-être surtout parce qu’il avait du mal à garder les yeux ouverts. Sans la douleur, dans son flanc, il aurait sans doute eu du mal à rester éveillé.

Rand ne pensait pas souvent à son état. De toute façon, ses pensées, en plus d’être lointaines, lui semblaient étrangement ralenties.

Sammael avait-il tenté de le tuer deux fois, aujourd’hui ? Ou était-ce trois ? Plus que ça ? En principe, c’était le genre de chose qu’on n’oubliait pas, non ? Quand quelqu’un cherchait à vous abattre – non, à vous attirer dans un piège, c’était différent.

Es-tu toujours aussi jaloux de moi, Tel Janin ? Pourtant, t’ai-je jamais ignoré ? T’ai-je jamais donné autre chose que ton dû, à l’once près ?

Rand chancela sur sa selle, puis il se passa une main dans les cheveux. Cette pensée avait quelque chose d’étrange, mais il n’aurait pas su dire quoi. Sammael… Non, il s’en occuperait quand… si… Aucune importance ! Plus tard, en tout cas. Aujourd’hui, Sammael le détournait de ce qui comptait vraiment. Et d’ailleurs, il n’était peut-être même plus là.

Rand avait l’impression que les attaques s’étaient arrêtées après… Après quoi ? Il se souvenait d’avoir riposté au dernier assaut de Sammael avec une arme particulièrement moche, mais il ne parvenait pas à revoir les choses clairement. En revanche, il ne s’était pas agi de Torrents de Feu, ça, il en était sûr.

Ça, il faut éviter de s’en servir… C’est dangereux pour la structure même de la Trame. Même pour Ilyena ? Pour entendre de nouveau son rire, je carboniserais le monde en utilisant mon âme comme petit bois !

Une nouvelle fois, il se détournait de l’essentiel.

Quand le soleil s’était couché, un peu plus tôt ou des heures auparavant, il n’aurait su le dire, l’obscurité s’était abattue sur des hommes en train de se battre, de tuer ou de mourir. En s’allongeant, les ombres n’avaient pas seulement submergé les dernières lueurs rouge et or de l’astre, recouvrant surtout des centaines et des centaines de cadavres. À présent, le vent irrégulier charriait de temps en temps les échos de cris et de hurlements.

Tout ça était arrivé à cause de Couladin, certes, mais si on voulait aller au fond des choses, c’était en fait à cause de lui. Lui ? Un moment, son propre nom lui échappa.

— Rand al’Thor, dit-il à voix haute et en frissonnant, alors que sa chemise était trempée de sueur.

Un moment, ce nom lui avait semblé être celui d’un inconnu.

— Je suis Rand al’Thor, et je dois… je dois voir…

Depuis le matin, il n’avait rien avalé, mais la souillure du saidin était un coupe-faim radical. Le Vide oscillant en permanence, il s’accrochait à la Source Authentique du bout des ongles. C’était comme chevaucher un taureau rendu fou par de l’herbe empoisonnée, ou nager nu dans une rivière de feu transformée en rapides par les blocs de glace qu’elle charriait. Pourtant, quand il n’était pas à un souffle de se faire transpercer par les cornes du taureau – ou noyer par le courant tumultueux – il aurait juré que le saidin était tout ce qu’il lui restait en matière de force. Le Pouvoir était là, le cernant et tentant d’éroder ou de corroder son esprit, mais il restait prêt à être utilisé.

Hochant spasmodiquement la tête, Rand canalisa et quelque chose brûla très haut dans le ciel. Une sorte de sphère de flammes bleues liquides qui transmua l’obscurité en lumière – ou quelque chose dans ce genre.

Les collines réapparurent tout autour de Rand, les arbres semblant noirs sous cette vive lumière. Rien ne bougeait. Charrié par un souffle de vent, un bruit parvint aux oreilles du jeune homme. Des rires, peut-être, ou bien des chants. Ou le produit de son imagination ? De toute façon, ça ne dura pas, ces lointains échos mourant en même temps que la brise.

Rand prit soudain conscience des Promises qui se tenaient autour de lui. Des centaines de guerrières, dont certaines, comme Sulin, le regardaient fixement. Mais la plupart, nota-t-il, avaient les yeux fermés. Pour préserver leur vision nocturne, finit-il par comprendre.

Egwene et Aviendha n’étaient nulle part en vue… Pensif, Rand eut besoin de longues minutes avant de se souvenir qu’il valait mieux à présent défaire son tissage et laisser l’obscurité reprendre possession de la nuit. Une obscurité encore plus dense pour ses yeux, désormais…

— Où sont-elles ? demanda-t-il.

Devoir préciser de qui il parlait l’agaça. En même temps, il eut le vague sentiment que cette réaction était ridicule.

— Elles sont allées rejoindre Moiraine Sedai et les Matriarches, répondit Sulin en approchant de Jeade’en, ses courts cheveux blancs baignés par les rayons de lune.

Non, pas ses cheveux, puisqu’elle portait un pansement. Comment avait-il pu oublier ça ?

— Voilà deux heures qu’elles sont parties, ajouta Sulin. Elles savent que la chair n’est pas de la pierre. Même les pieds les plus robustes finissent par se fatiguer.

Rand fronça les sourcils. Les pieds ? Elayne et Aviendha chevauchaient Brume. Le discours de Sulin était incohérent.

— Je dois les trouver.

Car’a’carn, dit Sulin, elles sont avec Moiraine Sedai et les Matriarches.

Rand eut l’impression que la Promise fronçait elle aussi les sourcils, mais il n’aurait pas pu en jurer.

— Je ne parle pas d’elles, mais des miens… Les miens, Sulin, qui sont encore là-bas… (Pourquoi ce maudit étalon ne bougeait-il pas ?) Tu ne les entends pas ? Ils se battent encore dans la nuit, et il faut que je les aide.

Bien sûr, pour que le canasson avance, il devait le talonner ! Mais quand il le fit, Jeade’en glissa simplement sur le côté, Sulin s’accrochant à sa bride.

Jusque-là, Rand ne s’était pas aperçu qu’elle la tenait.

— Rand al’Thor, les Matriarches doivent te parler, dit la guerrière.

Son ton avait changé, mais qu’est-ce que ça signifiait ? Il était trop fatigué pour le savoir…

— Ça ne peut pas attendre ?

Sans doute, il avait dû rater le messager venu dire que…

— Sulin, les miens…

Enaila parut se matérialiser sur l’autre flanc de Jeade’en.

— Tu as trouvé les tiens, Rand al’Thor.

— Et les Matriarches t’attendent, ajouta Sulin.

Les deux Promises firent volter Jeade’en sans demander l’autorisation à Rand. Pour une raison qui le dépassa, toutes les autres guerrières se massèrent des deux côtés de l’étalon et, sans quitter le jeune homme des yeux, descendirent aussi le versant de la colline.

— Quoi qu’elles veuillent, ces Matriarches, grommela Rand, elles auront intérêt à se dépêcher.

Il n’aurait pas été nécessaire que deux Promises guident l’étalon, mais la simple idée de protester suffisait déjà à épuiser Rand. Jetant un coup d’œil derrière lui, son flanc douloureux lui arrachant un gémissement, il constata que la crête disparaissait déjà dans la nuit.

— J’ai beaucoup de choses à faire… Je dois trouver…

Couladin… Sammael… Et bien sûr, les hommes qui se battaient et mouraient pour lui.

— Je dois les trouver !

Même ivre de fatigue, il ne pouvait se permettre de dormir.

À la lueur des lampes attachées à des perches, Rand vit que le camp des Matriarches grouillait d’activité. Alors que des gai’shain en robe blanche s’affairaient à retirer du feu des bouilloires d’eau chaude puis à les remplacer par de nouvelles, d’autres allaient et venaient partout, aidant les Matriarches à s’occuper d’un nombre incroyable de blessés.

Remontant lentement une rangée de guerriers qui ne parvenaient plus à tenir debout, Moiraine s’arrêtait de temps en temps pour poser les mains sur la tête d’un de ces infortunés et le plonger dans les affres de la guérison. Après chaque intervention, l’Aes Sedai chancelait et Lan s’approchait d’elle comme s’il voulait la soutenir ou redoutait d’avoir à le faire.

Trop bas pour que Rand puisse entendre, Sulin échangea quelques mots avec Adelin et Enaila, qui coururent parler à l’Aes Sedai.

Malgré le nombre de blessés, toutes les Matriarches n’étaient pas mobilisées par les soins. Sous une tente aux flancs relevés, une vingtaine d’entre elles écoutaient celle qui se tenait en leur centre. Quand elle s’assit, une autre vint prendre sa place. Des gai’shain étaient agenouillés autour de la tente, mais les Matriarches ne se souciaient ni de boire ni de manger, se concentrant exclusivement sur celle qui tenait en quelque sorte conférence.

Rand crut voir qu’il s’agissait d’Amys, pour l’instant. À sa grande surprise, il constata qu’Asmodean aidait lui aussi à soulager les blessés, les outres qu’il portait sur les deux épaules faisant un étrange contraste avec sa veste de velours noir et son visage blême. Alors qu’il venait de donner à boire à un blessé au torse nu couvert de pansements, le faux trouvère aperçut Rand et sembla hésiter. Puis il confia ses outres à un gai’shain et se fraya un chemin parmi les Promises pour rejoindre Rand. Regardant Enaila et Adelin parler avec Moiraine, ou couvant Rand des yeux, les guerrières ignorèrent le Rejeté jusqu’à ce qu’il soit obligé de s’arrêter, l’air tendu, devant le cercle rapproché qui interdisait qu’un intrus accède au Car’a’carn. Après une brève hésitation, les rangs se desserrèrent suffisamment pour laisser passer Asmodean.

— J’étais sûr que tu t’en étais sorti, absolument sûr !

Un gros mensonge, si on en jugeait par le ton du Rejeté… Rand ne répondant pas, il haussa les épaules, mal à l’aise.

— Moiraine a insisté pour me transformer en porteur d’eau. Une femme de tête, pour avoir le cran de ne pas autoriser le trouvère du seigneur Dragon à… (Asmodean n’alla pas plus loin sur cette voie.) Que s’est-il passé ?

— Sammael…, dit Rand.

Ce n’était pas une réponse, car il prononçait simplement à voix haute les pensées qui dérivaient dans le Vide.

— Je me souviens du moment où il a été surnommé le Renégat de l’Espoir… C’était après qu’il eut livré à l’ennemi les Portes d’Hevan et emmené le Ténébreux en bas, dans le Rorn M’doi et le cœur de Satelle. Ce jour-là, on aurait juré que l’espoir était mort. Culan Cuhan en a eu les larmes aux yeux… Qu’y a-t-il ?

Soudain décomposé, Asmodean ne put que secouer la tête.

Rand jeta un coup d’œil vers la tente et ne reconnut pas l’oratrice qui avait pris la place d’Amys.

— Elles m’attendent ? Dans ce cas, je devrais y aller.

— Tu ne serais pas le bienvenu en ce moment, dit Lan, se matérialisant soudain à côté d’Asmodean, qui en sursauta de surprise. Pas plus que n’importe quel autre homme.

Comme le Rejeté, Rand n’avait ni vu ni entendu le Champion. Il tourna la tête vers lui, ce qui lui coûta un gros effort, à croire que c’était le cou de quelqu’un d’autre.

— Elles tiennent une réunion avec les Matriarches des Miagoma, des Codarra, des Shiande et des Daryne.

— Les tribus viennent à moi…, dit Rand.

Après avoir attendu assez longtemps pour que cette bataille soit une boucherie. Dans les récits, les choses ne se passaient jamais comme ça.

— On dirait bien… Mais les quatre chefs ne te verront pas avant que les Matriarches aient réglé leurs affaires. Viens avec moi. Moiraine pourra t’en dire plus long sur le sujet.

Rand secoua la tête.

— C’est secondaire… Et les détails peuvent attendre. Si Han ne doit plus protéger nos arrières, j’ai besoin de lui. Sulin, envoie un messager ! Han…

— Rand, c’est terminé ! lança Lan. Tout est fini. Il ne reste plus que quelques Shaido au sud de la cité. Nous avons fait des milliers de prisonniers, et presque tous les autres sont en train de traverser la rivière Gaelin. Nous voulons te prévenir depuis une heure, mais personne ne savait où tu étais, parce que tu n’as pas cessé de bouger. Viens, Moiraine te dira tout.

— Terminé ? Nous avons gagné ?

— Tu as gagné. Totalement !

Rand regarda les blessés qu’on était en train de panser, ceux qui attendaient qu’on s’occupe d’eux et ceux qui s’éloignaient après avoir été soignés. D’autres guerriers, allongés sur le sol, ne bougeaient pratiquement pas. Moiraine passait toujours de malheureux en malheureux, s’arrêtant de temps en temps pour en guérir un. Ici, il n’y avait qu’une infime fraction des blessés, bien entendu. Des hommes qui étaient venus par leurs propres moyens, certains pour repartir ensuite et d’autres s’en révélant incapables. Quant aux morts, ils devaient être ailleurs.

Rien de plus triste qu’une bataille gagnée, à part une bataille perdue.

Rand aurait juré qu’il avait dit cette phrase, très longtemps auparavant. Ou l’avait-il lue quelque part ?

Mais beaucoup trop de vivants dépendaient de lui pour qu’il songe aux morts.

Combien de visages serais-je à même de reconnaître, comme celui de Jolien ? Même si le monde entier brûlait, jamais je n’oublierais celui d’Ilyena.

Troublé, Rand porta une main à sa tête. Ces pensées semblaient s’être empilées les unes sur les autres, chacune venant d’un endroit différent. Trop fatigué, il ne parvenait plus à réfléchir. Mais il fallait qu’il y arrive, qu’il produise des idées qui ne lui coulent pas entre les doigts comme du sable.

Il laissa aller la Source et le Vide… et eut un spasme au moment où le saidin, en se retirant de lui, faillit l’entraîner dans il ne savait quel gouffre. Puis la douleur et l’épuisement, jusque-là contenus par le Pouvoir, se déversèrent en lui.

Alors qu’il glissait de sa selle, il eut conscience que des visages se levaient sur lui. Des bouches remuèrent, puis des mains se tendirent pour le rattraper ou au moins amortir sa chute.

— Moiraine ! cria Lan, sa voix résonnant comme un son creux aux oreilles de Rand. Il saigne énormément !

Sulin prit entre ses mains la tête du Car’a’carn.

— Accroche-toi, Rand al’Thor ! Accroche-toi !

Asmodean ne dit rien, mais son visage livide suffisait. Rand sentit venir du Rejeté un filament de saidin. Puis il perdit connaissance.


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