Regarder de l’intérieur le toit d’une tente devait être l’occupation la plus ennuyeuse du monde. Pourtant, étendu en bras de chemise, le dos bien calé par les coussins à pompons écarlates que Melindhra avait achetés, Mat étudiait la toile beige. Ou plutôt, il regardait à travers – au-delà, pour être plus précis. Un bras plié sous la tête, il faisait tourner de l’autre main le délicieux vin du sud du Cairhien contenu dans un joli gobelet en argent martelé. Un minuscule tonneau de ce cru lui avait coûté l’équivalent du prix de deux chevaux. En réalité, du prix qu’auraient dû valoir deux chevaux, si le monde n’avait pas été sens dessus dessous. Mais bon, pour un vin de cette qualité, c’était un investissement négligeable. De temps en temps, une goutte ou deux s’écrasaient sur sa main, mais il ne s’en souciait pas et ne portait jamais le gobelet à ses lèvres.
Selon lui, la situation avait largement dépassé le stade où on eût pu la qualifier de « grave ». « Grave », c’était être coincé dans le désert des Aiels sans avoir la moindre idée de comment en partir. Ou subir une attaque de Suppôts des Ténèbres jaillis d’on ne savait où. Ou être réveillé la nuit par un assaut de Trollocs, le Myrddraal qui les commandait vous pétrifiant sur place avec la force hypnotique de son regard sans yeux. Les mésaventures de ce genre vous tombaient dessus à l’improviste, et en général, elles étaient finies avant qu’on ait eu le temps de réfléchir. On ne courait pas après, bien sûr, mais quand on parvenait à y survivre, on se faisait assez aisément une raison.
Dans le cas présent, Mat savait depuis des jours vers où ses compagnons et lui se dirigeaient, et pour quoi faire. Rien d’improvisé là-dedans. En conséquence, des jours entiers pour y réfléchir.
Je ne suis pas un fichu héros, pensa Mat, et même pas un fichu soldat !
Il repoussa rageusement un souvenir où il arpentait les remparts d’une forteresse en ordonnant à ses derniers hommes d’aller défendre la muraille à l’endroit où les Trollocs venaient de placer une multitude de nouvelles échelles de siège.
Ce n’est pas un souvenir à moi, et que la Lumière calcine son véritable propriétaire. Je suis…
C’était là que le bât blessait. Mat ignorait qui il était vraiment. Mais dans tous les cas, sa véritable identité impliquait de flamber aux dés dans des tavernes et de danser avec de jolies filles. Ça, il en aurait mis sa tête à couper. Avoir un bon cheval et le choix entre toutes les routes du monde, voilà ce qu’était sa vie. Pas attendre dans son jus que quelqu’un le crible de flèches ou tente de lui enfoncer dans la poitrine une lance ou une épée.
S’il déviait de sa voie, ça ferait de lui un crétin, et il n’y était pas prêt, que ce fût pour Rand, pour Moiraine ou pour quiconque d’autre.
Quand il se redressa, le médaillon d’argent en forme de tête de renard accroché à une lanière de cuir sortit du col ouvert de sa chemise. Après l’avoir remis en place, il but une longue gorgée de vin. Le bijou le mettait à l’abri de Moiraine et de toutes les Aes Sedai, tant qu’elles ne parvenaient pas à le lui enlever – ce que l’une ou l’autre tenterait tôt ou tard, ça ne faisait pas un pli. C’était bien beau, mais à part son intelligence, rien ne le protégeait des fous furieux qui rêvaient de le tuer en même temps que des milliers d’autres idiots. Dans le même ordre d’idées, rien ne le protégeait non plus de Rand ou de son fichu destin de ta’veren.
Être le point focal autour duquel se tissait la Trame – s’il était avisé, un homme pouvait en tirer profit, non ? En un sens, Rand l’avait fait. Quant à lui, il n’avait jamais rien senti se tisser autour de lui, à part sa chance insolente au jeu. Bien entendu, il n’aurait pas craché sur les bonnes choses dont les ta’veren bénéficiaient dans les récits. La fortune et la gloire leur tombant du ciel, les ennemis résolus à les tuer devenant soudain leurs partisans et les femmes aux yeux et au cœur de glace décidant tout à coup de fondre…
En même temps, Mat ne se plaignait pas de son sort, bien au contraire. Et il n’aurait sûrement pas voulu du destin de Rand. Pour entrer dans cette partie-là, le prix était bien trop élevé à son goût. Mais il semblait accablé de tous les inconvénients liés au statut de ta’veren sans vraiment profiter des avantages.
— Il est temps de filer, lança-t-il à la tente déserte avant de boire une autre gorgée. L’heure est venue de sauter sur Pépin et de chevaucher à bride abattue. Jusqu’à Caemlyn, peut-être…
Une ville plutôt agréable, tant qu’il éviterait le palais royal.
— Ou jusqu’à Lugard…
Sur cette cité-là, il avait entendu des rumeurs prometteuses. Un endroit idéal pour un type comme lui.
— Oui, il est temps de laisser Rand derrière moi. Une armée d’Aiels et d’innombrables Promises s’occupent de lui, désormais. Il n’a plus besoin de moi.
Ce n’était pas totalement vrai. D’une étrange façon, il avait un lien avec le succès ou l’échec de Rand lors de l’Ultime Bataille. Perrin aussi, d’ailleurs… Trois ta’veren aux destins entrelacés. Bien entendu, l’Histoire ne retiendrait que le nom de Rand. Et il y avait peu de chances que le sien ou celui de Perrin figurent simplement dans les récits. Encore qu’il y avait le Cor de Valère…
Justement, il ne voulait pas y penser, et il n’y penserait pas avant d’y être obligé. Mais il devait y avoir un moyen de se tirer également de ce pétrin-là. Quoi qu’il en soit, le Cor était un problème qu’il valait mieux remettre à un autre jour. Très lointain, de préférence. Avec un peu de chance, tous ces comptes à rendre l’attendaient dans un futur pas du tout immédiat. Mais pour ça, il fallait peut-être avoir encore plus de veine qu’il en avait, et ça n’était pas peu dire…
Le plus important, à cet instant précis, c’était qu’il venait de dire et de penser une multitude de choses sur la nécessité de s’en aller, et sans éprouver le moindre picotement. Par le passé, il avait longtemps été incapable de simplement évoquer l’idée de « déserter ». Et dès qu’il s’éloignait trop de Rand, un fil invisible le ramenait comme s’il était un poisson au bout d’une ligne. Plus tard, il avait recouvré l’aptitude d’exprimer sa volonté de mettre les bouts, mais le moindre petit événement lui faisait oublier son intention, ou la remettre tellement à plus tard que ça revenait au même. Même à Rhuidean, lorsqu’il avait dit à Rand qu’il s’en allait, il avait été sûr que quelque chose se mettrait en travers de son chemin. Et ça n’avait pas raté. S’il était enfin sorti du désert, il suivait toujours Rand comme son ombre.
Mais là, rien n’allait le détourner de son objectif, il le sentait.
— Enfin, je ne l’abandonne pas ! S’il est incapable de prendre soin de lui, c’est qu’il n’y arrivera jamais. Et moi, je ne suis pas sa fichue nourrice.
Après avoir vidé son vin, Mat enfila sa veste verte, rangea tous ses couteaux dans leurs poches secrètes, dissimula la cicatrice qu’il portait au cou sous un foulard noir, prit son chapeau et sortit.
Après la relative fraîcheur de la tente, la chaleur le fit suffoquer. Quel que fût le rythme des saisons dans ce pays, l’été y durait bien trop longtemps à son goût. Dans le désert, il rêvait de l’automne qui l’attendrait dès qu’il en serait sorti. Ne plus crever de chaud, enfin ! Mauvaise pioche, pour le moment. Au moins, son chapeau à larges bords le protégeait du soleil.
Cette forêt du Cairhien, avec ses collines, avait quelque chose de… minable. Plus de clairières que d’arbres – et quels arbres, presque tous jaunis et racornis par la sécheresse. Rien à voir avec le bois de l’Ouest, chez lui…
Il y avait des tentes d’Aiels partout. Très basses, elles passaient aisément, de loin, pour un tas de feuilles mortes ou un tertre sans végétation, sauf quand les parois latérales étaient relevées. Et même ainsi, elles restaient difficiles à repérer.
Vaquant à leurs occupations, les guerriers ne lui accordèrent aucune attention.
En traversant le campement, Mat dut grimper sur une crête d’où il aperçut les chariots de Kadere rangés en cercle. Les conducteurs dormaient à l’ombre de leurs véhicules tandis que le colporteur, comme d’habitude, n’était nulle part en vue. Ces derniers temps, il se cantonnait dans sa roulotte, en sortant uniquement lorsque Moiraine venait inspecter le chargement.
Les Aiels qui entouraient les chariots, armés jusqu’aux dents, faisaient de louables efforts pour ressembler à des sentinelles. En fait, c’étaient des gardes, car Moiraine redoutait sûrement que Kadere, ou certains de ses hommes, tentent de s’éclipser avec une partie des trésors rapportés de Rhuidean.
Rand s’apercevait-il qu’il exécutait les quatre volontés de l’Aes Sedai ? Durant un temps, Mat avait cru que son ami la dominait, mais ça ne lui semblait plus si évident, même si la fichue sœur semblait être prête à toutes les soumissions, à part faire des courbettes et aller chercher la pipe de Rand.
La tente du jeune homme trônait en solitaire sur une colline, bien entendu. Devant, l’étendard rouge accroché à un bâton oscillait au vent et se déployait parfois assez pour dévoiler le disque noir et blanc. Comme l’étendard du Dragon, naguère, ce drapeau flanquait la chair de poule à Mat. Quand on voulait échapper à l’influence des Aes Sedai – pour ne pas le désirer, il fallait être idiot – on ne devait surtout pas défiler sous leur symbole, pas vrai ?
Si les pentes de la colline étaient dégagées, des tentes de Promises encerclaient son pied et d’autres se dressaient un peu partout alentour. Une configuration coutumière. Pareillement, le camp des Matriarches se trouvait à l’intérieur de celui des Far Dareis Mai – des dizaines de tentes pas très éloignées de la colline de Rand et repérables à la multitude de gai’shain en robe blanche qui s’affairaient autour.
Une poignée de Matriarches seulement étaient dehors. Mais elles compensèrent le désavantage du nombre par l’intensité des regards qu’elles rivèrent sur Mat. Ignorant combien d’entre elles étaient capables de canaliser le Pouvoir, le jeune homme en faisait sans problème les égales des Aes Sedai quand il s’agissait d’observer un pauvre type avec une froide curiosité d’entomologiste. Pressant le pas, il s’efforça de ne pas hausser les épaules en réaction à son sentiment de malaise. Ces fichus regards lui faisaient l’effet de coups de bâton, mais il ne devait pas le montrer. Et en repartant, il devrait subir la même épreuve. Mais pour la dernière fois, et ça c’était un soulagement. Quelques mots avec Rand, et…
Hélas, quand il fut sous la tente de son ami, après avoir enlevé son chapeau, mais en étant quand même obligé de se baisser, il ne l’y trouva pas. Natael seul était là. Alangui sur des coussins, il tenait un gobelet dans une main, l’autre caressant distraitement la harpe dorée ornée d’un dragon qui reposait sur ses genoux.
Mat lâcha un juron dans sa barbe. Comment ne s’en était-il pas douté ? Si Rand avait été là, il aurait dû traverser un cercle de Promises massées autour de la tente.
La tour d’observation… Rand y était probablement. Une bonne idée, il fallait en convenir. Connaître le terrain était la deuxième règle fondamentale, juste après connaître son ennemi. Et encore, les deux se suivaient de très près…
Mat eut une grimace pleine d’amertume. Ces règles appartenaient à la mémoire de quelqu’un d’autre. Pour sa part, il en avait d’autres. Également au nombre de deux, et tout aussi essentielles. « N’embrasse jamais une fille quand ses frères portent des cicatrices de coups de couteau », et : « Ne joue jamais quand tu n’as pas localisé la sortie de secours. »
Les pensées parasites d’autres hommes venaient sans cesse se mêler aux siennes. S’il y avait eu une sorte de démarcation, ç’aurait quand même été plus facile à vivre.
— Des problèmes de digestion ? demanda Natael. Une des Matriarches doit bien avoir une racine pour arranger ça. Sinon, demande à Moiraine.
Mat n’avait jamais réussi à apprécier le trouvère, qui semblait toujours penser à une bonne blague sans avoir l’intention de la raconter. De plus, ce type était toujours impeccable, comme si trois serviteurs s’occupaient en permanence de ses vêtements ornés de dentelle au col et aux manches. Accessoirement, il semblait ne jamais transpirer…
Mais que lui trouvait donc Rand ? Pour ne rien arranger, ce lascar jouait toujours des airs sinistres sur sa harpe.
— Rand reviendra bientôt ?
— Quand il l’aura décidé… Peut-être bientôt, peut-être pas… Aucun homme ne peut imposer un horaire au seigneur Dragon. Et très peu de femmes…
Et voilà que ça recommençait, toujours ce sourire plein de sous-entendus. Mais un peu jaune, cette fois…
— Je vais l’attendre…
Cette fois, il fallait en finir. Mat avait bien trop souvent différé son départ.
Sirotant son vin, Natael l’observait par-dessus le bord de son gobelet.
Moiraine et les Matriarches regardaient souvent Mat de cette façon-là. Puis Egwene – moitié Matriarche et moitié Aes Sedai, elle avait rudement changé, depuis Champ d’Emond – s’y était mise. Et là, voilà que le trouvère de Rand lui faisait le même coup. De quoi l’inciter à grincer des dents, non ? Heureusement, s’il fichait le camp, plus personne ne s’amuserait à le sonder en faisant semblant de deviner ce qu’il pensait – ou s’il portait un caleçon propre, pour ce qu’il en savait.
Deux cartes étaient déroulées non loin de la fosse à feu. Copie d’un original très détaillé mais en mauvais état découvert dans une ville à demi incendiée, la première couvrait le nord du Cairhien de la berge ouest de la rivière Alguenya jusqu’à environ mi-chemin de la Colonne Vertébrale du Monde. Récente et sommaire, la deuxième représentait la ville et les terres qui l’entouraient. Des fragments de parchemin arrimés par des cailloux constellaient les deux cartes. S’il voulait attendre Rand et ignorer le regard inquisiteur de Natael, Mat n’avait qu’une solution : se pencher sur cette documentation.
Du bout du pied, il déplaça quelques cailloux, sur la carte de la cité, afin de lire ce qui figurait sur les fragments de parchemin, et ne put s’empêcher de faire la grimace. Si les éclaireurs aiels savaient compter, Couladin disposait de quelque cent soixante mille guerriers – des Shaido et des membres d’autres tribus venus rejoindre leur ordre au sein des Shaido. Une sacrée épine dans le pied de Rand ! De ce côté de la Colonne Vertébrale du Monde, on n’avait plus vu une armée pareille depuis le temps d’Artur Aile-de-Faucon.
La seconde carte recensait les autres tribus qui avaient traversé le Mur du Dragon après Rand et ses forces. Toutes l’avaient franchi, désormais, en une ou plusieurs colonnes réparties selon le moment où elles étaient sorties de la passe de Jangai et s’étaient dispersées, mais toutes se trouvaient trop près d’ici pour que ce ne soit pas inquiétant. Les Shiande, les Codarra, les Daryne et les Miagoma. À elles quatre, ces tribus semblaient avoir autant de guerriers que Couladin. Si c’était vrai, elles n’avaient pas dû en laisser beaucoup en arrière. Les sept tribus venues avec Rand représentaient presque le double de combattants. Soit largement assez pour affronter Couladin ou les quatre autres tribus. Séparément, pas ensemble… Hélas, c’était ce qui pendait au nez de Rand.
Ce que les Aiels nommaient la Sidération avaient bien sûr dû affecter ces tribus-là aussi. Chaque jour, au sein des forces de Rand, des hommes jetaient leurs armes et s’enfuyaient. Mais il aurait été dangereux de croire que le phénomène avait davantage réduit les rangs adverses que ceux des « bons » Aiels. De plus, parmi tous ces déserteurs, rien n’interdisait de penser qu’un certain nombre étaient allés rejoindre Couladin. Les Aiels n’évoquaient pas volontiers cette possibilité – pour s’aveugler, ils préféraient croire à ces histoires de fidélité à un ordre plus qu’à une tribu – mais des hommes et des Promises continuaient à décider qu’ils ne pouvaient pas accepter Rand ou les révélations qu’il leur avait faites sur eux-mêmes. Chaque matin, on recensait les défections, et tous les fugitifs ne laissaient pas leurs armes derrière eux.
— Une situation intéressante, non ?
Entendant la voix de Lan, Mat se retourna, mais il fut vite rassuré, car le Champion venait d’entrer seul sous la tente.
— Je regardais seulement pour passer le temps… Rand va revenir bientôt ?
— Il sera bientôt parmi nous, oui…
Les pouces glissés dans sa ceinture, Lan vint se camper à côté de Mat et baissa lui aussi les yeux sur les cartes. Son visage resta de pierre, ce qui n’étonna pas le moins du monde le jeune homme.
— Demain, ce devrait être la plus grande bataille depuis l’époque d’Artur Aile-de-Faucon.
— Sans blague ?
Où était donc Rand ? Toujours au sommet de la tour d’observation, probablement. Mat se demanda s’il devait aller rejoindre son ami. Non, c’était une recette idéale pour courir dans tous les sens sans jamais le rattraper. Alors que Rand, tôt ou tard, reviendrait sous sa tente. En revanche, si la conversation avait pu ne pas tourner autour de Couladin…
Ce combat ne me concerne pas… Je m’en vais, c’est vrai, mais je n’abandonne rien ni personne.
— Et ceux-là ? demanda Mat en désignant les fragments de parchemin qui représentaient les Miagoma et les trois autres tribus. Tu sais s’ils ont l’intention de se joindre à Rand ou s’ils viennent juste ici pour regarder et compter les points ?
— Qui peut le dire ? Rhuarc n’est pas plus avancé que moi, et si les Matriarches ont plus d’informations, elles les gardent pour elles. La seule certitude, c’est que Couladin n’ira plus nulle part.
Encore Couladin ! Mal à l’aise, Mat esquissa un pas vers la sortie. Mais il se ravisa. Non, il attendrait ! Rivant le regard sur une des cartes, il fit mine de l’étudier intensément. Avec un peu de chance, Lan n’insisterait pas. Lui, tout ce qu’il voulait, c’était prévenir Rand de son départ et s’en aller.
Hélas, le Champion semblait être d’humeur bavarde.
— Qu’en penses-tu, maître trouvère ? Demain, devons-nous fondre sur Couladin et l’écraser ?
— Ça me paraît aussi bien que n’importe quel autre plan, grommela Natael.
Il vida son vin, jeta son gobelet sur le sol et s’empara de sa harpe pour jouer un air bien entendu triste à mourir.
— Je ne dirige aucune armée, Champion ! Je n’ai jamais rien commandé, à part ma modeste personne, et encore, pas toujours.
Mat ayant poussé un grognement, Lan lui jeta un coup d’œil avant de s’intéresser de nouveau aux cartes.
— Selon toi, ce n’est pas un bon plan, dirait-on. Pourquoi ?
Une phrase lancée si naturellement que Mat répondit presque sans s’en apercevoir :
— Je vois deux raisons… Si vous encerclez Couladin, le coinçant entre vos forces et la ville, vous pouvez effectivement l’écraser contre le mur d’enceinte.
Rand allait-il encore être long ?
— Mais vous pouvez aussi l’inciter à franchir ce mur. D’après ce que j’ai entendu dire, il a failli réussir deux fois, et ce sans engins de siège ni mineurs, et Cairhien ne tient plus que par miracle.
Prévenir Rand et filer, rien de plus !
— Poussez-le trop, et vous devrez combattre à l’intérieur de la cité. Lan, les batailles urbaines, c’est très moche. De plus, l’idée générale est de sauver la capitale, pas d’achever sa destruction.
Regarder les fragments de parchemin et les cartes elles-mêmes suffisait pour souscrire à cette analyse.
Plissant le front, Mat s’accroupit, les mains posées sur les genoux. Lan l’imita, mais il s’en aperçut à peine. Un problème taillé pour un joueur, ça ! Et fascinant…
— Mieux vaudrait le repousser… L’écarter de la ville en attaquant par le sud. (Mat désigna la rivière Gaelin qui se jetait dans l’Alguenya à une lieue environ de la cité.) Il y a des ponts, par là. Laissez aux Shaido un chemin d’accès dégagé à ces ponts. Il faut toujours ménager une porte de sortie à ses adversaires, sauf quand on a envie de découvrir comment ils se battent quand ils n’ont plus rien à perdre.
Mat indiqua des collines boisées, à l’est. Sans doute le même genre de terrain qu’ici…
— À condition d’être assez puissante et judicieusement placée, une force chargée de les bloquer, sur cette berge de la rivière, les obligera à se diriger vers les ponts. Quand ses guerriers seront en mouvement, Couladin ne voudra pas affronter un ennemi posté devant lui alors qu’un autre le suivra.
Oui, c’était presque la même configuration qu’à Jenje.
— Enfin, à moins qu’il soit complètement idiot ! Les Shaido réussiront à atteindre la rivière en bon ordre, mais ces ponts seront un goulot d’étranglement. Je doute que des Aiels essaient de traverser à la nage, voire de chercher des gués. Si vous ne relâchez pas la pression, vous les forcerez à passer dans le plus grand désordre, puis vous les harcèlerez jusqu’aux montagnes.
C’était aussi comme le gué de Cuaindagh, vers la fin des guerres des Trollocs. Oui, le rapport des forces était en gros le même. Mais ça faisait également penser à Tora Shan ou à la brèche de Sulmein, avant qu’Artur Aile-de-Faucon soit devenu très aguerri.
Les noms tourbillonnaient dans la tête de Mat. De sanglants champs de bataille oubliés jusque par les historiens. Concentré sur les cartes, il ne faisait plus la différence avec ses propres souvenirs.
— Dommage que vous ayez si peu de cavaliers… Pour le harcèlement, la cavalerie légère est idéale. Frappez les flancs, ne laissez jamais les Shaido cesser de courir et ne leur permettez pas de se mettre en ordre de bataille. En fin de compte, les Aiels seront presque aussi efficaces que des cavaliers.
— Et la deuxième raison ? demanda Lan.
Mat était piégé, désormais. Il adorait jouer, et comparée à une bataille, une partie de dés dans une taverne était une distraction tout juste bonne pour les enfants et les vieillards édentés. L’enjeu, c’était la vie – celle du chef, bien sûr, mais aussi celle d’une multitude d’autres hommes pour lesquels il décidait. Un mauvais pari, une mise mal calculée, et des villes entières pouvaient succomber, quand ce n’étaient pas des nations. La sinistre musique de Natael faisait un très bon accompagnement, en fait. Oui, la guerre était terrible, mais en même temps, quel fantastique jeu !
Sans lever les yeux des cartes, Mat ricana.
— Tu la connais aussi bien que moi, la deuxième raison. Si une des quatre tribus décide de s’unir à Couladin, elle vous prendra à revers pendant que vous serez bien trop occupés par les Shaido. Couladin sera l’enclume, et ses alliés feront le marteau. Devine qui se fera taper dessus ? Contre Couladin, ne mobilisez que la moitié de vos forces. Ce sera un combat à forces égales, mais il faut vous y résigner.
Dans une guerre, la notion de loyauté n’existait pas. On attaquait l’ennemi dans le dos, quand il ne s’y attendait pas, et en visant son point faible.
— Vous aurez encore un avantage, parce qu’il devra se méfier d’une éventuelle sortie des défenseurs. L’autre moitié de vos troupes, il faudra la diviser en trois. Une partie pour pousser Couladin vers la rivière, et les deux autres postées à une lieue d’intervalle entre la cité et les quatre tribus.
— Très bien pensé, dit Lan, toujours impassible, mais raisonnablement approbateur. Ainsi, une tribu n’aura rien à gagner à attaquer une de ces forces, puisque l’autre pourra la prendre à revers. Pour la même raison, personne n’essaiera d’intervenir dans ce qui se déroulera autour de la ville. Bien sûr, les quatre tribus peuvent s’unir. C’est peu probable, car ce serait déjà fait, mais ça changerait tout.
Mat éclata de rire.
— Tout change en permanence ! Un plan est bon avant que la première flèche ait quitté son arc, après, tout peut arriver. Si Indirian et les autres chefs savaient ce qu’ils veulent, cette guerre serait un jeu d’enfant. Mais ce serait trop beau. S’ils se rallient à Couladin, vous n’aurez plus qu’à lancer les dés et à espérer, parce que ça voudra dire que le Ténébreux participe au jeu. Au moins, vous aurez assez d’hommes hors de la cité pour lutter à forces égales. Assez pour contenir vos adversaires le temps nécessaire. Si ça tourne ainsi, renoncez à poursuivre Couladin, attendez qu’il se soit vraiment engagé dans la traversée de la rivière Gaelin, et concentrez-vous sur les quatre tribus. Mais je parie qu’elles attendront que vous ayez réglé son compte à Couladin pour se joindre à vous. Pour la plupart des hommes, la victoire est un argument très persuasif.
La musique s’était arrêtée. Se tournant vers Natael, Mat vit que le trouvère, comme pétrifié, le regardait avec des yeux plus inquisiteurs que jamais. À croire qu’il ne l’avait jamais vu avant, ou qu’il ignorait qui il était. Les jointures de ses doigts blanches sur les montants de sa harpe, le trouvère avait un regard plus noir que du verre couleur ébène.
Mat mesura soudain tout ce qu’il avait dit – révélé, plutôt –, s’appropriant des souvenirs qu’il avait jusque-là rejetés.
Toi et ta grande gueule ! Que la Lumière te brûle, imbécile heureux !
Pourquoi Lan avait-il orienté la conversation ainsi ? Parler de chevaux, ou du temps, n’aurait-il pas tout aussi bien fait l’affaire ? Jusque-là, le Champion ne s’était jamais montré si avide de jacasser. D’habitude, il était moins communicatif qu’un arbre. Bien entendu, Mat aurait pu ne pas se laisser entraîner et rien ne lui aurait interdit de tenir sa langue. Au moins, il n’avait pas babillé dans l’ancienne langue.
Par le sang et les cendres ! j’espère bien, en tout cas !
Mat se redressa, se tourna pour filer… et découvrit que Rand se tenait à l’entrée de la tente, en jouant avec son moignon de lance au bizarre gland – si distraitement, qu’on pouvait se demander s’il avait conscience de ce qu’il faisait. Depuis quand était-il là ? Aucune importance ! Mat déballa tout ce qu’il avait sur le cœur.
— Je m’en vais, Rand. Dès les premières lueurs de l’aube, je sauterai en selle, et salut ! Je partirais sur-le-champ, si je pouvais aller assez loin en une demi-journée. Mais avant de m’arrêter pour camper, j’entends que Pépin ait mis le plus de distance possible entre les Aiels et moi. Tous les Aiels, Rand !
Camper trop près, c’était risquer de se faire cueillir par les éclaireurs d’un camp ou de l’autre. Ceux de Couladin ne lui feraient pas de cadeaux, et les autres pouvaient ne pas le reconnaître avant de lui avoir transpercé le foie avec une lance.
— Je serai triste de te voir partir, dit Rand.
— N’essaie pas de… Hein, c’est tout ? Tu seras triste de me voir partir ?
— Je n’ai jamais essayé de te retenir, Mat. Perrin est parti quand il a dû le faire, et tu es libre de l’imiter.
Mat ouvrit la bouche et la referma aussitôt. De fait, Rand n’avait jamais tenté de le retenir. Mais il avait réussi à le faire sans essayer. Ce soir, pourtant, il n’y avait aucune attraction de ta’veren, aucun vague sentiment de ne pas faire ce qu’il fallait. Tout était clair dans sa tête et sa détermination ne faiblirait pas.
— Où iras-tu ?
— Au sud…
Comme si Mat avait eu le choix. Les autres directions conduisaient à la rivière Gaelin – rien ne l’intéressant au nord du cours d’eau – ou aux deux groupes d’Aiels. Un qui le tuerait certainement, et un qui pouvait l’épargner si Rand n’était pas trop loin, et si le dîner de la veille avait été satisfaisant. De très mauvaises probabilités, tout ça…
— Au début, en tout cas. Ensuite, quelque part où on trouve une taverne et des femmes qui ne portent pas de lances.
Melindhra… Elle pouvait lui poser un problème. Si son instinct ne le trompait pas, elle appartenait à la catégorie de femmes qui ne vous laissent pas partir tant qu’elles n’en ont pas envie. Mais il s’arrangerait avec elle, d’une façon ou d’une autre. Par exemple en filant sans rien lui dire.
— Ce n’est pas pour moi, Rand. Je ne connais rien aux batailles, et loin de moi l’envie d’apprendre.
Mat évita de regarder Lan et Natael. Si l’un des deux ouvrait la bouche, il aurait droit à son poing dans la figure ! Oui, même le Champion !
— Tu me comprends, pas vrai ?
Rand eut un hochement de tête qui pouvait à peu près tout dire.
— Si j’étais toi, j’omettrais de faire mes adieux à Egwene. Quand je lui dis quelque chose, je ne suis pas sûr que ça n’arrive pas directement dans les oreilles de Moiraine, des Matriarches ou des deux.
— Ça fait un bail que j’en suis arrivé à cette conclusion. Champ d’Emond est bien plus loin derrière elle que derrière nous. Et elle le regrette bien moins que nous.
— C’est possible, admit Rand. Que la Lumière brille sur toi, Mat. (Il tendit la main à son ami.) Puisses-tu trouver de bonnes routes, un temps clément et une compagnie agréable, en attendant nos retrouvailles.
Des retrouvailles qui ne seraient pas pour bientôt, si ça dépendait de Mat. Bien sûr, il se sentait un peu triste – et se trouvait ridicule à cause de ça – mais un homme devait penser avant tout à lui-même. Au bout du compte, la vie revenait à ça.
La poigne de Rand était aussi ferme que jamais – avec des cals dus à l’escrime en plus de ceux que lui avait valus le tir à l’arc – et on sentait très bien les reliefs du héron imprimé dans sa paume. Un pense-bête, au cas où Mat aurait oublié les Dragons qui ornaient les bras de son ami et les étranges choses, sous son crâne, qui lui permettaient de canaliser le Pouvoir.
S’il pouvait oublier cette « particularité » de Rand – et il n’y avait plus pensé depuis des jours ! – il était grandement temps de prendre la poudre d’escampette.
Alors que les deux amis échangeaient quelques paroles maladroites, Lan se remit à étudier les cartes comme s’il n’avait plus conscience de leur présence. Natael recommença à jouer de la harpe, et pour Mat, qui avait l’oreille musicale, l’air qu’il interprétait semblait exprimer une subtile ironie. Un hasard, simplement ?
Puis Rand se détourna à moitié, mettant fin aux adieux, et Mat se hâta de sortir. Dehors, il découvrit une véritable petite foule. Une bonne centaine de Promises, pour commencer, qui patrouillaient en appui sur les avant-pieds, tant elles étaient prêtes à embrocher quelqu’un. Les sept chefs de tribu, immobiles comme des statues et tout aussi patients, et comme de juste, trois seigneurs de Tear qui faisaient mine de ne pas transpirer et s’efforçaient d’agir comme si les Aiels n’existaient pas.
Mat avait entendu parler de l’arrivée des Teariens. Curieux, il était allé jeter un coup d’œil à leur camp – leurs camps, plutôt – mais il n’y avait rencontré personne de sa connaissance, et pas davantage de pigeons prêts à le défier aux dés ou aux cartes. Le regardant de la tête aux pieds, les trois types semblèrent décider qu’il ne valait pas mieux que les Aiels, donc qu’il n’était pas digne de leur intérêt.
Mat enfonça son chapeau sur sa tête et, bien à l’abri sous les bords, dévisagea un long moment les trois imbéciles. Les deux plus jeunes lui firent le plaisir de se montrer mal à l’aise et de le rester jusqu’à ce qu’il détourne les yeux. Le plus vieux semblait bouillir d’impatience d’entrer sous la tente de Rand. Pourquoi ? Eh bien, c’était son affaire, et Mat s’en fichait, car il ne reverrait plus jamais ces gens.
Pourquoi ne les avait-il pas ignorés ? Franchement, il n’aurait su le dire, sauf qu’il marchait désormais d’un pas plus léger et se sentait débordant d’entrain. Quoi d’étonnant, puisqu’il partirait le lendemain ? Les dés tournaient dans sa tête, et comment savoir sur quelle face ils s’arrêteraient ?
Lui, ne pas savoir ça ? C’était bizarre… Mais ça devait être à cause de Melindhra, qui l’inquiétait quelque peu. Oui, c’était décidé, il partirait très tôt et sans faire plus de bruit qu’une souris qui traverse un tapis de plumes sur la pointe des pattes.
Il se mit en route vers sa tente en sifflotant. Quel air lui était venu à l’esprit ? Ah oui ! Danser avec le Grand Faucheur. En réalité, il n’avait aucune intention de gambiller avec la mort, mais l’air était entraînant, alors pourquoi ne pas le siffler tout en songeant à la meilleure route à prendre pour s’éloigner de Cairhien ?
Rand garda les yeux rivés sur le rabat de la tente longtemps après qu’il fut retombé sur Mat.
— J’ai seulement entendu la fin, dit-il. Tout était de la même eau ?
— Presque, répondit Lan. Après avoir étudié les cartes quelques minutes, il m’a proposé à peu de chose près le plan que Rhuarc et les autres ont élaboré. Il a vu toutes les difficultés et tous les risques, puis avancé toutes les solutions requises. Il est au courant pour les engins de siège et les mineurs, et il sait que la cavalerie légère est idéale pour harceler un adversaire en déroute.
Rand regarda le Champion, qui ne semblait pas le moins du monde surpris. Bien sûr, puisque c’était lui qui avait fait remarquer que Mat semblait étrangement expert en matière de stratégie et de tactique… De plus, Lan n’était pas du genre à poser la question pourtant évidente, et Rand s’en félicitait, car il ne se sentait aucun droit de révéler à quiconque le peu qu’il savait sur le sujet.
En revanche, il aurait bien posé quelques questions de son cru. Par exemple : Quel rapport y avait-il entre les mineurs et les batailles ? Ou est-ce que ça ne valait que pour les sièges ? De toute façon, la mine la plus proche était à la Dague de Fléau de sa Lignée, et il n’y avait certainement plus personne pour y travailler. Eh bien, pour cette bataille, on se passerait de mineurs. L’essentiel, c’était de savoir désormais que Mat, en traversant l’étrange ter’angreal en forme de portique, avait gagné d’autres aptitudes que celles de s’exprimer dans l’ancienne langue quand il était distrait. Des aptitudes, à n’en pas douter, dont Rand saurait tirer parti un jour ou l’autre.
Je crois que tu n’as pas besoin de devenir plus dur, pensa-t-il amèrement.
Ayant vu Mat monter vers sa tente, il n’avait pas hésité une seconde à envoyer Lan mettre à l’épreuve son ami par le biais d’une conversation informelle. Oui, tout ça avait été calculé. La suite serait inévitable, quoi qu’il fasse ou ne fasse pas…
Rand espéra que Mat profiterait au mieux de sa liberté. Pareillement, il souhaitait de tout cœur que le séjour de Perrin à Deux-Rivières soit agréable. Présenter Faile à sa mère et à ses sœurs, en profiter peut-être pour l’épouser… Vraiment, il l’espérait, car il savait qu’il ferait revenir vers lui ses deux amis. Un ta’veren exerçait une attraction sur les autres ta’veren, et du trio, c’était lui le plus puissant. Selon Moiraine, que trois ta’veren nés pratiquement en même temps aient grandi dans le même village ne pouvait pas être une coïncidence. La Roue intégrait bien des coïncidences et des événements fortuits dans la Trame, mais sûrement pas des personnes comme eux. Ça, c’était délibéré. Si loin qu’ils s’en aillent, au bout du compte, Rand ramènerait ses amis à lui, et lorsqu’ils seraient de retour, il se servirait d’eux, parce que c’était ce qu’il devait faire. Que ça lui plaise ou non.
Indépendamment de ce que disaient les Prophéties du Dragon, il était sûr que sa seule chance de triompher, lors de Tarmon Gai’don, était que les trois ta’veren liés les uns aux autres depuis l’enfance soient de nouveau réunis.
Non, il n’avait aucun besoin de s’endurcir.
Tu es déjà assez nauséabond pour faire vomir son dîner à un Seanchanien !
— Joue la Marche de la Mort, ordonna-t-il d’un ton plus sec qu’il l’aurait voulu.
Natael le regarda mornement pendant un moment. Il avait tout entendu, et il poserait des questions, mais il pourrait attendre longtemps les réponses. Si Rand répugnait à révéler les secrets de Mat à Lan, ce n’était pas pour les confier à un Rejeté, même s’il semblait désormais inoffensif.
— Joue-la, sauf si tu connais un air plus triste ! insista-t-il en pointant son moignon de lance sur le faux trouvère. (Cette fois, le ton était volontairement brutal.) Joue une musique capable de faire pleurer ton âme, si tu en as encore une.
Natael se fendit d’une demi-révérence assise et d’un sourire soumis, mais sa peau blêmit autour des yeux. Puis il entonna la Marche, mais avec un doigté très particulier qui rendit la mélodie plus sinistre encore – un chant funèbre susceptible d’arracher des larmes à toutes les âmes du monde. Les yeux rivés sur Rand, il semblait avide de voir quel effet l’air aurait sur lui.
Se détournant, Rand s’allongea sur le tapis qui couvrait le sol, la tête orientée vers les cartes et les coudes calés sur un coussin rouge et or.
— Lan, tu peux aller dire aux autres d’entrer ?
Le Champion s’inclina très formellement avant de sortir. C’était la première fois qu’il se comportait ainsi devant Rand, qui s’en aperçut à peine.
La bataille était pour le lendemain. Par courtoisie, Rhuarc et les autres avaient fait courir le bruit qu’il les avait aidés à élaborer le plan. Assez malin pour connaître ses lacunes, et malgré toutes ses conversations stratégiques avec Lan et Rhuarc, Rand savait parfaitement qu’il n’était pas encore à la hauteur.
J’ai préparé une centaine de batailles de cette envergure et donné des ordres qui en ont provoqué dix fois plus !
Une pensée qui ne lui appartenait pas. Lews Therin était un expert en stratégie – enfin, il l’avait été –, pas Rand al’Thor. Rand al’Thor, lui, écoutait, posait des questions et acquiesçait lorsqu’il comprenait pourquoi les chefs tenaient à faire une certaine chose d’une façon bien précise. Souvent, quand il comprenait, ça le désolait, parce qu’il savait d’où lui venaient ces soudaines lumières. En fait, sa seule contribution notable avait consisté à dire qu’il fallait éliminer Couladin sans détruire la cité.
La réunion qui allait commencer servirait à mettre la touche finale à ce qui avait été décidé. Avec sa toute nouvelle science militaire, Mat y aurait été bien utile.
Non, il ne devait pas penser à ses amis, et encore moins à ce qu’il leur ferait avant que tout ça soit terminé. En plus de la bataille, il avait bien d’autres préoccupations urgentes. Par exemple, l’absence de drapeaux du Cairhien sur la capitale du pays posait un grave problème. Tout comme les incessantes escarmouches contre les Andoriens. Et il ne fallait pas non plus négliger ce que préparait Sammael…
Les chefs entrèrent dans le plus parfait désordre. D’abord Dhearic, seul, puis Rhuarc et Erim ensemble derrière Lan. Bruan et Jheran prirent place à côté de Rand. Entre eux, ces hommes ne se souciait pas du protocole, et à l’évidence, le Champion – Aan’allein – était à leurs yeux quasiment l’un des leurs.
L’air morose, Weiramon entra le dernier, ses deux nobliaux sur les talons. Pour lui, le protocole comptait, et il ne s’en cachait pas. Marmonnant dans sa barbe huilée, il fit le tour de la fosse à feu et vint se camper derrière Rand. Il parut vouloir rester là, mais les regards noirs que lui jetèrent les chefs atteignirent enfin son esprit embrumé par l’orgueil. Parmi les Aiels, seuls un proche parent ou un « frère d’ordre » pouvaient se placer ainsi quand ils craignaient une éventuelle attaque dans le dos de leur protégé.
Weiramon se permit quand même de foudroyer du regard Jheran et Dhearic, sans doute avec l’espoir qu’ils lui fassent de la place.
Bael fit signe au seigneur de venir s’installer à côté de lui, les cartes les séparant de Rand. Non sans hésiter, Weiramon vint s’asseoir en tailleur, le dos bien droit et l’air dégoûté comme un type qui vient d’avaler d’un coup une prune verte. Ses assistants prirent place derrière lui, la posture presque aussi rigide, et l’un des deux eut l’excellente idée de paraître gêné.
Rand s’en aperçut mais ne fit pas la moindre remarque, se contentant de finir de bourrer sa pipe puis de l’allumer avec un filament de saidin. Tôt ou tard, il faudrait qu’il agisse au sujet de Weiramon, un homme qui ravivait les anciens problèmes et qui en créait de nouveaux. Si Rhuarc n’avait pas bronché, Han ne cachait pas son mépris, Erim avait dans le regard la flamme d’un Aiel prêt à danser sur-le-champ avec les lances, et les autres ne semblaient guère plus accommodants.
Rand entrevit un moyen de se débarrasser de Weiramon tout en commençant à résoudre un autre de ses problèmes.
Suivant son exemple, les chefs entreprirent eux aussi de bourrer leur pipe.
— Selon moi, il suffit de modifier quelques détails, dit Bael en allumant son brûle-gueule.
Comme d’habitude, il s’attira un regard noir de Han.
— Ces détails concernent-ils les Goshien, ou peut-être une autre tribu ?
Rand oublia Weiramon et se concentra sur les points que les chefs désiraient modifier après leur dernière inspection du terrain. De temps en temps, un des Aiels jetait un coup d’œil à Natael, le pli de sa bouche ou ses sourcils froncés indiquant que la musique mélancolique du trouvère le touchait d’une façon ou d’une autre. Même les Teariens arboraient une moue mélancolique.
Les notes n’avaient en revanche aucun effet sur Rand. Depuis bien longtemps, les larmes, même intérieures, étaient un luxe qu’il ne pouvait plus s’offrir.