43 En ce lieu et en ce jour

Au matin, Rand se leva et s’habilla bien avant les premières lueurs de l’aube. En fait, il n’avait pas dormi, et ce n’était pas à cause d’Aviendha, même si elle avait commencé à se déshabiller avant qu’il ait pu éteindre les lampes. Et si elle en avait ensuite rallumé une, avec le Pouvoir, en arguant qu’elle était incapable de voir dans le noir, contrairement à lui… Ne ripostant pas à cette provocation, Rand avait à peine remarqué, beaucoup plus tard, que la jeune femme se levait, s’habillait et sortait. Alors qu’une heure encore allait s’écouler avant qu’il fasse de même, il ne s’était même pas demandé où diantre pouvait être allée l’Aielle.

En revanche, l’idée qui l’avait empêché de dormir continuait à tourner en boucle dans sa tête. Aujourd’hui, des hommes allaient mourir. Beaucoup d’hommes, même si tout se déroulait parfaitement bien. Et rien de ce qu’il pourrait faire n’y changerait quoi que ce soit, parce que cette journée se passerait conformément à ce que la Trame avait décidé. En amont, aurait-il pu faire en sorte de ne pas se retrouver en ce lieu et en ce jour, face à la guerre ? La prochaine fois, peut-être…

Le moignon de lance reposait sur son ceinturon d’armes, à côté de sa couverture.

Car il y aurait une prochaine fois, puis une autre encore, et encore une autre…

Alors que les ténèbres n’étaient pas encore dissipées, les chefs entrèrent pour une ultime réunion. Comme prévu, ils annoncèrent que leurs hommes étaient en position et prêts à l’action. Malgré leur impassibilité, on les sentait en proie à de vives émotions. Un étrange mélange, cependant… Une fine couche d’excitation sur une montagne de gravité.

— Une excellente journée pour voir la fin des Shaido, dit Erim avec l’ombre d’un sourire.

Il paraissait marcher sur la pointe des pieds, comme un danseur.

— Si la lumière le veut, dit Bael, ses cheveux frôlant le toit de la tente, nous laverons nos lances dans le sang de Couladin avant le coucher du soleil.

— Parler de ce qui sera porte malheur, maugréa Han. Le destin décidera.

Chez lui, la couche d’excitation était plus fine que chez les autres, bien évidemment.

— Dans ce cas, dit Rand, espérons qu’il ne décide pas de faire mourir un trop grand nombre des nôtres.

Combien aurait-il donné pour que ce vœu soit dicté par l’importance qu’il accordait à la vie de chacun des guerriers – des hommes qui avaient le droit d’aller jusqu’au bout du temps que leur impartissait la nature. Mais il y avait hélas d’autres considérations. L’histoire ne finirait pas aujourd’hui, et il aurait besoin de beaucoup de combattants pour ramener l’ordre de ce côté de la Colonne Vertébrale du Monde. Autant que tout le reste, c’était ça qui exacerbait sa querelle de sang avec Couladin.

— Cette existence n’est qu’un rêve, dit Rhuarc.

Han et les autres chefs acquiescèrent. Cette existence n’était qu’un rêve, et tous les songes s’achevaient un jour. S’ils ne se précipitaient pas vers la mort, les Aiels ne la fuyaient pas non plus.

Alors que les chefs se préparaient à sortir, Bael s’immobilisa.

— Es-tu sûr de la mission que tu affectes aux Promises ? Sulin est venue parler aux Matriarches.

Ainsi, c’était de ça que Melaine parlait à Bael ? Voyant Rhuarc s’arrêter pour écouter, Rand supposa que son vieil ami avait dû en avoir des échos par Amys.

— Tous les autres font ce qu’on leur demande sans se plaindre, Bael, répondit Rand. (Une sorte de coup bas, mais il ne s’agissait pas d’un jeu.) Si les Promises désirent un traitement de faveur, que Sulin vienne me voir, au lieu de se plaindre auprès des Matriarches.

S’ils n’avaient pas été des Aiels, Rhuarc et Bael seraient sûrement partis en secouant la tête. Tous les deux, ils n’avaient pas fini d’en entendre parler par leur femme, mais ils devraient vivre avec.

Si les Far Dareis Mai se chargeaient de son honneur, elles le feraient là où Rand l’avait décidé, pour une fois.

Surprenant Rand, Lan entra juste au moment où il allait sortir. Dans sa cape-caméléon, le Champion faisait parfois une vision perturbante…

— Moiraine est avec toi ?

Dans des circonstances pareilles, Lan n’aurait normalement pas dû la quitter d’un pouce.

— Non, elle fulmine sous sa tente. Rand, elle ne pourra pas guérir tous les blessés, même en se limitant aux plus mal en point. Et tu sais que gaspiller des vies la rend folle de rage.

Ne pouvant pas utiliser le Pouvoir comme une arme, l’Aes Sedai avait choisi de mettre son don de guérison au service des combattants.

— Nous détestons tous ça ! s’écria Rand.

Qu’il ait mobilisé Egwene perturbait sûrement Moiraine. Même si elle n’était pas très douée pour guérir, son amie d’enfance aurait pu aider l’Aes Sedai. Mais il avait besoin qu’elle tienne sa promesse.

— Si Moiraine veut de l’aide, dis-lui de demander aux Matriarches capables de canaliser le Pouvoir.

Certes, mais très peu d’Aielles avaient des compétences thérapeutiques.

— Elle pourra se lier à elles, et puiser dans leurs forces.

Rand hésita. Moiraine lui avait-elle jamais parlé de la possibilité de se lier pour des Aes Sedai ?

— Lan, tu n’es pas venu pour me dire que Moiraine fulmine.

À force, il devenait difficile de faire le tri entre ce qu’il apprenait de l’Aes Sedai, ce qui lui venait d’Asmodean et ce qui appartenait aux souvenirs de Lews Therin.

— Non, je suis là pour te demander pourquoi tu portes de nouveau une épée.

— Moiraine m’a déjà posé la question. C’est elle qui t’envoie ?

— Non, je veux savoir ! Tu peux invoquer une épée avec le Pouvoir, ou tuer sans avoir besoin d’une arme, et voilà que tu trimballes de nouveau de l’acier sur ta hanche. Pourquoi ?

D’instinct, Rand laissa courir sa main sur la longue poignée de son arme.

— Il n’est pas très loyal d’utiliser le Pouvoir de cette façon… Surtout face à quelqu’un qui ne le contrôle pas. C’est un peu comme si je ferraillais contre un enfant.

Le Champion dévisagea un long moment son interlocuteur.

— Tu veux tuer Couladin toi-même… Ton épée contre ses lances.

— Je ne le chercherai pas spécialement, mais qui peut dire ce qui arrivera ?

Mal à l’aise, Rand haussa les épaules. Non, il ne traquerait pas Couladin. Mais si la chance les mettait en présence, il ne se déroberait pas non plus.

— D’ailleurs, qui nous dit que ce n’est pas lui qui me cherchera ? Les menaces qu’il m’a lancées étaient personnelles, Lan.

Rand brandit un poing et retroussa assez la manche de sa veste pour révéler une partie du dragon à la crinière dorée.

— Couladin ne connaîtra pas la paix tant que je vivrai. Parce que nous portons tous les deux ces signes.

Pour être franc, Rand non plus ne connaîtrait pas la paix tant qu’il n’y aurait pas en ce monde un seul porteur des Dragons. En toute équité, il aurait dû associer Asmodean à Couladin, puisque les marques étaient l’œuvre du Rejeté. Mais l’ambition sans bornes de Couladin était responsable du désastre. Combinée au refus de se plier aux coutumes aielles, elle avait conduit au dénouement qui se produirait bientôt en ce jour et en ce lieu. En sus de la Sidération et des batailles entre Aiels, Couladin était responsable du massacre de Taien et de celui de Selean, sans oublier les dizaines de villages et de fermes qu’il avait fait incendier depuis. Combien de cadavres d’hommes, de femmes et d’enfants avaient nourri les vautours ? S’il était le Dragon Réincarné, s’il avait le droit de demander que des nations se rallient à lui, et en particulier le Cairhien, il devait la justice à tous ces peuples.

— Dans ce cas, dit Lan, fais décapiter Couladin quand tu l’auras capturé. Choisis cent hommes, ou même mille, et charge-les de débusquer et de neutraliser ton ennemi. Mais ne sois pas assez bête pour l’affronter. Tu es un bon escrimeur, à présent – un très bon, même – mais les Aiels naissent avec une rondache et des lances à la main. Si Couladin te transperce le cœur, toute cette histoire n’aura servi à rien.

— Ainsi, je devrais me dérober ? Si Moiraine n’avait pas de droits sur toi, le ferais-tu ? Et Rhuarc ou Bael, agiraient-ils comme ça ?

— Je ne suis pas le Dragon Réincarné… Rand, le destin du monde ne repose pas sur mes épaules.

Mais la conviction n’y était plus. Sans Moiraine, Lan aurait été en permanence là où les combats faisaient rage. Et en ce moment précis, il semblait regretter que l’Aes Sedai ait des droits sur lui.

— Je ne prendrai pas de risques inutiles, Lan, mais je ne peux pas les éviter tous.

Aujourd’hui, le moignon de lance resterait sous sa tente. S’il devait affronter Couladin, il l’aurait gêné plus qu’autre chose.

— Viens, Champion ! Les Aiels en auront terminé sans nous, si nous traînons encore un peu.

Dehors, peu d’étoiles restaient visibles et le ciel s’éclairait déjà à l’est. Rand et Lan s’arrêtèrent pourtant net, parce que des Promises entouraient la tente, épaule contre épaule, regardant vers l’intérieur. Venues par centaines, elles formaient une série de cercles concentriques si serrés qu’une souris aurait eu du mal à s’y frayer un passage. Et bien que Rand ait ordonné à un gai’shain d’aller préparer son étalon, Jeade’en n’était nulle part en vue.

Les Promises n’étaient pas seules. Au premier rang se tenaient deux femmes en chemisier clair et lourde jupe de laine, les cheveux tenus en arrière par un foulard. La lumière restait insuffisante pour qu’on puisse distinguer leurs traits, mais à la posture de ces deux femmes, les bras agressivement croisés, Rand paria qu’il s’agissait d’Egwene et d’Aviendha.

Sulin avança avant que le jeune homme ait pu demander ce qui se passait.

— Nous sommes venues avec Egwene Sedai et Aviendha afin d’escorter le Car’a’carn jusqu’à la tour.

— Qui vous a poussées à faire ça ? lança Rand.

Un coup d’œil à Lan lui apprit qu’il n’y était pour rien. Même dans la pénombre, le Champion ne pouvait cacher sa surprise. Bien entendu, ça ne dura pas longtemps, car rien ne l’étonnait vraiment.

— Egwene devrait être en chemin pour la tour et les Promises étaient censées la protéger. Sa mission, aujourd’hui, est très importante. Et pendant qu’elle l’accomplira, elle aura besoin qu’on veille sur elle.

— Nous la protégerons, lâcha froidement Sulin. Comme le Car’a’carn, qui a confié son honneur aux Far Dareis Mai.

Des murmures approbateurs coururent dans tous les cercles de Promises.

— C’est la meilleure solution, Rand, dit Egwene. Si une personne peut abréger la bataille en ayant recours au Pouvoir, trois la raccourciront encore plus. Et tu es bien plus puissant qu’Aviendha ou moi.

La jeune femme ne parut pas ravie d’avoir dû prononcer sa dernière phrase. Aviendha n’émit pas de commentaires, mais sa posture en disait plus long que tout un discours.

— C’est ridicule ! s’écria Rand. Laissez-moi passer, puis gagnez le poste qui vous a été assigné.

Sulin ne bougea pas d’un pouce.

— Les Far Dareis Mai ont en charge l’honneur du Car’a’carn, dit-elle.

D’autres reprirent en chœur ce mantra. À voix basse, mais quand des mots sortaient de tant de gorges, ils finissaient par faire beaucoup de bruit.

— Les Far Dareis Mai ont en charge l’honneur du Car’a’carn. Les Far Dareis Mai ont en charge l’honneur du Car’a’carn.

— Je vous ai dit de me laisser passer ! répéta Rand dès que la litanie mourut.

Comme s’il le leur avait demandé, les Promises reprirent de plus belle :

— Les Far Dareis Mai ont en charge l’honneur du Car’a’carn. Les Far Dareis Mai ont en charge l’honneur du Car’a’carn. Les Far Dareis Mai ont…

Toujours impassible, Sulin continua à regarder Rand.

Lan se pencha pour murmurer à l’oreille du jeune homme :

— Même quand elle porte des lances, une femme reste une femme… En as-tu jamais rencontré une qu’on puisse convaincre de changer d’avis, quand elle veut vraiment quelque chose ? Capitule, mon garçon, sinon, on y passera la journée.

Le Champion hésita, puis il ajouta :

— De toute façon, ce qu’elles disent est logique.

Alors que le silence était revenu, Egwene ouvrit la bouche, mais Aviendha lui posa une main sur le bras et lui souffla quelques mots à l’oreille. Egwene garda pour elle ce qu’elle allait dire, mais Rand n’eut aucun mal à deviner la teneur de ses propos. Sans nul doute, elle lui aurait lancé qu’il n’était qu’une tête de pioche, ou une amabilité dans le genre.

Pour être franc, il commençait à se trouver un rien entêté. De fait, la tour était une excellente position pour lui. N’ayant aucun rôle à jouer ailleurs, puisque la bataille était entre les mains des chefs et du destin, il serait plus utile s’il canalisait le Pouvoir que s’il sillonnait le champ de bataille à la recherche de Couladin. Si sa nature de ta’veren devait attirer à lui le meneur des Shaido, ça fonctionnerait avec la tour aussi bien qu’avec n’importe quel autre endroit. Bien entendu, s’il ordonnait aux Promises de défendre la tour, Couladin aurait assez peu de chances d’arriver jusqu’à lui…

Mais comment « capituler » sans perdre toute sa dignité, quand on avait proclamé à tous les vents qu’on ne céderait pas un pouce de terrain ?

— J’ai décidé que je serais le plus utile au sommet de la tour, dit Rand.

Il sentit ses joues chauffer, bien entendu.

— Si ce sont les ordres du Car’a’carn, fit Sulin sans une once d’ironie dans la voix, comme si elle était persuadée qu’il s’agissait depuis le début de l’idée de Rand.

Lan acquiesça puis s’éclipsa, les Promises s’écartant juste assez pour le laisser passer. Mais la brèche se referma vite derrière lui. Du coup, quand les guerrières se mirent en marche, Rand fut bien obligé de les suivre. Il aurait pu canaliser le Pouvoir, bien sûr, dispersant avec du Feu les Far Dareis Mai, ou les renversant comme des quilles avec de l’Air, mais ce n’était pas une façon de traiter ses alliés, et encore moins quand il s’agissait de femmes. De plus, il n’était pas certain qu’il aurait pu les convaincre de lui ficher la paix, sauf en les tuant, et encore… De plus, ne venait-il pas de décider que la tour serait pour lui un poste parfait ?

Egwene et Aviendha marchèrent en silence, comme Sulin, une retenue dont il leur fut reconnaissant, même s’il savait qu’elles se taisaient surtout parce qu’il était difficile, dans l’obscurité, de monter vers la tour sans se prendre un gadin. D’ailleurs, il crut capter quelques remarques acides d’Aviendha sur les jupes de malheur qui entravaient ses pas.

Cela dit, aucune des deux jeunes femmes ne s’était moquée de lui après sa piteuse reculade, et c’était appréciable. Encore que ça pouvait toujours venir plus tard. En règle générale, ces dames adoraient planter leurs banderilles au moment où la malheureuse victime se croyait hors de danger…

À l’approche de la tour, alors que le ciel s’éclaircissait de plus en plus, ce fut Rand qui brisa le silence :

— Je ne m’attendais pas à te voir, Aviendha… Ne m’as-tu pas dit que les Matriarches ne participent pas aux batailles ?

Une question rhétorique. En réalité, il était sûr qu’Aviendha le lui avait dit. Une Matriarche pouvait traverser un champ de bataille sans courir de risques ou entrer dans la forteresse ou le guet d’une tribu ayant une querelle de sang avec la sienne et en ressortir vivante. En revanche, elle ne se mêlait pas du conflit, et surtout pas en canalisant.

Jusqu’à ce que Rand séjourne dans le désert, même les Aiels ignoraient pour la plupart que leurs Matriarches étaient capables de canaliser le Pouvoir. On parlait bien de mystérieuses aptitudes, peut-être même d’un don proche de celui des Aes Sedai, mais sans avoir aucune certitude.

— Je ne suis pas encore une Matriarche, répondit Aviendha en tirant sur son châle – et sans agressivité dans la voix. Si une Aes Sedai comme Egwene peut intervenir, pourquoi pas moi ? J’ai tout arrangé ce matin, pendant que tu dormais encore, mais l’idée m’est venue dès que tu l’as demandé à Egwene.

La lumière se révéla suffisante pour que Rand voie rougir son amie d’enfance. Quand elle vit qu’il la regardait, elle s’emmêla les pieds et il dut la rattraper par le bras pour lui épargner une chute. Sans le regarder, elle se dégagea et reprit son chemin. Au fond, il n’avait peut-être pas à redouter qu’elle lui plante ses banderilles, sur ce coup-là.

— Elles n’ont pas tenté de t’arrêter ? demanda-t-il tandis que la colonne s’engageait dans la dernière partie de l’ascension menant à la tour. Je parle d’Amys, de Bair ou de Melaine…

Là encore, de la pure rhétorique. Si ces Matriarches s’étaient opposées au projet d’Aviendha, la jeune femme n’aurait pas été là.

— Elles ont parlé un long moment avec Sorilea, répondit Aviendha, pensive, puis elles m’ont dit de faire ce que je pensais juste. D’habitude, elles m’ordonnent d’agir selon ce qu’elles croient juste…

Elle glissa un regard à Rand et ajouta :

— Melaine dit que tu apportes le changement partout.

— C’est vrai, fit Rand en posant un pied sur le barreau du bas de la première échelle. Que la Lumière me vienne en aide, c’est exactement ce que je fais !

Au sommet de la plate-forme, la vue se révéla superbement dégagée, même à l’œil nu. Sur les collines boisées, les arbres étaient assez denses pour dissimuler la progression des Aiels – presque tous devaient être déjà en position – mais l’aube baignait d’une lumière dorée l’imposante capitale du Cairhien. Jetant un rapide coup d’œil avec une des lunettes, Rand constata que rien ne bougeait sur les collines nues proches de la rivière. Mais ça changerait très bientôt. Les Shaido étaient là, même si on ne les voyait pas pour l’instant. Et ils ne resteraient pas cachés quand il commencerait à leur envoyer… Quoi, exactement ? Pas des Torrents de Feu… Mais quoi qu’il choisisse, il devrait énerver autant que possible les Shaido avant l’attaque de ses Aiels.

Egwene et Aviendha s’étaient partagé l’autre lunette, regardant tour à tour, mais à présent, elles se contentaient de converser à voix basse. Concluant par des hochements de tête, elles vinrent s’accouder à la rambarde et entreprirent d’observer Cairhien.

D’observer ? Frissonnant de la tête aux pieds, Rand devina que l’une des deux au moins canalisait le Pouvoir.

Alors, il remarqua le vent qui soufflait en direction de la cité. Pas une douce brise, non, mais le premier vent digne de ce nom qu’il sentait dans ce pays. Au-dessus de Cairhien, des nuages se formaient, plus denses vers le sud, et devenant de plus en plus noirs et tourbillonnants. Partout ailleurs, le ciel restait d’un bleu limpide avec à peine quelques filaments blancs de-ci de-là. Un orage se préparait au-dessus de la capitale et des Shaido… Le tonnerre éclata, puis, tel un éclair d’argent déchiqueté, la foudre frappa une colline, à l’intérieur de la ville. Des éclairs zébrèrent le ciel et d’autres frappèrent la terre avec une régularité qui évoquait les pulsations d’un cœur géant. Soudain, le sol explosa à un endroit que la foudre avait épargné, un geyser de terre montant à près de cinquante pieds de haut. Le phénomène se reproduit non loin de là, puis encore et encore…

Rand n’aurait su dire laquelle des deux jeunes femmes faisait quoi, exactement, mais elles semblaient déterminées à faire sortir les Shaido de leurs trous. S’il ne voulait pas être un simple spectateur, il était temps qu’il participe aux réjouissances. S’emparant du saidin, il sentit des flammes glacées courir le long des frontières du Vide entourant ce qui était l’essence même de Rand al’Thor. Ignorant l’immonde intrusion de la souillure, il se concentra sur la délicate tâche de contrôler les flots de Pouvoir qui se déversaient en lui.

À cette distance, ses possibilités d’action étaient limitées. En fait, il était quasiment au maximum de sa portée, sans le secours d’un angreal ou d’un sa’angreal. À l’évidence, c’était pour ça que les femmes canalisaient un éclair ou une explosion à la fois. S’il était à la frontière de sa puissance, que dire d’elles ?

Un souvenir s’infiltra dans le Vide… Pas un des siens. Lews Therin… Pour une fois, il ne s’en inquiéta pas. Il canalisa le Pouvoir, et une sphère embrasée apparut au sommet d’une colline, masse tourbillonnante de flammes jaune pâle. Lorsqu’elle se dissipa, Rand n’eut pas besoin de la lunette pour voir que la colline était plus basse et carbonisée au sommet, à croire qu’elle avait fondu.

S’ils continuaient comme ça, tous les trois, les tribus n’auraient peut-être pas besoin d’affronter Couladin.

Ilyena, mon amour, pardonne-moi !

Le Vide trembla. Un instant, Rand oscilla au bord du gouffre de la destruction. En lui, des flots de Pouvoir ourlés d’une écume de terreur se déchaînaient et la souillure semblait se solidifier autour de son cœur – une pierre à l’odeur nauséabonde.

Serrant la rambarde à s’en faire blanchir les jointures, Rand se força au calme et contraignit le Vide à résister à la tempête. Quand ce fut fait, il refusa d’écouter les pensées qui lui traversaient l’esprit et se concentra sur ce qu’il faisait. Froidement, avec méthode, il dévasta les collines les unes après les autres.


Se tenant bien en arrière au cœur de la ligne d’arbres qui hérissait la crête, Mat avait fourré les naseaux de Pépin sous son bras afin que l’étalon ne hennisse pas tandis que son maître regardait un bon millier d’Aiels, venant du sud, gravir la pente dans leur direction. Apparaissant juste au-dessus de l’horizon, le soleil projetait de longues ombres ondoyantes d’un côté de la masse de guerriers qui avançait au pas de course. Alors que la tiédeur de la nuit cédait déjà la place à la chaleur du jour, on devinait que la touffeur serait accablante dès que l’astre diurne aurait pris un peu de hauteur dans le ciel. À peine l’aube, et Mat transpirait déjà !

Pour l’instant, les Aiels ne l’avaient pas encore vu, mais ça ne tarderait pas s’il traînait encore un peu. En principe, il s’agissait d’hommes de Rand – si Couladin avait des forces au sud, la journée promettait d’être délicate pour tous ceux qui auraient la stupidité d’être sur le champ de bataille – mais ça ne changerait quasiment rien, car Mat n’avait pas l’intention de se laisser repérer. Trop risqué, ça. En cette triste matinée, il était déjà passé beaucoup trop près de recevoir une flèche pour recommencer à se montrer insouciant. Distraitement, il passa un index sur l’entaille très nette que portait désormais l’épaule de sa veste. Un très bon tir, soit dit en passant, surtout sur un objectif mobile à demi caché par des arbres. Il aurait pu être admiratif, si ça n’avait pas été lui la cible.

Sans détourner le regard des Aiels, Mat fit reculer Pépin dans l’épais bosquet. S’ils l’avaient vu, les Aiels accéléreraient le pas, et il saurait à quoi s’en tenir. D’après ce qu’on disait, les guerriers étaient capables d’aller plus vite qu’un cavalier. S’ils avaient envie d’essayer avec lui, il préférait prendre autant d’avance que possible.

Quand les arbres lui cachèrent les Aiels, il accéléra lui aussi le pas, guida Pépin jusqu’au versant opposé, sauta en selle et fila vers l’ouest. Par les temps qui couraient, et dans des endroits comme celui-là, un homme qui entendait rester en vie ne pouvait jamais se montrer trop prudent.

Le chapeau enfoncé sur le crâne, sa lance à hampe noire en travers de sa selle, Mat chevaucha en marmonnant dans sa barbe. L’ouest. Encore l’ouest…

La journée avait pourtant si bien commencé… Deux heures avant l’aube, Melindhra était partie pour assister à une réunion de Promises. Le pensant endormi, elle ne lui avait pas jeté l’ombre d’un regard avant de sortir de la tente en maugréant entre ses dents au sujet de Rand al’Thor, de l’honneur et d’être « une Far Dareis Mai avant tout ». Il semblait qu’elle polémiquait avec elle-même, mais pour être franc, Mat se fichait qu’elle ait l’intention de conserver Rand dans de la saumure ou de le faire mariner pour un ragoût.

Moins d’une minute après le départ de l’Aielle, il s’était empressé de remplir ses sacoches de selle. Dehors, personne ne lui avait accordé un intérêt soutenu pendant qu’il sellait Pépin, puis qu’il filait discrètement vers le sud.

Un bon début de journée, oui. Sauf qu’il n’avait pas compté sur les colonnes de Taardad, de Tomanelle et d’autres fichues tribus qui faisaient justement mouvement par le sud. Bien sûr, ça correspondait à ce qu’il avait dit à Lan, mais ça n’était pas une consolation. Alors qu’il avait prévu de se diriger vers le sud, ces Aiels l’avaient forcé à se rabattre vers la rivière Alguenya. À savoir, l’endroit où se déroulerait la bataille.

Après environ une lieue, il fit gravir une pente à Pépin et s’arrêta une nouvelle fois au cœur d’une ligne d’arbres, mais bien moins denses, cette fois. Plus haute que les autres, cette élévation lui offrit une vue dégagée et plongeante.

Pas d’Aiels en vue… Mais la colonne qui serpentait autour du pied de la colline ne valait guère mieux. Conduite par des cavaliers de Tear identifiables aux étendards colorés de leurs seigneurs, elle se composait ensuite d’un grand groupe de piquiers qui suivaient la cavalerie sans coller à ses talons, puis, là aussi avec un intervalle entre les deux, d’une colonne de cavaliers du Cairhien précédés par des étendards, des bannières et des fanions. Ces cavaliers-là avançaient dans le plus grand désordre, les seigneurs allant et venant sans cesse le long de la colonne pour converser entre eux, mais au moins, des détachements gardaient leurs deux flancs, une précaution que les Teariens avaient négligée. Quoi qu’il en soit, dès que ces gens seraient passés, Mat aurait la voie libre pour foncer vers le sud.

Et je ne m’arrêterai pas avant d’être à mi-chemin de ce fichu fleuve Erinin.

Loin devant la colonne qui progressait à ses pieds, Mat capta un mouvement qu’il n’aurait pas remarqué s’il n’avait pas été si haut. À coup sûr, aucun des cavaliers n’en avait eu la possibilité. Sortant sa petite longue-vue d’une de ses sacoches de selle – Kin Tovere aimait jouer aux dés –, il la braqua dans la direction voulue… et siffla doucement entre ses dents. Des Aiels… Au moins aussi nombreux que les Teariens et les Cairhieniens. Et si ce n’étaient pas des guerriers de Couladin, ils préparaient une surprise pour l’anniversaire de quelqu’un. Sinon, pourquoi auraient-ils été accroupis ainsi pour progresser entre les buissons jaunis par la chaleur ?

Mat pianota un moment sur sa cuisse. Dans très peu de temps, il y aurait des cadavres en bas. Et pas des cadavres d’Aiels, en majorité…

Ça ne me regarde pas. Je ne suis plus dans le coup, la preuve, je me dirige vers le sud…

Il ne lui restait plus qu’à attendre un peu, puis à filer quand tous ces cinglés seraient trop occupés pour le remarquer.

L’officier dont il avait entendu le nom la veille – Weiramon, s’il ne se trompait pas – était un abruti congénital.

Pas d’avant-garde ni d’éclaireurs, sinon, il saurait ce qui l’attend, cet imbécile !

À cause de la configuration des collines, la vallée était très sinueuse, et les Aiels ne devaient pas voir la colonne, se repérant sans doute à la poussière qu’elle soulevait sur son passage. Mais des éclaireurs avaient dû les renseigner, parce qu’ils n’avaient sûrement pas choisi par hasard le lieu de leur embuscade.

En sifflotant Danser avec le Grand Faucheur, Mat releva sa longue-vue et sonda le sommet des collines environnantes. Oui, c’était ça ! Le commandant aiel avait laissé des hommes là d’où ils pourraient envoyer un signal lorsque la colonne entrerait dans la zone d’attaque. Mais même ces guetteurs-là ne pouvaient rien voir pour le moment. Les premiers Teariens seraient en vue dans quelques minutes, mais jusque-là…

Mat eut un choc quand il s’avisa qu’il venait de talonner Pépin afin de lui faire descendre la pente.

Qu’est-ce que je fiche, au nom de la Lumière ?

Eh bien, il ne pouvait quand même pas rester les bras ballants tandis que ces types avançaient vers la mort comme des oies qui ne voient pas le couteau caché dans le dos du fermier. Il allait les prévenir, c’était tout. Et filer dès qu’il l’aurait fait.

Bien entendu, les Cairhieniens postés sur un des flancs de leur colonne entendirent la cavalcade de Pépin et le repérèrent bien avant qu’il ait atteint le pied de la colline. Deux ou trois placèrent leur lance à l’horizontale, une vision qui déplut souverainement à Mat. Mais un seul cavalier, même lancé au galop, ne dut pas leur paraître une menace, et ils le laissèrent passer.

Arrivé au niveau des seigneurs cairhieniens, Mat tira sur les rênes de Pépin le temps de crier :

— Arrêtez-vous sur-le-champ, au nom du seigneur Dragon ! Sinon, il vous fourrera la tête dans le ventre avec le Pouvoir, et il vous servira vos propres pieds au petit déjeuner !

Sur ces fortes paroles, Mat talonna Pépin et repartit. Jetant un coup d’œil derrière lui, il vit que les cavaliers faisaient ce qu’il leur avait dit, même s’ils semblaient perplexes. Les collines bloquant toujours la vue des guetteurs aiels, la disparition de toute colonne de poussière les empêcherait d’estimer la position de leurs ennemis.

Couché sur l’encolure de Pépin, Mat l’encouragea à galoper en fouettant l’air avec son chapeau. À la vitesse de l’éclair, il remonta la colonne de fantassins.

Si j’attends que Weiramon soit en mesure de transmettre les ordres, il sera trop tard.

Il allait faire circuler sa mise en garde, puis il ficherait le camp.

Les fantassins marchaient par compagnie d’environ deux cents têtes, un officier à cheval les précédant tandis qu’une cinquantaine d’archers et d’arbalétriers couvraient leurs arrières. La plupart de ces hommes regardèrent Mat quand il passa à côté d’eux, mais aucun ne perdit la cadence. Quant aux officiers, ils restèrent à leur poste malgré la curiosité bien compréhensible qui aurait pu les pousser à aller voir ce qui se passait. Excellente, la discipline ! Une bonne chose, parce que ces gars allaient en avoir besoin.

L’arrière de la cavalerie tearienne était composé de Défenseurs de la Pierre reconnaissables aux manches bouffantes rayées de noir et d’or de leur veste et aux plumets qui ornaient le casque de leurs officiers et de leurs sous-officiers. Les autres cavaliers étaient équipés de la même manière, cuirasse comprise, mais leurs manches arboraient les couleurs de leurs différents seigneurs.

En veste de soie et cuirasse d’apparat, des plumes blanches sur leur casque, les seigneurs chevauchaient en tête, leurs étendards battant au vent derrière eux – ce vent qui s’était levé et soufflait vers la capitale.

Dès qu’il fut passé devant les nobles, Mat tira si fort sur ses rênes que Pépin manqua se cabrer.

— Halte, au nom du seigneur Dragon !

La meilleure façon de les inciter à s’arrêter, non ? Pourtant, Mat redouta un instant que la colonne lui fonce dessus. Presque au dernier moment, un jeune noble qu’il se rappelait avoir vu devant la tente de Rand leva une main. Derrière lui, tous les cavaliers tirèrent sur leurs rênes et l’ordre de faire halte se répercuta de gorge en gorge le long de la colonne.

Weiramon n’était nulle part en vue. Pas un seul des seigneurs ne devait être l’aîné de Mat de plus de dix ans.

— Qu’est-ce que ça signifie ? demanda le noble qui avait levé la main.

Ses yeux noirs brillant de défi au-dessus de son nez crochu, il levait le menton, sa barbe pointue se dardant comme un poignard. Un très bel effet, vraiment, n’était la sueur qui ruisselait sur les joues du jeune coq.

— C’est le seigneur Dragon lui-même qui m’a donné mes ordres. Qui es-tu pour… ?

Un autre noble, que Mat connaissait, venait de tirer sur la manche de l’arrogant seigneur, le réduisant au silence. Crevant de chaud sous son casque, Estean à la trogne de pomme de terre avait l’air hagard. Sans doute parce que les Aiels l’avaient pressé de questions sur ce qui se passait dans la capitale – en tout cas, c’était ce que Mat avait entendu dire. Mais à Tear, il avait joué aux cartes avec Mat, donc il savait pertinemment à qui il avait affaire.

Le plastron d’Estean était le seul à porter des entailles sur ses ornements. Aucun des autres nobles n’avait jamais rien fait d’autre que parader en grande tenue. Jusqu’à maintenant…

Le type au nez crochu baissa le menton, écouta ce qu’Estean avait à dire, puis prit la parole d’un ton devenu plus conciliant :

— Je n’entendais pas vous offenser, seigneur… hum, seigneur Mat. Je suis Melanril, de la maison Asegora. Comment puis-je servir le seigneur Dragon ?

La conciliation tournant au manque d’assurance, Estean intervint nerveusement :

— Pourquoi devrions-nous nous arrêter, Mat ? Je sais que le seigneur Dragon nous a dit de rester en retrait, mais quel honneur y a-t-il à garder les bras ballants pendant que les Aiels se battent ? Pourquoi en serions-nous réduits à poursuivre nos ennemis lorsqu’ils se débanderont ? D’autre part, mon père est dans la capitale, et je…

Le jeune noble se décomposa sous le regard de Mat.

S’éventant avec son chapeau, celui-ci secoua la tête, accablé. Ces crétins n’étaient même pas là où ils auraient dû être ! Du coup, il n’y avait presque aucune chance de leur faire faire demi-tour. Et même si Melanril consentait à rebrousser chemin – à le regarder, Mat n’aurait pas juré que cet idiot y était disposé, même s’il inventait des ordres du seigneur Dragon – ça ne changerait rien du tout. Car ils étaient en plein dans le champ de vision des guetteurs. Si la colonne entreprenait de faire demi-tour, les Aiels comprendraient qu’ils étaient repérés et ils attaqueraient pendant que les Teariens et les Cairhieniens seraient en train de s’emmêler les jambes de cheval et les piques. Le résultat serait une boucherie, exactement comme s’ils avaient continué tout droit.

— Où est Weiramon ?

— Le seigneur Dragon l’a renvoyé chez nous, répondit Melanril, hésitant. Afin qu’il s’occupe des pirates illianiens et des bandits qui écument les plaines de Maredo. Il hésitait à s’en aller, même pour assumer de si hautes responsabilités, mais… Excusez-moi, seigneur Mat, mais si c’est le seigneur Dragon qui vous envoie, comment pouvez-vous ignorer que… ?

— Je ne suis pas un seigneur, coupa Mat. Et si vous voulez savoir pourquoi Rand tient ou ne tient pas informé quelqu’un, allez donc le lui demander.

Cette réflexion cloua le bec au jeune noble, qui n’était pas enclin à critiquer le fichu seigneur Dragon, même sur la couleur de sa veste. Weiramon était un abruti, certes, mais au moins, un abruti assez vieux pour avoir une certaine expérience de la guerre. À part Estean, qui faisait penser à un sac de navets attaché sur un cheval, tous les autres avaient au maximum dû voir une ou deux rixes de taverne. Et peut-être une poignée de duels. Bref, rien qui fût susceptible de les aider.

— Maintenant, écoutez-moi bien ! Quand vous passerez dans le prochain défilé entre deux collines, des Aiels vont vous dégringoler dessus comme une avalanche.

Mat aurait tout aussi bien pu annoncer qu’il allait y avoir un bal, toutes les femmes soupirant de hâte de connaître enfin des nobliaux teariens. Tout sourires, ces imbéciles commencèrent à se taper sur l’épaule en faisant piaffer leur monture et en se vantant d’avance du nombre d’ennemis qu’ils tueraient. Seul Estean faisait exception à la règle. En soupirant, il avait entrepris de s’assurer que sa lame coulissait bien dans son fourreau.

— Ne regardez pas vers eux ! cria Mat. (Tas de dégénérés ! Si ça continuait, ils allaient lancer une charge.) Gardez les yeux sur moi. C’est compris ?

Se souvenant de qui Mat était l’ami, les nobliaux se calmèrent un peu. Cela dit, très fiers dans leur plastron flambant neuf, ils semblaient ne pas comprendre pourquoi un empêcheur de tuer en rond prétendait leur interdire de se frotter à l’ennemi. En fait, s’il n’avait pas été un intime de Rand, ils lui seraient sans doute passés sur le corps pour continuer leur route.

Au fond, Mat pouvait les laisser charger… Bien entendu, ils le feraient le plus stupidement possible, en laissant derrière eux les fantassins et les cavaliers du Cairhien. S’avisant de ce qui se passait, ceux-ci décideraient sans doute de les rejoindre. Moralité, les trois groupes se feraient massacrer. S’il était vraiment malin, Mat n’avait qu’à les laisser faire et filer dans la direction opposée. Hélas, il y avait un hic. Dès que ces idiots auraient fait savoir aux Aiels qu’ils étaient repérés, les guerriers risquaient de vouloir se lancer dans une manœuvre originale, par exemple une attaque de flanc. Si ça arrivait, rien ne garantissait que Mat ne serait pas au mauvais endroit au mauvais moment.

— Le seigneur Dragon, improvisa-t-il, veut que vous avanciez lentement, comme s’il n’y avait pas l’ombre d’un Aiel à des lieues à la ronde. Dès que les piquiers seront dans le défilé, ils formeront un carré avec un vide au milieu, et vous vous précipiterez à l’intérieur de ce carré.

— Quoi ? s’indigna Melanril. (Les autres nobliaux se joignirent à sa protestation, toujours à l’unique exception d’Estean.) Il n’y a aucun honneur à se cacher derrière des fichus…

— Tu vas obéir ! beugla Mat en faisant avancer Pépin vers le cheval du noble. Sinon, si les maudits Aiels ne te tuent pas, c’est Rand qui s’en chargera. Et moi, je ferai du saucisson avec tes restes.

Cette conversation durait trop longtemps. Les Aiels devaient déjà se demander de quoi ils discutaillaient.

— Avec un peu de chance, tes hommes et toi serez en position avant que les Aiels puissent vous cribler de lances et de flèches. Si vous avez des arcs de cavalier, ce sera le moment de vous en servir. Sinon, contentez-vous d’attendre. Tu auras ta maudite charge, mon gars, mais au bon moment, et si tu bouges trop tôt…

Mat pouvait presque sentir le temps lui couler entre les doigts.

Calant l’embout de sa lance dans un de ses étriers, il commença à remonter la colonne. Quand il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, il vit que les Teariens jacassaient en le regardant. Au moins, ils ne s’étaient pas lancés au grand galop…

Le commandant des piquiers, un type pâle et mince plus petit que Mat d’une bonne tête, chevauchait un hongre gris qui avait largement dépassé l’âge de couler une vieillesse heureuse dans un pré. Cela dit, Daerid, puisque c’était le nom de l’officier, avait un regard dur, un nez qui avait dû être souvent cassé et trois balafres sur le visage, dont une très récente. Quand il enleva son casque en forme de cloche, en parlant avec Mat, le jeune homme vit qu’il avait le devant du crâne rasé. Donc, ce n’était pas un seigneur. Peut-être avait-il appartenu à l’armée, avant la guerre civile. Oui, avec un chef comme lui, ses hommes devaient savoir adopter une formation en hérisson. S’il n’avait jamais affronté des Aiels, ce type s’était frotté à des brigands et à la cavalerie d’Andor. Et servant une des maisons qui se disputaient le trône, il avait même dû se battre contre des compatriotes à lui. Enfin, contrairement aux nobliaux, il ne semblait pas surexcité – ni angoissé, d’ailleurs. Simplement un homme qui sait qu’il a un travail à faire…

Mat continua son chemin et la colonne reprit le sien d’un pas mesuré. Comme les cavaliers teariens, à quelque distance devant…

Mat permit à Pépin d’avancer à peine plus vite qu’au pas. Sur sa nuque, il sentait peser le regard des guetteurs ennemis se demandant ce qu’il avait dit et où il allait à présent.

Simplement un messager qui a fait son boulot et qui s’en retourne d’où il vient. Vous n’avez aucune raison de vous en faire, les gars !

Espérant que les guerriers pensaient exactement ça, Mat ne se détendit pourtant pas avant d’avoir atteint un endroit où ils ne pouvaient plus le voir.

Les cavaliers du Cairhien attendaient toujours là où il les avait laissés. Ils avaient toujours des protections sur les flancs, et les seigneurs étaient à présent rassemblés sous une forêt d’étendards et de fanions. Sacrés Cairhieniens ! Il y avait au bas mot un seigneur pour dix types ! La plupart portaient un plastron ordinaire, et quand il y avait des ornements, ils étaient cabossés comme si un forgeron ivre mort les avait pris pour cibles avec sa masse. À côté de certaines de leurs montures, celle de Daerid ressemblait au fier étalon de Lan. Ces hommes pourraient-ils faire ce qu’on attendait d’eux ? Au moins, ils semblaient déterminés…

Maintenant qu’il était hors de vue des Aiels, Mat aurait pu filer sans rien risquer. Après avoir dit à ces hommes ce qu’ils étaient censés faire, bien entendu. Mais il avait envoyé les autres dans le piège tendu par les Aiels. Pouvait-il décemment les abandonner ?

Talmanes de la maison Delovinde portait dans le dos un fanion bleu orné de trois étoiles jaunes et son étendard représentait un renard noir. À part ça, il était encore plus petit que Daerid et devait avoir au maximum trois ans de plus que Mat. Pourtant, il commandait des hommes bien plus vieux que lui, certains ayant même des cheveux grisonnants. Le regard aussi neutre que celui du commandant des piquiers, il faisait penser à un ressort prêt à se détendre. Équipé très sobrement, il s’était contenté de décliner son identité, écoutant ensuite en silence le plan de Mat, qui se pencha sur sa selle pour tracer un croquis dans la poussière avec la pointe de sa très bizarre lance à hampe noire.

Les autres seigneurs approchèrent pour écouter et regarder, mais pas avec la même concentration que Talmanes, qui semblait vouloir graver dans sa mémoire tous les détails du croquis et tous ceux de l’allure du nouveau venu, du chapeau aux bottes en passant par la lance.

Quand Mat en eut fini, le seigneur ne broncha pas, obligeant le jeune homme à le secouer un peu :

— Alors ? Je me fiche que tu sois preneur ou pas de mon plan, mais tes amis vont bientôt être dans les Aiels jusqu’au cou.

— Les Teariens ne sont pas mes amis… Daerid, quant à lui, est… utile. Mais certainement pas un ami non plus. (Les autres seigneurs gloussèrent rien qu’à cette idée.) Je commanderai une moitié de mes cavaliers, si vous prenez la tête de l’autre.

Talmanes retira un de ses gantelets bardés de fer sur le dessus et tendit la main. Un long moment, Mat se contenta de la regarder. Prendre la tête, lui ?

Je suis un joueur, pas un soldat. Un amoureux, à la rigueur…

Des souvenirs de très anciennes batailles remontèrent à sa mémoire, mais il les força à sombrer de nouveau dans le néant. Allons, il n’avait plus qu’à filer ! Oui, mais dans ce cas, Talmanes risquait d’abandonner Estean, Daerid et tous les autres, les laissant frire sur la broche où il les avait lui-même piqués.

Même ainsi, Mat n’en revint pas quand il se vit serrer la main du Cairhienien et s’entendit déclarer :

— Mais réponds « présent » quand j’aurai besoin de toi !

En guise de réponse, Talmanes commença à lancer une série de noms. Des seigneurs et des nobliaux avancèrent, tous suivis par un porte-étendard et une dizaine de vassaux. Lorsqu’ils se furent placés derrière Mat, celui-ci se retrouva à la tête de quelque quatre cents cavaliers.

Sans dire un mot, Talmanes partit vers l’ouest avec environ autant d’hommes dans son dos.

— Restez groupés, ordonna Mat à « ses » soldats. Chargez quand je dis de charger, galopez quand je dis de galoper, et faites le moins de bruit possible.

Des centaines de selles grincèrent quand les cavaliers se mirent en marche, et ils ne purent pas étouffer le martèlement des sabots de leur monture. Mais au moins, ils ne jacassèrent pas entre eux et ne posèrent pas de questions.

L’autre demi-colonne disparut bientôt au détour d’un tournant de la sinueuse vallée. En chevauchant, Mat se demanda comment il s’était fourré dans ce pétrin. Au départ, l’idée était pourtant simple : avertir ces crétins et ficher le camp ! Après, chaque petit pas menant au désastre avait paru tellement inévitable. Et voilà qu’il se retrouvait enfoncé dans cette gadoue jusqu’à la taille, sans autre choix que de continuer. Et sans même avoir la certitude que Talmanes interviendrait vraiment. Maintenant qu’il y pensait, le seigneur ne lui avait même pas demandé qui il était…

Arrivé devant une sorte de fourche, Mat obliqua vers le nord. Même en terrain inconnu, il avait un sens de l’orientation presque infaillible. Par exemple, il savait exactement quel chemin l’aurait conduit vers le sud et la sécurité, et ce n’était pas celui qu’il venait de prendre.

Au-dessus de la ville, des nuages noirs s’amoncelaient – les premiers de ce genre qu’il voyait depuis un bon moment. La pluie ferait plaisir aux fermiers, s’il en restait, et elle détremperait le sol, épargnant aux cavaliers de soulever des nuages de poussière. S’il y avait un déluge, les Aiels décideraient peut-être de rentrer chez eux. Le vent commençait à être plus fort, apportant une fraîcheur bienvenue.

Des bruits de bataille se répercutèrent de crête en crête. Des hommes criaient de haine ou de douleur. C’était commencé…

Mat fit volter Pépin, leva sa lance et l’agita de droite à gauche. À sa grande surprise, ou presque, les Cairhieniens formèrent deux longues colonnes derrière lui, face au versant de la colline. Instinctif, le geste de Mat appartenait à un autre temps – une autre vie – mais ces cavaliers étaient très expérimentés. Quand il fit avancer Pépin au pas, ils se mirent en chemin sans précipitation, avançant au rythme tranquille du cliquetis de leurs rênes.

Lorsqu’il atteignit le sommet de la colline, Mat fut d’abord soulagé de voir que Talmanes et son groupe arrivaient sur la crête de la butte d’en face. Puis il eut envie de lâcher un affreux juron.

Daerid avait bien formé le hérisson, les piquiers et les archers intercalés pour former un grand carré évidé au milieu. À cause de la longueur des piques, les Shaido avaient du mal à approcher, mais ça ne les empêchait pas d’essayer et les archers et les arbalétriers cairhieniens échangeaient des volées de projectiles avec leurs homologues aiels. Il y avait des pertes des deux côtés, mais il suffisait aux piquiers de serrer les rangs pour obstruer une brèche, rendant le carré plus petit. En face, les Shaido ne se laissaient pas non plus démonter par la mort de leurs frères d’armes.

À bas de leur monture, les Défenseurs de la Pierre se tenaient au centre du carré avec environ la moitié des seigneurs de Tear et de leurs vassaux. La moitié ! C’était ça qui avait donné envie de jurer à Mat. Les autres imbéciles s’étaient dispersés au milieu des Aiels – par groupe de dix ou de cinq, voire seuls – et jouaient de la lance ou de l’épée. Les dizaines de chevaux sans cavalier témoignaient de l’inefficacité de cette manœuvre.

Isolé avec son porte-étendard, Melanril n’avait plus que son épée pour se défendre. Soudain, deux Aiels bondirent pour s’en prendre aux jarrets de sa monture. La pauvre bête s’écroula, la tête zébrant l’air – Mat aurait juré qu’elle avait crié, mais dans ce vacarme, on ne distinguait plus rien – et Melanril disparut sous une masse de silhouettes en cadin’sor ocre. Le pauvre porte-étendard ne tarda pas à connaître le même sort.

Bon débarras ! pensa Mat, fou de rage.

Se dressant sur ses étriers, il leva sa lance au fer en forme d’épée puis l’abattit en avant en criant :

Los ! Los caba’drin !

Des mots qu’il aurait bien ravalés, s’il l’avait pu, et pas parce que c’était de l’ancienne langue. Mais cette vallée était devenue un chaudron bouillonnant ! Qu’ils soient ou non capables de comprendre « cavaliers en avant » dans l’ancienne langue, les Cairhieniens ne pouvaient guère avoir de doutes sur le sens du geste de Mat. Surtout quand il se laissa retomber sur sa selle et talonna sa monture. Pas parce qu’il en avait envie, mais parce qu’il ne voyait pas que faire d’autre. Après avoir envoyé ces hommes dans le « chaudron » – s’il leur avait dit de filer, certains lui auraient sans doute obéi – il ne lui restait plus qu’à y plonger à son tour.

Les étendards et les fanions battant au vent, les Cairhieniens chargèrent derrière leur chef en lançant des cris de guerre. Pour imiter Mat, sans doute, même s’il braillait pour sa part de rageurs « par le sang et les fichues cendres ! ».

De l’autre côté de la vallée, Talmanes aussi avait lancé la charge.

Certains d’avoir coincé tous les hommes des terres mouillées, les Shaido ne virent pas les deux unités qui se ruaient sur eux pour les prendre en tenaille.

Puis la foudre et les éclairs commencèrent à tomber, et la situation devint dramatiquement tendue.


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