39 Rencontres à Samara

Les Fils de la Lumière qui surveillaient la foule ne se soucièrent pas plus d’Uno et de Nynaeve que de quiconque d’autre. Un coup d’œil soupçonneux, certes, mais très bref… Avec tant de gens, ils ne pouvaient guère se permettre plus, et la présence des soldats au casque plat les incitait peut-être aussi à ne pas insister. Cela dit, à part dans l’esprit de Nynaeve, il n’y avait guère de raisons de s’intéresser à elle ou au borgne. Le décolleté lui interdisant de les porter autour du cou, sa bague au serpent et la chevalière de Lan étaient rangées dans sa bourse, et rien d’autre n’était susceptible d’éveiller les soupçons. Mais si irrationnel que ce fût, elle redoutait que les Capes Blanches soient capables de « sentir » une femme formée par la Tour Blanche. Du coup, quand rien ne se passa, son soulagement fut presque palpable.

D’autant plus que les soldats, une fois qu’elle eut réajusté son châle, ne leur accordèrent pas davantage d’attention. Le regard noir d’Uno avait peut-être incité les gardes au casque plat à s’intéresser à autre chose, mais de quoi donc se mêlait le borgne ? Ces affaires-là la concernaient.

Après avoir remis le châle en place, Nynaeve noua les extrémités autour de sa taille. Cette configuration soulignait un peu trop sa poitrine – et dévoilait une partie du décolleté – mais c’était quand même une nette amélioration par rapport à la robe. Et comme ça, plus besoin de s’assurer que le châle n’avait pas glissé. Restait le problème de la chaleur. Par bonheur, le temps devait logiquement changer d’ici peu. Après tout, elle n’était pas si loin que ça du territoire de Deux-Rivières.

Pour une fois, Uno consentait à l’attendre. Par pure courtoisie ? L’ancienne Sage-Dame n’en aurait pas mis sa main au feu – le gaillard avait l’air bien trop patient pour être honnête – mais ça ne l’empêcha pas d’entrer dans Samara à ses côtés.

Une plongée dans le chaos !

Sonore, pour commencer : un incroyable brouhaha au sein duquel il était impossible d’isoler ou d’identifier un son. Serrée épaule contre épaule, la foule grouillait dans les rues, passant d’une taverne au toit de tuile à une écurie au toit de chaume en s’arrêtant parfois devant quelque taverne miteuse dont l’enseigne grinçante annonçait Au Taureau Bleu ou À l’Oie qui danse. Les enseignes des échoppes, elles, portaient seulement des symboles : un couteau et une paire de ciseaux, un rouleau de tissu, une balance d’orfèvre, un rasoir de barbier, un chaudron, une lampe ou une botte.

Dans la foule, Nynaeve remarqua des visages clairs d’Andoriens et des têtes aussi noires que celle des membres du Peuple de la Mer. Des joues impeccables, d’autres crasseuses, des vestes à col montant, à col plat ou sans col, des tenues vivement colorées ou sombres, strictes ou richement brodées, élimées ou flambant neuves, le tout dans des styles très classiques ou extraordinairement exotiques.

Un type à la barbe noire fourchue portait une série de chaînes d’argent par-dessus une veste bleue très ordinaire, et deux autres, les cheveux nattés – des hommes avec une tresse pendant de chaque côté de leur crâne ! –, arboraient une redingote rouge aux manches décorées de petites clochettes de cuivre, à l’instar de la partie retournée de leurs bottes montantes. De quelque pays qu’ils vinssent, ce n’étaient certes pas des bouffons, car leur regard sombre était au moins aussi perçant que celui d’Uno, la poignée d’une épée, incurvée, semblait-il, dépassant de leur épaule droite comme de celle du vétéran.

Du coin de l’œil, Nynaeve aperçut un homme au torse nu et à la taille serrée par une ceinture jaune vif. La peau plus brune que du très vieux bois, les mains couvertes de tatouages, il devait s’agir d’un membre du Peuple de la Mer, même s’il ne portait aucun anneau dans les oreilles ou dans le nez.

Les femmes faisaient également montre d’une incroyable diversité. Leurs cheveux variant du noir d’ébène à un blond si clair qu’il en paraissait blanc, elles les portaient nattés, en queue-de-cheval ou simplement détachés, et de toutes les longueurs imaginables. En laine élimée, en lin flambant neuf ou en soie rutilante, leurs robes allaient de la plus neutre simplicité à la plus fantaisiste sophistication – sans ornements, brodées ou surchargées de dentelles – et les cols à ras du cou alternaient avec des décolletés aussi plongeants que celui de l’ancienne Sage-Dame. Nynaeve vit même une Domani dans une robe rouge qu’on aurait difficilement pu qualifier d’opaque et qui, la couvrant des pieds jusqu’au menton, ne dissimulait pourtant presque rien de ses charmes. Dans une telle tenue, pour sûr que cette femme ne serait guère en sécurité après le coucher du soleil. Et même avant, en fait…

Les rares Fils de la Lumière ou soldats égarés dans cette foule devaient comme tout le monde jouer des coudes pour s’y frayer un chemin. Les chars à bœuf et les divers véhicules tirés par des chevaux avançaient au pas dans le dédale de rues. Plus audacieux, les porteurs de chaise se faufilaient en jouant eux aussi des coudes alors que les carrosses laqués, souvent tractés par de magnifiques attelages de quatre à six bêtes arborant un panache, se traînaient comme les vulgaires chariots malgré les laquais en livrée et les gardes armés qui tentaient désespérément de leur ouvrir un chemin.

À chaque coin de rue, des joueurs de cithare, de flûte ou de butor donnaient un récital. Parfois, ils étaient remplacés par un jongleur ou un acrobate – loin d’être assez doués pour que Thom ou les frères Chavana aient le moindre souci à se faire – immanquablement accompagnés d’un compère qui faisait la quête en tendant un chapeau. Tirant sur la manche des badauds avant de tendre leur main crasseuse, des mendiants en haillons tentaient de rançonner la foule et des marchands ambulants, à peine plus présentables, s’efforçaient à grands cris de lui faire acheter à peu près tout ce qu’on pouvait imaginer, des aiguilles aux rubans en passant par les poires.

Prise de vertiges, Nynaeve fut soulagée lorsque Uno entra dans une ruelle beaucoup moins fréquentée – en tout cas, on ne s’y sentait pas comme une sardine dans sa boîte. Marquant une pause, elle tira sur sa robe pour la défroisser – rien que de très normal après une telle traversée – puis elle emboîta le pas à son compagnon. En sus d’être moins fréquentée, la voie se révéla bien plus paisible. Pas d’artistes des rues, beaucoup moins de mendiants et de colporteurs… Les mendiants, d’ailleurs, évitaient Uno, bien qu’il eût lancé quelques piécettes à une bande de gamins. Une méfiance que Nynaeve pouvait comprendre, car le vétéran borgne et chauve, il fallait en convenir, n’avait pas vraiment l’air charitable.

Les bâtiments de deux ou trois niveaux – pas si hauts que ça pour une ville – plongeaient néanmoins dans la pénombre les rues les plus étroites. Pourtant, le ciel restait très clair, car on était encore loin du crépuscule. En d’autres termes, Nynaeve avait encore beaucoup de temps devant elle pour retourner au chapiteau. En supposant qu’elle ait à le faire. Avec un peu de chance, ses compagnons et elle embarqueraient avant la tombée de la nuit, laissant sans regret la ménagerie derrière eux.

L’ancienne Sage-Dame sursauta lorsqu’un autre homme se joignit à eux. Le crâne rasé, à l’exception du fameux toupet, ce gaillard à peine plus âgé qu’elle avait une épée accrochée dans le dos. Sans ralentir le pas, Uno fit brièvement les présentations, confirmant qu’il s’agissait bien d’un autre soldat du Shienar.

— La Paix soit avec vous, Nynaeve, dit Ragan, une cicatrice blanche triangulaire ressortant de manière frappante sur sa joue hâlée.

Même quand il souriait, le visage de ce soldat restait dur, mais c’était une caractéristique commune à tous les hommes de son pays et des autres Terres Frontalières. Les doux rêveurs ne survivaient pas si près de la Flétrissure – et il en allait de même pour les douces rêveuses.

— Je me souviens de vous… Vos cheveux étaient différents, pas vrai ? Au fond, quelle importance ? Ne craignez rien, nous vous conduirons en toute sécurité jusqu’à Masema, puis là où vous voudrez aller ensuite. Mais devant lui, ne mentionnez surtout pas Tar Valon.

Même si personne ne les regardait, Ragan baissa la voix :

— Masema pense que la Tour Blanche essaiera de contrôler le seigneur Dragon.

Accablée, Nynaeve secoua la tête. Encore un imbécile qui se piquait de veiller sur elle. Au moins, il ne fit pas davantage d’efforts pour engager la conversation. Énervée comme elle l’était, elle l’aurait rembarré, même après une remarque des plus anodines sur la chaleur.

Toujours en nage, à cause du châle, bien entendu, Nynaeve se souvint de ce que Ragan, selon Uno, avait affirmé au sujet de sa langue. Jetant un coup d’œil au fier guerrier, elle eut la surprise de le voir passer sur l’autre flanc d’Uno, comme s’il voulait se protéger tout en gardant un œil méfiant sur elle.

Les hommes, décidément !

Les rues devinrent plus étroites, Nynaeve et ses deux gardes du corps longeant désormais de plus en plus souvent les bâtiments par l’arrière, passant devant des murs de pierre grise brute qui devaient être ceux de jardins intérieurs ou de cours. Après une longue déambulation, ils s’engagèrent dans une venelle à peine assez large pour qu’ils y avancent de front. Tout au bout, un carrosse attendait, gardé par des hommes en tunique de plates. À mi-chemin entre les nouveaux venus et le carrosse, des types plutôt inquiétants s’adossaient aux murs, formant une haie qui n’avait rien d’amical. D’autant que ces individus, vêtus pour la plupart d’une simple veste, brandissaient presque tous un gourdin, une lance ou une épée. Des malandrins ? Ses deux compagnons ne semblant pas s’en faire, Nynaeve supposa qu’il n’y avait pas de danger.

— Devant nous, dit Uno, la rue sera pleine de fichus crétins qui espèrent apercevoir Masema à une fenêtre de malheur. La seule façon d’entrer, c’est par-derrière…

Le vétéran se tut, car le trio venait d’arriver à portée d’oreille des étranges guetteurs.

Deux d’entre eux étaient des soldats en plastron qui portaient une épée sur la hanche et tenaient à la main une lance. Ce furent pourtant les autres qui étudièrent Nynaeve et ses compagnons en agitant nerveusement leurs armes. L’ancienne Sage-Dame nota le regard intense, presque fiévreux, de tous ces hommes. Pour une fois, un regard quelque peu égrillard l’aurait rassurée. Mais pour ces types, elle aurait tout aussi bien pu être un cheval qu’une femme.

Sans dire un mot, Uno et Ragan décrochèrent l’épée qu’ils portaient dans le dos et la tendirent, avec leur couteau, à un type joufflu qui avait dû être un commerçant dans une autre vie, si on se fiait à sa veste et à son pantalon bleus. Des vêtements de bonne qualité, toujours propres, mais élimés et froissés comme si leur propriétaire dormait dedans depuis un mois. De toute évidence, l’homme reconnut Ragan et Uno. En revanche, il dévisagea Nynaeve, plissa le front en voyant qu’elle portait un couteau à la ceinture, mais finit par désigner une étroite porte de bois – d’un signe de tête, sans émettre un son.

Ici, personne ne parlait. Le détail, jusque-là, que Nynaeve trouvait le plus déconcertant.

La porte franchie, la jeune femme et ses deux compagnons déboulèrent dans une cour où les mauvaises herbes poussaient entre les pavés. La maison qui se trouvait au fond – trois grands niveaux de pierre grise, de très larges fenêtres, des pignons sculptés et un toit de tuile rouge foncé – devait être une des plus belles de Samara.

— Il y a eu des attentats contre la vie du Prophète, souffla Ragan lorsque la porte se fut refermée derrière eux.

D’abord décontenancée, Nynaeve comprit que ça expliquait pourquoi les deux hommes avaient dû se défaire de leurs armes.

— Mais vous êtes ses amis, objecta-t-elle. Ensemble, vous avez suivi Rand jusqu’à Falme…

Il ferait encore plus chaud qu’aujourd’hui avant que Nynaeve consente à donner du « seigneur Dragon » à ce sacré garçon !

— C’est pour ça qu’on nous a laissés entrer, souffla Uno. Je vous ai dit que nous ne partagions pas toutes les… opinions du Prophète.

La courte pause et le coup d’œil vers la porte de la maison, pour voir si quelqu’un écoutait, en disaient plus long qu’un discours. Jusque-là, Uno avait parlé de « Masema », pas du Prophète. Et pour que ce gaillard-là se censure, il fallait que ce soit grave…

— Si vous tenez votre langue, pour changer, intervint Ragan, vous obtiendrez probablement ce que vous voulez.

Nynaeve acquiesça aussi aimablement qu’elle en était capable. Même si Ragan n’avait aucun droit de lui en donner, elle savait reconnaître un conseil sensé quand elle en entendait un. Surpris, Uno et Ragan se regardèrent comme s’ils doutaient d’avoir bien entendu. Un de ces quatre, décida Nynaeve, elle fourrerait ces deux gaillards dans un sac, avec Thom et Juilin, et jouerait de la badine sur tout ce qui dépasserait.

Belle demeure ou non, la cuisine était crasseuse et déserte, à l’exception d’une femme étique aux cheveux gris dont la robe sombre impeccable et le tablier blanc immaculé juraient avec le laisser-aller ambiant. Alors que Nynaeve et sa suite traversaient son fief, la cuisinière ne daigna pas lever les yeux de la casserole de soupe ou de potage qu’elle remuait consciencieusement. Deux casseroles cabossées pendaient à un râtelier prévu pour en accueillir au moins vingt et une coupe en poterie fêlée reposait sur le plateau bleu laqué qui trônait solitairement sur la grande table.

Dans le couloir, des tapisseries simplement correctes ornaient les murs. Depuis son départ de Champ d’Emond, Nynaeve avait acquis une certaine expérience, et les scènes de chasse ou de banquet qui s’offraient à ses yeux ne l’impressionnèrent pas. Du bon artisanat, mais pas de l’excellent… Les sièges, les guéridons et les coffres s’alignant le long du couloir, tous en bois laqué noir incrusté de nacre, entraient dans la même catégorie. Tous étaient couverts de poussière, et le sol aux carreaux rouges et noirs semblait être fâché avec les balais depuis un certain temps. Au coin des murs et sur les moulures du plafond, les toiles d’araignées régnaient en maîtresses absolues.

Sans croiser de serviteurs ni aucune autre âme qui vive, Nynaeve et ses compagnons arrivèrent devant une porte ouverte « gardée » par un personnage malingre assis à même le sol et adossé au mur. Deux fois trop grande pour lui, sa veste de soie rouge fatiguée jurait quelque peu avec une chemise raide de crasse et un pantalon de laine plus qu’élimé. Un trou béait sous la semelle d’une de ses bottes, et son gros orteil dépassait de la pointe de l’autre.

— Que la Lumière brille sur vous ? demanda-t-il en levant une main. Et que soit loué le nom du seigneur Dragon ?

De bien étranges questions… Mais en réalité, le bonhomme déclamait tout sur le mode de l’interrogation.

— Le Prophète ne peut pas être dérangé ? Il est occupé ? Eh bien, vous allez devoir attendre un peu ?

Uno acquiesça et Ragan s’adossa contre un mur. À l’évidence, les deux hommes étaient déjà passés par là.

Même depuis qu’elle connaissait son identité, Nynaeve n’aurait su dire à quoi elle s’attendait, concernant le Prophète. Mais en tout cas, pas à ça… La crasse, la misère… Dans la cuisine, une odeur de chou et de pomme de terre montait de la casserole. Le menu d’un homme qui avait une ville à ses pieds ? Sûrement pas ! Et seulement deux serviteurs ? Si peu stylés qu’ils devaient tous deux sortir d’un des misérables villages de cabanes, hors de la ville.

Le garde maigrichon, si c’en était un – désarmé, il n’avait peut-être pas toute la confiance de son maître –, n’esquissa pas un mouvement quand Nynaeve vint se camper dans l’encadrement de la porte afin de jeter un coup d’œil à la pièce. L’homme et la femme qui s’y trouvaient étaient aussi différents que la nuit et le jour. Sa veste de laine ordinaire froissée mais propre, Masema avait rasé son toupet et il portait des bottes copieusement éraflées. Ses yeux profondément enfoncés dans leurs orbites lui donnant un air sinistre, il arborait sur la joue une cicatrice triangulaire qui aurait pu être la copie conforme de celle de Ragan – mais plus ancienne, et un peu plus proche de son œil.

Dans une splendide robe de soie bleue brodée de fil d’or, la femme, encore jeune mais bien avancée dans la maturité, était fort belle en dépit d’un nez un peu trop long pour qu’elle puisse prétendre à la perfection. Tenue sur le crâne par une simple résille bleue, son impressionnante crinière noire cascadait sur ses épaules, les pointes atteignant presque sa taille. Pour compenser la simplicité de la résille, sans doute, elle portait un grand collier d’or aux pendentifs scintillants, un bracelet assorti, et des bagues ornées de pierres précieuses brillaient à quasiment chacun de ses doigts.

Alors que Masema, les dents dévoilées, semblait sur le point de bondir on ne savait trop où, sa compagne affichait une gracieuse sérénité seyant aux grandes dames et aux reines.

— … tant de fidèles te suivent où que tu ailles, était-elle en train de dire, qu’il n’y a plus le moindre espoir que l’ordre règne dans les endroits où tu te rends. Les gens ne sont plus en sécurité, et il en va de même pour leurs biens…

— Le seigneur Dragon, coupa Masema d’un ton fiévreux mais pas colérique, a défait tout ce qu’avaient établi les lois des hommes et des femmes, ces vulgaires mortels. Les prophéties annoncent qu’il brisera toutes les chaînes, et elles se réalisent. L’éclat du seigneur Dragon nous protégera des Ténèbres.

— Ici, la menace, ce n’est pas les Ténèbres, mais la prolifération des coupe-bourse, des voleurs et des assassins. Beaucoup de tes partisans, presque tous, en réalité, croient avoir le droit de prendre tout ce qui les intéresse sans avoir besoin de payer.

— La justice sera pour l’autre monde, quand nous y renaîtrons. Se soucier des biens matériels est une perte de temps. Mais comme tu voudras… (Masema eut un rictus méprisant.) Si tu tiens à la justice terrestre, voici ce que je décrète. Pour commencer, tout voleur aura la main droite coupée. Un homme qui s’impose par la force à une femme ou insulte son honneur sera pendu. Même sort pour tout assassin. En revanche, les voleuses et les meurtrières seront simplement fouettées. Un accusateur et douze témoins suffiront pour que toutes ces peines soient applicables. Ainsi en ai-je décidé.

— Et ta volonté sera faite, bien entendu…, murmura la femme.

Si rien n’en transparut sur son visage, son ton trahissait qu’elle était rudement secouée. Ignorant tout des lois du Ghealdan, Nynaeve doutait cependant qu’elles fussent si… radicales.

— Il reste la question de la nourriture, reprit la femme après avoir inspiré à fond. Il devient difficile de subvenir aux besoins de tant de gens.

— Les hommes, les femmes et les enfants qui se sont ralliés au seigneur Dragon doivent avoir le ventre plein. Ce n’est pas négociable ! Partout où on trouve de l’or, on peut trouver aussi des vivres, et il y a beaucoup trop d’or en ce monde. Et bien trop de gens qui s’en soucient…

Masema tourna rageusement la tête. Pas parce qu’il en voulait à la femme, plutôt comme s’il cherchait autour de lui les adorateurs de l’or afin de déchaîner son courroux contre eux.

— Le seigneur Dragon s’est réincarné… Alors que les Ténèbres planent sur le monde, lui seul peut le sauver. Le salut, c’est de croire en lui, de lui obéir et de se soumettre à sa volonté. Toute autre attitude est stérile, quand elle ne représente pas un blasphème.

— Béni soit le nom du seigneur Dragon sous la clarté de la Lumière, récita machinalement la femme. Seigneur Prophète, ce n’est plus seulement une question d’or. Trouver et transporter du ravitaillement…

— Je ne suis pas un seigneur ! coupa Masema.

Furieux, cette fois, il se pencha vers la femme, de l’écume au coin des lèvres. Même si elle ne broncha toujours pas, l’inconnue plia les doigts comme si elle avait envie de serrer très fort le devant de sa robe.

— Il n’y a qu’un seigneur, c’est le Dragon Réincarné, celui que la Lumière habite, et dont je suis l’humble porte-parole. Ne l’oublie pas, femme ! Dit à voix haute ou basse, tout blasphème mérite le fouet !

— Pardonne-moi, fit la femme en se fendant d’une révérence qui n’aurait pas déparé devant le trône d’une reine. Tu as raison, bien entendu. Le seul seigneur, c’est le seigneur Dragon, et je suis son humble servante. Béni soit son nom ! Mais je viens néanmoins pour bénéficier de la sagesse et des conseils du Prophète…

Soudain glacial, Masema s’essuya la bouche d’un revers de la main.

— Tu portes beaucoup trop d’or ! Ne te laisse pas séduire par les biens de ce monde. L’or n’est rien. Le seigneur Dragon, lui, est tout !

La femme entreprit aussitôt de retirer ses bagues. Avant qu’elle ait enlevé la deuxième de ses doigts, le garde malingre se leva, courut la rejoindre, sortit une bourse de sa poche et l’ouvrit afin que la dame puisse y laisser tomber ses bijoux. Peu après, le collier et le bracelet subirent le même sort.

Nynaeve fronça les sourcils à l’intention d’Uno.

— Tout l’argent va aux pauvres, souffla celui-ci, presque trop bas pour qu’elle l’entende, et à ceux qui en ont besoin. Si un fichu marchand ne lui avait pas offert sa maison, il vivrait dans une maudite grange, ou dans une des cabanes, dehors.

— Même ce qu’il mange, il attend qu’on le lui offre…, ajouta Ragan sur le même ton que son ami. Au début, on lui apportait des festins de roi, mais il refusait tout. Depuis, il se nourrit d’un peu de soupe, de ragoût et de pain. Et il ne boit presque plus de vin.

Nynaeve secoua la tête. C’était effectivement une façon de trouver de l’argent pour les pauvres : détrousser tous ceux qui ne l’étaient pas ! Bien entendu, au bout du compte, ça appauvrirait tout le monde, mais pendant un temps, ça pouvait fonctionner. Uno et Ragan étaient-ils dupes, ou faisaient-ils semblant ? En général, les gens qui rapinaient de l’argent afin d’aider les autres avaient un art consommé pour faire en sorte qu’une fraction non négligeable de la manne finisse dans leur poche. Parfois, cependant, ils cherchaient simplement le pouvoir que confère une telle démarche.

En ce qui la concernait, Nynaeve avait plus de respect pour quelqu’un qui donnait un sou de cuivre sorti de sa bourse que pour un « bienfaiteur » qui allait extraire une couronne d’or de celle de quelqu’un d’autre. Dans le même ordre d’idées, elle n’avait guère de considération pour les crétins qui abandonnaient leur ferme et leur boutique afin de suivre ce… Prophète. Des abrutis qui ne savaient plus, du coup, où ils trouveraient leur prochain repas.

Dans la pièce, la femme fit une révérence encore plus humble que la précédente et murmura :

— Jusqu’à ce que j’aie de nouveau l’honneur d’entendre les conseils du Prophète… Que le nom du seigneur Dragon soit béni dans la clarté de la Lumière !

Masema congédia la femme d’un geste nonchalant, comme s’il l’avait déjà oubliée. Ayant aperçu ses visiteurs, dans le couloir, il les regardait avec un certain plaisir, en supposant qu’il fût encore capable d’en éprouver.

Sans voir Nynaeve ni ses compagnons, la femme sortit et s’en fut. Pour quelqu’un qui venait de se défaire contre son gré de ses bijoux, elle parvenait vraiment à faire bonne figure.

Après avoir fait signe aux trois visiteurs d’entrer, le type en veste rouge courut rejoindre son poste dans le couloir.

Se prenant les avant-bras, les trois hommes se saluèrent à la manière des Terres Frontalières.

— La Paix soit avec ton épée, dit Uno, répétant les mots de Ragan.

— La Paix soit avec le seigneur Dragon, répliqua Masema, et que sa Lumière nous éclaire tous.

Nynaeve en eut le souffle coupé. À l’évidence, pour ce fanatique, le seigneur Dragon était la source de la Lumière. Et il avait le front d’accuser les autres de blasphémer !

— Nous marchons dans la Lumière, éluda prudemment Ragan. Comme toujours.

Impassible, Uno n’ajouta rien.

— Le seul chemin qui mène à la Lumière, dit Masema avec un mélange de ferveur et de patience forcée, c’est de suivre le seigneur Dragon. Vous verrez le chemin et la vérité, au bout du compte, car vos yeux se sont posés sur le seigneur Dragon. Car pour voir et ne pas croire, il faut être déjà noyé dans les Ténèbres, et ce n’est pas votre cas. Un jour, vous trouverez la foi.

Malgré la moiteur ambiante et son sacré châle, Nynaeve en eut la chair de poule. Totalement convaincu de ce qu’il disait, Masema avait dans les yeux la lueur typique de la démence.

Quand il la regarda, la jeune femme se raidit. Comparé à lui, le Fils de la Lumière le plus enragé qu’elle avait croisé serait passé pour un doux agneau. Les types sinistres, dans l’allée, n’étaient que le très pâle reflet de leur maître.

— Femme, es-tu prête à rejoindre la Lumière du seigneur Dragon, abandonnant la chair et le péché ?

— Je fais de mon mieux pour marcher dans la Lumière, répondit Nynaeve, agacée de se montrer aussi évasive que Ragan.

Le péché ? Pour qui se prenait ce type ?

— Tu attaches bien trop d’importance à la chair, dit Masema, son regard glissant le long de la robe écarlate et du châle.

— Que dois-je comprendre ? riposta lestement Nynaeve.

Uno en écarquilla les yeux de surprise et Ragan lui fit discrètement signe de se taire, mais elle continua, tutoyant le Prophète puisque ça semblait être l’usage :

— Crois-tu avoir le droit de me dire comment je dois m’habiller ?

Avant même d’avoir conscience de ce qu’elle faisait, Nynaeve dénoua le châle et le laissa glisser sur ses épaules. De toute façon, elle crevait de chaud !

— Pas un homme n’a ce droit vis-à-vis de moi ou d’aucune autre femme. Si je décidais de me promener nue, ça ne te regarderait pas.

Masema étudia un long moment le décolleté de la jeune femme. Rien ne passa dans son regard, sinon un mépris glacial, puis ses yeux montèrent lentement jusqu’au visage de l’ancienne Sage-Dame.

Aussi furibard que le faux, le véritable œil d’Uno se perdit dans le lointain. Ragan fit la grimace, sans doute parce qu’il égrenait intérieurement un chapelet de jurons.

Nynaeve déglutit péniblement. Question tenir sa langue, c’était plutôt raté ! Pour la première fois de sa vie, lui semblait-il, elle regrettait d’avoir dit ce qu’elle pensait sans prendre la peine de réfléchir. Si cet homme pouvait ordonner qu’on coupe la main des voleurs après une parodie de procès, de quoi d’autre était-il capable ?

Heureusement, elle était assez en colère pour canaliser…

Mais si elle devait le faire… Un désastre, dans le cas où Moghedien ou une sœur noire seraient à Samara.

Mais si je ne fais rien…

Nynaeve brûlait d’envie de remettre le châle en place, se couvrant jusqu’au menton. Mais pas tant que ce Prophète la regarderait ! Dans sa tête, une petite voix lui souffla de ne pas se montrer ridiculement obstinée – seuls les hommes laissaient la fierté primer le bon sens. Elle continua pourtant à soutenir le regard de Masema, même si elle ne se sentait pas plus vaillante que ça, en vérité.

— De telles tenues sont faites pour séduire les hommes, lâcha le Prophète d’un ton glacial et en même temps vibrant de ferveur. Penser à la chair les empêche de se concentrer sur le seigneur Dragon et la Lumière. J’ai songé à interdire les robes qui attirent les yeux des hommes et détournent leur esprit de l’essentiel. Les femmes qui les portent et perdent ainsi leur temps pourraient être flagellées, tout comme les hommes qui aiment séduire les femmes. Un châtiment pour leur apprendre que le bonheur, c’est de vénérer le seigneur Dragon et de contempler la Lumière.

Masema ne regardait plus vraiment Nynaeve. Ses yeux noirs la traversaient, fixant on ne savait trop quoi dans le lointain.

— On pourrait aussi fermer puis raser les tavernes et tous les autres débits de boissons qui contribuent à dissimuler aux gens la gloire du seigneur Dragon et la splendeur de la Lumière. Au temps où j’étais un pécheur, je fréquentais ces lieux de perdition, mais je le regrette aujourd’hui, et tous les autres pécheurs devraient partager mon repentir. Seuls comptent le seigneur Dragon et la Lumière ! Tout le reste, c’est au mieux une illusion… et au pire un piège tendu par les Ténèbres.

— C’est Nynaeve al’Meara, dit Uno alors que le Prophète marquait une pause pour reprendre son souffle. Elle vient de Champ d’Emond, le village du territoire de Deux-Rivières d’où est originaire le seigneur Dragon.

Masema tournant la tête vers le borgne, Nynaeve en profita pour réajuster son châle.

— Elle était à Fal Dara avec le seigneur Dragon, continua Uno, puis à Falme, où il l’a sauvée. Le seigneur Dragon la chérit comme une mère.

En d’autres circonstances, Nynaeve aurait dit ses quatre vérités au vétéran, allant peut-être même jusqu’à lui flanquer une bonne taloche sur l’oreille. À Falme, Rand ne l’avait pas sauvée – enfin, pas vraiment – et elle avait à peine quelques années de plus que lui. Une mère ! Non, et quoi encore ?

Masema se tourna vers l’ancienne Sage-Dame, ses yeux de fanatique brillant plus que jamais.

— Nynaeve, oui… Oui ! Je me souviens de ton nom et de ton visage ! Sois bénie entre toutes les femmes, Nynaeve al’Meara, exactement comme la sainte mère du seigneur Dragon, car tu as veillé sur l’enfance et la jeunesse de celui qui livrera pour nous l’Ultime Bataille. (Masema prit les bras de la jeune femme, serrant à lui en faire mal – un détail dont il ne parut pas conscient.) Tu parleras aux foules des premiers pas du seigneur Dragon, de ses premières paroles débordantes de sagesse et des miracles qui ont jalonné son chemin. La Lumière t’a envoyée en ce monde pour le servir !

Nynaeve ne sut trop que dire. À sa connaissance, il n’y avait jamais eu de miracle lié de près ou de loin à Rand. Sauf à Tear, mais elle n’avait pas été là pour en témoigner, et de toute façon, on pouvait difficilement qualifier de « miracles » les événements que provoquait un ta’veren. Le mot était bien trop fort, pour commencer, et même ce qui s’était passé à Falme pouvait s’expliquer rationnellement. Plus ou moins, en tout cas. Quant aux propos débordant de sagesse… La seule chose sensée qu’elle avait entendu dire à Rand, c’était la promesse de ne plus jamais lancer de pierre sur quelqu’un – un serment arraché après qu’elle lui eut flanqué une bonne fessée. Depuis, elle doutait qu’un tel événement se soit reproduit. En outre, même si Rand avait philosophé dans son berceau, des comètes passant dans le ciel la nuit et des mystiques apparitions le jour, ça ne l’aurait pas le moins du monde incitée à prêcher la bonne parole avec un prophète fou.

— Je dois descendre le fleuve, dit-elle, sur ses gardes. Pour le rejoindre. Le seigneur Dragon, je veux dire.

Prononcer ces mots « seigneur Dragon », si peu de temps après s’être juré qu’elle ne le ferait pas, laissa un goût amer dans la bouche de Nynaeve. Mais en présence du Prophète, utiliser un pronom personnel pour désigner Rand risquait de passer pour un blasphème.

Je me montre raisonnable, voilà tout…

« Un homme est un chêne alors qu’une femme est un saule », disait un proverbe. Alors que le chêne résistait au vent et finissait déraciné, le saule savait plier quand il le fallait afin de survivre. Bien sûr, ça ne signifiait pas pour autant qu’elle aimait « plier »…

— Il… Le seigneur Dragon est à Tear. Et le seigneur Dragon m’y a appelée.

Masema lâcha les bras de Nynaeve, qui en profita pour se les masser vigoureusement. Sans avoir besoin de se montrer discrète, car son interlocuteur fixait de nouveau un point dans le lointain.

— Tear… Oui, je l’ai entendu dire… (Pareillement, Masema parlait à quelqu’un dont lui seul connaissait l’identité…) Quand l’Amadicia se sera ralliée au seigneur Dragon, comme le Ghealdan, je guiderai le peuple jusqu’à Tear afin qu’il se réchauffe sous la Lumière du seigneur Dragon. Puis j’enverrai des disciples chanter la gloire du seigneur Dragon au Tarabon, en Arad Doman, au Saldaea, au Kandor, en Andor et dans les Terres Frontalières. Ainsi, tous les peuples se prosterneront aux pieds du seigneur Dragon.

— Un plan très sage… hum… Prophète du seigneur Dragon.

En réalité, le projet le plus idiot dont Nynaeve eût jamais entendu parler. Cela dit, ça ne garantissait en rien qu’il échouerait. Bizarrement, quand ils étaient l’œuvre de fous, les plans les plus absurdes finissaient souvent couronnés de succès. S’il était devenu aussi arrogant qu’Egwene le prétendait – voire la moitié moins –, Rand apprécierait peut-être d’avoir tous ces gens à ses pieds.

— Mais nous… Je ne peux pas attendre. Le seigneur Dragon m’a appelée, et quand il en est ainsi, une simple mortelle se doit d’obéir.

Un de ces quatre, Nynaeve se jura de flanquer une bonne série de gifles à Rand pour le punir de tout ce qu’elle avait dû s’abaisser à faire à cause de lui.

— Il faut que je trouve un bateau !

Masema dévisagea si longuement la jeune femme qu’elle en devint nerveuse. De la sueur ruisselait entre ses seins et dans son dos, et ça n’était pas seulement à cause de la chaleur. Mais sous un tel regard, Moghedien en personne aurait transpiré.

Le fanatisme cédant la place à la morosité coutumière du Prophète, il finit par acquiescer.

— Quand on est appelé, souffla-t-il, il faut obéir. Que la Lumière soit avec toi, et puisses-tu marcher sous sa clarté. À partir de maintenant, habille-toi décemment. Les proches du seigneur Dragon se doivent d’être plus vertueux que quiconque d’autre, sache-le. Et médite sans cesse sur le seigneur Dragon et sur sa Lumière.

— Un bateau ? insista Nynaeve. Tu dois savoir quand un bateau passera à Samara ou dans un autre village situé le long du fleuve. Si tu me dis où je pourrai en trouver un, mon voyage sera beaucoup plus… rapide.

Nynaeve avait failli dire « facile », mais cette notion ne devait pas être dans les bonnes grâces de Masema, si elle l’avait bien cerné.

— Je ne m’occupe pas de telles choses… Pourtant, tu as raison. Quand le seigneur Dragon donne un ordre, la diligence est de mise. Je me renseignerai. Si un bateau est susceptible de passer, quelqu’un finira par me le dire. (Masema regarda Uno et Ragan.) Vous vous chargerez de sa sécurité, jusque-là. Si elle continue à se vêtir ainsi, elle attirera les hommes les plus vils. Jusqu’à ce qu’elle ait retrouvé le seigneur Dragon, elle a besoin de protection, comme une fillette capricieuse.

Nynaeve se mordit la langue. Un saule, pas un chêne, c’était ça, le secret de la survie ! Histoire de dissimuler son irritation, elle afficha un sourire dégoulinant de reconnaissance – exactement ce que devait attendre un crétin. Mais un crétin dangereux, elle ne devrait surtout pas l’oublier.

Uno et Ragan saluèrent très vite le Prophète, toujours en lui serrant les avant-bras, puis ils sortirent en trombe, chacun tenant un bras de Nynaeve comme s’ils jugeaient nécessaire de la soustraire au plus vite au regard de Masema. Lequel sembla pourtant avoir oublié jusqu’à leur présence avant qu’ils aient atteint la porte. Regardant son serviteur malingre, il paraissait attendre qu’il introduise son visiteur suivant, un grand type en tenue de paysan tellement ému qu’il en déchiquetait presque le chapeau qu’il tenait entre ses mains.

Sur le chemin du retour, Nynaeve ne dit pas un mot, même quand ils en furent à retraverser la cuisine où la femme aux cheveux gris continuait à remuer sa soupe comme si moins d’une minute s’était écoulée. L’ancienne Sage-Dame tint aussi sa langue pendant que ses gardes du corps récupéraient leurs armes, puis dans la série de venelles et d’allées que le trio remonta d’un pas vif.

Une fois arrivée dans une rue digne de ce nom, Nynaeve lâcha la bonde à son indignation :

— Comment avez-vous osé me traîner dehors de cette façon ?

Des badauds sourirent de cet éclat – assez mélancoliquement quand c’étaient des hommes, mais avec un clin d’œil complice quand il s’agissait de femmes – alors qu’ils ne pouvaient bien entendu pas avoir la première idée du sujet de la querelle.

— Cinq minutes de plus, et il m’aurait trouvé un bateau dès ce soir. Si vous me posez de nouveau la main dessus…

Le rugissement d’Uno coupa la chique à l’ancienne Sage-Dame.

— Cinq fichues minutes de plus, femme, et c’est Masema lui-même qui vous aurait mis une maudite main dessus ! Ou il aurait ordonné à quelqu’un de s’en charger, et ça n’aurait pas été mieux. Quand il donne un fichu ordre, il y a toujours cinquante, cent ou même mille maudits excités pour l’exécuter !

Uno pressa le pas, Ragan à ses côtés, et Nynaeve dut accélérer pour ne pas rester en plan. Le borgne savait qu’elle n’aurait aucune envie d’être abandonnée en pleine rue. Rien que pour ça, elle faillit partir dans la direction opposée. Et si elle suivit finalement les deux hommes, ça n’avait aucun rapport avec l’angoisse d’être perdue dans un labyrinthe de rues malfamées. Car enfin, elle aurait retrouvé son chemin. Probablement…

— Il a fait fouetter un fichu seigneur du haut conseil de la Couronne qui s’était pourtant montré deux fois moins insolent que vous. Accusé de mépris pour la parole du seigneur Dragon ! Par la Paix ! Et vous qui osez demander de quel droit il se permet de juger votre maudite robe. Pendant un moment, vous ne vous en êtes pas trop mal sortie, mais à la fin, j’ai vu que vous étiez de nouveau disposée à lui chercher des noises. Vous ne nous avez rien épargné, à part prononcer le nom du seigneur Dragon, ce que Masema tient pour un blasphème mortel. Comme quand on dit celui du Ténébreux…

Ragan hocha la tête, faisant osciller son toupet.

— Tu te souviens de dame Baelome, Uno ? Peu après que Tear eut « proclamé » le seigneur Dragon, selon les rumeurs, elle a marmonné quelque chose sur « ce Rand al’Thor » en présence de Masema. Sans même prendre le temps de respirer, il a demandé qu’on lui apporte un billot et une hache de bourreau.

— Il a fait décapiter quelqu’un pour ça ? s’écria Nynaeve.

— Non, maugréa Uno, dégoûté, mais seulement parce que la dame s’est traînée à ses pieds quand elle a compris qu’il parlait sérieusement. On l’a fait sortir, on lui a attaché les poignets à l’arrière de son fichu carrosse, puis on lui a fait circuler le sang à coups de ceinture durant toute la traversée du maudit village où cette histoire s’est passée. Comme un tas de lâches, les gens de sa suite se sont contentés d’assister au spectacle.

— Ensuite, ajouta Ragan, elle a remercié le Prophète de sa clémence, tout comme l’a fait plus tard le seigneur Aleshin.

Au ton du guerrier, Nynaeve comprit qu’il s’agissait de la morale de l’histoire, et qu’il entendait qu’elle en prenne de la graine. Encore un qui ne savait plus où était sa place !

— Ils ont tous les deux agi comme il fallait, Nynaeve, continua Ragan. Leurs têtes n’auraient pas été les premières à finir piquées sur un pieu. En tout cas, la vôtre a bien failli être la dernière, chronologiquement parlant. Avec les nôtres, si nous avions tenté d’intervenir. Masema ne tient aucun compte de l’amitié.

Nynaeve prit une grande inspiration. Comment ce dément pouvait-il avoir tant de pouvoir ? Et pas seulement parmi ses partisans, semblait-il. Mais pourquoi les dames et les seigneurs se seraient-ils montrés moins idiots que des fermiers ? Selon elle, la plupart d’entre eux l’étaient encore plus, en réalité. Par exemple, cette stupide femme avec ses bagues. Une dame, à coup sûr, car les négociantes ne portaient jamais de colliers à pendentifs de ce style. Pourtant, le Ghealdan devait bien avoir des lois, des tribunaux et des juges. Et où était la reine ou le roi ? Même en fouillant dans sa mémoire, impossible de dire si l’une ou l’autre régnait sur ce pays… Chez elle, personne ne s’était jamais sérieusement intéressé aux têtes couronnées. Pourtant, c’était bien à ça que servaient les souverains et les nobles : assurer que la justice soit appliquée.

Mais au fond, les exactions de Masema étaient le cadet de ses soucis. Elle avait mieux à faire que s’inquiéter pour une cohorte d’abrutis qui se laissaient opprimer par un dément.

Pourtant, la curiosité la poussa à ne pas abandonner le sujet :

— Quand il dit vouloir empêcher les hommes et les femmes de s’intéresser les uns aux autres, il est sérieux ? S’il n’y a plus de mariages ni d’enfants, que croit-il qu’il arrivera ? A-t-il l’intention d’interdire l’agriculture, l’artisanat du textile et la fabrication des chaussures ? Tout ça pour que les gens puissent penser à Rand al’Thor ?

Nynaeve avait utilisé ce nom délibérément, car ses deux compagnons y allaient de leur « seigneur Dragon » avec presque autant d’enthousiasme que Masema.

— Écoutez-moi bien ! S’il prétend dire aux femmes comment s’habiller, il déclenchera une émeute – contre lui, cette fois.

Comme presque partout, il devait bien y avoir un Cercle des Femmes à Samara, quel que soit le nom qu’on lui ait donné. Et même s’il ne s’agissait pas d’une institution officielle, les citadines devaient s’être organisées d’une façon ou d’une autre pour gérer les divers problèmes qui dépassaient les compétences limitées des hommes. Ce Cercle, ou son équivalent, avait bien entendu le pouvoir de sermonner une femme si elle dérogeait aux règles élémentaires des convenances vestimentaires. Mais entre ça et les injonctions d’un homme, il y avait un monde ! Les femmes ne se mêlant pas des affaires des mâles – sauf quand c’était absolument nécessaire –, elles entendaient que ceux-ci leur rendent la pareille.

— Et je parie que les hommes réagiront plutôt vivement s’il fait fermer tous les débits de boissons. Je n’ai jamais rencontré un type qui ne s’endormirait pas en sanglotant si on lui annonçait qu’il n’aura plus jamais l’occasion de tremper ses lèvres de temps en temps dans une chope de bière.

— Il fera tout ça, dit Ragan, ou peut-être bien que non… Parfois, il donne des ordres, c’est vrai, mais il lui arrive souvent d’oublier, parce que quelque chose de plus important lui passe par la tête. Mais vous seriez surprise de ce que ses partisans acceptent sans broncher, quand ça vient de lui.

Les deux guerriers, remarqua Nynaeve, la flanquaient et regardaient avec méfiance les gens qui allaient et venaient dans les rues. À bien les étudier, elle trouva qu’ils avaient l’air de deux types prêts à dégainer leur épée à la moindre menace. S’ils avaient l’intention de veiller sur elle, selon les ordres de Masema, une méchante surprise les attendait.

— Cela dit, il n’est pas contre le fichu mariage, fit Uno en foudroyant du regard un marchand ambulant qui proposait des tourtes sur un plateau accroché à son cou.

Affolé, le type détala avant d’avoir encaissé l’argent des deux femmes qui venaient de lui acheter un en-cas.

— Estimez-vous heureuse qu’il ait oublié que vous êtes célibataire, continua le borgne. Sinon, il aurait pu vous renvoyer au seigneur Dragon avec un tout nouveau mari. Quand ça lui prend, il choisit au hasard des célibataires des deux sexes, trois ou quatre cents de chaque, et il préside des cérémonies géantes. La plupart des fichus époux ne se sont jamais vus avant. Si ces tas de mauviettes au cerveau ramolli ne se plaignent pas qu’on les traite ainsi, vous pensez qu’ils protesteront parce qu’on les prive de bière ?

Ragan marmonna quelque chose, mais pas assez bas pour que Nynaeve n’entende pas. « Il y a en ce monde un sacré veinard qui s’ignore… » Voilà ce qu’il avait dit, ce malotru !

L’ancienne Sage-Dame le foudroya du regard. Trop occupé à sonder les alentours – au cas où quelqu’un aurait voulu filer avec elle, après l’avoir fourrée dans un sac comme un porcelet –, Ragan ne s’en aperçut pas. Un instant, Nynaeve fut tentée de retirer son châle et de le jeter au loin. Cédant à la raison, elle tenta un soupir méprisant qui n’eut pas plus d’effet. Quand ça les arrangeait, les hommes avaient le chic pour se montrer sourds et aveugles.

— Au moins, il n’a pas essayé de me dépouiller de mes bijoux. Qui était la tête de linotte qui lui a donné les siens ?

Pour être devenue une fidèle du Prophète, cette femme ne pouvait pas être autre chose qu’une idiote.

— C’était Alliandre, répondit Uno, bénie par la Lumière et reine du maudit Ghealdan. Je vous passe ses douze autres titres, histoire de gagner un peu de temps… On dirait que les gens du Sud en font la collection…

Nynaeve se cogna le gros orteil contre un pavé et faillit s’étaler.

— Ainsi, c’est comme ça qu’il s’y prend ? s’exclama-t-elle en refusant l’aide de ses deux chevaliers servants. Si la reine est assez bête pour l’écouter, pas étonnant qu’il puisse faire ce qu’il veut.

Uno jeta un regard noir à Nynaeve, puis il recommença à sonder la foule.

— Elle n’est pas bête, mais très sage. Quand on se retrouve sur le dos d’un fichu cheval sauvage, on a sacrément intérêt à le diriger vers l’endroit où il a envie d’aller. En tout cas, quand on est assez malin pour vider ses bottes quand elles sont pleines d’eau ! Vous croyez qu’elle est stupide parce que Masema lui a pris ses bagues ? Eh bien, détrompez-vous. Elle est assez maligne, au contraire, pour savoir qu’il lui demanderait bien plus que ça si elle venait le voir sans porter de bijoux. La première fois, quand il est allé la voir – depuis, c’est elle qui se déplace –, il lui a arraché les fichues bagues des doigts. Elle portait des perles dans les cheveux, et il a cassé les fils. Toutes les maudites dames de compagnie ont dû s’agenouiller pour ramasser ce fichu fourbi ! Même Alliandre a dû s’y mettre.

— À mes yeux, ce n’est pas de la sagesse, mais de la lâcheté, affirma Nynaeve.

Et qui avait les genoux tremblants parce que ce fou la regardait ? demanda une petite voix dans sa tête.

Au moins, elle avait réussi à lui tenir tête, à ce rustre !

Exactement ! Plier comme un saule et se ratatiner comme une souris, ce n’est pas du tout la même chose !

— Elle est la reine de ce pays, non ?

Agaçants au possible, les deux hommes échangèrent un regard estampillé « masculin », et ce fut Ragan qui répondit :

— Vous ne comprenez pas, Nynaeve… Alliandre est la quatrième personne à s’asseoir sur le Trône Béni par la Lumière depuis notre arrivée au Ghealdan, qui remonte à moins de six mois. Quand Masema a commencé à se gagner des fidèles, un certain Johanin portait la couronne. Tenant le Prophète pour un doux illuminé, il n’a rien fait, même quand ses nobles l’ont imploré d’agir parce que les partisans du « dément » devenaient légion. Johanin est mort dans un accident de chasse…

— Un accident de chasse ! coupa Uno, si fort qu’un marchand ambulant qui le regardait par hasard en lâcha son plateau lesté d’épingles et d’aiguilles. Moi je veux bien, si on admet qu’il ne savait pas faire la différence entre les deux extrémités d’une lance à sanglier. Fichus gens du Sud et leur maudit Grand Jeu !

— Ellizelle succéda au roi défunt, enchaîna Ragan. Elle ordonna à l’armée de disperser les foules de fidèles, mais au bout du compte, il y eut une bataille rangée, et les militaires subirent une des pires déroutes dont j’ai entendu parler.

— Une fichue bataille rangée, perdue par des soldats de malheur ! lâcha Uno, méprisant.

Nynaeve songea qu’elle devrait lui retoucher un mot au sujet de son langage.

Ragan approuva du chef et continua son récit :

— On dit qu’Ellizelle s’est empoisonnée après ce désastre. Qu’elle soit morte comme ça ou autrement, elle fut remplacée par Teresia, qui régna dix jours avant d’avoir l’idée d’envoyer deux mille soldats combattre les dix mille fidèles qui s’étaient massés devant Jehannah pour écouter un sermon du Prophète. Après la piteuse défaite de ses troupes, Teresia abdiqua pour épouser un riche marchand.

Ébahie, Nynaeve dévisagea Ragan, et Uno ricana.

— C’est la version officielle, insista le plus jeune des deux guerriers. Cela dit, dans ce pays, épouser un roturier revient à renoncer à toute prétention au trône. J’ignore si Beron Goraed est heureux d’avoir une jeune et jolie épouse de sang royal, mais je sais qu’il a été tiré du lit par une vingtaine de partisans d’Alliandre qui l’ont conduit de force au palais de Jheda pour un mariage organisé aux petites heures de l’aube. Ensuite, Teresia est partie vivre dans le nouveau domaine de son époux. Couronnée dans la foulée, Alliandre a convoqué Masema au palais pour lui annoncer qu’on ne lui ferait plus d’ennuis. En l’espace de deux semaines, c’est lui qui la convoquait ! Je ne saurais dire si cette femme croit aux sermons du Prophète, mais elle est montée sur le trône alors que son pays était au bord de la guerre civile, avec les Capes Blanches en embuscade pour se saisir du pouvoir, et elle a empêché un désastre en se montrant réaliste dans une situation presque désespérée. C’est une reine avisée, et tout homme devrait se sentir fier de la servir, même si elle est une femme du Sud.

Nynaeve ouvrit la bouche… et oublia ce qu’elle voulait dire quand Uno, d’un ton neutre, déclara :

— Un fichu Fils de la Lumière nous suit. Ne vous retournez pas, femme, si vous avez deux sous de jugeote.

Nynaeve dut raidir le cou pour continuer à regarder droit devant elle.

— Tournez dans la prochaine rue, Uno !

— Pour nous éloigner des artères principales et des maudites portes ? On peut semer ce fichu Fils dans la foule.

— Tournez !

Inspirant à fond, Nynaeve continua d’un ton moins haut perché :

— Je veux voir à quoi ressemble ce Fils.

L’œil unique d’Uno jeta de telles étincelles que les gens s’écartèrent de son chemin sur dix bons pas de profondeur. Mais le trio s’engagea dans la première venelle qu’il rencontra. Ce faisant, Nynaeve jeta derrière elle un rapide coup d’œil qui lui confirma ses craintes. Comment ne pas reconnaître ce superbe visage, qu’elle s’attendait de toute façon à voir ? Aucun Fils de la Lumière, à part Galad, n’aurait eu une raison de la suivre. Et aucun tout court ne se serait intéressé à Uno ou à Ragan.


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