53 Des mots qui s’effacent

Dans son cocon de Vide qui se contractait sur lui-même, Rand vit Moiraine sortir de nulle part – semblait-il – pour sauter sur Lanfear. Alors que les deux femmes, enlacées dans une étreinte guerrière, basculaient dans le portique de pierre rouge, les attaques qui visaient Rand cessèrent brusquement. Un éclair de lumière blanche jaillit du néant, emplit le cadre du portique et refusa de se dissiper comme s’il tentait de sourdre dans le monde mais en était empêché par une barrière invisible. Autour du ter’angreal, des éclairs bleu et argent zébrèrent l’air de plus en plus violemment et un étrange grésillement retentit.

Rand se leva péniblement. Si la douleur n’avait pas disparu, l’absence de pression laissait augurer qu’il finirait par se sentir de nouveau entier et intact. Alors qu’il ne parvenait pas à détourner le regard du portique, un nom résonnait dans sa tête.

Moiraine… Moiraine… Moiraine…

Les yeux également braqués sur le chariot, et penché en avant comme s’il risquait de s’écrouler s’il s’immobilisait, Lan passa à côté de Rand.

Le jeune homme l’enveloppa dans un tissage d’Air.

— Tu ne peux rien faire, Lan. Il est impossible de la suivre et de la ramener.

— Je sais, souffla le Champion, dévasté. (Immobilisé au milieu d’une enjambée, il ne se débattait pas, mais foudroyait du regard le portique qui venait de dévorer Moiraine.) Que la Lumière m’apporte la paix, je le sais !

Le chariot avait pris feu. Rand tenta d’éliminer les flammes, mais dès qu’il en privait une de sa chaleur, un éclair venait en allumer une autre. Alors même qu’il était en pierre, une fumée âcre commençait à monter du portique et s’accumulait sous la coupole de brume grise. Une simple volute de ce poison brûla les narines de Rand et le fit tousser. Pareillement, sa peau picota ou l’élança partout où la fumée la toucha. Sans perdre un instant, il dénoua le tissage du dôme, dispersa la brume grise au lieu d’attendre qu’elle se dissipe d’elle-même, et tissa autour du chariot une grande cheminée d’Air brillante comme du verre qui canalisa les émanations, les expédiant vers le ciel.

Alors, et seulement alors, il relâcha Lan. S’il avait pu atteindre le chariot, le Champion, il le savait, aurait été parfaitement capable de suivre son Aes Sedai. Maintenant, tout brûlait, y compris le portique qui fondait comme de la cire, mais pour un homme comme Lan, ça n’était pas nécessairement dissuasif.

— Elle est partie… Je ne sens plus sa présence…

Alors que ses mots semblaient lui avoir été arrachés du cœur, Lan se détourna et s’éloigna, longeant la colonne de chariots sans un regard en arrière.

En le suivant des yeux, Rand vit qu’Aviendha était agenouillée près d’Egwene et la serrait contre elle.

Le jeune homme se coupa de la Source et courut vers les deux femmes. Alors que la douleur, naguère distante, le rattrapait, il réussit à mettre un pied devant l’autre, même si ses jambes avaient du mal à le porter. Près d’Aviendha et Egwene, Asmodean regardait autour de lui comme s’il redoutait de voir Lanfear sortir de sous un chariot ou de derrière une charrette à grain renversée. Accroupi, sa lance appuyée contre une épaule, Mat éventait Egwene avec son chapeau.

— Est-elle… ? commença Rand dès qu’il eut rejoint ses amis.

— Je n’en sais rien…, souffla Mat, anéanti.

— Elle respire encore, dit Aviendha, sans paraître savoir si ça avait une chance de continuer.

Mais Egwene ouvrit les yeux au moment où Amys et Bair, suivies par Melaine et Sorilea, bousculèrent Rand pour rejoindre plus vite leur disciple. S’agenouillant en cercle autour de la jeune femme, elles s’assurèrent de son état en marmonnant entre leurs dents ou en échangeant de brefs commentaires.

— Je me sens… (Egwene dut s’interrompre pour déglutir.) J’ai mal.

Une larme perla à un de ses yeux.

— Bien entendu que tu as mal ! lança Sorilea, directe comme à son habitude. Voilà ce qui arrive quand on se laisse entraîner dans les machinations d’un homme.

— Elle ne pourra pas venir avec toi, Rand al’Thor, dit rageusement Melaine – sans regarder le jeune homme.

Était-elle furieuse contre lui, ou à cause de ce qui venait d’arriver ?

— Je serai en pleine forme après… après un peu de repos, murmura Egwene.

Bair humidifia avec l’eau d’une gourde un morceau de tissu qu’elle posa sur le front d’Egwene.

— Pour te remettre, il te faudra beaucoup de repos. Je crains que ton rendez-vous de ce soir avec Nynaeve et Elayne soit annulé. Tant que tu ne seras pas rétablie, pas question de t’approcher de Tel’aran’rhiod. Avec de la chance, ce sera l’affaire de quelques jours. Inutile de me défier du regard, gamine ! Nous surveillerons tes rêves, s’il le faut. Et si tu oses penser à outrepasser nos ordres, nous te confierons aux bons soins de Sorilea.

— Crois-moi, Aes Sedai ou non, tu ne me désobéiras pas deux fois, renchérit Sorilea.

Mais avec un rien de compassion assez peu habituel chez elle. Fidèle à elle-même, Egwene ne tenta pas de dissimuler sa frustration.

— Moi, je suis assez bien pour faire ce qui doit être fait, dit Aviendha.

En réalité, elle semblait à peine moins mal en point qu’Egwene. Elle n’en défia pas moins Rand du regard – qu’il ose la contredire, pour voir ! S’avisant que les quatre Matriarches la dévisageaient, elle perdit un peu de sa superbe.

— Je vais assez bien…, grommela-t-elle.

— Ça saute aux yeux…, lâcha Rand.

— C’est la vérité, insista Aviendha, vis-à-vis de lui, mais en évitant soigneusement de regarder les Matriarches. Lanfear m’a tenue entre ses griffes un peu moins longtemps qu’Egwene. Ça suffit à expliquer la différence… J’ai une dette de toh envers toi, Rand al’Thor. Nous n’aurions pas résisté beaucoup plus, j’en ai peur. La Rejetée était très forte.

Aviendha regarda le chariot, pratiquement déjà réduit en cendres à l’intérieur de la cheminée d’Air. Le portique, lui, avait totalement disparu.

— Je n’ai pas vu tout ce qui est arrivé.

— Elles sont… (Rand s’éclaircit la voix.) Elles sont parties toutes les deux. Lanfear est morte. Moiraine aussi.

Egwene éclata en sanglots dans les bras d’Aviendha, qui posa la tête sur l’épaule de son amie comme si elle était aussi au bord des larmes.

— Tu es un crétin, Rand al’Thor, dit Amys en se relevant. (Sous son foulard et ses cheveux blancs, le visage étonnamment jeune de la Matriarche semblait taillé dans le marbre.) En ce qui concerne cette affaire et bien d’autres, tu es un idiot fini.

Rand se détourna, fuyant le regard accusateur de l’Aielle. Moiraine était morte parce qu’il n’avait pas pu se résoudre à tuer une Rejetée. Devait-il pleurer ou éclater d’un rire hystérique ? Qu’il fasse l’un ou l’autre, il risquait de ne plus jamais pouvoir s’arrêter.

Alors que les quais étaient presque vides quand il avait généré son dôme, ils se remplissaient de nouveau, même si très peu de gens osaient s’approcher de l’endroit où se dressait le mur de brume grise. Aidées par des gai’shain en robe blanche et des hommes en cadin’sor, des Matriarches soulageaient les blessés et tentaient d’apaiser les agonisants. Les cris et les gémissements, pour Rand, revenaient à des coups de poignard. Il n’avait pas été assez rapide… La mort de Moiraine, pas de guérison possible pour les grands blessés… Tout ça parce qu’il…

Je n’ai pas pu ! Lumière, aide-moi ! Je n’ai pas pu !

Des Aiels le regardaient, certains venant à peine de baisser leur voile. Mais il n’y avait toujours pas trace des Promises. En revanche, d’autres personnes étaient présentes.

Monté sur un hongre noir, Dobraine ne quittait pas Rand des yeux. Pas très loin, Talmanes, Daerid et Nalesean, eux aussi à cheval, observaient avec une attention égale Mat et son ami d’enfance. Leur silhouette à la fois découpée et plongée dans l’ombre par le soleil levant, des curieux s’étaient massés sur les remparts de la face avant du grand mur d’enceinte, et il y avait encore plus de citadins en haut de la partie perpendiculaire à la rivière. Deux de ces lointaines silhouettes obscures se détournèrent quand Rand leva les yeux, virent qu’elles étaient à moins de vingt pas l’une de l’autre et reculèrent avec un bel ensemble. Dix couronnes d’or qu’il s’agissait de Meilan et Maringil !

Près du dernier chariot de la colonne, Lan s’occupait des chevaux, flattant les naseaux d’Aldieb, la jument de Moiraine.

Rand le rejoignit.

— Je suis désolé, Lan… Si j’avais été plus rapide, et…

Je n’ai pas pu tuer l’une, alors, j’ai tué l’autre. Que la Lumière m’aveugle !

Si son vœu avait été exaucé, il n’en aurait pas été affecté, sur le moment.

— La Roue tisse comme elle l’entend… (Le Champion approcha de Mandarb et entreprit de vérifier le harnais de selle de l’étalon noir.) Moiraine était un soldat, à sa façon, mais au moins autant que moi. Ces vingt dernières années, ç’aurait pu arriver au bas mot deux cents fois. Elle le savait, et moi aussi. C’était une belle journée pour mourir…

Si la voix du Champion restait parfaitement neutre, ses yeux bleus si froids étaient cernés de rouge.

— Je suis quand même désolé… J’aurais dû…

Rand n’insista pas dans cette voie. Tous les « j’aurais dû » du monde ne consoleraient pas Lan. En revanche, ils arrachaient le cœur au jeune homme.

— Lan, j’espère que tu resteras mon ami, après… J’apprécie beaucoup tes conseils, et j’aime nos entraînements à l’épée. Dans les jours à venir, j’aurai besoin des deux…

— Je suis ton ami, Rand. Mais je ne peux pas rester… (Lan sauta en selle.) Moiraine m’a fait quelque chose qui n’était plus usité depuis des centaines d’années, à une époque où les Aes Sedai établissaient parfois le lien avec un Champion sans lui demander son avis. Elle a modifié mon lien, afin qu’il soit transmis à une autre sœur si elle mourait. À présent, je dois trouver cette Aes Sedai pour devenir un de ses Champions. En fait, je le suis déjà. Je capte vaguement la présence de cette sœur, quelque part à l’ouest, elle me sent aussi, et je dois aller la rejoindre. Ça fait partie de ce que Moiraine a prévu. Elle ne voulait pas me laisser le temps de mourir en essayant de la venger.

Lan tira sur les rênes de Mandarb comme s’il voulait l’empêcher de partir au galop – et comme s’il luttait lui-même pour ne pas éperonner l’étalon.

— Si tu revois un jour Nynaeve, dis-lui que…

Un instant, le visage de pierre de Lan se décomposa. Un instant seulement… Puis il parla entre ses dents, mais Rand entendit quand même.

— Une blessure bien nette guérit plus vite et fait beaucoup moins mal… (Le Champion cessa de murmurer.) Dis-lui que j’ai trouvé quelqu’un d’autre. Les sœurs vertes sont parfois aussi proches de leurs Champions que les femmes normales de leur mari. De toutes les façons possibles… Dis à Nynaeve que je suis parti pour devenir l’amant d’une sœur verte en plus de son protecteur. Ces choses-là arrivent… Il y a très longtemps que je n’ai plus vu Nynaeve…

— Je lui dirai tout ça, Lan, mais je ne peux pas te garantir qu’elle me croira.

Lan se pencha sur sa selle pour poser une main ferme sur l’épaule de Rand. Un loup à demi apprivoisé, cet homme-là ? La bonne blague ! Comparé à lui, n’importe quel loup n’était qu’un toutou.

— Nous nous ressemblons beaucoup, toi et moi. En nous se tapit une grande noirceur. L’obscurité, la douleur, la mort… Voilà ce qui émane de nous. S’il t’arrive d’aimer une femme, Rand, quitte-la et permets-lui de se trouver un autre homme. C’est le plus beau cadeau que tu pourras lui faire. (Lan se redressa et leva une main.) Que la Paix soit avec ton épée. Tai’shar Manetheren.

Un antique salut. Le vrai sang de Manetheren…

Rand leva lui aussi une main.

Tai’shar Malkier.

Lan talonna Mandarb qui bondit en avant, forçant les Aiels et les citadins à s’écarter de son chemin – comme si l’étalon comptait galoper tout au long de la route qu’il allait parcourir avec pour cavalier le dernier représentant du Malkier.

— Que l’ultime étreinte de notre mère à tous t’accueille chez toi, Lan, souffla Rand.

Au Shienar comme dans d’autres pays des Terres Frontalières, cette formule faisait partie du service funéraire.

Les Aiels et les gens postés sur les remparts regardaient toujours Rand. Dès qu’un pigeon voyageur arriverait à Tar Valon, la Tour Blanche saurait ce qui s’était passé aujourd’hui – ou du moins une version de ces événements. Et si Rahvin avait lui aussi des « yeux » ici – pour ça, il suffisait d’un rat en ville ou d’un corbeau le long de la rivière – il ne s’attendrait sûrement pas à une attaque dans le cours de la journée. Pour résumer, Elaida penserait que Rand était plus faible, donc peut-être plus facile à manipuler, et le Rejeté…

Comprenant ce qu’il était en train de faire, Rand eut une grimace.

Arrête ça ! Pendant une minute, au moins, cesse de fuir et prends le temps de pleurer.

D’accord, mais pas devant tant de témoins. Lorsqu’il se mit en mouvement, les Aiels s’écartèrent devant lui presque aussi vite que sur le chemin de Mandarb.

La poivrière au toit d’ardoise du capitaine du port n’était qu’une simple pièce circulaire dépourvue de fenêtres aux murs garnis d’étagères qui croulaient sous les classeurs, les rouleaux de parchemin et les piles de manifestes. Posées sur une table à côté de sceaux fiscaux et de timbres douaniers, deux lampes fournissaient une lumière vacillante. Rand claqua la porte derrière lui pour échapper aux regards indiscrets.

Moiraine morte, Egwene blessée et Lan parti… Un prix très élevé pour la fin de Lanfear.

— C’est le temps de pleurer ! Rand al’Thor, que la Lumière te brûle ! Moiraine mérite bien ça. N’aurais-tu plus aucun sentiment ?

De fait, il était comme anesthésié. Son corps le torturait, mais sous la souffrance, il se sentait plus mort que vif.

Il glissa une main dans sa poche, trouva les lettres de l’Aes Sedai et les sortit. Qu’avait-elle dit ? Des sujets de réflexion pour lui ? Après avoir rempoché la missive destinée à Thom, il brisa le sceau de la sienne et découvrit l’écriture fine et serrée de Moiraine.

« Ces mots s’effaceront quelques instants après que tu auras lâché ces feuilles – une protection configurée sur ta personne – alors, prends garde à ce que tu fais… Puisque tu lis cette lettre, les événements, sur les quais, ont tourné comme je l’espérais… »

Stupéfié, Rand interrompit un instant sa lecture, puis la reprit avidement.

« Depuis mon arrivée à Rhuidean, je savais qu’un jour ou l’autre, des nouvelles de Morgase nous atteindraient à Cairhien. Ne cherche pas à savoir comment. Certains secrets appartiennent à d’autres personnes que moi, et je ne les trahirai pas. Mais j’ignorais quelles seraient ces nouvelles… Si ce qu’on nous a rapporté est vrai, que la Lumière ait pitié de l’âme de Morgase. Elle était entêtée, voire obtuse, avec par moments toute la sauvagerie d’une lionne, mais ce fut une bonne et bienveillante reine.

Dans tous les cas, les nouvelles en question conduisaient à une visite aux quais le lendemain. À partir de là, l’arbre du futur se séparait en trois branches, mais puisque cette lettre est entre tes mains, c’est que je ne suis plus en ce monde, et Lanfear non plus… »

Rand serra convulsivement la lettre. Moiraine savait. Elle savait, et elle l’avait amené ici. S’avisant qu’il avait froissé la lettre, il se hâta de la lisser.

« Les deux autres branches étaient bien pires. Dans un cas, Lanfear te tuait. Dans l’autre, tu partais avec elle, et lors de notre rencontre suivante, tu te faisais appeler Lews Therin Telamon, et tu mourais d’amour pour elle.

J’espère qu’Egwene et Aviendha sont saines et sauves. Car vois-tu, je ne sais rien de ce qui arrivera dans le monde après… le monde d’après, quoi ! Sauf en ce qui concerne un détail qui ne te regarde pas.

Je n’ai pas pu t’en parler pour la même raison qui m’a interdit d’avertir Lan. Les hommes de Deux-Rivières, semble-t-il, gardent beaucoup de caractéristiques de ceux de Manetheren, et ça les rend très proches des guerriers des Terres Frontalières. On dit qu’un de ces hommes-là préférerait prendre un coup de couteau plutôt que de blesser une femme, et qu’il estimerait s’en être tiré à bon compte. Je n’ai pas osé courir le risque que tu places ma vie au-dessus de la tienne. D’autant plus que tu te crois capable de déjouer le destin… En fait, ce n’aurait pas été un risque, mais une certitude, comme ton comportement d’aujourd’hui l’a sûrement prouvé. »

— C’était à moi de choisir, Moiraine. À moi !

« Quelques points pour finir.

Si Lan n’est pas déjà parti, dis-lui que j’ai agi pour son bien. Il comprendra un jour, et j’espère qu’il me sera reconnaissant.

Ne te fie à aucune femme qui est aujourd’hui une authentique Aes Sedai. Même si tu dois toujours le redouter, je ne parle pas que de l’Ajah Noir. En d’autres termes, méfie-toi autant de Verin que d’Alviarin. Depuis trois mille ans, le monde danse au rythme de notre musique. C’est une habitude difficile à perdre, comme je l’ai appris en m’efforçant de danser au son de la tienne. Toi, tu dois danser librement, et mes chères sœurs, même les mieux intentionnées du monde, tenteront de guider tes pas comme j’ai moi-même voulu le faire.

Je te prie de remettre sa lettre à Thom Merrilin quand tu le reverras. Elle contient des précisions sur un sujet assez mineur dont je lui ai parlé un jour, et je pense que ces mots l’aideront à trouver la paix de l’esprit.

Enfin, méfie-toi aussi de maître Jasin Natael. Je n’approuve pas totalement ta démarche, mais je la comprends. C’était d’ailleurs peut-être la seule solution… Mais prends garde à lui. Il est aujourd’hui l’homme qu’il a toujours été. N’oublie jamais ça.

Que la Lumière t’illumine et te protège. Tu t’en tireras très bien. »

L’Aes Sedai avait simplement signé « Moiraine ». Elle n’utilisait pratiquement jamais le nom de sa maison.

Rand relut attentivement le passage sur Natael. À l’évidence, Moiraine connaissait la véritable identité du trouvère. Ça ne pouvait rien vouloir dire d’autre. Sachant qu’un Rejeté se tenait devant elle, cette femme d’acier n’avait jamais tressailli une seule fois. Et s’il interprétait bien la lettre, elle savait aussi pourquoi Asmodean était là.

Dans un écrit qui s’effacerait dès qu’il ne le tiendrait plus entre ses mains, n’aurait-elle pas pu être franche et directe ? Et pas seulement au sujet du Rejeté. Par exemple, comment avait-elle appris tout ça, à Rhuidean ? S’il ne se trompait pas, ça devait avoir un rapport avec les Matriarches, mais il ne devait pas espérer en apprendre auprès d’elles plus long que ce que disait – ou, plutôt, ne disait pas – la lettre. Et au sujet des Aes Sedai, pourquoi avait-elle mentionné spécifiquement Verin ? Et Alviarin au lieu d’Elaida ? Et tous ces mystères, à propos de Lan et de Thom ?

Rand aurait parié qu’elle n’avait pas laissé de lettre au Champion, qui ne devait pas être seul à croire aux bienfaits des blessures bien nettes.

Le jeune homme faillit sortir de sa poche la lettre de Thom puis la décacheter. Mais Moiraine avait sûrement dû prévoir une protection, comme pour la sienne. Aes Sedai et Cairhienienne, elle avait jusqu’à la fin gardé son aura de mystère et son goût pour la manipulation. Jusqu’à la fin…

Exactement ce qu’il avait voulu éviter en parlant si souvent, presque au point de radoter, des éternelles cachotteries de l’Aes Sedai. Sachant ce qui allait arriver, elle était allée à la rencontre de son destin avec le même courage qu’un Aiel. Un rendez-vous avec la mort dûment honoré… Mais elle était morte parce qu’il n’avait pas pu se résoudre à tuer Lanfear. Parce qu’il n’avait pas ôté la vie à une femme, une autre avait perdu la sienne.

Ses yeux se posèrent sur les derniers mots de la lettre.

« Tu t’en tireras très bien. »

Des paroles tranchantes comme le fil glacé d’un rasoir.

— Pourquoi pleures-tu seul ici, Rand al’Thor ? C’est vrai ce qu’on dit ? Certains hommes des terres mouillées pensent qu’il est honteux de pleurer en public ?

Rand foudroya du regard Sulin, debout dans l’encadrement de la porte. Son arc dans le dos, un fourreau à la ceinture, la Promise brandissait sa rondache et un faisceau de trois lances.

— Je ne… (Rand essuya une étrange humidité, sur ses joues.) Cet endroit est une étuve. Du coup, je transpire comme… Que veux-tu ? Je pensais que vous aviez toutes décidé de m’abandonner pour retourner dans la Tierce Terre.

— Ce n’est pas nous qui t’avons abandonné, Rand al’Thor. (Sulin referma la porte, s’assit en tailleur sur le sol et posa sa rondache et deux des lances à côté d’elle.) C’est toi qui nous as laissées tomber.

En un mouvement fluide, la guerrière mit un pied sur la lance qu’elle tenait encore et la brisa en deux.

— Que fais-tu donc ? demanda Rand.

Sulin s’empara d’une autre lance.

— Je t’ai posé une question !

L’expression de la Promise aurait fait réfléchir jusqu’à Lan en personne. Rand n’hésita pas à se pencher et à saisir la lance. En un éclair, la botte souple de Sulin vint se plaquer sur ses phalanges – et pas délicatement.

— Tu voudrais nous mettre des jupes, nous marier et nous forcer à prendre soin d’un foyer ? Ou devrons-nous être couchées près de ta cheminée et te lécher les mains quand tu nous donneras quelques morceaux de viande ?

Sulin força et la lance se cassa, des échardes s’enfonçant dans la chair de Rand.

Rand secoua sa main ainsi libérée – et des gouttes de sang jaillirent dans les airs…

— Je n’ai jamais eu cette intention… Et j’ai cru que vous l’aviez compris…

Sulin prit la dernière lance. Cette fois, Rand canalisa, l’emprisonnant dans un tissage d’Air. Mais elle se contenta de le défier du regard.

— Que la Lumière me brûle ! Tu n’as rien dit ! Du coup, j’ai maintenu les Promises à l’écart du combat contre Couladin. Mais tout le monde ne s’est pas battu, ce jour-là. Et tu n’as pas protesté.

Sulin écarquilla les yeux de surprise.

— Tu nous as tenues à l’écart de la danse avec les lances ? C’est nous qui t’avons empêché de faire une bêtise. On aurait dit une gamine très récemment promise à la Lance. Prêt à te ruer sur Couladin sans songer au projectile que tu risquais de recevoir dans le dos. Le Car’a’carn n’a pas le droit de s’exposer inutilement. Et maintenant, tu vas partir combattre un Rejeté. Le secret est bien gardé, mais j’ai su tirer des conclusions de ce que disent les chefs des autres ordres de guerriers.

— Tu veux me tenir à l’écart de ce combat-là aussi ?

— Ne dis pas de bêtises, Rand al’Thor. N’importe qui aurait pu affronter Couladin. Risquer ta vie aurait été une gaminerie. En revanche, aucun Aiel ne peut faire face à une âme dévouée aux Ténèbres…

— Alors, pourquoi… ?

Rand n’alla pas au bout de sa question, car il connaissait déjà la réponse. Après cette journée de boucherie, face aux Shaido, il avait espéré que les Promises ne prendraient pas ombrage de sa décision. Enfin, il avait tenté de se convaincre qu’il en irait ainsi.

— Tu as choisi ceux qui t’accompagneront, Rand al’Thor, lâcha Sulin comme si chaque mot était une pierre qu’elle lançait sur Rand. Des hommes de tous les ordres. Des hommes ! Pas une seule Promise ! Les Far Dareis Mai se chargent de ton honneur, mais tu les dépouilles du leur.

Rand eut du mal à trouver ses mots.

— Je… Je n’aime pas voir mourir une femme. Sulin, je déteste ça ! Comme si ça me déchirait les entrailles. Même si ma vie en dépendait, je ne pourrais pas tuer une femme.

De nouveau, Rand froissa entre ses doigts la lettre de Moiraine – morte parce qu’il n’avait pas pu abattre Lanfear. Même quand une autre vie était en jeu…

— Sulin, je préférerais aller seul combattre Rahvin plutôt que de voir mourir une seule d’entre vous !

— C’est idiot. Tout guerrier a besoin que quelqu’un surveille ses arrières. Ainsi, c’est de Rahvin qu’il s’agit… Même Roidan, le chef des Marche-Tonnerre, ou Turac, celui des Chiens de Pierre, ont gardé ça pour eux.

Sulin regarda son pied immobilisé sur la lance par les mêmes flux qui l’empêchaient de bouger les bras.

— Libère-moi, et nous parlerons…

Après une brève hésitation, Rand défit le tissage. Il resta prêt à intervenir en cas de besoin, mais Sulin croisa les jambes et resta assise.

— Parfois, j’oublie que tu n’as pas été élevé par notre sang, Rand al’Thor. Écoute-moi ! Je suis ce que je suis. (Elle brandit la lance.) Et voilà ce que je suis !

— Sulin…

— Silence, Rand al’Thor ! Je suis la lance ! Quand un amoureux se dresse entre elle et moi, c’est l’arme que je choisis. D’autres Promises font le choix inverse. Estimant avoir porté les lances assez longtemps, elles aspirent à fonder une famille. Moi, je n’ai jamais voulu changer de vie. Aucun chef n’hésiterait à m’envoyer là où le combat fait rage. Si je tombe un jour sur le champ de bataille, mes premières-sœurs me pleureront, mais pas plus qu’elles ont pleuré notre premier-frère. Un tueur d’arbre qui me poignarderait dans mon sommeil respecterait davantage mon honneur que toi. Tu comprends, à présent ?

— Oui, mais…

Il comprenait, en effet. Sulin ne voulait pas qu’il la force à devenir une autre personne. Pour ça, il devait « simplement » accepter de la voir mourir…

— Qu’arrivera-t-il si tu brises la dernière lance ?

— Si je n’ai aucun honneur dans cette vie, peut-être que dans une autre…

Une phrase prononcée sur un ton neutre, comme si ça coulait de source. Rand eut besoin d’un moment pour comprendre. Dans tous les cas, il devrait accepter de la voir mourir…

— Tu ne me laisses pas le choix, pas vrai ?

Exactement comme avait fait Moiraine.

— Il existe toujours des choix, Rand al’Thor. Tu en as un, et moi aussi. Le ji’e’toh n’autorise rien d’autre.

Rand eut envie d’exploser, vouant au Ténébreux le ji’e’toh et tous ceux qui y croyaient.

— Sélectionne des Promises, Sulin. J’ignore combien de gens je peux emmener avec moi, mais les Far Dareis Mai auront autant de représentantes que les autres ordres.

Rand passa devant la Promise, qui eut soudain un grand sourire. Pas de soulagement, mais de joie. Le plaisir de savoir qu’elle aurait une chance de mourir. Il aurait dû la laisser dans sa prison de saidin, puis régler le problème une fois qu’il serait revenu de Caemlyn.

Il ouvrit la porte, sortit… et s’immobilisa.

Enaila se tenait à la tête d’une longue file de Promises, toutes tenant trois lances à la main. Du seuil de la poivrière, cette colonne s’étirait jusqu’à l’arche la plus proche et devait continuer bien au-delà, dans les rues de la ville. Une partie des Aiels présents sur les quais regardaient les guerrières avec quelque étonnement. Mais il s’agissait d’une affaire entre le Car’a’carn et les Far Dareis Mai, et aucun autre ordre n’avait à s’en mêler.

Amys et trois ou quatre autres Matriarches qui avaient jadis porté les lances regardaient tout ça de plus près. À part quelques types qui essayaient de remettre debout des chariots à grain renversés, tous les citadins avaient jugé plus prudent de s’éclipser.

Enaila avança vers Rand, puis s’arrêta lorsqu’elle vit sortir Sulin. Bien entendu elle sourit – pas de soulagement, mais de joie. Toutes les autres Promises l’imitèrent, ainsi que le petit groupe de Matriarches. Amys hocha brièvement la tête, comme si elle se réjouissait que Rand ait enfin cessé de se comporter comme un sale gosse.

— J’ai cru qu’elles allaient entrer une à une, fit Mat, histoire de mettre fin à tes tourments par un baiser.

Appuyé à sa lance, son chapeau sur le crâne, le jeune flambeur affichait un grand sourire.

— Comment peux-tu être si guilleret ? grogna Rand.

L’odeur de chair brûlée planait encore dans l’air, et on entendait les gémissements des blessés, hommes comme femmes, que les Matriarches tentaient de soulager.

— Parce que je suis vivant, mon vieux ! Tu voudrais que je pleure ? (Mat haussa les épaules.) Selon Amys, Egwene sera rétablie dans quelques jours. (Il regarda autour de lui comme un homme qui ne veut surtout pas voir la vérité en face.) Bon, si on doit agir, agissons ! Dovie’andi se tovya sagain.

— Pardon ?

— Je viens de dire qu’il est temps de lancer les dés. Sulin t’a bouché les oreilles ?

— Temps de lancer les dés…, répéta Rand.

Dans la cheminée d’Air, les flammes s’étaient éteintes, mais la fumée blanche s’élevait toujours comme si le ter’angreal continuait de se consumer.

Moiraine…

Il aurait dû… Non, ces dés-là avaient déjà été jetés !

Les Promises se massaient autour de Sulin, emplissant les quais.

Ce qui était fait était fait, et il devrait vivre avec. À ce compte-là, il pressentait que la mort serait une délivrance, lorsqu’elle viendrait.

— Alors, agissons !


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