Elayne étant chargée de la cuisine, inutile de dire que le dîner n’eut rien de simple, même s’ils mangèrent assis sur des tabourets autour d’un feu de camp, avec comme fond sonore le chant des grillons et les tristes appels sporadiques de quelques oiseaux de nuit.
La soupe fut servie froide, en gelée, et saupoudrée de ferris frais haché. Bien entendu, la Lumière seule savait où la Fille-Héritière avait déniché du ferris frais. Idem pour les petits oignons qui accompagnaient les pois. Ensuite, le rôti de bœuf, coupé si fin qu’on voyait presque à travers, fut servi en roulades farcies d’un mélange de carottes, de haricots, de ciboulette et de fromage de chèvre. Comble du raffinement, un petit pain d’épice était prévu pour le dessert.
Bien que tout fût très bon, Elayne se lamenta de n’avoir pas obtenu le résultat qu’elle visait, comme si elle s’était mis en tête de rivaliser avec le cuisinier du palais de Caemlyn. Cette attitude, Nynaeve l’aurait juré, n’était pas une manière de quémander des compliments. Quand quelque chose n’allait pas à ses yeux, les félicitations la hérissaient. Comme de juste, Thom et Juilin râlèrent sur la portion de viande, trop petite à leur goût, mais ils mangèrent avec un appétit vorace et parurent très déçus quand il ne resta plus rien dans leur assiette. Lorsque l’ancienne Sage-Dame se mettait aux fourneaux, les deux gaillards se débrouillaient toujours pour se faire inviter par une autre roulotte. Et quand l’un ou l’autre cuisinait, c’était immanquablement un ragoût ou encore un haricot de mouton tellement pimenté qu’on en avait la langue en feu.
Les quatre voyageurs ne dînèrent pas seuls, bien entendu. Apportant son tabouret, Luca le posa à côté de celui de Nynaeve. Sa longue cape lui faisant comme une traîne, il s’installa de manière à mettre en valeur ses longues jambes – en particulier ses mollets galbés, juste au-dessus de la lisière de ses bottes à revers. Il venait presque tous les soirs, sauf, bizarrement, ceux où Nynaeve se chargeait de la cuisine.
Il était très intéressant, franchement, qu’un homme ne regarde qu’elle alors qu’il y avait Elayne dans les environs. Mais Luca avait une idée derrière la tête… S’asseyant bien trop près d’elle – par trois fois, elle avait déplacé son siège, mais il l’avait suivie comme si de rien n’était, en continuant la conversation –, il entreprit de la comparer à toutes sortes de fleurs, sa beauté dépassant de loin la leur, et tant pis pour l’œil au beurre noir qu’il lui aurait fallu être aveugle pour ne pas voir. Puis il se lança dans un long développement au sujet de la robe écarlate – faite pour elle, il l’aurait juré – et en rajouta une couche sur son extraordinaire courage. Par deux fois, il proposa à l’objet de sa flamme une promenade au clair de lune, ajoutant quelques allusions si bien voilées que Nynaeve eut besoin d’y réfléchir à deux fois pour conclure qu’elles voulaient bien dire ce qu’elle croyait.
— Cette robe sera un écrin pour que s’y épanouisse ta bravoure, souffla-t-il à l’oreille de la jeune femme. Pourtant, elle n’aura été qu’un voile, car les lys nocturnes eux-mêmes pleureront de jalousie en te voyant marcher près de l’eau caressée par les rayons de lune. Et moi-même, ébloui, je me transformerai en barde pour chanter ta gloire sous la lumière de l’astre nocturne.
Perplexe, Nynaeve tenta de comprendre tout ce que voulait dire ce discours. Croyant qu’elle battait des cils pour lui, Luca se pencha vers elle, l’obligeant à lui flanquer un coup de coude « accidentel » dans les côtes avant qu’il ait pu lui mordiller l’oreille.
Que cette privauté ait été son intention ou non, Luca toussa comme un perdu, puis il affirma avoir avalé de travers une miette de pain d’épice. Cet homme était plutôt beau, il fallait l’avouer – Arrête ça ! – et il avait effectivement le mollet bien fait.
Parce que tu regardes ses jambes, maintenant ?
Cela dit, il la traitait comme une idiote. S’il déployait ainsi son charme, c’était dans l’intérêt de son fichu spectacle.
Pendant qu’il reprenait son souffle, Nynaeve déplaça de nouveau son tabouret. Pas beaucoup, afin de ne pas montrer qu’elle fuyait les assiduités d’un séducteur. De toute façon, sa fourchette était prête à frapper, au cas où il repasserait à l’assaut.
Alors qu’elle était parfaitement vide, Thom s’obstinait à étudier son assiette. Les yeux rivés sur les flammes agonisantes du feu, Juilin sifflotait distraitement.
Elayne regarda Nynaeve et secoua la tête.
— Merci de t’être joint à nous, Luca, dit Nynaeve en se levant.
L’homme l’imita, une lueur d’espoir dansant dans ses yeux en même temps que le reflet des flammes mourantes.
Nynaeve déposa son assiette sur une main de son soupirant.
— Thom et Juilin te seront très reconnaissants de les aider à faire la vaisselle, j’en suis sûre.
Alors que Luca en restait bouche bée, l’ancienne Sage-Dame se tourna vers Elayne :
— Il est tard, et je suppose que nous traverserons le fleuve très tôt, demain.
— Ça va de soi, oui…, souffla Elayne avec l’ombre d’un sourire.
Elle posa son assiette sur celle de Nynaeve, puis suivit sa compagne dans la roulotte. Très contente de la Fille-Héritière, Nynaeve l’aurait volontiers embrassée – en tout cas, jusqu’à ce qu’elle prenne la parole :
— Vraiment, tu ne devrais pas l’encourager ainsi !
Les lampes fixées aux parois s’allumèrent avec un bel ensemble.
— L’encourager ? répéta Nynaeve, les poings plaqués sur les hanches. Pour le décourager davantage, il faudrait que je le poignarde ! (Avec un soupir bien féminin, elle désigna les lampes.) La prochaine fois, utilise une tige à feu d’Aludra. Un de ces quatre, tu finiras par canaliser en public, et qu’arrivera-t-il ? Nous devrons fuir à toutes jambes, une centaine de Capes Blanches sur les talons.
En bonne tête de pioche, Elayne ne se laissa pas détourner de son propos :
— Je suis plus jeune que toi, mais souvent, j’ai l’impression d’en savoir plus sur les hommes que tu en apprendras jamais. Pour un type comme Valan Luca, tes minauderies de ce soir n’étaient qu’une façon de lui demander d’aller plus loin. Flanque-lui un bon coup de poing sur le nez, comme le premier jour, et il n’insistera plus. Là, tu ne lui ordonnes pas d’arrêter. En fait, tu ne le lui demandes même pas. Et tu lui souris sans cesse. Quelle conclusion est-il censé en tirer ? Depuis des jours, tu n’as souri à personne d’autre.
— J’essaie de contrôler mon tempérament, grommela Nynaeve.
Tout le monde s’en plaignait, et maintenant qu’elle faisait un effort, voilà qu’Elayne le lui reprochait. Car voyons, elle n’était pas assez idiote pour se laisser prendre aux compliments de ce type. Pas vrai ?
Voyant qu’Elayne riait d’elle, elle la foudroya du regard.
— Nynaeve ! « À l’aube, on ne peut pas empêcher le soleil de se lever. » Lini aurait pu penser à toi quand elle disait ça.
Non sans effort, Nynaeve réussit à ne pas faire la grimace. Car enfin, elle savait se contrôler !
Ne viens-je pas de le démonter, avec ce pot de colle ?
— Elayne, donne-moi l’anneau… Cet individu va vouloir traverser le fleuve très tôt, demain, et je voudrais dormir un peu, après en avoir terminé.
— Je pensais y aller, ce soir, fit Elayne avec un rien d’inquiétude. Tu vas dans le Monde des Rêves presque tous les soirs, sauf quand nous avons rendez-vous avec Egwene. Au fait, Bair va avoir un différend à régler avec toi. J’ai dû dire pourquoi tu n’étais pas au dernier rendez-vous, et selon elle, tu ne devrais pas avoir besoin de te reposer, si fréquentes que soient tes incursions, sauf si tu fais quelque chose de travers.
L’inquiétude se muant en fermeté, ce fut Elayne, cette fois, qui plaqua les poings sur les hanches.
— J’ai dû écouter un sermon qui t’était destiné, un moment très désagréable, surtout en présence d’Egwene, qui approuvait du chef chaque mot. Donc, j’insiste : ce soir, je…
— S’il te plaît ! implora Nynaeve sans baisser sa main tendue. Je dois poser des questions à Birgitte, et ses réponses me donneront matière à réflexion.
C’était plus ou moins la vérité… En toutes circonstances, elle pouvait imaginer des questions pour Birgitte. En d’autres termes, ça n’était pas un prétexte pour éviter Egwene et les Matriarches. Si Elayne honorait les rendez-vous, c’était un effet du hasard, et rien de plus.
Elayne soupira, mais elle tira de sous sa robe l’anneau de pierre suspendu à son cou.
— Eh bien, pose-les, tes questions ! Mais affronter Egwene est difficile, crois-moi. Elle a vu Birgitte. Et si elle ne dit rien, tu verrais la façon dont elle me regarde… Et c’est pire quand on se retrouve, après le départ des Matriarches. Là, elle pourrait m’interroger, mais elle n’en fait rien, et c’est encore plus pénible.
Elayne fronça les sourcils tandis que Nynaeve ajoutait l’anneau de pierre à la lanière de cuir où pendaient déjà la chevalière de Lan et la bague au serpent.
— Selon toi, pourquoi aucune Matriarche ne l’accompagne-t-elle jamais, à ces moments-là ? Dans le bureau d’Elaida, nous n’apprenons jamais grand-chose, mais les Matriarches devraient au minimum vouloir voir la tour. Egwene ne veut pas aborder ce sujet devant les Aielles. Si je m’en approche, elle me regarde comme si elle allait me gifler.
— Je pense que les Matriarches entendent éviter la tour autant que possible.
Une sage décision. S’il n’y avait pas eu la guérison, Nynaeve aurait elle aussi fui ce lieu – et les Aes Sedai, par la même occasion. Son propos n’était pas de devenir une sœur, mais d’en apprendre plus sur l’art de guérir. Et d’aider Rand, bien entendu.
— Elles sont libres, Elayne… Même si la tour n’était pas dans une situation si délicate, crois-tu qu’elles voudraient voir des Aes Sedai sillonner leur désert pour repérer des candidates et les ramener de force à Tar Valon ?
— Ça se tient…, reconnut la Fille-Héritière.
À l’évidence, songea Nynaeve, elle ne comprenait pas qu’on puisse raisonner ainsi. Pour elle, la Tour Blanche était un lieu merveilleux, et elle n’imaginait pas qu’une femme puisse avoir envie de se tenir très loin des Aes Sedai. « Unie à la Tour Blanche à tout jamais », disaient les sœurs quand elles passaient la bague au serpent au doigt de quelqu’un. Et ce n’était pas un vœu pieux. Mais la Fille-Héritière, avec toute la sottise de la jeunesse, ne trouvait pas ça excessif.
Après qu’Elayne l’eut aidée à se déshabiller, Nynaeve se glissa sous sa couverture en sous-vêtements et bâilla à s’en décrocher la mâchoire. La journée avait été longue et, bizarrement, rester debout quand on vous lançait des couteaux dessus se révélait épuisant, surtout quand on avait un bandeau sur les yeux.
Quand elle faisait sa coquette avec Thom, Elayne avait prétendu que c’était pour s’entraîner. Depuis quelque temps, le numéro de papa gâteau et de fille favorite qu’ils jouaient en permanence n’était guère moins agaçant à regarder. Cela dit, l’idée de s’entraîner restait judicieuse. Un peu d’exercice avec Valan ne pourrait pas lui faire de mal, non ?
Non, c’était une idée stupide ! Les hommes avaient un cœur d’artichaut, certes – pas Lan, s’il tenait à ses abattis – mais les femmes, et elle en particulier, savaient être fidèles. Bref, elle ne porterait pas cette robe bien trop décolletée.
— Souviens-toi de l’interroger encore…, entendit-elle vaguement, comme si la voix d’Elayne venait de très loin.
Puis le sommeil la submergea.
Elle se tenait devant la roulotte, en pleine nuit. Dérivant devant la lune, des nuages projetaient leurs longues ombres sur le camp. Comme toujours, les grillons chantaient et les oiseaux de nuit poussaient leurs cris sinistres.
Dans leurs cages, les lions la regardaient, leurs yeux brillant à travers les barreaux. Les ours à museau blanc, eux, dormaient à pattes fermées.
Pas un seul cheval n’était attaché à la corde tendue entre deux piquets. Les chiens de Clarine brillaient par leur absence tout au long de la laisse qui courait sous la roulotte que la jeune femme partageait avec Petra. Pareillement, l’endroit où se tenaient les s’redit dans le monde éveillé était désert. Dans Tel’aran’rhiod, seules les bêtes sauvages avaient un reflet. Bien que le sachant, Nynaeve dut faire un effort pour admettre que les monstrueuses créatures grises, malgré les affirmations de la Seanchanienne, étaient apprivoisées depuis assez longtemps pour entrer dans la catégorie des animaux domestiques.
Soudain, la jeune femme s’aperçut qu’elle portait la robe. Écarlate, bien trop serrée sur les hanches et dotée d’un décolleté si profond que le contenu risquait d’en jaillir sans crier gare. À part Berelain, qui donc aurait pu s’affubler ainsi ? Eh bien, elle, pour Lan… En supposant qu’ils soient seuls. Et justement, c’était à lui qu’elle pensait en s’endormant.
N’est-ce pas, que c’était à lui ?
Quoi qu’il en soit, pas question que Birgitte la voie ainsi accoutrée. Cette femme se targuait d’être une guerrière, et en la fréquentant, Nynaeve s’était avisée qu’elle pouvait avoir aussi mauvais esprit que les hommes, commentaires déplacés compris. Un mélange de Berelain et d’un pochard de taverne fort en gueule. Bref, un cauchemar. Les commentaires ne sortaient pas à jet continu, mais très régulièrement lorsque l’ancienne Sage-Dame arborait une tenue de ce genre.
Elle opta pour une rassurante robe en laine sombre de Deux-Rivières, ajoutant même un châle dont elle n’avait pas besoin, puisque ses cheveux étaient de nouveau convenablement nattés.
Se sentant prête, elle ouvrit la bouche pour appeler Birgitte.
— Pourquoi t’es-tu changée ? demanda la guerrière blonde en émergeant des ombres. (Elle s’appuya à son arc d’argent, qui, comme ses flèches, brillait intensément sous les rayons de lune.) Je me souviens d’avoir porté une robe qui aurait pu être la copie de celle-là. C’était pour attirer l’attention des gardes – les yeux ont failli leur sortir des orbites – pour que Gaidal puisse passer sans être vu. Mais c’était quand même amusant. Surtout quand je l’ai remise pour aller danser avec lui, un peu plus tard. Il a horreur des bals, vois-tu, mais ce coup-là, il ne m’a pas lâchée afin qu’aucun autre homme ne m’approche. (Birgitte éclata de rire.) Ce soir-là, je l’ai littéralement détroussé au toton, parce qu’il était trop occupé à me regarder pour s’intéresser aux tableaux de nombres. Les hommes, quand même… Ce n’était pourtant pas la première fois qu’il me voyait avec…
— Oui, les hommes, tu peux le dire ! coupa Nynaeve en tirant sur son châle.
Certains sujets étaient décidément trop glissants.
— Je l’ai trouvée, enchaîna Birgitte avant que son interlocutrice ait eu le temps de lui poser une question.
— Où ? demanda Nynaeve, oubliant toutes ses autres questions. T’a-t-elle vue ? Peux-tu me conduire à elle ? Sans qu’elle s’en aperçoive ?
Le ventre serré par la peur – s’il l’avait vue ainsi, sûr que Valan Luca ne se serait pas répandu en billevesées sur son courage –, Nynaeve ne douta pas un instant que cette terreur se transformerait en rage lorsqu’elle verrait Moghedien.
— Si tu peux m’aider à m’en approcher…
Elle se tut, car Birgitte venait de lever une main.
— Je suppose qu’elle ne m’a pas vue… Sinon, je ne serais pas ici pour t’en parler.
Oubliés, les propos un peu lestes ! Pour être franche, Nynaeve trouvait plus facile de fréquenter l’héroïne lorsqu’elle incarnait la gravité généralement attachée à un soldat.
— Je peux te conduire près d’elle pour un court moment, si tu en as envie, mais sache qu’elle n’est pas seule. Enfin pas… Mais tu verras. Tu devras garder le silence et ne rien entreprendre contre Moghedien. Elle est avec d’autres Rejetés. Tu pourrais peut-être la vaincre, mais crois-tu faire le poids contre cinq Rejetés ?
L’angoisse se déversa dans toute la poitrine de Nynaeve, faisant aussi trembler ses genoux. Cinq ? Le mieux était de demander à Birgitte de lui décrire ce qu’elle avait vu, puis d’en rester là. Une bonne occasion de retourner dans son lit pour… Mais l’héroïne la regardait. Pas pour mettre en doute son courage. Non, seulement parce qu’elle attendait sa décision, prête à faire ce qu’elle lui dirait.
— Je me tairai et je n’envisagerai pas un instant de canaliser.
Pas face à cinq Rejetés. En supposant qu’elle ait pu canaliser, dans de telles circonstances. Pour l’heure, elle raidit les jambes pour interdire à ses genoux de jouer des castagnettes.
— Quand tu voudras.
Birgitte souleva son arc et posa une main sur l’épaule de sa compagne…
Nynaeve en eut le souffle coupé. Birgitte et elle, entourées d’obscurité, se tenaient sur… du néant. Alors qu’il était impossible de distinguer le haut du bas, leur… translation… semblait devoir durer jusqu’à la fin des temps. La tête tournant comme une toupie, l’ancienne Sage-Dame se força cependant à regarder dans la direction que l’héroïne lui indiquait.
Sous elles, Moghedien aussi flottait dans le vide. Vêtue d’un noir presque aussi sombre que les ténèbres environnantes, elle tendait le cou pour mieux écouter. Au-dessous d’elle, quatre fauteuils à haut dossier, tous différents, trônaient sur un carré de sol en pierre blanche qui dérivait lui aussi dans le noir.
Nynaeve entendit la conversation des occupants des sièges comme si elle avait été parmi eux.
— … n’a jamais été un lâche…, finissait de dire une jolie blonde agréablement enveloppée. Alors, pourquoi commencer ?
Apparemment vêtue exclusivement de brume argentée et de pierres précieuses scintillantes, la belle blonde se prélassait dans un fauteuil d’ivoire sculpté afin de paraître composé d’acrobates nus. Quatre hommes de bois tenaient lieu de pieds et d’assise au siège et les accoudoirs étaient travaillés pour représenter le dos de deux femmes agenouillées. En guise de dossier, deux hommes et deux femmes tenaient un coussin de soie blanche sous la tête de la blonde. Au-dessus, d’autres acrobates se contorsionnaient, prenant des postures que Nynaeve n’aurait pas crues possibles pour un corps humain. S’avisant que certains de ces personnages faisaient bien autre chose que des acrobaties, elle rougit jusqu’à la racine des cheveux.
Un homme se pencha en avant dans son propre fauteuil. De taille moyenne, très costaud, il portait une barbe blonde carrée et une balafre lui zébrait le visage. D’inspiration martiale, son siège représentait des colonnes d’hommes en armes et de chevaux caparaçonnés. En haut du dossier, un poing ganté de fer projetait un éclair. Grâce aux broderies en fil d’or qui l’ornaient sur le col et les manches, sa veste rouge compensait largement l’absence de dorures sur le fauteuil.
— Personne ne me traite de lâche ! dit-il d’un ton dur. Mais si nous continuons comme ça, il finira par me sauter à la gorge.
— C’était le plan depuis le début, dit une voix de femme mélodieuse.
Derrière l’interminable dossier d’un fauteuil qui semblait fait de pierre blanche et d’argent, Nynaeve ne parvint pas à distinguer la Rejetée qui venait de parler.
Massif, les tempes argentées, le second homme, d’une sombre beauté, jouait avec un gobelet d’or tout en se calant confortablement sur son trône. Pour ce siège incrusté de pierres précieuses, il n’existait pas d’autre nom. D’autant que sous les émeraudes, les rubis et les pierres de lune, Nynaeve aurait juré voir briller de l’or pur. Un détail qui expliquait sans doute pourquoi, en sus de sa taille, le siège semblait terriblement lourd.
— Il se concentrera sur toi, dit le second homme d’une voix grave. Si besoin est, un de ses proches mourra – à l’évidence sur ton ordre. Ainsi, il viendra pour toi. Et pendant que son attention sera détournée, nous le capturerons. Nous trois, liés dans le Pouvoir. Quelque chose a changé, pour que ce plan soit modifié ?
— Rien du tout, marmonna l’homme à la balafre. En particulier, surtout pas ma totale absence de confiance en vous. Je veux faire partie du lien, sinon, ce sera la fin de notre association.
La jolie blonde inclina la tête en arrière et eut un rire de gorge.
— Mon pauvre ami, railla-t-elle avec un geste de la main condescendant. Crois-tu qu’il ne verra pas que tu fais partie d’un lien ? Il a un professeur, ne l’oublie pas. Médiocrement doué, certes, mais pas complètement idiot. Si ça continue, tu vas demander à ajouter assez de sœurs de l’Ajah Noir – de fichues gamines – pour que le cercle compte plus de treize unités, histoire que Rahvin ou toi ayez le contrôle.
— Si Rahvin se fie assez à nous pour faire partie du lien alors que l’une de nous deux sera aux commandes, dit la voix mélodieuse, tu peux te montrer au moins aussi confiant.
L’homme massif baissa les yeux sur son gobelet et la femme vêtue de brume eut un petit sourire.
— Si tu redoutes que nous nous retournions contre toi, fit la Rejetée invisible, dis-toi que nous nous surveillerons bien trop les uns les autres pour que ce soit possible. Sammael, tu étais d’accord avec ce plan. Pourquoi discutailler maintenant ?
Nynaeve sursauta lorsque Birgitte lui tapota le bras…
… Et se retrouva de nouveau au milieu du campement, sous la chiche lumière de la lune voilée par des nuages. Comparé à l’endroit d’où venaient les deux femmes, ce décor semblait presque normal.
— Pourquoi… ? (Le cœur faisant des bonds dans sa poitrine, Nynaeve dut s’interrompre pour déglutir.) Pourquoi nous as-tu ramenées ? Moghedien nous a vues ?
Concentrée sur les autres Rejetés, dont le mélange d’étrangeté et de banalité l’avait fascinée, elle avait oublié de garder un œil sur Moghedien. Voyant Birgitte secouer la tête, elle eut un soupir de soulagement.
— Je ne l’ai presque pas quittée des yeux, et elle n’a pas bougé un muscle. Mais je déteste être exposée ainsi. Si elle avait relevé les yeux. Elle ou un des autres…
Frissonnant quand même, Nynaeve ajusta son châle sur ses épaules.
— Rahvin et Sammael, dit-elle d’une voix qu’elle aurait voulue moins éraillée. As-tu reconnu les femmes ?
Bien sûr que Birgitte les avait reconnues ! Quelle question idiote ! Mais quand on était bouleversée…
— Lanfear était dissimulée par son fauteuil. L’autre, c’était Graendal. Ne va surtout pas la prendre pour une idiote parce qu’elle se pavane sur un siège qui ferait rougir un tenancier de maison de tolérance senje. Elle est perverse et utilise ses jouets dans des « rituels » qui inciteraient les soldats les plus paillards que j’aie connus à faire vœu d’abstinence.
— C’est vrai, dit la voix de Moghedien, Graendal est perverse. Mais pas assez…
Birgitte se retourna, leva son arc, saisit une flèche d’argent pour l’encocher… et décolla du sol, volant dans les airs pour aller percuter la roulotte de Nynaeve, à trente pas de là. Rebondissant contre le véhicule, elle tomba sur le sol et ne bougea plus.
Nynaeve tenta de s’unir au saidar. Bien sûr, elle avait peur, mais sa colère aurait pourtant dû suffire. Hélas, un mur invisible la séparait de la chaude lumière de la Source Authentique. Alors qu’elle manquait en hurler d’horreur, quelque chose la saisit par les pieds, la souleva du sol et la suspendit dans l’air, à l’envers. Puis ses bras se soulevèrent et vinrent rejoindre ses chevilles, au-dessus de sa tête. Se transformant en poudre, ses vêtements glissèrent le long de sa peau et sa tresse lui tira la tête en arrière jusqu’à ce que la pointe de ses cheveux entre en contact avec le creux de ses reins.
Affolée, elle tenta de fuir le rêve, mais rien ne se passa. Les muscles tendus à craquer, elle était en suspension dans l’air, presque pliée en deux comme un animal pris dans un filet. Parcourue de spasmes, le bout des doigts frôlant ses pieds, elle avait le sentiment, si elle tentait de bouger davantage, d’être condamnée à se casser en deux.
Bizarrement, sa peur s’était volatilisée, maintenant qu’il était trop tard. Sans la terreur dans laquelle elle s’était comme engluée, au moment d’agir, elle aurait été assez rapide ! Désormais, elle n’avait plus qu’une envie : nouer ses doigts autour du cou de Moghedien.
Pour ce que ça t’est utile, dans ta situation !
Chaque inspiration lui coûtait un effort douloureux.
L’aura du saidar l’enveloppant – une forme de moquerie –, la Rejetée vint se placer à un endroit où Nynaeve pourrait la voir au milieu du triangle tremblant que formaient ses bras.
— J’ai imité un détail du fauteuil de Graendal, très chère…
Comme celle de Graendal, la robe brumeuse de Moghedien passait d’une quasi-transparence à la noirceur d’un épais brouillard, puis recommençait le cycle. Nynaeve avait vu son ennemie ainsi vêtue à Tanchico.
— Je n’aurais pas pensé toute seule à cette… figure…, mais Graendal peut se révéler très stimulante.
Nynaeve foudroya du regard Moghedien, qui ne sembla même pas s’en apercevoir.
— J’ai du mal à croire que tu aies vraiment osé te lancer à ma poursuite. Parce que tu m’as eue un jour par surprise, aurais-tu l’outrecuidance de te prendre pour mon égale ? (Moghedien éclata de rire.) Si tu savais tout le mal que je me suis donné pour te trouver. Et voilà que tu viens à moi !
Elle regarda autour d’elle, s’attardant sur les lions et les ours avant de revenir à Nynaeve.
— Une ménagerie ? Tu seras vraiment facile à dénicher, si j’en ai encore besoin.
— Tu veux me faire plaisir ? Carbonise-toi toute seule ! grinça Nynaeve.
Enfin, essaya de grincer, car pliée en deux comme elle l’était, les mots sortaient difficilement et douloureusement. N’osant pas regarder directement Birgitte – de toute façon, elle n’aurait pas pu tourner suffisamment la tête –, elle fit mine de faire rouler ses yeux dans tous les sens, un effet de la panique, et parvint à apercevoir l’héroïne blonde. Un grand vide se fit dans son estomac déjà tendu comme une peau de mouton mise à sécher. Des flèches d’argent à moitié sorties de son carquois, son arc gisant sur le sol à un pas de sa main inerte, l’héroïne blonde ne bougeait plus.
— Par surprise, as-tu dit ? C’est toi qui m’as prise en traître. Sinon, je t’aurais fouettée jusqu’à ce que tu implores ma clémence. Oui, je t’aurais tordu le cou comme à un vulgaire poulet.
Si Birgitte était morte, Nynaeve n’avait plus qu’une chance, si on pouvait appeler ça ainsi. Énerver Moghedien au point qu’elle la tue pour se défouler.
S’il y avait eu au moins un moyen d’avertir Elayne… Eh bien, sa mort ferait l’affaire, avec un peu de chance.
— Tu te rappelles avoir dit que tu te servirais de moi comme marchepied pour monter à cheval ? Plus tard, j’ai dit que je te rendrais la pareille. Ça, c’était après que je t’ai rouée de coups ! Quand tu pleurnichais, implorant que je te laisse la vie sauve. Tu m’aurais tout donné, pour ça ! Tu n’es qu’une garce sans courage. Les déjections d’un pot de chambre ! Toi, espèce de…
Quelque chose d’épais s’insinua dans la bouche de Nynaeve, lui écrasant la langue et la forçant à ouvrir en grand les mâchoires.
— Tu es tellement prévisible…, murmura Moghedien. Crois-moi, je suis assez furieuse contre toi, inutile d’en rajouter. Un marchepied ? Non, je crois que je vais te transformer en cheval. Ici, c’est tout à fait possible. Un cheval, une souris, une grenouille… (Moghedien eut un sourire qui fit frissonner sa victime.) Un grillon, peut-être… (Elle tendit l’oreille, écoutant les bruits nocturnes.) Chaque fois que tu viendrais dans le Monde des Rêves, tu serais un cheval, jusqu’à ce que je décide de changer. Ou que quelqu’un d’autre doté des connaissances requises le fasse. (Elle se tut de nouveau, l’air presque compatissante.) Non, je ne vais pas te donner de faux espoirs. Nous ne sommes plus que neuf, désormais, à maîtriser cette technique, et tu n’aimerais pas être entre les mains des autres – en tout cas, pas plus qu’être entre les miennes. Donc, tu seras un cheval chaque fois que je t’amènerai ici. Avec ta selle et tes rênes. J’irai même jusqu’à natter ta crinière.
La natte de Nynaeve manqua s’arracher à son cuir chevelu.
— Bien entendu, tu te rappelleras qui tu es. Du coup, j’apprécierai sûrement nos chevauchées, alors que toi…
Moghedien prit une grande inspiration, sa robe arborant une teinte sombre et pourtant brillante sous la pâle lumière de la lune. Sans pouvoir le jurer, Nynaeve aurait bien dit que c’était la couleur du sang frais.
— Mais voilà que tu me fais ressembler à Semirhage ! En avoir fini avec toi sera une bonne chose, parce que je pourrai m’occuper des choses vraiment importantes. Ta petite chipie blonde est avec toi dans la ménagerie ?
L’obstacle qui empêchait Nynaeve de parler se volatilisa.
— Je suis seule, espèce d’imbécile…
Comme si on lui tapait dessus des chevilles jusqu’aux épaules, Nynaeve fut tétanisée de douleur. Une fois encore, elle hurla à s’en casser les cordes vocales. Par fierté, elle voulut s’en empêcher, mais ses cris continuèrent à lui percer les tympans. Des larmes roulant sur ses joues, elle s’abandonna au désespoir… et au calvaire qui l’attendait.
— Est-elle avec toi ? demanda Moghedien. Ne perds pas ton temps à me faire sortir de mes gonds. Quoi qu’il arrive, je ne te tuerai pas, et tu resteras à mon service de très longues années. Tu n’es pas trop douée, mais avec une bonne formation, tu pourrais être utile. Bref, je vais te dresser. En attendant, ce que tu viens de subir risque de te paraître aussi doux que les caresses d’un amant, si tu me pousses à bout. Alors, réponds !
Nynaeve parvint à reprendre son souffle.
— Non… Après notre départ de Tanchico, elle s’est enfuie avec un homme. Assez vieux pour être son grand-père, mais plein aux as ! Nous avons entendu parler des derniers événements, à la tour, et elle avait peur d’y retourner.
À coup sûr, la Rejetée était déjà au courant de ça.
Moghedien rit de bon cœur.
— Quelle belle histoire ! Je comprendrais presque ce qui plaît tant à Semirhage, quand elle brise des esprits. Nynaeve al’Meara, tu vas être pour moi une grande source d’amusement. Mais d’abord, tu vas me livrer Elayne. Tu la couperas de la Source, tu la neutraliseras, et tu me la livreras pieds et poings liés. Sais-tu pourquoi tu m’obéiras ? Parce que certaines choses sont plus puissantes dans Tel’aran’rhiod que dans le monde normal. C’est pour ça que tu seras une jument à la robe blanche chaque fois que je t’amènerai ici. La douleur qu’on éprouve en ce lieu se répercute dans le monde éveillé, mais il n’y a pas que ça. La Coercition aussi franchit la frontière. Tu vas réfléchir un peu à tout ça, puis tu penseras que l’idée vient de toi. Je parierais que cette fille est ton amie… Pourtant, tu me la livreras comme un vulgaire animal domestique et…
Moghedien hurla au moment où la pointe d’une flèche d’argent dépassa soudain de sous son sein droit.
Nynaeve s’écrasa sur le sol à la manière d’un vulgaire sac de patates. L’impact lui coupa le souffle comme si on lui avait flanqué un coup de marteau dans le ventre. Luttant pour respirer, elle mobilisa toute sa volonté pour bouger ses muscles douloureux, surmonter la douleur et atteindre le saidar.
Sur des jambes vacillantes, Birgitte prit une autre flèche dans son carquois.
— File, Nynaeve ! tenta-t-elle de crier. Va-t’en !
Dodelinant de la tête, l’héroïne leva de nouveau son arc, mais il tremblait entre ses mains.
L’aura qui enveloppait Moghedien gagna en intensité au point de devenir aveuglante.
L’obscurité déferla sur Birgitte, la submergeant comme une vague noire. Quand cette marée fut passée, l’arc retomba sur un petit tas de vêtements vides qui ne tardèrent pas à se désintégrer, ne laissant sur le sol que l’arme et ses projectiles d’argent.
Moghedien tomba à genoux, les deux mains serrant le fragment de hampe qui dépassait de sa poitrine. Autour d’elle, l’aura se dissipa, puis elle disparut aussi, et la flèche d’argent rouge de sang tomba sur le sol à l’endroit où elle s’était tenue.
Après ce qui lui parut une éternité, Nynaeve parvint à se redresser sur les mains et les genoux. Pleurant à chaudes larmes, elle rampa jusqu’à l’arc de Birgitte.
Et ces larmes-là, ce n’était pas la douleur qui les lui arrachait.
Nue comme un ver, le cœur brisé, elle s’empara de l’arme.
— Je suis désolée… Birgitte, pardonne-moi, je t’en prie !
Bien entendu, il n’y eut pas de réponse, sinon l’appel sinistre d’un oiseau de nuit.
Lorsque la porte de la chambre de Moghedien s’ouvrit à la volée, l’Élue entrant dans le salon en titubant, sa chemise de soie rouge de sang, Liandrin se leva d’un bond. Chesmal et Temaile l’imitèrent, chacune courant prendre par un bras la Rejetée blessée.
Liandrin resta debout à côté de son siège. Les autres sœurs étaient à l’extérieur, et peut-être même hors d’Amador. Moghedien n’en disait jamais plus que nécessaire, et elle détestait qu’on lui pose des questions superflues.
— Qu’est-il arrivé ? cria Temaile.
Le regard que lui jeta Moghedien aurait pu la carboniser sur place.
— Tu as quelques menues aptitudes pour la guérison, dit l’Élue à Chesmal d’une voix étrangement faible. (Sans doute à cause du sang qui coulait aux coins de ses lèvres.) Alors, interviens, idiote !
La sœur aux cheveux noirs originaire du Ghealdan posa les mains sur la tête de Moghedien. Tandis que l’aura du Pouvoir enveloppait Chesmal, Liandrin ricana in petto.
Que Temaile et Chesmal semblaient inquiètes ! Deux chiennes fidèles à leur maîtresse ! Un spectacle écœurant.
Dressée sur la pointe des pieds, Moghedien inclina la tête en arrière. Les yeux écarquillés, elle tremblait de tous ses membres et l’air s’échappait par saccades de sa bouche ouverte, comme si elle avait été immergée dans de la glace.
Tout fut très vite fini. L’aura disparut autour de Chesmal, et les talons de la Rejetée reprirent contact avec le tapis à motifs bleus et verts. Sans l’aide de Temaile, Moghedien se serait sans doute écroulée, car l’essentiel de l’énergie requise par la guérison ne venait pas du Pouvoir, mais de la personne qu’on soignait. Si la blessure qui lui avait fait perdre tant de sang était guérie, Moghedien devait se sentir aussi faible qu’après des semaines d’alitement. S’emparant du foulard jaune et ivoire glissé dans la ceinture de Temaile, elle s’essuya la bouche pendant que la sœur l’aidait à s’orienter vers la porte de sa chambre.
En état de grande faiblesse, et le dos tourné…
Liandrin frappa plus fort que jamais dans sa vie, se servant de tout ce qu’elle avait appris pendant que la Rejetée la torturait. Hélas, le saidar se déversa à flots en Moghedien, et l’assaut de Liandrin se dissipa tandis qu’elle se retrouvait coupée de la Source. Des flux d’Air la soulevèrent du sol puis la propulsèrent contre un mur lambrissé avec assez de violence pour que ses dents s’entrechoquent. Les bras en croix, elle resta suspendue où elle était.
Chesmal et Temaile se consultèrent du regard, comme si elles ne comprenaient pas ce qui venait de se passer. Elles continuèrent à soutenir Moghedien, qui vint se camper devant sa victime, toujours en s’essuyant la bouche. Le sang qui maculait son chemisier noircit soudain puis se détacha du tissu et tomba sur le tapis. Un tissage élémentaire…
— C’est un… un malentendu, Grande Maîtresse, se défendit Liandrin. Je voulais seulement t’aider à bien dormir…
Pour une fois, reprendre l’accent du peuple ne semblait pas gêner la hautaine sœur noire.
— Je voulais…
Un flux d’Air saisit la langue de Liandrin, la tordit et la tira entre ses dents. Les yeux exorbités, la sœur n’osa plus respirer. Juste un peu plus de tension, et…
— Faut-il que je l’arrache ? demanda Moghedien comme si elle parlait tout haut. Je ne crois pas… Quel dommage pour toi que Nynaeve al’Meara m’ait incitée à penser comme Semirhage. Sinon, je me serais contentée de te tuer.
Moghedien noua le bouclier qui isolait Liandrin de la Source, créant un entrelacs si complexe que sa victime, bien avant qu’elle en ait terminé, ne sut plus où il commençait et où il finissait.
— Voilà, dit enfin l’Élue, apparemment très satisfaite. Pour trouver quelqu’un capable de défaire cet écheveau, il te faudrait chercher longtemps. Mais tu n’en auras pas l’occasion.
Liandrin regarda les deux autres sœurs, quêtant un peu de sympathie ou de pitié. Le regard de Chesmal demeura de glace. Les yeux brillants, Temaile se tapota les lèvres du bout d’un index et eut un sourire qui n’avait rien d’amical.
— Tu croyais en savoir très long sur la Coercition ? fit Moghedien. Eh bien, je vais approfondir tes connaissances…
Liandrin frissonna. Les yeux de la Rejetée emplissant soudain son champ de vision, elle eut le sentiment que sa voix emplissait entièrement son crâne.
— Vis !
L’impression d’exploser se dissipa. Alors que de la sueur ruisselait sur son front, la sœur noire vit que la Rejetée lui souriait.
— La Coercition a bien des limites… Mais quand on ordonne à quelqu’un de faire une chose dont il a instinctivement envie, la consigne dure jusqu’à son dernier souffle. Même aux moments où tu imploreras la mort, prête à te la donner, tu continueras à vivre. Des nuits entières tu sangloteras en imaginant combien serait doux pour toi le repos éternel.
Les flux qui enserraient la langue de Liandrin disparurent.
— Par pitié, Grande Maîtresse ! s’écria la sœur noire après avoir à peine pris le temps de déglutir. Je n’avais pas l’intention…
Une gifle magistrale faillit lui arracher la tête.
— Eh bien, fit Moghedien, les punitions physiques ont également leur charme. Veux-tu me supplier encore ?
— Pitié, Grande Maîtresse !
La deuxième gifle fit danser des points noirs devant les yeux de Liandrin.
— Encore ?
— Pitié…
Le troisième coup manqua déboîter la mâchoire de la sœur noire.
— Si tu ne te montres pas un peu plus inventive, je vais cesser de t’écouter… Ouvre bien les oreilles, en revanche. Ce que j’ai prévu pour toi ferait les délices de Semirhage en personne. (Moghedien eut un sourire presque aussi sinistre que celui de Temaile.) Tu vas vivre, sans être calmée, mais consciente qu’il te faudra trouver quelqu’un capable de dénouer mon tissage, si tu veux canaliser de nouveau le Pouvoir. Mais c’est loin d’être tout. Evon sera ravi d’avoir une fille de cuisine en plus, et je suis sûre que dame Arene aura plaisir à parler très longuement de son mari avec toi. Ces gens apprécieront tellement ta compagnie qu’il m’étonnerait fort que tu sortes de cette maison avant des années. De très longues années durant lesquelles tu auras l’occasion de regretter de ne pas m’avoir loyalement servie.
Liandrin tenta de crier « non » et « pitié », mais ses sanglots l’en empêchèrent.
Moghedien se tourna vers Temaile :
— Prépare cette chienne pour nos amis… Mais dis-leur bien qu’ils ne doivent ni la tuer ni l’estropier. Je veux qu’elle pense être en mesure de s’échapper. Un espoir, même vain, l’aidera à survivre et à continuer à souffrir.
Moghedien se détourna, s’appuyant au bras de Chesmal, et les flux qui maintenaient Liandrin en suspension se dissipèrent.
Les jambes de la sœur se dérobant, elle s’écroula sur le tapis. Seul le bouclier demeura. Tentant futilement de le dénouer, elle rampa derrière Moghedien, une main tendue pour saisir l’ourlet de sa robe.
— Pitié, Grande Maîtresse !
— Elles sont avec une ménagerie, dit l’Élue à Chesmal. Toutes vos recherches, et il a fallu que je les trouve moi-même… Une ménagerie ne devrait pas être trop difficile à localiser, non ?
— Je te servirai fidèlement, sanglota Liandrin.
La peur liquéfiant ses membres, elle ne parvenait pas à ramper assez vite. Et les trois autres femmes ne daignaient même pas se retourner pour lui jeter un coup d’œil.
— Lie-moi à toi, Grande Maîtresse ! Tout ce que tu voudras ! Je serai ta chienne fidèle.
— Beaucoup de ménageries voyagent vers le nord, dit Chesmal, avide de justifier ses échecs. En direction du Ghealdan.
— Alors, je dois y aller… Procurez-vous des chevaux et suivez…
La porte de la chambre se referma avant que Moghedien ait terminé sa phrase.
— Une chienne fidèle…, gémit Liandrin, recroquevillée sur le tapis. (Elle releva la tête, essuya ses larmes et regarda Temaile, qui se frottait les bras en souriant.) Nous pourrions la dominer, Temaile ! Oui, à nous trois…
— Nous trois ? Tu n’es pas en état de dominer le gros Evon ! (Les yeux plissés, elle étudia le bouclier qui isolait Liandrin de la Source.) Tu pourrais tout aussi bien être calmée.
— Écoute-moi ! Je t’en prie ! (Liandrin tenta en vain de s’éclaircir la voix, mais elle continua à parler d’un ton bizarrement pâteux.) Nous avons parlé de la dissension qui doit régner entre les Élus. Si Moghedien se cache, c’est qu’elle fuit les autres. Si nous la capturons afin de la leur livrer, imagine les récompenses que nous recevrons. Nous pourrions devenir supérieures aux rois et aux reines. Des Élues, voilà ce que nous pourrions devenir !
Un court moment – béni pour Liandrin – la sœur au visage enfantin hésita. Puis elle secoua la tête.
— Tu n’as jamais su rester à ta place… « Qui tend les bras vers le soleil se fait brûler. » Merci, mais je n’ai pas envie de connaître ce sort. Je vais plutôt obéir, et te préparer pour qu’Evon soit satisfait. (Temaile eut un sourire carnassier qui accentua sa ressemblance avec un renard.) Il sera très surpris de te voir ramper à ses pieds pour les lui embrasser.
Liandrin hurla avant même que l’autre sœur ait commencé son dressage.