19 Souvenirs

— Majesté ?

Alors que la lumière du soleil filtrait par la fenêtre du boudoir attenant à sa chambre, Morgase leva les yeux du livre posé sur ses genoux. En ce début de journée déjà chaud, il n’y avait pas un souffle d’air et de la sueur brillait sur le front de la souveraine.

Midi ne tarderait plus trop, et Morgase n’avait pas encore bougé de ses appartements. Ça ne lui ressemblait pas, et elle aurait été en peine de dire pourquoi elle avait décidé de paresser toute la matinée avec un livre. D’autant plus qu’elle avait du mal à se concentrer sur la lecture, ces derniers temps. Si elle se fiait à l’horloge dorée posée sur le manteau de la cheminée, une heure venait de s’écouler depuis qu’elle avait pour la dernière fois tourné une page – dont elle ne se rappelait d’ailleurs pas un mot.

La chaleur, sans doute…

Le jeune officier en veste rouge de sa Garde qui s’était agenouillé devant elle, un poing appuyé sur le tapis rouge et or, lui semblait vaguement familier. Naguère, elle connaissait chacun de ses hommes par son nom. Mais il y avait tant de nouveaux visages.

— Tallanvor…, dit-elle, étonnée de se souvenir de ce nom.

Ce militaire était grand et bien bâti, mais ça n’expliquait pas pourquoi elle s’en souvenait. Avait-il conduit quelqu’un devant elle, dans un passé relativement lointain ?

— Lieutenant de la Garde Martyn Tallanvor.

Le militaire jeta un bref regard – étonnamment dur – à la souveraine avant de baisser de nouveau les yeux.

— Majesté, excusez-moi, mais je suis surpris que vous restiez ici, considérant les nouvelles de ce matin.

— Quelles nouvelles ? demanda Morgase, pleine d’espoir.

Entendre autre chose que les ragots d’Alteima sur la cour de Tear la changerait un peu, pour une fois. De temps en temps, elle avait le sentiment qu’elle aurait dû interroger cette femme sur d’autres sujets, mais on en revenait toujours aux ragots – pour lesquels il lui semblait n’avoir jamais eu un grand intérêt, par le passé. Assis près de la cheminée dans son haut fauteuil, les jambes croisées, Gaebril adorait écouter les deux femmes évoquer des rumeurs, et il en souriait même d’aise.

Alteima portait des robes de plus en plus suggestives, et il faudrait qu’elle lui en souffle un mot.

Morgase eut le vague sentiment de s’être déjà tenue ce raisonnement.

Absurde ! Dans ce cas, j’aurais déjà parlé à Alteima.

Confuse, la reine s’avisa qu’elle avait totalement oublié le jeune officier. Ayant commencé à parler, il s’était arrêté en constatant que la souveraine ne l’écoutait pas.

— Recommence du début, j’étais distraite… Et relève-toi !

Tallanvor se redressa, les yeux brillants de colère, mais il s’empressa de les baisser sur la pointe de ses chaussures.

Morgase comprit où les yeux du jeune homme s’étaient posés… et elle s’empourpra. Son décolleté était particulièrement plongeant, il fallait l’avouer. Mais Gaebril aimait la voir habillée de cette façon. Et puisqu’il en était ainsi, pourquoi se serait-elle inquiétée de se montrer presque nue devant un de ses officiers ?

— Sois bref et concis, dit-elle sèchement.

De quel droit ose-t-il me regarder ainsi ? Je devrais le faire fouetter.

— Quelles nouvelles peuvent-elles être assez importantes pour que tu entres dans mon boudoir comme dans une taverne ?

L’officier se rembrunit – parce qu’il était gêné ou furieux, c’était difficile à dire.

Furieux contre sa reine ? Croit-il que je n’ai que ça à faire, l’écouter pérorer ?

— Il y a une rébellion, Majesté.

À ce mot, Morgase oublia tout le reste.

— Où ?

— Le territoire de Deux-Rivières, Majesté. Quelqu’un a de nouveau brandi le vieil étendard à l’Aigle Rouge de Manetheren. Un messager est arrivé de Pont-Blanc ce matin.

Morgase pianota sur son livre, l’esprit soudain bien plus clair que depuis des jours et des jours. Dans son esprit, le nom « Deux-Rivières » rallumait une étincelle qu’elle ne parvenait pas tout à fait à attiser, mais qui ne mourait pas pour autant. Cette région n’appartenait pas vraiment au royaume d’Andor, en tout cas depuis plusieurs générations. Comme les trois reines qui l’avaient précédée, Morgase avait eu les plus grandes difficultés à maintenir un minimum d’autorité sur les mineurs et les fondeurs des montagnes de la Brume. S’il avait existé un autre moyen que le réseau routier d’Andor pour faire transiter les métaux, ce minimum aurait d’ailleurs été rapidement réduit à néant. Choisir entre les mines d’or, de fer et d’autres métaux et la laine et le tabac de Deux-Rivières n’avait pas vraiment été difficile. Mais une rébellion, même dans un secteur du royaume que la reine ne dominait pas – sauf sur une carte –, si on ne la matait pas, risquait de se répandre dans des zones qui étaient bel et bien sous l’autorité de la Couronne.

Détruite lors des guerres des Trollocs, Manetheren, la légendaire cité, était encore à même de frapper certains esprits. De plus, le territoire de Deux-Rivières, bien qu’on lui eût trop longtemps laissé la bride sur le cou, appartenait de droit à la reine d’Andor.

— Le seigneur Gaebril a-t-il été informé ?

Bien sûr que non ! Sinon, il serait venu la voir avec de brillantes suggestions sur la façon de gérer la crise. Ses conseils valaient toujours de l’or.

Suggestions ? Conseils ?

Parfois, Morgase avait le sentiment qu’il lui disait plutôt carrément ce qu’il fallait faire. Mais c’était impossible, bien entendu.

— Oui, Majesté, on l’a mis au courant, répondit Tallanvor d’un ton qui restait neutre, contrairement à son visage de plus en plus colérique. Et il a éclaté de rire. Pour lui, Deux-Rivières semble être un nid à problèmes, et il envisage apparemment de s’en occuper un jour, lorsqu’il aura réglé des affaires beaucoup plus urgentes.

Quand Morgase se leva d’un bond, le livre tomba à ses pieds. Sous le regard étrangement satisfait de Tallanvor, elle demanda à une domestique où se trouvait le seigneur Gaebril, puis partit d’un pas décidé vers la cour à colonnade où trônait une splendide fontaine de marbre dont le bassin était plein de poissons et de lys majestueux.

Dans ce coin relativement ombragé, il faisait un peu plus frais.

Assis sur le large muret blanc de la fontaine, Gaebril était comme d’habitude entouré de seigneurs et de dames dont Morgase reconnut à peine la moitié.

Son visage carré encadré de cheveux noirs, Jarid de la maison Sarand était accompagné d’Elenia, son épouse à la chevelure couleur de miel et au caractère de cochon. Il y avait aussi Arymilla de la maison Marne, une experte en minauderies particulièrement douée pour écarquiller les yeux en signe d’intérêt alors qu’elle se fichait de tout ce qu’on lui racontait.

Morgase reconnut aussi Nasin de la maison Caeren, un vieux lubrique à tête de bouc qui, malgré son éparse chevelure blanche, aurait volontiers culbuté toutes les femmes qu’il croisait. Près de lui se tenaient Naean de la maison Arawn, un rictus dédaigneux gâchant comme d’habitude sa diaphane beauté, Lir de la maison Baryn, un grand type étique qui arborait une épée presque plus grosse que lui, et Karin de la maison Anshar, dont le regard triste et morne avait déjà incité ses trois premiers maris, disait-on, à fuir sa compagnie six pieds sous terre.

Morgase ne connaissait personne d’autre dans l’assistance. Assez étrange, quand même… En principe, elle n’autorisait la présence de nobles au palais que lors des cérémonies officielles. Car durant la Succession, toutes ces personnes s’étaient opposées à elle, Elenia et Naean allant jusqu’à revendiquer le Trône du Lion. Quelle mouche avait piqué Gaebril pour qu’il fasse venir ces gens ici ?

— … la taille de nos domaines du Cairhien, mon seigneur, était en train de dire Arymilla, penchée sur Gaebril.

Personne ne semblait avoir remarqué l’arrivée de Morgase. Comme si elle était une servante apportant du vin.

— Gaebril, je veux te parler en privé au sujet de Deux-Rivières.

— Cette affaire est réglée, ma chère, dit le seigneur, le bout de ses doigts immergé dans l’eau pure de la fontaine. Pour l’heure, j’ai d’autres préoccupations. N’avais-tu pas prévu de lire dans ton boudoir pour échapper à la chaleur ? Tu ferais mieux d’y retourner en attendant que tombe le soir.

« Ma chère » ! Il avait osé l’appeler ainsi devant cette assemblée de vautours ! Quand ils étaient seuls, elle brûlait d’envie d’entendre de tels mots sortir des lèvres de Gaebril. Mais là… Pour cacher son sourire, Elenia avait une main devant la bouche…

— Seigneur Gaebril, je ne retournerai pas lire, et tu vas venir sur-le-champ avec moi ! Quant à ces « invités », je les prie de quitter au plus vite mon palais. Sinon, je les ferai chasser de Caemlyn.

Gaebril se leva, dominant la souveraine de toute sa taille. Incapable de détourner le regard de ses yeux fascinants, Morgase frissonna comme si des bourrasques glacées soufflaient soudain dans le jardin.

— Morgase, va dans ton boudoir et attends-moi ! (Comme un roulement de tonnerre lointain, la voix de l’homme emplit les oreilles de la reine.) J’ai pris toutes les mesures qui s’imposaient. Ce soir, nous en parlerons. Maintenant, va-t’en d’ici !

Lorsqu’elle tendit une main vers la poignée de la porte de son boudoir, Morgase sursauta en s’avisant qu’elle avait fait tout ce chemin sans s’en apercevoir. Les souvenirs lui revenant, elle dut admettre que Gaebril l’avait congédiée et qu’elle s’était laissé faire. Horrifiée, elle revit le sourire amusé des seigneurs et entendit le rire de gorge des dames.

Comment en suis-je arrivée là ? Moi, être entichée à ce point d’un homme ?

Pourtant, elle se sentait toujours comme contrainte à entrer dans le salon pour y attendre Gaebril.

Malgré son esprit embrumé, elle se força à se détourner puis à s’éloigner. Songeant à la déception de Gaebril, quand il ne la trouverait pas là où elle devait être, elle se sentit honteuse – et plus encore en mesurant la servilité de cette réaction.

Au début, elle n’aurait su dire où elle allait, et encore moins dans quel dessein, car une seule chose comptait : ne pas obéir et attendre docilement. Ça, elle n’était pas disposée à le faire, et pas plus pour Gaebril que pour quiconque d’autre. En esprit, elle revoyait le jardin à la fontaine, entendait sans cesse Gaebril la renvoyer et se sentait baisser la tête sous les regards ironiques ou haineux des nobles. Sa lucidité n’étant toujours pas vraiment revenue, elle n’aurait su dire comment elle avait pu accepter de subir une telle humiliation. Mieux valait qu’elle tente de réfléchir à quelque chose qu’elle maîtrisait. Par exemple Jarid Sarand et les autres nobles.

Une fois sur le trône, elle avait amnistié ces gens, comme tous ceux qui l’avaient combattue durant la Succession. Éteindre tous les foyers d’incendie avait paru un excellent moyen d’empêcher que les machinations et les complots deviennent une sorte de sport national, comme dans tellement de nations. Le Jeu des Maisons – Daes Dae’mar en ancienne langue –, également appelé Grand Jeu, conduisait à des conflits sans fin entre les diverses coteries, et plus d’une tête couronnée y avait perdu son trône. Il était à l’origine de la guerre civile qui faisait rage au Cairhien et jouait à l’évidence un rôle non négligeable dans les troubles que connaissaient l’Arad Doman et le Tarabon. Pour être efficace, l’amnistie avait dû concerner tous les « factieux » du royaume d’Andor. Mais si Morgase avait pu en exclure quelques noms, ç’auraient été ceux des sept vipères et serpents à sonnette qu’elle venait de voir en compagnie de Gaebril.

Et le seigneur le savait pertinemment. En public, elle n’avait rien laissé transparaître de sa méfiance, mais en privé, elle ne s’était pas interdit d’en parler longuement. Ces hypocrites avaient dû s’ouvrir la bouche de force pour prononcer leur serment d’allégeance, et on aurait entendu le mensonge dans leur voix à dix lieues à la ronde. Individuellement, ils guettaient la première occasion de la renverser. Alors, s’ils s’unissaient…

Une seule conclusion s’imposait : Gaebril complotait contre elle. Pas pour asseoir Elenia ou Naean sur le trône, cependant.

À quoi bon, puisque je suis déjà sa marionnette ?

Donc, il prévoyait de devenir le premier roi qu’Andor eût jamais connu. Et bien que le sachant, Morgase continuait à mourir d’envie de retourner l’attendre dans son boudoir. Comme si elle se languissait de ses caresses.

Remarquant les visages ridés et les dos voûtés de tous les gens qu’elle croisait, la reine comprit enfin où elle était. Les quartiers des Retraités… Une fois trop vieux pour travailler, certains domestiques retournaient dans leur famille. D’autres n’envisageaient pas de vivre ailleurs qu’au palais, où ils résidaient souvent depuis trente ou quarante ans. Ici, ils disposaient d’appartements petits mais coquets, de jardins ombragés et d’une grande cour intérieure. Comme toutes les reines qui l’avaient précédée, Morgase donnait un petit coup de pouce à leur retraite en les autorisant à acheter leur nourriture aux cuisines pour un prix défiant toute concurrence. Quant à leur santé, elle était prise en charge par l’infirmerie du palais.

Sur le passage de la reine, des dos accablés de lumbago se plièrent tant bien que mal et des voix chevrotantes la saluèrent :

— Que la Lumière brille sur vous, Majesté…

— Oui, que la Lumière vous bénisse.

— Et puisse-t-elle vous protéger !

Morgase répondit à tous assez distraitement. Désormais, elle savait où elle allait.

Comme toutes les portes qui s’alignaient dans le couloir aux dalles vertes, celle de Lini arborait un lion rampant d’Andor comme unique ornement. Sans songer à frapper – après tout, elle était la reine et ce palais lui appartenait –, Morgase entra et ne trouva personne. Mais la bouilloire qui chauffait au-dessus d’un petit feu, dans la cheminée, lui fit deviner que sa vieille nourrice serait bientôt de retour.

Le salon et la chambre, fort confortables, étaient meublés avec goût. Le lit fait au carré, les deux chaises alignées avec précision autour de la table, le vase contenant un bouquet de fougère posé au centre exact du plateau… La « patte » de Lini, connue pour son amour de la symétrie et de l’ordre. Dans l’armoire de la chambre, les robes étaient sûrement pendues au millimètre près et la même harmonie devait régner dans tous les placards du petit appartement.

Sur le manteau de la cheminée, six miniatures peintes sur ivoire posées sur des petits chevalets formaient un impeccable alignement. Avec ses maigres gages, comment Lini avait-elle pu se payer des objets pareils ? Morgase n’en avait pas la première idée, et il ne lui serait pas venu à l’esprit de poser la question. Fonctionnant par paires, les peintures montraient trois jeunes femmes et leur version enfantine. Elayne figurait dans le lot, et Morgase aussi. S’emparant du portrait qui la représentait à quatorze ans – une jeune et fine pouliche –, elle ne parvint pas à croire qu’elle ait pu avoir eu l’air si innocente. Le jour où elle était partie pour la Tour Blanche, sans même rêver, à l’époque, qu’elle finirait par porter la couronne – mais vibrant du vain espoir de devenir une Aes Sedai –, elle avait revêtu cette robe de soie couleur ivoire…

Sans y penser, elle tapota la bague au serpent qu’elle avait à la main gauche. En toute honnêteté, elle ne l’avait pas méritée, car seules les femmes capables de canaliser étaient en droit de la porter. Revenue de Tar Valon peu avant son seizième anniversaire pour réclamer la Couronne de Roses au nom de la maison Trakand, elle avait mis deux ans à obtenir gain de cause. Et ce jour-là, on lui avait remis la bague. Selon une antique tradition, la Fille-Héritière d’Andor suivait une formation à la tour. En gage de reconnaissance du soutien que le royaume apportait ainsi aux Aes Sedai, on lui accordait le droit de porter la bague, qu’elle maîtrise le Pouvoir ou non. Lors de son séjour à la tour, Morgase était seulement l’héritière de la maison Trakand, mais dès l’instant où elle avait accédé au trône, on lui avait accordé le droit d’arborer le bijou.

Reposant son portrait, elle saisit celui de sa mère – immortalisée alors qu’elle devait avoir dans les seize ans. Car Lini pouvait se vanter d’avoir été la nourrice de trois générations de femmes Trakand…

Maighdin était d’une incroyable beauté. Morgase se souvenait très bien du sourire de cette jeune femme, n’était qu’il rayonnait d’amour maternel, lorsqu’elle le voyait en face d’elle. Normalement, le Trône du Lion était promis à Maighdin, mais une mauvaise fièvre l’avait emportée, laissant une jeune fille dans la position de Haute Chaire de la maison Trakand, au milieu d’un combat sans merci pour le trône – et sans autres soutiens, au début, que les vassaux de sa maison et le barde de la famille.

J’ai conquis le Trône du Lion ! Pas question que j’y renonce, et encore moins que je laisse un homme s’en emparer. Depuis mille ans, c’est une reine qui préside aux destinées du royaume, et ça ne changera pas de mon vivant !

— Encore à fourrer ton nez dans mes affaires, ma fille ?

Cette voix réveillant de très vieux réflexes, Morgase cacha d’instinct la miniature dans son dos. Puis elle secoua la tête et la remit à sa place.

— Je ne suis plus une petite pensionnaire de la nourricerie, Lini. Tu devrais le graver dans ton esprit, sinon, un de ces quatre, tu feras la remarque de trop, et je serai obligée de sévir.

— Tu as vu mon vieux cou ridé ? demanda Lini en posant sur la table un filet rempli de navets et de carottes.

Dans sa robe grise toute simple, elle avait l’air frêle, ses cheveux blancs coiffés en chignon et son visage étroit parcheminé accentuant cette impression. Mais son dos restait bien droit, sa voix ne tremblait pas et elle avait le regard aussi vif qu’à ses plus beaux jours.

— Si tu veux le confier aux bons soins d’un bourreau – à la hache ou à la corde – ça ne me gênera pas, pour ce qu’il me sert encore. « Une vieille branche noueuse émousse la lame qui coupe pourtant aisément une jeune pousse. »

Morgase eut un profond soupir. Lini ne changerait jamais… Même devant toute la cour, inutile d’espérer qu’elle se fende d’une révérence.

— En vieillissant, tu deviens de plus en plus dure à cuire. Je doute qu’un bourreau dispose d’une hache assez affûtée pour te décoller la tête des épaules.

— Voilà un moment que tu n’es plus venue me voir… J’en déduis que tu as besoin de mes lumières. Quand tu étais à la nourricerie – et après – tu te tournais toujours vers moi dès que quelque chose te dépassait. Tu veux une infusion ?

— Un moment que je ne suis plus venue, Lini ? Je te rends visite toutes les semaines, et je me demande bien pourquoi, vu la façon dont tu me parles. Je ferais bannir la plus puissante dame du royaume, si elle osait la moitié de tes impertinences.

Lini n’en rabattit pas pour autant.

— Tu n’as plus mis les pieds ici depuis le printemps. Et quant à ma façon de parler, je suis trop vieille pour en changer. Alors, cette infusion ?

— Non, merci…

Troublée, Morgase porta une main à son front. Enfin, elle venait bien chaque semaine ! Elle se souvenait même… Non, elle ne se rappelait rien. Gaebril occupait tout son temps, et le reste disparaissait. Y compris les gens qui lui étaient le plus chers.

— Non, pas d’infusion… Je ne sais pas trop pourquoi je suis venue. Mes problèmes te dépassent, j’en ai peur…

La vieille nourrice ricana – avec une certaine délicatesse, mais ça revenait à ça.

— C’est Gaebril, pas vrai ? Mais tu as honte de l’avouer devant moi. Petite, je t’ai changée dans ton berceau, soignée quand tu étais malade, vomissant partout, et c’est moi qui t’ai appris ce qu’il te fallait savoir sur les hommes. Entre nous, aucun sujet n’a jamais été « honteux », et tu voudrais commencer maintenant ?

— Gaebril ? Tu es au courant ? Mais comment ?

— Ma fille, tout le monde sait, même si personne n’a le courage de t’en parler. Si tu ne m’avais pas fuie, je l’aurais fait, mais je ne pouvais quand même pas te courir après, pas vrai ? De toute façon, une femme ne croit jamais les choses de ce genre avant de les avoir découvertes toute seule.

— Que racontes-tu ? Si tu savais, Lini, venir me parler était ton devoir. C’était le devoir de tous mes sujets ! Je suis la dernière à savoir, et il est peut-être trop tard pour revenir en arrière.

— Trop tard ? Pourquoi donc ? Expulse Gaebril du palais et du royaume, chasse en même temps Alteima et toutes les autres, et ce sera fini. Trop tard, quelle drôle d’idée !

Un moment, Morgase ne trouva pas ses mots.

— Alteima… et toutes les autres ?

Lini secoua la tête, écœurée.

— Je suis une vieille folle au cerveau desséché… Eh bien, tu sais, maintenant. « Quand le miel a coulé des rayons, il n’y a pas moyen de l’y remettre. »

Le ton de Lini s’adoucit et devint en même temps plus ferme. Celui qu’elle avait pris, jadis, pour annoncer à Morgase que son poney préféré, une jambe brisée, devait être abattu.

— Gaebril passe presque toutes ses nuits avec toi, mais il lui reste du temps à consacrer à Alteima. Les six autres ont droit à la portion congrue. Cinq ont une chambre au palais. La sixième, une jeunette aux grands yeux, il la fait entrer et sortir en douce, toujours enveloppée dans une cape, même sous la canicule. Peut-être parce qu’elle est mariée. Je suis désolée, petite, mais la vérité a la peau dure. « Mieux vaut affronter l’ours que lui tourner le dos et fuir. »

Morgase sentit ses jambes se dérober. Si Lini n’avait pas tiré une chaise pour la lui glisser sous le postérieur, la reine se serait sans nul doute… assise par terre.

Alteima… À présent, l’intérêt soudain de Gaebril pour les ragots, quand elles bavardaient, prenait un nouveau sens. En fait, il se délectait de voir ses petites chattes jouer ensemble. Et il en avait six autres ! La colère, absente lorsqu’elle soupçonnait Gaebril de lorgner sur le trône, fit soudain bouillir le sang de Morgase. L’idée d’un complot, elle l’avait prise avec une grande froideur – et toute la (chiche) clarté d’esprit dont elle pouvait faire montre ces derniers temps. Face à un tel danger, la raison devait primer les sentiments. Mais ça ! Cet homme avait installé ses gourgandines au palais ! Et ce faisant, il l’avait en quelque sorte incluse dans son cheptel. Elle aurait sa tête ! Elle le ferait écorcher vif ! Et dire qu’elle se languissait de ses caresses !

Suis-je devenue folle ?

— Tous les comptes seront soldés en temps et en heure…

Beaucoup de choses allaient dépendre de la présence – ou non – de certains nobles à Caemlyn.

— Où est le seigneur Pelivar ? Et dame Arathelle ? Et le seigneur Abelle ?

À la tête de maisons puissantes, ces trois-là avaient un grand nombre de vassaux.

— Ils sont en exil, répondit Lini avec un drôle de regard pour la souveraine. C’est toi qui les as bannis au printemps dernier.

Morgase soutint le regard de Lini. Elle n’avait plus aucun souvenir de… Si, si, ça lui revenait vaguement…

— Dame Aemlyn et le seigneur Luan ?

Encore de très fortes maisons, et qui l’avaient soutenue lors de la conquête du trône.

— Exilés…, répéta Lini. Et tu as fait fouetter Ellorien pour avoir osé demander pourquoi.

Lini se pencha pour écarter du front de Morgase une mèche de cheveux, et ses doigts s’attardèrent sur sa peau comme lorsqu’elle lui prenait discrètement la température, jadis.

— Tu vas bien, petite ?

Morgase hocha vaguement la tête, mais parce qu’un autre souvenir lui revenait. Lorsqu’on avait déchiré le dos de sa robe, Ellorien avait crié de fureur outragée. Durant la conquête, la maison Traemane avait été la première à apporter son soutien aux Trakand, et ce sous l’impulsion d’une jolie femme agréablement rondelette à peine plus âgée que Morgase. Une femme nommée Ellorien, devenue depuis sa meilleure amie. Enfin, son ancienne meilleure amie. Elayne devait son nom à la grand-mère d’Ellorien…

Morgase crut se souvenir que bien d’autres personnes avaient quitté la ville. Une façon de prendre leurs distances vis-à-vis d’elle, c’était évident, à présent. Et les gens qui étaient restés ? Des maisons trop faibles pour l’aider, ou des traîtres en puissance… Et d’autres félons indûment récompensés. Toujours vaguement, la reine se souvint de documents que Gaebril lui avait fait signer, instituant de nouveaux titres de noblesse. Les obligés de Gaebril et ses pires ennemis à elle, voilà tout ce qui restait de puissant à Caemlyn.

— Tu peux raconter ce que tu veux, dit Lini, je sais que quelque chose cloche, même si tu n’as pas de fièvre. Il te faut une Aes Sedai capable de guérir.

— Non, pas d’Aes Sedai ! s’écria Morgase, inflexible.

Elle toucha de nouveau sa bague. Ces derniers temps, elle en avait conscience, son ressentiment envers la tour avait augmenté au-delà de ce qu’on aurait pu tenir pour raisonnable. Mais comment aurait-elle pu se fier à une institution qui semblait résolue à lui cacher ce qu’il advenait de sa fille ? À la nouvelle Chaire d’Amyrlin, elle avait envoyé une lettre exigeant le retour d’Elayne – personne n’exigeait quoi que ce fût de la dirigeante des Aes Sedai, mais ça ne l’avait pas arrêtée – et la réponse se faisait toujours attendre. Cela dit, la missive avait à peine eu le temps d’atteindre sa destination…

Quoi qu’il en soit, pas question d’être approchée par une Aes Sedai. Pourtant, en totale contradiction de cette aversion, elle ne pouvait s’empêcher de penser à Elayne avec une fierté toute maternelle. Élevée au rang d’Acceptée en si peu de temps… Elayne serait peut-être la première femme à s’asseoir sur le trône d’Andor en étant une Aes Sedai reconnue, pas seulement une ancienne disciple de la tour.

Une contradiction aberrante, il fallait l’avouer. Honnir la tour et se rengorger du succès d’Elayne en son sein… Mais en matière de confusion, la reine n’en était plus à ça près, depuis quelque temps. Cela dit, si elle ne faisait pas ce qu’il fallait, sa fille ne lui succéderait jamais sur le trône…

— J’ai dit « pas d’Aes Sedai », Lini, alors, si tu voulais bien arrêter de me regarder comme ça ! Et n’escompte pas me faire avaler une de tes infectes potions ! Pour en finir avec le sujet, je doute qu’il y ait l’ombre d’une Aes Sedai en ville.

Ses plus fidèles alliés étaient en exil du fait de ses propres édits – et peut-être devenus ses ennemis à cause de ce qu’elle avait infligé à Ellorien. Depuis, de nouveaux seigneurs et de nouvelles dames les avaient remplacés. Même processus au sein de la Garde de la Reine. Sur qui pouvait-elle encore s’appuyer ?

— Lini, tu saurais reconnaître un lieutenant nommé Tallanvor ? (La vieille nourrice acquiesça.) Alors, va le chercher et ramène-le ici. Mais sans lui dire que c’est moi qu’il retrouvera. Mieux encore, si on t’interroge, réponds à tout le monde que je ne suis pas dans les quartiers des Retraités.

— C’est bien plus grave que Gaebril et ses donzelles, pas vrai ?

— File, Lini, et ne traîne pas. Le temps presse !

À la forme des ombres qu’elle voyait à travers la fenêtre, dans le jardin arboré, le soleil avait déjà dépassé son zénith. La fin d’après-midi arriverait plus vite qu’on pouvait le penser. Et le soir, Gaebril avait l’intention de venir la voir.

Après le départ de Lini, Morgase resta assise, les membres raides. Se lever semblait trop dangereux. Ses jambes étant plus assurées, elle craignait de se mettre à courir et de ne plus s’arrêter avant d’être de retour dans son boudoir, afin d’y attendre Gaebril. Maintenant qu’elle était seule, ce désir devenait presque irrésistible. Et dès que cet homme poserait les yeux sur elle, aussitôt qu’il la toucherait, elle ne doutait pas un instant de tout lui pardonner. Et de tout oublier, peut-être, puisqu’elle ne pouvait plus se fier à sa mémoire. De quoi se demander si Gaebril n’avait pas utilisé contre elle le Pouvoir de l’Unique. À un détail près : aucun homme capable de canaliser ne survivait jusqu’à son âge.

Selon Lini, il existait toujours dans le monde un homme susceptible de réduire à néant l’intelligence et la logique d’une femme. Jusque-là, Morgase avait cru échapper à cette règle. Mais au fond, ses choix, en matière de compagnon, n’avaient jamais été aussi bons qu’ils le paraissaient.

Tout avait commencé avec Taringail Damodred, qu’elle avait épousé pour des motifs politiques. À l’origine, il était marié avec Tigraine, la Fille-Héritière dont la disparition avait donné lieu à la terrible Succession, après la mort de Mordrellen. Cette union avait permis d’établir un lien entre Morgase et la vieille reine. Plus important encore, elle avait renforcé et maintenu l’alliance qui avait enfin mis un terme aux incessantes guerres contre le Cairhien. Lorsqu’elles prenaient un époux, les reines devaient tenir compte de tels paramètres. Froid et distant, Taringail n’avait jamais éveillé le moindre sentiment chez Morgase, même s’il lui avait donné deux merveilleux enfants. Sa mort lors d’un accident de chasse n’était donc pas passée très loin de la soulager d’un fardeau.

Au début, Thom Merrilin, d’abord barde de sa maison puis de la cour, avait été une source de joie pour Morgase. Intelligent et rusé, il avait su utiliser toutes les astuces du Grand Jeu pour l’aider à accéder au trône puis à renforcer le royaume. Bien qu’il ait eu deux fois son âge, Morgase aurait pu l’épouser – en Andor, une union avec un roturier n’était en rien interdite –, mais il avait soudain disparu sans un mot, et elle en avait conçu une rage sans bornes.

Morgase n’avait jamais compris les raisons de cette désertion, et pour être honnête, elle s’en fichait. Au retour de Thom, elle aurait volontiers annulé le mandat d’arrêt qui pesait sur lui, mais au lieu de tenter de l’amadouer, comme il en avait l’habitude, il lui avait rendu coup pour coup, proférant des horreurs qu’elle ne pourrait jamais oublier. Traitée d’enfant gâtée et de marionnette de Tar Valon, Morgase avait jugé que c’en était trop, et l’insolent pouvait se féliciter d’avoir encore la tête sur les épaules.

Ensuite, il y avait eu Gareth Bryne, fort, compétent, aussi dur que ses traits taillés dans le marbre et au moins aussi inflexible qu’elle. Hélas, il avait fini par se retourner contre elle, révélant sa nature profonde de traître. Désormais, il n’avait plus aucune place dans sa vie, comme si leur rupture datait de plusieurs années et pas d’un peu plus de six mois.

Enfin, Gaebril était venu. Le pire du lot, et de loin, car les autres n’avaient jamais tenté de la renverser.

Pas tant d’hommes que ça, au fond, pour toute une vie. En même temps, beaucoup trop. Entre autres vérités, Lini affirmait que les hommes n’étaient bons que pour trois choses – mais qu’ils y excellaient.

Si je m’en étais tenue à la danse, ma vie aurait peut-être été plus simple…

À voir les ombres, dans le jardin, une bonne heure s’était écoulée lorsque Lini revint enfin avec le jeune Tallanvor – qui tomba bien entendu à genoux dès qu’il aperçut Morgase.

— Au début, il ne voulait pas me suivre, annonça la vieille nourrice. Il y a cinquante ans, j’aurais pu mettre en avant les arguments que tu exhibes si généreusement, mais à mon âge, on est bien obligée d’avoir recours à la raison.

Tallanvor tourna la tête vers la vieille femme.

— Tu m’as menacé de me faire venir à coups de badine, voilà la vérité ! Félicite-toi que je me sois posé des questions sur tes motivations, au lieu de te faire interner à l’infirmerie.

Sans se laisser démonter par le regard noir de Lini, le jeune homme riva sur Morgase ses yeux brillants de colère.

— J’ai vu que votre rencontre avec Gaebril n’a pas très bien tourné, Majesté. Pour être franc, j’avais espéré… mieux.

Bien que le jeune homme la regardât dans les yeux, Morgase, à cause de la pique lancée par Lini, repensa à son décolleté audacieux. Ayant l’impression que des flèches brillantes étaient pointées sur sa poitrine, elle eut du mal à garder les mains sur son giron.

— Tu es un garçon intelligent, Tallanvor. Et loyal, faut-il supposer. Sinon, tu ne serais pas venu me parler de Deux-Rivières.

— Je ne suis pas un « garçon », répliqua le lieutenant sans se relever, mais en redressant le dos. Vous avez en face de vous un homme qui a juré de consacrer sa vie à servir la reine.

Morgase répliqua du tac au tac :

— Si tu es un homme, prouve-le en te comportant comme tel ! Relève-toi et réponds franchement aux questions de ta reine. Sans perdre de vue qui je suis, juvénile Tallanvor. Quelque jugement que tu portes sur moi, n’oublie pas que je règne sur ce royaume.

— Pardonnez-moi, Majesté… Je suis là pour obéir et servir.

Des propos appropriés, mais qui manquaient de sincérité. Ce gamin était aussi indépendant que Gareth Bryne – une vraie tête de pioche.

— Combien reste-t-il de Gardes loyaux au palais ? Des hommes sur qui je peux compter.

— Moi, répondit Tallanvor, sa colère soudain évanouie, même s’il continuait à fixer intensément la reine. À part ça… Pour trouver des soldats fidèles, vous devrez chercher dans les garnisons extérieures – aussi loin que Pont-Blanc, peut-être. Beaucoup d’hommes loyaux ont été envoyés au Cairhien, avec les troupes nouvellement levées. Ici, il ne reste que des partisans de Gaebril. Ceux-là ont prêté serment au trône, jurant de défendre la loi – mais pas la reine.

Morgase espérait mieux, certes, mais ça correspondait exactement à ce qu’elle attendait. Si tordu qu’il fût, Gaebril n’avait rien d’un imbécile.

— Dans ce cas, je dois partir d’ici pour restaurer mon autorité.

Regagner la loyauté des maisons serait difficile, après les bannissements et le sort infligé à Ellorien, mais il faudrait réussir.

— Gaebril pourrait tenter de m’empêcher de partir…

Par deux fois, se souvint Morgase, elle avait essayé en vain de quitter le palais.

— Tallanvor, trouve deux chevaux et attends-moi dans la rue, derrière l’écurie sud. Je t’y rejoindrai en tenue de voyage.

— Un lieu trop exposé et trop proche d’ici… Les hommes de Gaebril risquent de vous reconnaître, même si vous vous déguisez. Sauriez-vous trouver une auberge nommée La Bénédiction de la Reine dans la zone ouest de la Nouvelle Cité ?

Une partie de la ville nouvelle uniquement par rapport à la Cité Intérieure qu’elle entourait…

— Bien entendu…

Morgase détestait qu’on la contredise, même quand c’était fondé. Une habitude de Bryne, hélas. Eh bien, elle allait montrer à ce jeune coq ce que ça donnait, quand la reine d’Andor se déguisait ! Une fois par an – sauf cette année, s’avisa-t-elle soudain – elle s’habillait comme une roturière et arpentait les rues pour « prendre le pouls du peuple », comme elle disait. Et personne ne l’avait jamais reconnue.

— Mais cet aubergiste est-il fiable, jeune Tallanvor ?

— Basel Gill vous sert aussi loyalement que moi… (Le militaire hésita, un peu gêné, puis sa colère revint.) Pourquoi avoir attendu si longtemps ? Vous auriez dû voir et savoir au lieu de ne rien faire tandis que Gaebril refermait ses mains sur le cou fragile du royaume. Pourquoi avoir perdu tellement de temps ?

Eh bien, ce gamin avait le mérite d’être honnête, et il aurait dû avoir droit à une réponse franche et directe. Hélas, Morgase n’en avait pas – en tout cas, aucune qu’elle pût lui confier.

— Jeune homme, tu n’es pas en position de critiquer ta reine. Un serviteur loyal, ce que tu es, je le sens, ne s’embarrasse pas de questions.

Tallanvor exhala un long soupir.

— Je vous attendrai dans l’écurie de l’auberge, ma reine.

Sur une révérence digne d’un courtisan aguerri, le jeune homme se retira.

— Pourquoi le traites-tu de « juvénile », et de « jeune » quand ton humeur s’améliore ? demanda Lini lorsque la porte se fut refermée. Ça l’agace au plus haut point. « Seule une idiote glisse une ortie sous sa selle avant de chevaucher. »

— Il est jeune, Lini. Assez pour être mon fils.

Lini eut un ricanement qu’elle ne fit rien pour rendre plus délicat, cette fois.

— Il est un peu plus vieux que Galad, lui-même trop âgé pour être de toi. Quand il est né, tu jouais encore à la poupée, persuadée que les bébés naissent dans les choux !

Accablée, Morgase se demanda si la nourrice avait traité sa mère ainsi. Très probablement. Et si elle vivait assez longtemps pour voir Elayne monter sur le trône – une quasi-certitude, car Lini semblait partie pour être éternelle – elle perpétuerait la tradition avec elle. En supposant qu’il reste une couronne à ceindre pour la Fille-Héritière…

— La question, c’est savoir s’il est aussi loyal qu’il le paraît. Un Garde encore fidèle, alors que tous les autres ont été affectés hors du palais. Lini, ça semble trop beau pour être vrai.

— Il a prononcé le nouveau serment… (Morgase voulut parler, mais la vieille nourrice ne lui en laissa pas le loisir.) Je l’ai vu peu après, derrière les écuries. C’est comme ça que j’ai su de qui tu voulais parler. Il ne m’a pas remarquée, ce jour-là. Agenouillé, il pleurait de rage. Entre ses sanglots, il implorait ton pardon et répétait en boucle l’ancien serment. En l’adressant à la « reine Morgase d’Andor », pas seulement à la « reine d’Andor ». Il a respecté l’antique rituel, s’entaillant le bras avec son épée pour montrer qu’il était prêt à verser son sang pour toi plutôt que de se parjurer. En matière d’hommes, j’en sais plutôt long, ma fille. Celui-là te défendrait à mains nues contre toute une armée.

Une bonne chose à savoir. Si elle ne pouvait pas se fier à Tallanvor, Morgase devrait alors douter de Lini elle-même. Mais ça, c’était impensable ! Ce garçon avait respecté l’antique rituel ? Un comportement digne des anciens récits…

Morgase laissa de nouveau ses pensées vagabonder. Avec tout ce qu’elle savait, Gaebril ne pouvait plus avoir d’influence sur son esprit, pas vrai ? Alors, pourquoi désirait-elle toujours, dans un coin de sa tête, retourner dans son boudoir pour attendre sagement son maître ? Il fallait à tout prix qu’elle se concentre…

— Lini, il va me falloir une robe toute simple… Une coupe qui ne me convienne pas vraiment. Avec un peu de suie de la cheminée…

Bien entendu, Lini insista pour venir. Pour l’en empêcher, Morgase aurait dû la ligoter sur une chaise, et rien ne disait que la vieille femme se serait laissé faire. Sous des dehors fragiles, Lini avait toujours été bien plus forte qu’on pouvait le croire.

Lorsque les deux femmes sortirent du palais par un petit portail dérobé, Morgase était méconnaissable. Ses cheveux blond clair assombris par la suie – adieu leur brillant si esthétique –, elle ne faisait plus rien pour essuyer la sueur qui ruisselait sur ses joues. Une judicieuse initiative, car le commun des mortels n’imaginait pas que les reines transpiraient comme tout le monde. Une tenue de laine grossière – et très rugueuse – complétait son déguisement. Par souci d’authenticité, même ses sous-vêtements et ses bas étaient en laine de piètre qualité. Avec sa jupe-culotte, elle faisait penser à une paysanne venue en chevauchant le bourrin de trait du chariot et qui entendait visiter un peu la capitale. Dans une robe d’équitation verte démodée depuis dix ans, Lini était semblable à elle-même – en d’autres termes, du genre strict et sérieux.

Regrettant de ne pas pouvoir se gratter, Morgase déplorait que la vieille nourrice ait suivi à la lettre ses instructions au sujet de la robe. En cachant la « tenue indécente » sous le lit, Lini avait marmonné un vieux dicton sur les biens qu’on exposait sur un étal sans avoir l’intention de les vendre.

Une pure invention de circonstance, avait accusé la reine.

— Peut-être, mais quand on invente un proverbe à mon âge, il est nécessairement vieux.

Si la robe grattait tant, soupçonnait Morgase, c’était sans doute une punition pour le décolleté de l’autre.

La Cité Intérieure était bâtie sur des collines, ses rues circulaires conçues pour donner soudain une vue plongeante sur des parcs arborés hérissés de monuments ou sur des toits de tuile multicolores brillant de mille feux au soleil. À certains endroits, en montée, on avait une vue panoramique sur l’entière cité et sur les plaines, puis les forêts, qui s’étendaient au-delà.

Tandis qu’elle se frayait un chemin dans la foule, Morgase n’accorda aucune attention au paysage. En temps normal, elle aurait tenté d’écouter les conversations pour connaître l’état d’esprit du peuple. En ce jour, ça ne l’intéressait pas, car elle ne songeait pas à fomenter une révolte. Des milliers d’émeutiers armés de leur colère et de pierres pouvaient submerger la Garde de la Reine, certes, mais les soulèvements du printemps, qui avaient porté Gaebril à son attention, et ceux qui avaient failli éclater un an plus tôt, lui avaient montré de quoi était capable la populace. Son objectif était de régner de nouveau sur Caemlyn, pas de la voir réduite en cendres.

Au-delà des murs blancs de la Cité Intérieure, la Nouvelle Cité ne manquait pas de beauté avec ses hautes tours, ses dômes scintillants blanc et or et ses infinités de toits de tuile. Plus loin, la muraille extérieure gris veiné de blanc et d’argent avait une indéniable majesté.

Comme toujours, les grandes avenues séparées en deux par des bandes de terre semées d’herbe et plantées d’arbres étaient prises d’assaut par les piétons, les carrosses et les chariots. Concentrée sur ce qu’elle faisait, Morgase nota à peine que l’herbe dépérissait à cause de la sécheresse des dernières semaines.

Instruite par l’expérience de ses excursions annuelles, elle choisit avec précaution les gens qu’elle interrogea. Des hommes, majoritairement. Même déguisée en souillon, elle restait jolie, et les femmes, par jalousie, auraient bien été capables de lui indiquer la mauvaise direction. Les hommes, en revanche, se creusaient la cervelle pour l’impressionner. À condition d’éviter ceux qui arboraient un air trop supérieur et ceux qui semblaient excessivement rustres. Les premiers se méfiaient souvent quand on les abordait, et les seconds imaginaient toujours qu’on avait dans l’idée de les racoler.

Un marchand ambulant qui vendait des épingles et des aiguilles, le menton bien trop gros pour le reste de son visage, sourit à Morgase et lui lança :

— Vous a-t-on déjà dit que vous ressembliez un peu à la reine ? Une très belle femme, même si elle nous a fourrés dans la mouise.

Morgase eut un rire de gorge qui lui valut un regard outré de Lini.

— Gardez vos flatteries pour votre femme ! La deuxième rue à gauche, avez-vous dit ? Eh bien, merci de la précision… et du compliment.

Continuant son chemin, Morgase se rembrunit. Ce n’était pas la première fois qu’elle entendait ça. Pas au sujet de la ressemblance, mais de la « mouise ». Pour financer ses troupes, Gaebril avait lourdement augmenté les impôts, mais c’était elle qu’on blâmait, et ça n’avait rien d’anormal. La reine était responsable de tout, y compris des nouvelles lois, souvent absurdes, qui détérioraient inutilement la vie des gens. En ville, on murmurait que le royaume était peut-être dirigé depuis trop longtemps par des reines. Des murmures, certes, mais ce qu’un citoyen disait tout bas, dix autres le pensaient. Soulever la foule contre Gaebril n’aurait peut-être pas été si facile que ça, au fond…

Morgase arriva enfin devant l’auberge dont l’enseigne représentait un homme agenouillé devant une femme blonde portant la Couronne de Roses qui lui posait une main sur la tête. La Bénédiction de la Reine. Si c’était censé être son portrait, la femme était bien trop joufflue…

En s’arrêtant devant l’établissement, la reine s’avisa que Lini haletait.

— Je suis désolée… Je n’aurais pas dû marcher si vite.

— Si je ne peux pas te suivre, ma fille, comment ferai-je avec les enfants d’Elayne ? « Qui traîne les pieds n’arrive jamais à destination. » Tallanvor a dit qu’il nous attendrait dans l’écurie.

La vieille nourrice repartit en marmonnant entre ses dents et Morgase la suivit, faisant le tour de l’auberge. Avant d’entrer dans l’écurie aux murs de pierre, elle mit une main en visière pour regarder le soleil. Moins de deux heures avant le crépuscule. S’il n’était pas déjà à sa recherche, Gaebril n’attendrait pas plus longtemps que ça.

Tallanvor n’était pas seul dans le bâtiment où s’alignaient des stalles. Vêtu d’une veste verte, son ceinturon bouclé par-dessus, il s’agenouilla dans la paille. Deux hommes et une femme l’imitèrent avec une certaine hésitation, comme s’ils doutaient d’être vraiment devant la reine.

Le type corpulent et chauve au visage rubicond devait être Basel Gill, l’aubergiste. Arborant lui aussi une épée, il portait un vieux justaucorps de cuir orné de disques d’acier.

— Majesté, dit-il, je n’ai plus manié une épée depuis des années – la guerre des Aiels, pour être précis – mais je serai honoré de vous accompagner.

L’homme aurait dû avoir l’air ridicule, mais il n’en était rien.

Morgase étudia les deux autres personnes. Un costaud en veste grise, les paupières tombantes, le nez cassé plus souvent qu’à son tour et le visage couturé de cicatrices, et une petite et fort jolie femme dans la force de l’âge. Elle semblait être la compagne du fier-à-bras, mais sa robe de laine bleue à col montant paraissait d’une trop bonne coupe pour qu’il ait eu les moyens de la lui payer.

Malgré son air peu éveillé, l’homme sentit les doutes de la reine.

— Je suis Lamgwin, Majesté, un loyal Homme de la Reine. C’est injuste, ce qui est arrivé, et il faut remettre de l’ordre dans tout ça. Breane et moi, nous voulons aussi venir avec vous.

— Relevez-vous, dit Morgase. Pour les temps à venir, mieux vaudra éviter de me témoigner la déférence due à une reine. Je suis ravie que tu viennes, maître Gill. Et toi aussi, maître Lamgwin. Mais pour sa sécurité, ta compagne ferait mieux de rester à Caemlyn. De rudes moments nous attendent.

Breane épousseta sa jupe, jeta un regard acéré à Morgase, et gratifia Lini d’un coup d’œil perçant.

— Je suis déjà passée par de rudes moments, dit-elle avec un fort accent du Cairhien.

Une femme de noble naissance, paria Morgase. Et par conséquent, une réfugiée.

— Avant de trouver Lamgwin, ou plutôt, avant qu’il me trouve, je n’avais jamais rencontré un homme digne de ce nom. La loyauté et l’affection qu’il vous porte, je les ressens pour lui, et en dix fois plus fort. Il vous suit, et moi, c’est lui que je suis. Pas question que je reste en arrière.

Morgase prit une grande inspiration puis acquiesça. De toute façon, cette femme n’aurait rien voulu entendre. Une fine équipe, les premières recrues de l’armée censée lui rendre son trône ! Un jeune lieutenant qui la foudroyait du regard au moindre prétexte, un aubergiste chauve qui ne devait plus avoir chevauché depuis vingt ans, un quasi-vaurien à l’air endormi et une noble du Cairhien qui avait épousé la cause de son homme, pas celle du royaume. Sans oublier Lini, bien sûr. Une vieille ronchonneuse qui la traitait comme si elle était encore pensionnaire de la nourricerie.

Oui, une fine équipe !

— Où irons-nous, Majesté ? demanda Gill alors qu’il entreprenait de faire sortir des stalles les chevaux déjà sellés.

À une vitesse surprenante, Lamgwin se chargea d’équiper un cheval d’une selle à haut troussequin – pour Lini, l’invitée surprise du voyage.

Morgase s’avisa qu’elle n’avait pas encore songé à sa destination.

Par la Lumière ! Gaebril continuerait-il à me brouiller les idées ?

C’était impossible, pourtant elle continuait à brûler d’envie de courir vers son boudoir. Le problème devait être ailleurs… Cela dit, pour sortir du palais et arriver ici, elle avait dû faire un tel effort de concentration…

En un temps pas si lointain, elle serait allée chez Ellorien. Là, Pelivar ou Arathelle feraient l’affaire. À condition d’inventer une histoire satisfaisante pour justifier qu’elle les ait fait exiler.

— Nous devons aller chez Gareth Bryne, dit Tallanvor avant que Morgase ait pu prendre la parole. Les grandes maisons vous en veulent beaucoup, Majesté. Mais si Bryne se rallie à vous, elles le suivront, même à contrecœur, parce que tout le monde sait qu’il gagnera toutes les batailles.

Morgase serra les dents pour ne pas refuser sur l’instant. Bryne était un traître, certes, mais également un des meilleurs généraux du monde. Lorsqu’elle devrait amadouer Pelivar et les autres – après les avoir bannis de la capitale, il ne fallait jamais l’oublier – sa présence pèserait lourd dans la balance. Bien, c’était réglé ! Sans nul doute, Bryne sauterait sur l’occasion de reprendre le commandement des Gardes de la Reine. Et si d’aventure il refusait, eh bien, elle se débrouillerait sans lui !

Quand le soleil commença à sombrer à l’horizon, la petite colonne, déjà à près de trois lieues de Caemlyn, chevauchait ventre à terre vers Kore-les-Sources.


La nuit, voilà la compagne que Padan Fain préférait ! Alors qu’il arpentait furtivement les couloirs tendus de tapisseries de la Tour Blanche, il lui semblait que l’obscurité tissait pour lui un manteau qui le dissimulait aux yeux de ses ennemis malgré la multitude de lampes dorées à réflecteur qui brûlaient sur son chemin. Un sentiment trompeur, il le savait, car ses ennemis étaient partout. À l’instant même, comme toujours lorsqu’il ne dormait pas, il sentait Rand al’Thor. Sans être capable de dire où il était, il le savait encore vivant quelque part. Encore vivant ! Cette aptitude à « flairer du al’Thor » lui avait été donnée dans la Fosse de la Perdition, au cœur du mont Shayol Ghul.

Mais il fallait qu’il oublie ce qu’on lui avait infligé là-bas. Bon sang ! on l’avait comme distillé puis reconstruit ! Mais plus tard, à Aridhol, il avait en somme connu une sorte de renaissance. Une résurrection, afin d’écraser ses nouveaux ennemis comme les anciens.

Alors qu’il rôdait dans les couloirs déserts de la tour, Fain sentait autre chose – « captait » plutôt. Une chose qui lui appartenait et qu’on lui avait volée. Pour l’heure, un désir très violent le guidait. Une envie plus brûlante encore que celle de voir mourir al’Thor, d’assister à la destruction de la tour ou de se venger de son ennemi de toujours. La volonté d’être entier !

La lourde porte à panneaux bardés de fer devant laquelle il arriva avait d’énormes gonds et une serrure noire aussi grosse que la tête de Fain. Dans la tour, peu d’huis étaient ainsi défendus – quel fou aurait tenté de cambrioler un nid d’Aes Sedai ? – sauf quand il s’agissait de protéger des objets trop dangereux pour être laissés à la portée de toutes les mains. Et les artefacts les plus redoutables, justement, étaient conservés derrière ce lourd battant.

En ricanant, Fain sortit de sa poche de fines tiges de métal spécialement incurvées et les introduisit dans la serrure. Après quelques essais infructueux, un bruit sec lui apprit qu’il avait réussi. S’appuyant à la porte, il rit de bon cœur. Une serrure ! Dans un repaire d’Aes Sedai, une simple serrure !

Les domestiques et les novices devaient en avoir terminé avec leurs corvées, à cette heure. Cependant, quelqu’un risquait quand même d’être encore éveillé et de venir traîner par ici. Toujours joyeux, le petit homme remit dans sa poche ses précieux crochets et en sortit une bougie qu’il alluma à une des lampes environnantes.

Brandissant sa bougie, il entra, referma la porte derrière lui et balaya la pièce du regard. Sur les étagères qui couvraient les murs, il remarqua des boîtes ordinaires et des coffrets ornés d’incrustations – de toutes les tailles et de toutes les formes, semblait-il. Il y avait aussi de petites figurines en os, en ivoire ou dans des matériaux plus sombres et toute une théorie d’objets en métal, en verre ou en cristal qui reflétaient joliment la lueur de la bougie. Rien qui parût dangereux… Voyant la poussière qui recouvrait tout, Fain en déduisit que les Aes Sedai venaient rarement en ces lieux interdits à toute autre personne.

Fain, lui, y avait été attiré par le désir qui l’animait.

Sur une étagère, à hauteur de taille, il avisa une boîte en métal noir. Soulevant le couvercle, il découvrit des parois en plomb qui laissaient assez d’espace pour que se loge entre elles une dague incurvée ornée d’un gros rubis et glissée dans un fourreau doré. La pierre précieuse et l’or ne l’intéressant pas le moins du monde, Fain fit couler un peu de cire sur l’étagère, y posa sa bougie et s’empara de l’arme – l’unique objet de sa convoitise.

Dès qu’il eut la dague en main, il soupira et s’étira presque langoureusement. Voilà, il était de nouveau entier, ne faisant plus qu’un avec ce qui l’avait emprisonné si longtemps auparavant, uni avec ce qui d’une manière très concrète lui avait donné la vie.

Entendant grincer les gonds, il bondit vers la porte et dégaina la dague. La pâle jeune femme qui venait d’entrer eut à peine le temps d’écarquiller les yeux de stupeur avant qu’il lui ait entaillé la joue. Lâchant le fourreau, il la prit ensuite par le bras, la tira dans la pièce, passa la tête dehors, sonda le couloir des deux côtés, attendit un peu, puis rentra la tête et referma la porte. De toute façon, il savait ce qu’il allait découvrir.

Gisant sur le sol, incapable de crier malgré ses efforts, la jeune femme se griffait le visage, déjà noir et tuméfié au point d’être impossible à reconnaître. Alors que la putréfaction s’étendait à ses épaules, telle une marée obscure, sa jupe blanche à l’ourlet orné de sept couleurs battait sur ses jambes au rythme de ses convulsions. Léchant le sang qui avait jailli sur sa main, Fain se pencha pour ramasser la dague.

— Quel crétin tu es !

Fain se retourna, prêt à frapper, mais l’air sembla se solidifier autour de lui, l’enserrant dans un étau qui l’immobilisait du cou jusqu’à la pointe des pieds. Figé dans cette pose ridicule, son arme encore tendue, il dut se contenter de regarder Alviarin entrer et refermer la porte. Cette fois, les gonds n’avaient pas grincé, c’était sûr, car le bruit que faisaient les talons de l’agonisante en raclant le sol n’aurait pas suffi à couvrir un tel vacarme.

Fain battit des paupières pour chasser la sueur qui coulait sur ses yeux.

— Oui, quel crétin ! répéta l’Aes Sedai. Tu croyais vraiment qu’on laissait cette pièce sans surveillance ? La serrure était protégée par un tissage. Ce soir, cette jeune idiote était chargée de monter la garde. Si elle avait agi comme on le lui avait ordonné, il y aurait une dizaine de Champions et d’Aes Sedai dans ce couloir. Cette fille paie le prix de sa stupidité.

N’entendant plus de bruit dans son dos, Fain plissa les yeux de perplexité. Même si elle n’appartenait pas à l’Ajah Jaune, Alviarin aurait pu tenter de guérir la jeune femme. De plus, comme la défunte Acceptée, elle n’avait pas donné l’alarme, sinon, elle n’aurait pas été seule.

— Tu appartiens à l’Ajah Noir ! lança Fain.

— Une accusation dangereuse…, siffla l’Aes Sedai.

À n’en pas douter, oui. Mais pour qui, ce n’était pas bien clair…

— Tandis qu’on la soumettait à la question, Siuan Sanche a tenté d’affirmer que l’Ajah Noir existait bel et bien. Elle désirait absolument nous en parler ! Mais Elaida n’a rien voulu entendre. Ces fantaisies au sujet de l’Ajah Noir sont d’ignobles calomnies contre la tour.

— Tu es une sœur noire ! s’écria Fain.

— Tu es venu pour voler cette dague ? demanda Alviarin comme si elle n’avait rien entendu. Le rubis n’en vaut pas la peine, Fain – si c’est bien ton nom. La lame est souillée, et personne, à part un idiot, n’aurait l’idée de la toucher sans utiliser une paire de pinces. Ou de rester plus longtemps que nécessaire à proximité de cette horreur. Regarde ce qu’elle vient de faire à cette pauvre Verine ! Mais dis-moi, pourquoi es-tu venu ici, tout droit vers une arme dont tu n’aurais pas dû connaître la présence ? Tu n’as pas eu le temps matériel de chercher, je le sais…

— Je peux te débarrasser d’Elaida… Une égratignure, et même le don de guérison ne pourra rien pour elle.

Fain tenta de zébrer l’air avec la lame, mais il ne parvint pas à la déplacer d’un centième de pouce.

— Tu pourrais être la première sœur de la Tour, pas la deuxième !

Alviarin éclata d’un rire méprisant.

— Si je le souhaitais, tu crois que ce ne serait pas déjà fait ? Je suis très bien à ma place… Qu’Elaida se vante de ce qu’elle tient pour des succès, et qu’elle sue d’angoisse à cause de ses échecs. Je sais où se trouve la véritable puissance. À présent, réponds à mes questions, si tu ne veux pas qu’on retrouve deux cadavres ici, demain matin.

Que Fain invente ou non des mensonges crédibles, il y aurait deux corps, le lendemain, car cette femme n’avait pas l’intention de l’épargner.

— J’ai vu Thakan’dar…

Dire ce mot était déjà une souffrance, et les souvenirs qu’il éveillait équivalaient à mille tortures. Mais Fain refusa de céder à l’angoisse…

— La grande mer de brouillard qui vient s’écraser en silence contre les falaises noires… La lueur rouge des forges qui brûlent au-dessous et les éclairs qui déchirent un ciel dont la seule vue rend fou.

Au prix d’un effort surhumain, Fain continua :

— J’ai descendu le chemin qui conduit aux entrailles du mont Shayol Ghul, passant sous des pierres acérées qui frôlaient ma tête comme des crocs. J’ai approché d’un lac de feu et de roche en fusion…

Non ! Je ne veux pas que ça recommence !

— La prison qui retient le Grand Seigneur des Ténèbres dans ses infinies profondeurs… Au-dessus du mont, les cieux sont noirs à midi à cause de son souffle.

Très raide, les yeux ronds, Alviarin ne semblait pas effrayée – non, mais impressionnée.

— J’ai entendu parler de…, commença-t-elle.

Mais elle se reprit :

— Qui es-tu ? Et que fais-tu ici ? Un des Reje… un des Élus t’a-t-il envoyé ? Pourquoi n’en ai-je pas été informée ?

Fain réussit à incliner la tête en arrière alors qu’il éclatait de rire.

— Les tâches confiées à des gens comme moi doivent-elles être connues des gens comme toi ? dit-il, son accent de Lugard revenant au galop.

En un sens, c’était sa ville natale.

— Les Élus te mettent-ils dans toutes leurs confidences ?

Quelque chose en Fain lui criait que ce n’était pas la bonne façon de s’y prendre, mais il abominait les Aes Sedai, et ce « quelque chose » partageait sa haine, à l’évidence.

— Sois prudente, jolie petite Aes Sedai, sinon, ils t’offriront à un Myrddraal, pour qu’il s’amuse avec toi.

— Nous verrons, maître Fain… Je vais réparer les dégâts dont tu es responsable, puis nous verrons lequel de nous deux est le mieux considéré par les Élus.

Les yeux baissés sur la dague, Alviarin sortit de la pièce. Fain dut attendre une bonne minute après son départ pour que ses liens d’Air se desserrent.

Il se morigéna intérieurement. Quel imbécile ! Jouer le jeu des Aes Sedai, se prosterner à leurs pieds, puis laisser un moment de colère gâcher tant de patients efforts. En voulant rengainer la dague, il se fit une égratignure et suça le sang avant de ranger l’arme sous sa veste. Il n’était pas du tout ce que pensait cette femme. Jadis un Suppôt des Ténèbres, il était bien au-delà de ça, désormais. Bien au-dessus. Un être différent et supérieur. Si cette sœur parvenait à communiquer avec un des Rejetés avant qu’il ait pu disposer d’elle… Mieux valait ne pas prendre le risque. Et il n’avait plus le temps de chercher le Cor de Valère. Hors de la cité, des fidèles l’attendaient, et il avait l’intention de les terroriser. Avec un peu de chance, une partie des humains seraient encore en vie.

Avant le lever du soleil, Fain fut sorti de la tour et de la ville insulaire. Al’Thor rôdait quelque part, pas si loin que ça. Quant à lui, il était redevenu entier.


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