21 Une lame pour cadeau

Devant l’entrée de la passe de Jangai, mais à l’écart de Taien, le camp commença à grandir à toute vitesse et s’étendit vite aux collines environnantes, au milieu des buissons épars, et même sur le flanc des montagnes. À l’exception de ce qui se trouvait à l’intérieur de la passe, on n’en distinguait pas grand-chose, car les tentes des Aiels, leur couleur se fondant parfaitement à celle de la roche, étaient difficiles à repérer, même lorsqu’on connaissait leur présence. Dans les collines, les Aiels s’étaient regroupés par tribus. Dans la passe, ils se rassemblaient par ordres guerriers. On trouvait majoritairement des Promises, mais les ordres masculins avaient également envoyé des représentants – environ cinquante membres chacun qui s’étaient installés bien au-dessus des ruines de Taien, formant des camps séparés. Tous les guerriers comprenaient, ou faisaient mine de comprendre, que les Promises défendaient l’honneur de Rand. Mais ça ne les empêchait pas de vouloir également veiller sur le Car’a’carn.

Accompagnée de Lan, bien entendu, Moiraine alla superviser l’installation de la caravane de Kadere, juste en dessous de la ville. Le contenu de ces chariots semblait à ses yeux presque aussi précieux que le Dragon Réincarné en personne.

Râlant d’abondance au sujet de la puanteur des cadavres, les conducteurs évitaient de regarder les Aiels occupés à dépendre les suppliciés. Cela dit, après des mois dans le désert, ils semblaient apprécier d’être de nouveau en contact avec la civilisation – ou du moins, ce qui en restait.

En dessous de la cité, des gai’shain avaient érigé les tentes des Matriarches – enfin, d’Amys, de Bair et de Melaine – un peu sur le côté de la piste presque effacée qui sortait des collines pour s’attaquer à la pente. Si on leur avait demandé pourquoi elles avaient choisi cette localisation, elles auraient à coup sûr répondu que c’était pour être disponibles au cas où Rand et les innombrables autres Matriarches présentes dans le camp auraient eu besoin d’elles. En réalité, ainsi installées, elles voyaient passer toute personne gravissant les collines pour aller rejoindre le Car’a’carn.

Non sans surprise, Rand vit que Melaine en personne dirigeait les gai’shain. Trois nuits plus tôt, elle avait épousé Bael, cette cérémonie faisant d’elle la première-sœur de Dorindha, l’autre épouse du chef. De toute évidence, le lien qui unissait désormais les deux femmes était au moins aussi important que le mariage, c’était visible lors de la cérémonie. Rand n’ayant pas pu cacher sa surprise, Dorindha l’avait regardé avec une criante indignation – mêlée de colère, peut-être.

Quand Egwene et Aviendha arrivèrent, chevauchant à deux la jument grise de son amie d’enfance, leurs lourdes jupes remontées jusqu’aux genoux, Rand trouva qu’elles faisaient un duo très assorti malgré leur différence de teint et de taille – Aviendha pouvait regarder par-dessus l’épaule d’Egwene sans même tendre le cou –, d’autant plus que chacune portait seulement un bracelet d’ivoire et un collier.

Sur les remparts, le ramassage des cadavres venait à peine de commencer. Si la plupart des corbeaux étaient morts, masse de plumes noires gisant sur le sol, des vautours qui avaient trop ripaillé pour reprendre leur vol erraient encore parmi les cendres encore fumantes.

Rand regretta de ne pas pouvoir épargner ce triste spectacle aux deux femmes. À sa grande surprise, aucune n’eut besoin d’aller se cacher quelque part pour vomir. De la part d’Aviendha, ça ne l’étonna pas, car elle avait bien souvent vu la mort, la donnant même à l’occasion. Comme prévu, elle resta impassible. En revanche, la profonde pitié qu’il vit briller dans les yeux d’Egwene – sans une trace d’horreur – surprit le jeune homme.

Faisant s’arrêter Brume au niveau de Jeade’en, Egwene se pencha pour poser une main sur l’épaule de son ami.

— Je suis navrée, Rand… Dis-toi bien que tu n’avais aucun moyen d’empêcher ça.

— Je sais…

Jusqu’à ce que Rhuarc en parle par hasard, cinq jours plus tôt, il ignorait l’existence d’une ville à cet endroit. Avec les chefs, il avait évoqué les divers moyens de couvrir plus de terrain par jour et tenté de déterminer ce que ferait Couladin quand il aurait traversé la passe. Pendant ce temps, les Shaido avaient perpétré un massacre avant de continuer leur route. Se couvrir de reproches injustifiés n’aurait avancé à rien…

— Je dis ça pour que tu ne l’oublies pas, surtout… Ce n’est pas ta faute.

Egwene talonna Brume et se mit à parler à Aviendha avant d’être hors de portée d’oreille de Rand :

— Je suis contente qu’il prenne ça si bien. D’habitude, il se sent coupable de tout, même des choses qu’il ne contrôle pas.

— Les hommes croient tout dominer, répondit Aviendha. Quand ils découvrent que ce n’est pas le cas, ils pensent avoir commis une erreur, au lieu d’assimiler une vérité fondamentale que toutes les femmes connaissent.

— Voilà qui est bien parlé ! s’esclaffa Egwene. Quand j’ai vu ces pauvres gens, j’ai cru que nous allions le trouver en train de vomir dans un coin.

— Il a l’estomac si fragile ? Moi, je…

Quand il ne capta plus les propos des deux femmes, Rand se cala en arrière sur sa selle, les joues un peu roses. Tenter d’écouter aux portes comme ça, lui ! Décidément, il se comportait comme un idiot ! Certes, mais ça ne l’empêcha pas de river un regard noir sur le dos d’Aviendha. Quand il se sentait responsable, c’était justifié, au moins vis-à-vis de lui-même. Au sujet de réalités qu’il aurait pu influencer – et qu’il aurait influencer. Vraiment, il n’aimait pas qu’elles parlent de lui, que ce soit dans son dos ou sous son nez. La Lumière seule savait tout ce qu’elles devaient raconter !

Mettant pied à terre, Rand prit Jeade’en par la bride et partit en quête d’Asmodean, qui semblait s’être évanoui dans la nature. Après des jours et des jours en selle, marcher était très agréable. Au début, il avait essayé d’aller à pied avec les guerriers, mais une demi-journée avait suffi pour qu’il remonte sur son cheval. Même ainsi, les suivre s’était révélé épuisant. Quand ils pressaient le pas, ces diables d’hommes pouvaient épuiser les meilleurs équidés.

Inspectant la configuration des camps, le jeune homme constata que les Aiels, même quand des montagnes les protégeaient, se préparaient à des attaques susceptibles de venir de tous les côtés.

Mat aussi était descendu de cheval. Tenant ses rênes d’une main, il était accroupi, sa lance à hampe noire en travers des genoux, et scrutait la ville tandis que Pépin essayait de brouter un buisson desséché.

Mat étudiait la cité, il ne se contentait pas de la regarder. D’où lui était venue sa remarque sur les sentinelles, un peu plus tôt ? Depuis leur première visite à Rhuidean, il disait souvent des choses très étranges. Hélas, il refusait d’évoquer ces événements. En fait, il faisait comme si rien n’était arrivé, malgré la tête de renard en médaillon, la lance noire et la cicatrice qui lui ceignait le cou.

La Promise Shaido avec qui Mat s’était lié – Melindhra – n’était pas bien loin, un œil sur le jeune homme. Mais Sulin l’éloigna, la chargeant d’une mission probablement de circonstance.

Mat savait-il que les Promises avaient ouvert des paris ? Melindhra allait-elle renoncer à la Lance pour lui ? Et allait-elle lui apprendre à chanter ? Quand Rand avait voulu savoir à quoi faisait référence l’affaire du chant, les guerrières lui avaient ri au nez…

Suivant le son de notes de musique, le jeune homme retrouva Asmodean assis sur un rocher, sa harpe sur les genoux. La hampe de l’étendard rouge coincée dans une étroite crevasse, le trouvère y avait attaché sa mule.

— Tu vois, seigneur Dragon, dit-il joyeusement, ton porte-étendard prend sa mission au sérieux.

Il se rembrunit soudain :

— Si tu veux avoir cette… chose, pourquoi ne pas la faire trimballer par Mat, Lan ou même Moiraine ? Celle-là, elle se réjouirait de porter ton emblème et de cirer tes bottes. Cela dit, méfie-toi d’elle, parce qu’elle n’est pas franche du collier. Quand une femme jure de t’obéir – de son plein gré, en plus ! – il est temps d’avoir le sommeil léger et de surveiller tes arrières.

— Tu portes cet étendard parce que tu as été… élu, maître Jasin Natael.

Asmodean sursauta, puis il regarda autour de lui, inquiet bien qu’il n’y ait eu personne assez près pour entendre. De toute façon, à part eux deux, qui aurait saisi l’allusion ?

— Que sais-tu des ruines qu’on voit juste avant la neige ? Elles doivent dater de l’Âge des Légendes.

Asmodean ne daigna même pas lever les yeux.

— Ce monde est très différent de celui… où je me suis endormi. (L’air très las, Asmodean tremblait un peu.) Ce que je sais sur ces ruines, je l’ai appris depuis mon réveil… (Les notes sinistres de la Marche de la Mort montèrent de la harpe.) Il pourrait s’agir des vestiges de la ville où je suis né, pour ce que j’en sais. Shorelle était un port.

Il restait peut-être une heure avant que le soleil sombre derrière les montagnes. Si près d’une chaîne, la nuit tombait très vite.

— Je suis trop fatigué pour que nous ayons une de nos conversations ce soir, dit Rand.

C’était ainsi qu’ils appelaient en public les leçons d’Asmodean, même quand il n’y avait personne alentour. Ajoutées aux entraînements avec Lan et Rhuarc, ces leçons avaient laissé très peu de temps pour dormir au jeune homme.

— Va sous ta tente quand ça te chantera, nous nous verrons demain matin. Avec l’étendard !

Il n’y avait personne d’autre pour porter ce fichu truc. Au Cairhien, Rand trouverait peut-être quelqu’un.

Alors qu’il se détournait, la harpe émit une fausse note.

— Pas de tissage infranchissable autour de ma tente, ce soir ? Commencerais-tu à me faire confiance ?

Rand jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.

— Je me fie à toi comme à un frère. Jusqu’au jour où tu me trahiras… Pour tes crimes, tu bénéficies d’une sorte de grâce provisoire – en échange de ton enseignement – et je t’ai concédé des conditions bien plus avantageuses que tu le méritais. Mais si tu te retournes contre moi, je déchirerai notre pacte et je l’enterrerai avec ta carcasse.

Asmodean voulut parler, mais Rand l’en empêcha.

— C’est moi qui parle, Natael. Rand al’Thor ! Les gens de Deux-Rivières n’aiment pas qu’on essaie de les poignarder dans le dos.

Agacé d’avoir gaffé, Rand tira son étalon par la bride et s’éloigna avant qu’Asmodean ait eu le temps de trouver une réplique. Le Rejeté savait-il qu’un très ancien mort tentait de prendre le contrôle de son esprit ? Peut-être que oui, et peut-être que non… En tout cas, il fallait être idiot pour lui donner comme ça des indices. Déjà persuadé que Rand n’avait pas une chance de vaincre, si Asmodean découvrait qu’il n’était pas vraiment sain d’esprit – un bel euphémisme – il l’abandonnerait sans hésiter. Et le jeune homme avait encore besoin d’un professeur.

Sous la direction d’Aviendha, des gai’shain en robe blanche érigeaient la tente de Rand à l’entrée de la passe, juste au-dessous du serpent géant. Les serviteurs avaient eux aussi des tentes, mais elles seraient dressées en dernier, bien entendu. Non loin de là, Adelin et une dizaine de Promises, assises sur les talons, attendaient de pouvoir veiller sur le sommeil du Car’a’carn. Même quand plus d’un millier de guerrières campaient alentour, on lui affectait une garde personnelle.

Avant d’approcher, Rand toucha l’angreal rangé dans sa poche afin de saisir le saidin. Pour ça, il n’avait pas besoin d’être en contact avec la figurine du petit homme replet armé d’une épée, bien sûr.

Un goût délicieusement doux et horriblement amer emplit sa bouche tandis que se déversait en lui un flot de feu qui était en même temps une avalanche de glace. Comme tous les soirs depuis son départ de Rhuidean, il canalisa le Pouvoir pour tisser une protection autour de la totalité du camp, jusqu’aux tentes les plus éloignées. Pour ça, il avait besoin de l’angreal, mais beaucoup moins qu’avant. Alors qu’il se pensait déjà puissant dans le Pouvoir, les leçons d’Asmodean le faisaient progresser chaque jour. Si un humain ou un animal traversaient le tissage, il ne se passerait rien. En revanche, une Créature des Ténèbres déclencherait une alarme qui s’entendrait dans tout le camp. S’il avait fait ça à Rhuidean, les Chiens des Ténèbres n’auraient jamais pu attaquer par surprise.

En ce qui concernait les ennemis humains, les Aiels devraient se débrouiller. Les protections, des tissages complexes et fragiles, se neutralisaient les unes les autres si on compliquait trop les choses. S’il avait conçu celle-là pour qu’elle tue les Créatures des Ténèbres au lieu de donner l’alarme, elle aurait joué le rôle d’un phare pour tout Rejeté ou tout Myrddraal lancé à sa recherche. Quand ses ennemis ignoraient où il était, pourquoi les renseigner obligeamment ? Avec les défenses qu’il avait choisies, un Rejeté n’aurait rien vu avant d’avoir le nez dessus… et un Myrddraal avant qu’il soit trop tard pour lui.

Malgré la souillure et la façon dont le Pouvoir tentait de l’emporter comme du sable au fond d’une rivière, acharné à le détruire, se séparer du saidin n’était jamais facile. Flottant dans son cocon de Vide, il sentait paradoxalement chaque souffle d’air qui faisait bouger ses cheveux. Aucune ondulation des robes des gai’shain ne lui échappait, et il captait le chaud parfum d’Aviendha. Une ivresse dont il ne se lassait jamais.

En même temps, il sentait l’odeur âcre des cendres de Taien et la puanteur des morts – ceux qui avaient été carbonisés, ceux qui pourrissaient encore à l’air et même ceux dont les cendres se mêlaient à la terre où ils reposeraient à jamais.

Ces perceptions-là rendaient la séparation plus facile. Après s’être coupé du saidin, Rand prit de profondes inspirations, et l’air, pourtant chargé de relents immondes, lui parut d’une pureté inouïe.

— Regarde ce qui était là avant nous ! lança Aviendha tandis qu’une gai’shain aux yeux résignés s’emparait des rênes de Jeade’en.

L’ancienne guerrière brandissait un serpent brunâtre épais comme le bras du jeune homme, long de près de neuf pieds et heureusement aussi mort qu’il était possible. Appelé serpent-sang, ce reptile tenait son nom de l’effet que sa morsure avait sur le fluide vital de ses victimes, le gélifiant en quelques minutes. Sauf erreur de Rand, la plaie bien nette, sur la tête du serpent, avait été infligée par le couteau d’Aviendha.

Adelin et les autres Promises couvaient d’ailleurs leur ancienne compagne de regards approbateurs.

— As-tu pensé qu’il risquait de te mordre ? demanda Rand. Au lieu de ton couteau, n’as-tu pas eu l’idée d’utiliser le Pouvoir ? Tant qu’à faire, pourquoi n’as-tu pas embrassé ce serpent avant de le tuer ? Tu devais en être assez près.

Aviendha se redressa, ses grands yeux verts glaciaux.

— Les Matriarches disent qu’il ne faut pas recourir trop souvent au Pouvoir. Si on en canalise trop, on peut se blesser…

Plissant le front, Aviendha ajouta, comme si elle se parlait à elle-même :

— Bien que je sois encore très loin de mes limites, j’en mettrais ma tête à couper.

Rand secoua la tête et entra sous sa tente. Quoi qu’il dise, cette femme s’en ficherait comme d’une guigne.

À peine fut-il installé sur un coussin de soie, près du feu encore éteint, qu’Aviendha le rejoignit. Sans le reptile, par bonheur, mais avec entre les mains un long objet enveloppé dans plusieurs couvertures à rayures grises.

— Tu t’es inquiété pour moi, dit-elle d’un ton aussi neutre que son expression.

— Bien sûr que non ! mentit Rand.

Pauvre idiote ! Tu finiras par te faire tuer parce que tu n’as pas le bon sens d’être prudente quand ça s’impose.

— J’aurais réagi de la même façon pour n’importe qui. Qui voudrait que quelqu’un soit mordu par un serpent-sang ?

Aviendha dévisagea Rand, suspicieuse, puis elle acquiesça.

— Bien… Tant que tu ne m’accordes pas une attention indue… (Jetant son paquet aux pieds de Rand, la jeune Aielle s’assit sur les talons, de l’autre côté de la fosse à feu.) Tu n’accepteras jamais la boucle comme un cadeau qui annule ma dette…

— Aviendha, il n’y a pas de dette !

Rand aurait juré qu’elle avait oublié cette histoire, mais l’Aielle continua comme s’il n’avait rien dit :

— Ce cadeau, en revanche…

Non sans soupirer, Rand déballa le présent – prudemment, parce que Aviendha l’avait tenu avec bien moins de naturel que le reptile – qui entre ses mains aurait tout aussi bien pu être un morceau de tissu. Quand il eut terminé, il en resta bouche bée. Le cadeau était une épée glissée dans un fourreau incrusté de tellement de rubis et de pierres de lune qu’on ne voyait plus qu’il était en or, sauf à l’endroit où, en insert, brillait un soleil scintillant. Sur la poignée en ivoire de cette épée à deux mains, un deuxième soleil en or faisait écho au premier. Bien entendu, le pommeau et les quillons étaient eux aussi ornés de rubis et de pierres de lune.

Cette arme n’était pas conçue pour la bataille mais pour être exhibée… et admirée.

— Cette épée doit coûter… Aviendha, combien l’as-tu payée ?

— Presque rien, répondit l’Aielle, si mal à l’aise qu’elle aurait tout aussi bien pu claironner qu’elle mentait.

— Une épée ! Comment te l’es-tu procurée ? Parmi ton peuple, personne ne toucherait une telle arme… Enfin, ne me dis pas que Kadere cachait cette merveille dans un de ses chariots !

— Je la portais enveloppée dans des couvertures, se défendit Aviendha, encore plus vexée qu’au sujet du prix. Bair elle-même a dit que c’était convenable, tant que je ne la touchais pas. (Haussant les épaules, elle tira sur son châle pour se donner une contenance.) C’était l’épée du tueur d’arbre, Laman… Elle fut prise sur son cadavre, parce que la tête du parjure n’aurait pas pu être rapportée dans le désert. Depuis elle est passée de main en main – celles de jeunes hommes ou de Promises stupides désireux de détenir la preuve que cet homme était mort. Mais chaque propriétaire, s’avisant qu’il s’agissait d’une fichue épée, s’est empressé de la revendre dès qu’il trouvait une victime assez crédule pour l’acheter. Au fil du temps, le prix est devenu dérisoire. Même pour récupérer les gemmes, pas un Aiel ne toucherait cet… objet.

— Eh bien, cette arme est magnifique, dit Rand avec toute la délicatesse dont il était capable.

À part un bouffon, qui aurait pu arborer une épée si clinquante ? Sans compter que la poignée d’ivoire devait glisser entre les mains, dès qu’elles étaient imbibées de sueur ou de sang.

— Mais je ne peux pas te laisser…

Sans achever sa phrase, Rand tira au clair une petite longueur de la lame – un réflexe d’escrimeur – afin d’examiner le tranchant. Ce faisant, il dévoila une partie du héron gravé dans l’acier – l’emblème d’un maître de la lame. Naguère, il avait porté une arme semblable. Et là, il aurait parié que cette arme, comme la sienne et comme celle de la lance de Mat – marquée d’un corbeau, elle – était faite d’un métal fabriqué avec le Pouvoir. Un alliage qui ne se brisait jamais et qu’il n’y avait pas besoin d’affûter. En majorité, les épées des maîtres de la lame étaient des copies de ces modèles originaux. Lan aurait pu lui confirmer cette hypothèse, mais il en aurait d’ores et déjà mis sa main au feu.

Finissant de dégainer la lame, Rand se pencha pour poser le fourreau aux pieds d’Aviendha.

— J’accepte la lame, et cela annule la dette.

Longue et très légèrement incurvée, la lame n’avait qu’un seul tranchant.

— Mais je ne veux que ça. Tu peux reprendre aussi la poignée.

Au Cairhien, il pourrait s’en faire fabriquer une, ainsi qu’un fourreau. À moins qu’un des survivants de Taien soit un bon armurier.

Les yeux ronds, Aviendha regarda le fourreau, puis le jeune homme – qui ne l’avait jamais vue trahir une telle satisfaction.

— Mais les gemmes valent beaucoup plus que… Rand al’Thor, tu essaies encore de m’imposer le fardeau d’une dette !

— Pas du tout !

Si cette lame était restée intacte vingt années durant dans son fourreau, sans se ternir, il devait bien s’agir de ce que Rand pensait.

— Je n’ai jamais accepté le fourreau, donc il a toujours été à toi.

Lançant un des coussins en l’air, le jeune homme exécuta la version assise d’une figure d’escrime nommée le Vent en Rase-Mottes. Des plumes jaillirent du coussin proprement coupé en deux et voletèrent sous la tente.

— Comme je n’accepte pas non plus la poignée, elle est à toi aussi. Donc, si tu as fait un bénéfice, je n’y suis pour rien.

Au lieu de se réjouir de ce coup de chance, car elle tirerait sans doute une petite fortune de la poignée et du fourreau, maintenant qu’ils n’étaient plus liés à la lame, Aviendha foudroya Rand du regard – entre le vol de plumes – comme une maîtresse de maison de Deux-Rivières dont un malotru vient de souiller le parquet avec ses bottes.

Puis elle claqua des doigts. Une gai’shain entra précipitamment et entreprit de ramasser les plumes.

— C’est ma tente, rappela Rand à tout hasard.

Aviendha le toisa avec une condescendance qu’Egwene n’aurait pas reniée. Décidément, ces deux femmes passaient beaucoup trop de temps ensemble.

Un peu plus tard, le dîner arriva en même temps que la nuit. Accompagné de l’habituel pain blanc et plat, il consistait pour l’essentiel en un ragoût d’une viande presque blanche accompagné de haricots et de poivrons séchés. Lorsqu’elle lui apprit qu’il s’agissait du serpent, Rand se contenta de sourire à Aviendha. Durant son séjour dans le désert, il avait déjà mangé du reptile et même bien pire que ça. Le lézard venimeux nommé gara était sûrement ce qui avait eu le plus de mal à passer. Pas à cause du goût, très proche de celui du poulet, mais parce qu’il s’agissait d’un lézard. En revanche, qu’il fût empoisonné n’avait rien d’extraordinaire. Entre les serpents, les lézards, les araignées et les plantes, le désert des Aiels semblait être une véritable mine d’or en matière de poisons.

Aviendha parut déçue qu’il ne recrache pas le ragoût – en supposant que Rand ait pour une fois pu bien lire ses sentiments. Très souvent, elle semblait prendre un grand plaisir à le « démasquer ». S’il avait tenté de se faire passer pour un Aiel, il aurait pu jurer qu’elle s’efforçait de lui démontrer qu’il n’en était pas un.

Épuisé et mort de sommeil, Rand retira sa veste et ses bottes puis se glissa sous sa couverture et tourna le dos à Aviendha. Chez les Aiels, les hommes et les femmes prenaient des bains de vapeur ensemble. Un court séjour au Shienar, où on faisait de même, avait appris à Rand qu’il n’était pas fait pour les fantaisies de ce genre – en tout cas, pas sans rougir comme une pivoine, mort de honte. Tandis que la jeune femme se mettait à l’aise, il tenta de ne pas trop entendre le bruissement de ses habits. Pour se dévêtir, elle se mettait sous sa couverture – la Lumière en soit remerciée ! – mais il préférait quand même avoir le dos tourné, à tout hasard.

Aviendha prétendait être obligée de dormir avec lui pour continuer à lui dispenser des leçons sur la culture aielle. Le jour, disait-elle, il passait bien trop de temps avec les chefs. Comme lui, elle savait que c’était un mensonge. Mais qu’était-elle censée découvrir en se comportant ainsi, selon les Matriarches ? Rand aurait été bien en peine de le dire.

Sans doute parce qu’elle tirait sur quelque chose, Aviendha se mit à pousser de petits gémissements et à marmonner toute seule. Afin de couvrir ces sons et de ne plus laisser son imagination s’emballer, Rand prit la parole :

— Le mariage de Melaine m’a impressionné. Bael n’était vraiment pas informé jusqu’à ce que Melaine et Dorindha lui en parlent ?

— Bien sûr, répondit Aviendha. (Elle marqua une pause, sans doute le temps de retirer un bas, estima Rand.) Pourquoi aurait-il dû savoir avant que Melaine pose à ses pieds la couronne nuptiale ? (Elle éclata de rire.) Melaine a failli devenir folle à force de chercher des fleurs de segade pour la couronne. Et Dorindha aussi ! Si près du Mur du Dragon, on en trouve très peu.

— Ces fleurs ont une signification particulière ?

Rand en avait fait envoyer à Aviendha, qui n’avait jamais daigné lui dire si elle avait apprécié ou non ce geste.

— Elles veulent dire, dans ce contexte, que Melaine a un fichu caractère et n’entend pas en changer. (Une nouvelle pause, avec des grognements, cette fois.) Si elle avait utilisé des feuilles ou des fleurs de douce-racine, ç’aurait voulu dire qu’elle a un tendre caractère. Des fleurs de rosée-du-matin l’auraient rangée parmi les femmes soumises, et… Mais la liste est bien trop longue. Il me faudrait des jours pour t’apprendre toutes les combinaisons possibles, et peux-tu me dire à quoi ça te servirait ? Tu n’auras jamais une épouse aielle, puisque tu appartiens à Elayne.

Rand avait failli se retourner en entendant le mot « soumise ». S’il existait un adjectif moins adapté aux Aielles, il aurait donné cher pour le connaître.

Dans leur cas, ça doit vouloir dire qu’elles préviennent avant de poignarder leur homme !

Les sons devenant plus étouffés, Rand devina qu’Aviendha retirait son chemisier en le faisant passer par-dessus sa tête. Soudain, il regretta que les lampes ne soient pas éteintes. Puis il se ravisa. En réalité, ç’aurait encore aggravé les choses. Depuis le départ de Rhuidean, il subissait ce supplice chaque soir, et ça devenait de plus en plus dur. Il fallait que ça cesse ! Dès le lendemain, Aviendha dormirait avec les Matriarches, là où était sa place. Pour les leçons, eh bien, il se débrouillerait.

Depuis quinze jours, il prenait tous les soirs la même « décision irrévocable »…

Histoire de chasser certaines images de sa tête, il alimenta la conversation :

— Après que les vœux eurent été prononcés, il y a eu cet étrange moment…

Dès qu’une demi-douzaine de Matriarches eurent clamé leur bénédiction, une bonne centaine de « parents de sang » de Melaine s’étaient précipités pour l’entourer, tous brandissant leurs lances. Un nombre équivalent de parents de Bael s’étaient unis à lui, l’aidant à se frayer – rudement – un chemin jusqu’à sa nouvelle épouse. Aucun Aiel n’étant voilé – tout ça était lié aux coutumes –, il n’y avait pas eu de mort, mais le sang avait quand même coulé des deux côtés.

— Quelques minutes plus tôt, Melaine clamait son amour pour Bael, mais quand il l’a rejointe, elle s’est battue comme une lionne des montagnes.

Si Dorindha n’avait pas flanqué un bon coup de coude dans les côtes de sa presque-sœur, Rand doutait que le tout nouvel époux aurait pu hisser Melaine sur son épaule et s’en aller avec elle.

— Bael boite toujours et il a un œil au beurre noir…

— Aurait-elle dû se comporter comme une faible femelle ? Il devait mesurer sa valeur, comprendre qu’elle n’était pas une babiole facile à glisser dans sa sacoche.

Aviendha bâilla et Rand l’entendit se lover dans ses couvertures.

— « Apprendre à chanter à un homme », qu’est-ce que ça peut vouloir dire ?

Dès qu’ils atteignaient l’âge de brandir une lance, les Aiels ne chantaient plus, sauf avant les batailles et lors des cérémonies funèbres.

— Tu penses à Mat Cauthon ? Parfois, il arrive qu’un homme renonce à la Lance pour une Promise.

— Tu racontes n’importe quoi ! Je n’ai jamais rien entendu de ce genre.

— Eh bien, ça n’est pas exactement ça, mais… (La voix d’Aviendha devenait de plus en plus pâteuse de sommeil.) Il arrive qu’un homme désire une Promise qui ne consentirait pas à renoncer à la Lance pour lui. Dans ce cas, il peut s’arranger pour devenir son gai’shain. C’est une idée idiote, bien sûr, car aucune Promise ne regarderait un gai’shain de cette façon… Entraîné à la dure, histoire de savoir rester à sa place, cet homme doit avant toute autre chose apprendre à chanter pour distraire les sœurs de la Lance tandis qu’elles se restaurent. « Elle va lui apprendre à chanter ! » Voilà ce que disent les Promises quand un homme devient fou d’amour pour l’une des leurs.

Un peuple très spécial, vraiment.

— Aviendha ? Qui t’a offert ce collier ?

Rand s’était juré de ne plus poser cette question. Selon Lan, c’était de l’artisanat du Kandor, un motif appelé « flocon de neige ». Le bijou provenait sans doute d’un butin…

— Une personne qui me témoigne de l’amitié, Rand al’Thor. Nous avons beaucoup avancé aujourd’hui, et demain, tu nous feras partir à l’aube. Dors bien et réveille-toi, Rand al’Thor !

À part une Aielle, qui aurait dit bonne nuit à quelqu’un en souhaitant qu’il ne meure pas dans son sommeil ?

Après avoir protégé ses rêves avec un tissage petit mais très complexe, Rand éteignit les lampes avec le Pouvoir et tenta de trouver le sommeil. Une personne qui lui témoignait de l’amitié ? Les Reyn étaient venus du nord – d’où ils avaient pu rapporter le butin en question – mais elle avait déjà le collier à Rhuidean. Au fond, qu’en avait-il à faire ?

Le souffle de la jeune femme lui semblant assourdissant jusqu’à ce qu’il s’endorme, Rand fit ensuite un rêve déconcertant où Min et Elayne l’aidaient à hisser Aviendha – nue comme un ver, à part le collier – sur son épaule tandis qu’elle lui tapait sur la tête avec des fleurs de segade.


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