52 Des choix

Rand posa son rasoir, essuya les dernières traces de savon sur ses joues et entreprit de lacer sa chemise. À travers les arches carrées qui donnaient sur le balcon de sa chambre, les premières lueurs matinales filtraient déjà des lourds rideaux entrebâillés afin de laisser passer un peu d’air frais.

Le jeune homme entendait être présentable quand il tuerait Rahvin… Rien qu’à penser à cet instant, il sentit une bulle de rage monter de son estomac comme s’il était un chaudron en ébullition. Aussitôt, il se força au calme. Présentable et parfaitement calme, voilà ce qu’il devait être. Très froid, afin de ne pas commettre d’erreur.

Quand il se détourna du miroir au cadre doré, Rand constata qu’Aviendha était assise sur sa paillasse déroulée sous une tapisserie représentant des tours d’une hauteur impossible. Il lui avait proposé de faire installer un deuxième lit dans la chambre, mais les matelas, avait-elle répondu, étaient bien trop mous pour qu’on y dorme agréablement.

Sa combinaison de lin dans une main, la jeune Aielle fixait intensément Rand. Alors qu’il avait délibérément traîné pour se raser, histoire de lui laisser le temps de s’habiller, l’Aielle, à part ses bas blancs, était nue comme un ver.

— Je ne t’humilierai pas devant d’autres hommes, dit-elle soudain.

— M’humilier ? De quoi parles-tu ?

Aviendha se leva souplement. La peau presque laiteuse aux endroits où elle n’était pas exposée au soleil, la jeune femme mince et musclée était dotée de toutes les courbes et toutes les rondeurs requises pour hanter les rêves d’un homme, et ceux de Rand n’échappaient pas à la règle. C’était la première fois qu’il s’autorisait à la regarder ouvertement lorsqu’elle s’exhibait ainsi, et elle ne semblait pas s’en apercevoir. Mais ses grands yeux bleu-vert ne quittaient pas ceux du jeune homme.

— Je n’ai pas demandé à Sulin de choisir Enaila, Somara ou Lamelle, ce premier jour. Et je ne les ai pas priées non plus de garder un œil sur toi ou de faire quoi que ce soit si tu ne tenais pas le coup. Elles ont agi de leur propre initiative.

— Si je comprends bien, tu m’as seulement laissé croire qu’elles me porteraient comme un bébé si je flanchais. Une très mince nuance.

— Qui t’a permis d’être prudent quand ça s’imposait, fit Aviendha, l’ironie de Rand lui passant bien au-dessus de la tête.

— Je vois… Quoi qu’il en soit, merci de ta promesse de ne pas m’humilier.

L’Aielle sourit.

— Tu m’as mal comprise, Rand al’Thor. J’ai dit « pas devant d’autres hommes ». Dans d’autres circonstances, si c’est nécessaire pour ton propre bien…

— Tu as l’intention de venir comme ça ? demanda Rand, agacé, avec un grand geste balayant de la tête aux pieds la jeune femme.

Alors qu’elle n’avait jamais été le moins du monde gênée de se montrer nue devant lui – bien au contraire –, l’Aielle baissa les yeux sur son corps, les releva pour regarder Rand… et rougit comme une pivoine. En un éclair, elle s’enveloppa de laine ocre et d’algode blanc – pour s’habiller à une telle vitesse, songea même Rand, ne fallait-il pas recourir au Pouvoir ?

— As-tu tout mis au point ? demanda Aviendha au milieu de son tourbillon vestimentaire. Es-tu allé parler aux Matriarches ? Hier, tu es venu te coucher tard… Qui d’autre viendra avec toi ? Combien de personnes peux-tu emmener ? Pas de gens des terres mouillées, j’espère… On ne peut pas se fier à eux. Et surtout pas aux tueurs d’arbre. Tu peux vraiment nous transporter à Caemlyn en une heure ? C’est comme ce que j’ai fait la nuit où… ? Je veux dire : comment t’y prendras-tu ? Je n’aime pas confier ma vie à des choses que je ne comprends pas…

— Tout est au point, Aviendha…

Pourquoi jacassait-elle ainsi, évitant à présent de le regarder dans les yeux ? La veille, il avait rencontré Rhuarc et les autres chefs toujours dans le secteur. Sans vraiment aimer son plan, ils l’avaient vu sous l’angle du ji’e’toh et aucun n’avait émis la moindre objection. Après une brève conversation conclue par une approbation générale, ils étaient passés à autre chose. Rien qui eût un rapport avec les Rejetés, l’Illian ou même la guerre. Les femmes, la chasse, les mérites comparés de l’eau-de-vie du Cairhien et de l’oosquai ou du tabac des terres mouillées avec celui qui parvenait à pousser dans le désert. Pendant une heure, Rand avait presque oublié ce qui l’attendait.

Vraiment, il espérait que la Prophétie de Rhuidean se trompait et qu’il n’aurait pas à détruire ces hommes.

Bien entendu, alertée par Aviendha en personne, une délégation de plus de cinquante Matriarches – conduite par Amys, Melaine et Bair, ou peut-être plutôt par Sorilea – était venue le voir. Avec ces femmes, il n’était jamais simple de déterminer qui commandait qui. N’étant pas là pour tenter de le dissuader d’agir – le ji’e’toh, encore et toujours –, elles avaient tenu à s’assurer qu’il était conscient que ses obligations envers Elayne ne primaient pas ses engagements envers les Aiels. Avec leur ténacité habituelle, elles ne l’avaient pas lâché avant d’être satisfaites. Et s’il avait voulu briser là, Rand aurait dû les écarter une à une pour se frayer un chemin jusqu’à la porte. Quand elles l’avaient décidé, ces Aielles étaient aussi fortes pour ignorer les cris qu’Egwene, devenue une experte en la matière.

— Quand j’essaierai, nous verrons bien combien de gens je peux emmener. Que des Aiels, rassure-toi.

Avec un peu de chance, Meilan, Maringil et les autres ne s’apercevraient pas de son départ avant qu’il soit loin d’ici. Si la Tour Blanche avait des agents à Cairhien, rien n’empêchait que les Rejetés en aient aussi. De plus, comment aurait-il pu se fier à des gens qui ne pouvaient pas voir le soleil se lever, chaque matin, sans se demander si ça n’était pas susceptible de jouer en leur faveur dans la grande bataille du Daes Dae’mar ?

Le temps qu’il ait enfilé une veste rouge brodée de fil d’or – de la pure laine très adaptée à un palais royal, que ce soit à Caemlyn ou à Cairhien, une idée somme toute assez amusante, d’une assez sinistre façon –, Aviendha eut quasiment fini de se préparer. Comment pouvait-elle se vêtir si vite et être quand même tirée à quatre épingles ? Un mystère pour Rand.

— Au fait, une femme est venue hier pendant que tu étais absent.

Par la Lumière !

Rand avait complètement oublié dame Colavaere.

— Et qu’as-tu fait ?

Aviendha foudroya le jeune homme du regard, mais elle répondit d’un ton égal :

— Je l’ai raccompagnée dans sa chambre, où nous avons eu une longue conversation. Plus aucune garce de tueuse d’arbre ne viendra gratter au rabat de ta tente, Rand al’Thor.

— C’était exactement mon objectif. Mais que lui as-tu fait ? Aviendha, tu ne peux pas continuer à tabasser des dames. Ces gens m’ennuient assez sans que tu leur fournisses d’autres motifs.

L’Aielle haussa les épaules.

— Des dames ! Une femme est une femme, Rand al’Thor ! Sauf s’il s’agit d’une Matriarche… (Une précision judicieuse.) Celle-là aura du mal à s’asseoir, aujourd’hui, mais ses contusions sont faciles à cacher, et après une bonne journée de repos, elle pourra sans doute quitter la chambre. Et maintenant, elle sait à quoi s’en tenir. Si elle te fait encore le moindre ennui, j’ai promis de revenir « parler » avec elle. Beaucoup plus longtemps. Elle t’obéira et servira d’exemple aux autres. Les tueurs d’arbre ont besoin qu’on leur enfonce les idées dans le crâne.

Rand eut un soupir fataliste. Il n’aurait pas recouru à une telle méthode, mais ça pouvait fonctionner. Ou inciter dame Colavaere et tous les autres à se montrer encore plus sournois. Aviendha ne s’inquiétait sans doute pas des conséquences que ça pouvait avoir pour elle – en fait, il aurait été surpris qu’elle y ait même pensé – mais une Haute Chaire d’une maison puissante n’était pas la même chose qu’une jeune noble d’un rang bien inférieur. Quoi qu’il se passe pour lui, Aviendha risquait de se faire coincer dans un couloir obscur et de subir en dix fois pire ce qu’elle avait infligé à dame Colavaere – si les choses n’allaient pas encore plus loin.

— La prochaine fois, laisse-moi gérer ça à ma façon. Je suis le Car’a’carn, ne l’oublie pas.

— Tu as du savon sur une oreille, Rand al’Thor.

En maugréant, Rand s’empara d’une serviette. Entendant gratter à la porte, il lança un : « Entrez ! » tonitruant.

Dans une veste noire au col et aux poignets ornés de dentelle claire, l’étui de sa harpe accroché dans le dos et une épée sur la hanche, Asmodean entra, le visage plus glacial qu’une journée d’hiver et les yeux emplis de méfiance.

— Que veux-tu, Natael ? demanda Rand. Hier soir, je t’ai donné des ordres.

Asmodean se passa la langue sur les lèvres et jeta un bref coup d’œil à Aviendha, qui le regardait pensivement.

— Des ordres très sages… En restant ici et en ouvrant l’œil, j’apprendrai peut-être des choses qui te seront utiles. Mais pour l’instant, on parle surtout des cris qui montaient des appartements de dame Colavaere, hier soir. On dit qu’elle a eu le tort de te déplaire, même si nul ne sait vraiment ce qu’elle a bien pu faire pour ça. Cette incertitude incite tout ce beau monde à marcher sur des œufs. Dans les jours à venir, je doute que quiconque ose respirer sans se demander d’abord ce que tu pourrais en penser.

Aviendha rayonna d’une assez insupportable autosatisfaction.

— Si je comprends bien, tu veux venir avec moi ? demanda Rand. Pour protéger mes arrières pendant que j’affronterai Rahvin.

— Quelle meilleure place pour le barde du seigneur Dragon ? Mais mieux encore, je préférerais rester sous ton regard, histoire de te démontrer ma loyauté. Je ne suis pas très fort…

La grimace du faux trouvère était tout ce qu’il y avait de naturel pour un homme faisant ce genre d’aveu. Mais Rand, un instant, sentit le saidin qui emplissait Asmodean – et le goût amer de la souillure qui l’incitait à tordre ainsi la bouche. Un court instant, mais suffisant pour que Rand évalue la situation. Si les capacités d’Asmodean se limitaient à ça – une ridicule quantité de Pouvoir – il n’était même pas en état de faire face à une des Matriarches capables de canaliser.

— Pas très fort, certes, mais peut-être en mesure de t’aider un peu.

Rand regretta de ne pas être capable de voir le bouclier tissé par Lanfear. Selon elle, il devait se dissiper avec le temps, pourtant, Asmodean ne semblait pas plus vaillant, en matière de saidin, que le jour où Rand l’avait capturé. Mais Lanfear pouvait avoir menti afin de donner de faux espoirs au Rejeté et de faire croire à Rand que son professeur serait bientôt assez fort pour lui enseigner certaines choses – un leurre, évidemment.

Voilà qui lui ressemblerait bien…

Sans trop savoir si cette pensée venait de lui ou de Lews Therin, Rand aurait mis sa tête à couper qu’elle était rigoureusement exacte.

Le long silence contraignit Asmodean à s’humecter de nouveau les lèvres.

— Ici, un jour ou deux ne feront aucune différence. Et après, tu seras de retour, ou mort et enterré. Laisse-moi te témoigner ma loyauté. Je pourrai peut-être t’aider. Pour faire pencher de ton côté le bon plateau de la balance, une plume peut suffire…

Le saidin revint l’espace d’une seconde. Rand sentit l’effort que venait de produire Asmodean, pour un flux insignifiant.

— Tu connais ma situation… Accroché à un buisson, au bord de la falaise, je prie pour qu’il résiste un instant de plus. Si tu échoues, je suis mort, voire pire que ça. Il faut que tu gagnes et que tu vives !

Lorgnant Aviendha, Asmodean sembla se demander s’il n’en avait pas trop dit.

— Sinon, comment composerai-je mes odes à la gloire du Dragon Réincarné ? lança-t-il pour rattraper sa gaffe. Un barde doit avoir du matériau sur lequel travailler.

Alors que la chaleur n’affectait jamais Asmodean – l’effet de sa force mentale, prétendait-il, sans rapport avec le Pouvoir –, il transpirait à grosses gouttes.

Alors, l’avoir sous ses yeux ou le laisser en arrière ? Peut-être pour qu’il puisse se chercher une cachette quand il commencerait à se demander ce qui se passait à Caemlyn ? Asmodean resterait l’homme qu’il était jusqu’à sa mort et sa réincarnation, et peut-être même après.

— Sous mes yeux, dit Rand. Et si je soupçonne que cette plume ne tombe pas sur le bon plateau…

— J’ai toute confiance en la miséricorde du seigneur Dragon, murmura Asmodean en s’inclinant. Avec sa permission, j’attendrai dehors…

Alors que le Rejeté sortait à reculons, en s’inclinant encore, Rand jeta un regard circulaire dans la chambre. Au pied du lit, son épée reposait sur un coffre décoré de dorures, le ceinturon d’armes à la boucle en forme de dragon enroulé autour du fourreau et du moignon de lance seanchanienne. En ce jour, la mort ne viendrait pas de l’acier, en tout cas, pas de sa part. Posant une main sur sa poche, il sentit sous ses doigts la forme familière du petit homme bedonnant et de son épée. La seule lame dont il aurait besoin aujourd’hui. Sauf s’il faisait un saut à Tear pour récupérer Callandor – voire à Rhuidean, en quête de ce qui y était caché. Avec ces armes-là, il pourrait éliminer Rahvin avant même qu’il se soit aperçu de sa présence. Et détruire Caemlyn en prime. Avec Callandor, oui, et avec le… reste… aussi. Mais pouvait-il se faire confiance ? Tant de pouvoir. Une telle quantité de Pouvoir de l’Unique. Le saidin était là, juste hors de portée de sa vue. Et la souillure semblait faire partie de lui, désormais. Sous la surface, sa rage bouillonnait, visant à la fois Rahvin et lui-même. Si sa fureur se déchaînait alors qu’il tenait simplement Callandor… Que ferait-il, une fois devenu invincible ? Avec l’autre arme, il pourrait se transporter jusqu’au mont Shayol Ghul pour en finir une bonne fois pour toutes, quelle que soit l’issue du combat. C’était là que le bât blessait. « Quelle que soit l’issue du combat. » Il n’était pas le seul impliqué dans cette affaire. Du coup, il n’avait pas d’autre option que la victoire.

— Je porte le monde sur mes épaules…, murmura-t-il.

Puis il poussa un cri et porta une main à sa fesse gauche, où on eût dit qu’une épingle venait de s’enfoncer. Mais il n’eut pas besoin de sentir la chair de poule, le long de ses bras, pour comprendre ce qui venait d’arriver.

— Qu’est-ce qui m’a valu cette agression ? demanda-t-il.

— Je voulais voir si le seigneur Dragon était toujours un être de chair et de sang, comme les autres mortels.

— Eh bien, il l’est, répondit Rand.

Il s’ouvrit au saidin – la douceur en même temps que la corruption – juste assez longtemps pour canaliser un filament de Pouvoir.

Aviendha écarquilla les yeux, mais elle ne sursauta pas et regarda Rand comme si rien ne venait de se produire. Pourtant, alors qu’ils traversaient l’antichambre, elle se massa furtivement la fesse dès qu’elle crut qu’il ne la verrait pas. À l’évidence, elle était aussi un être de chair et de sang.

Que la Lumière me brûle ! je pensais lui avoir enseigné des rudiments de bonnes manières…

Rand ouvrit la porte, sortit… et n’en crut pas ses yeux. Dans le couloir, non loin d’Asmodean, Mat était appuyé à sa lance, son chapeau à larges bords bien enfoncé sur la tête. Mais la surprise de Rand n’avait aucun rapport avec ça.

Pas l’ombre d’une Promise dans le corridor ! Qu’Asmodean ait pu entrer sans se faire annoncer aurait déjà dû lui mettre la puce à l’oreille. Aussi étonnée que lui, Aviendha regardait autour d’elle comme si elle s’attendait à découvrir les guerrières derrière une des tapisseries.

— Cette nuit, dit Mat, Melindhra a tenté de me tuer.

Rand oublia aussitôt l’absence des Promises.

— On parlait tranquillement, et soudain, elle a essayé de me faire exploser la tête à coups de pied.

Mat raconta son histoire sans fioritures. Le couteau aux abeilles dorées. Ce qu’il en avait conclu. Fermant les yeux, il acheva son récit d’un lapidaire : « J’ai eu sa peau », puis il releva les paupières comme s’il voyait à l’intérieur quelque chose qui lui était insupportable.

— Je suis navré que tu aies dû faire ça, dit Rand.

— Il valait mieux elle que moi, je suppose, fit Mat en haussant les épaules. C’était un Suppôt des Ténèbres.

D’après son ton, ça ne changeait pas grand-chose à ce qu’il éprouvait.

— Je vais en finir avec Sammael. Dès que je serai prêt…

— Et combien de Rejetés restera-t-il ?

— Les Rejetés ne sont pas là, intervint Aviendha, et les Promises de la Lance non plus. Où sont-elles passées ? Qu’as-tu donc fait, Rand al’Thor ?

— Moi ? Elles étaient vingt dans ce couloir quand je suis venu me coucher, et je n’en ai plus vu une seule depuis.

— C’est peut-être à cause de Mat…, commença Asmodean.

Il se tut lorsque le jeune homme le regarda avec des yeux à la fois dévastés et meurtriers.

— Ne soyez pas idiots, vous tous ! s’écria Aviendha. Les Promises n’en appelleraient pas au toh contre Mat Cauthon à cause de ce qui s’est passé. Melindhra a tenté de le tuer, et c’est lui qui l’a abattue. Même sa presque-sœur, si elle en avait une, ne réclamerait pas vengeance. Et personne ne chercherait querelle à Rand al’Thor pour les actes d’une tierce personne, sauf si elle avait agi sur son ordre. Tu as fait quelque chose de terrible, Rand, sinon, les Promises seraient là.

— Je n’ai rien fait du tout, se défendit Rand, et je n’ai pas l’intention de rester ici pour en discuter. Tu t’es habillé pour ton voyage vers le sud, Mat ?

Mat glissa une main dans la poche de sa veste où il gardait d’habitude ses dés et son godet.

— Caemlyn… Je suis fatigué que les Rejetés m’attaquent quand ça leur chante. Pour une fois, c’est moi qui vais tomber sur le dos de l’un d’entre eux, histoire de changer un peu. J’espère simplement gagner dans cette affaire un baiser ou une tape sur la tête plutôt que des fichues fleurs.

Rand ne demanda pas d’explications sur cette phrase sibylline. Un autre ta’veren… Eux deux unis pour forcer la chance. Ce n’était pas une garantie de succès, bien entendu, mais…

— Eh bien, on dirait que nous allons rester ensemble un peu plus longtemps que prévu.

Cela dit, Mat semblait plus résigné qu’autre chose.

Avant qu’ils aient fait dix pas dans le couloir aux murs couverts de tapisseries, Moiraine et Egwene les rejoignirent, marchant d’un pas détendu comme si l’objectif de cette journée était une promenade d’agrément dans les jardins du palais.

Malgré sa parfaite tenue aielle, Egwene, supérieurement calme, sa bague au serpent au doigt, aurait pu être pour de bon une Aes Sedai. Quant à Moiraine… Les fils d’or des broderies de sa robe de soie bleue chatoyante reflétant la lumière, la pierre bleue pendant sur son front brillant comme le rubis rouge qu’elle portait autour du cou, elle semblait vêtue d’une étrange façon, sachant ce qui les attendait. Mais avec sa veste rouge, Rand n’était pas très bien placé pour la critiquer.

Peut-être parce qu’elle se trouvait dans la ville où la maison Damodred avait jadis occupé le Trône du Soleil, l’Aes Sedai, le port toujours aussi gracieux, semblait plus « royale » que jamais. Avisant Jasin Natael, qui n’aurait pas dû être là, elle ne tressaillit même pas, souveraine jusqu’au bout des ongles. En revanche, et ça, c’était surprenant, elle sourit chaleureusement à Mat.

— Ainsi, tu viens aussi… Apprends à te fier à la Trame. Ne gaspille pas ta vie à tenter de changer ce qui ne peut pas l’être.

Vu son expression, Mat semblait disposé à tenter de changer sa décision de venir, mais l’Aes Sedai se détourna de lui en ne paraissant pas inquiète le moins du monde à ce sujet.

— Ces lettres sont pour toi, Rand, dit-elle.

— Encore des lettres ? s’étonna le jeune homme.

Il prit les deux missives. La première portait son nom, et il reconnut immédiatement l’écriture : celle de Moiraine. L’autre, de la même expéditrice, était adressée à Thom Merrilin. Les deux arboraient un sceau en cire bleue où Moiraine avait apposé sa bague au serpent, y imprimant l’image d’un reptile qui se mord la queue.

— Pourquoi m’écrire une lettre ? Et la sceller ? Quoi que vous ayez à me dire, vous n’avez jamais eu peur de me le lancer à la figure. Et quand il m’arrive d’oublier que je suis un être de chair et de sang, comme tout le monde, Aviendha se charge de me le rappeler.

— Tu n’es plus le garçon que j’ai vu pour la première fois devant l’Auberge de la Cascade à Vin, dit Moiraine. Tu as beaucoup changé, et je prie pour que tu aies assez changé.

Egwene marmonna quelque chose entre ses dents.

« Moi, je prie pour que tu n’aies pas trop changé », crut comprendre Rand. En tout cas, à l’instar d’Aviendha, elle regardait les deux lettres comme si elle se demandait ce qu’il y avait dedans.

Moiraine enchaîna d’un ton plus gai et plus décidé :

— Les sceaux sont une garantie de secret… Ta lettre contient des éléments sur lesquels je voudrais que tu réfléchisses. Pas tout de suite, mais quand tu auras le temps. Celle de Thom, je te la confie parce que je ne vois pas entre quelles meilleures mains elle pourrait être. Tu la lui remettras quand vous vous reverrez. À présent, il faut que tu voies quelque chose sur les quais.

— Les quais ? Moiraine, ce matin plus que tout autre, je n’ai pas le temps de…

Mais l’Aes Sedai s’éloignait déjà dans le couloir comme si elle ne doutait pas une seconde qu’il la suivrait.

— J’ai demandé qu’on prépare des chevaux… Il y en a même un pour toi, Mat, au cas où…

Après une brève hésitation, Egwene emboîta le pas à Moiraine.

Rand ouvrit la bouche pour rappeler l’Aes Sedai. N’avait-elle pas juré de lui obéir ? Quoi qu’elle veuille lui montrer, ça pouvait attendre un autre jour.

— Que peut donc changer une heure ? marmonna Mat.

Était-il pour de bon en train de revoir sa décision ?

— Te montrer dans un lieu public serait une bonne idée, dit Asmodean. Rahvin risque d’en être informé très vite, et s’il a des soupçons – par exemple parce qu’un de ses espions aura écouté aux portes – ça l’en détournera pour aujourd’hui.

Rand se tourna vers Aviendha :

— Tu me conseilles aussi de traîner ?

— Je te conseille d’écouter Moiraine Sedai. Seuls les fous défient les Aes Sedai.

— Sur les quais, qu’est-ce qui peut être plus important que Rahvin ? s’impatienta Rand.

Puis il hocha la tête, résigné. À Deux-Rivières, il existait un proverbe qu’on se gardait bien de citer lorsqu’il y avait des jupons dans les environs. « Le Créateur nous a donné les femmes pour le plaisir des yeux et les tourments de l’esprit. »

Sur ce point au moins, les Aes Sedai n’étaient pas différentes des autres femmes.

— Une heure, pas plus, capitula Rand.


Alors que le soleil n’était pas encore assez haut pour que l’ombre du grand mur d’enceinte de la ville ne plane plus sur le quai de pierre où étaient alignés ses chariots, Kadere s’épongeait déjà le visage avec son grand mouchoir. Mais s’il transpirait, ce n’était pas essentiellement à cause de la chaleur. Avec les deux murailles grises qui s’étendaient jusqu’à l’eau, aux deux extrémités de la rangée de quais, ces lieux ressemblaient à une boîte obscure dans laquelle le colporteur se sentait piégé. Pour l’heure, il n’y avait que des barges arrimées aux quais. Sur la rivière, d’autres attendaient leur tour de décharger. Plus d’une fois, Kadere avait caressé l’idée de sauter dans une de ces embarcations quand elle appareillerait. Mais cela serait revenu à abandonner le peu de chose qu’il possédait encore. Pourtant, s’il avait pu croire un instant que cette fuite le conduirait ailleurs que vers sa fin, il n’aurait pas hésité.

Lanfear n’était pas revenue dans ses rêves, certes, mais la brûlure, sur sa poitrine, lui rappelait en permanence les ordres qu’elle lui avait donnés. Alors qu’il suait comme un porc, la seule idée de désobéir à une Rejetée le faisait frissonner comme en plein hiver.

S’il avait au moins su à qui se fier – à supposer qu’une telle chose soit possible entre des Suppôts des Ténèbres. Parmi ses conducteurs de chariot, le dernier à avoir prononcé les serments s’était volatilisé deux jours plus tôt, sans doute en embarquant sur une des barges. Et Kadere ignorait toujours quelle Aielle avait glissé sous sa porte la note disant : « Tu n’es pas seul parmi des étrangers. Un moyen a été choisi. » Bien sûr, plusieurs possibilités lui venaient à l’esprit, mais…

Sur les quais, en ce jour, il y avait presque moins de dockers que d’Aiels venus voir la rivière. Parmi ces curieux, il avait vu certains visages féminins trop souvent pour que ce soit naturel, et quelques-unes de ces femmes l’avaient regardé avec une évidente curiosité. Mais quelques Cairhieniens et un seigneur de Tear lui avaient aussi manifesté ce genre d’intérêt. En soi, ça ne prouvait rien, mais il aurait donné cher pour se trouver quelques alliés, en ce moment.

Des cavaliers franchirent soudain un des grands portails. Moiraine, Rand al’Thor et le Champion de l’Aes Sedai ouvrant la marche, ils se faufilèrent entre les chariots en train de charger des sacs de grain. Des vivats s’élevaient sur leur passage.

— Gloire au seigneur Dragon !

— Le bonjour au seigneur Dragon !

Et de temps en temps, une variante :

— Gloire au seigneur Matrim ! Gloire à la Main Rouge !

Pour une fois, l’Aes Sedai semblait vouloir longer la colonne de chariots sans accorder l’ombre d’un regard à Kadere. Non qu’il s’en plaignît, d’ailleurs. Même s’il ne s’était pas agi d’une fichue sœur qui le dévisageait comme si elle connaissait tous les plus noirs secrets de son âme – et les Ténèbres savaient qu’ils étaient nombreux –, le colporteur aurait préféré ne pas voir de trop près certains des objets dont elle l’avait forcé à remplir ses chariots. La veille, elle l’avait obligé à faire retirer la bâche qui protégeait l’étrange portique en pierre rouge chargé sur le premier chariot de la colonne, juste derrière sa roulotte. Dès qu’elle voulait étudier un des artefacts, Moiraine semblait prendre un malin plaisir à lui demander son aide. Plus tard, il aurait bien recouvert le portique, s’il avait eu le cran d’en approcher – ou s’il avait pu forcer un de ses conducteurs à le faire. Aucun de ceux qui restaient n’avait vu Herid tomber à moitié dans le portique, à Rhuidean, la moitié en question disparaissant d’une incompréhensible manière. Après que le Champion l’avait ramené en ce monde en le tirant par son pantalon, Herid n’était jamais vraiment redevenu lui-même, et il avait été le premier à filer une fois franchie la passe de Jangai. Mais même s’ils n’avaient pas assisté à l’incident, les conducteurs voyaient très bien que le portique distordu qu’on ne pouvait pas fixer sans avoir la vision qui se trouble n’était pas un objet banal.

Kadere ignora les trois premiers cavaliers, exactement comme l’Aes Sedai l’avait ignoré, et il s’intéressa encore moins à Mat Cauthon. Ce sale type portait son chapeau, auquel il n’avait jamais pu trouver un remplaçant digne de ce nom. La jeune Aielle, Aviendha, chevauchait en croupe derrière la cadette des deux Aes Sedai, sa jupe relevée, comme celle de sa compagne, dévoilant largement ses jambes. Si Kadere avait eu besoin d’une preuve pour confirmer que l’Aielle partageait la couche d’al’Thor, la façon dont elle le regardait aurait amplement suffi. Quand elle avait réussi à entraîner un homme dans son lit, une femme avait toujours dans les yeux cette lueur typique de propriétaire…

Plus important que tout le reste, Natael faisait partie du petit groupe. Depuis la traversée du Mur du Dragon, c’était la première fois que Kadere se tenait si près du trouvère.

Natael, qui occupait une place de choix dans la hiérarchie des Suppôts… S’il pouvait tromper la vigilance des Promises et lui parler…

Kadere sursauta. Où étaient les Promises, justement ? D’habitude, al’Thor ne se déplaçait jamais sans une escorte de guerrières. Là, il n’y en avait pas, et pas davantage parmi les Aiels venus contempler la rivière.

— Ne veux-tu donc pas regarder une vieille amie, Hadnan ?

Cette voix mélodieuse fit tressaillir le colporteur, qui se retourna pour découvrir, bouche bée, un visage doté d’un nez protubérant et de petits yeux presque dissimulés par des replis de graisse.

— Keille ? parvint-il à couiner.

C’était impossible ! Dans le désert des Aiels, personne ne survivait seul, à part les guerriers eux-mêmes. Keille devait être morte ! Pourtant, elle se tenait devant lui, une robe de soie blanche sur son énorme corps et des peignes d’ivoire hérissant sa chevelure noire.

Un léger sourire sur les lèvres, elle se tourna avec une grâce qui ne cessait jamais de surprendre Kadere, chez une femme si grosse, et entreprit de gravir le marchepied de la roulotte.

Après une brève hésitation, Kadere la suivit. Si Keille Shaogi était morte dans le désert, il n’en aurait pas eu le cœur brisé – revêche et autoritaire, elle était tout à fait du genre à réclamer sa part du peu d’argent et de biens qu’il avait réussi à sauver – mais dans la hiérarchie, elle occupait une place aussi élevée que celle de Jasin Natael. De plus, peut-être répondrait-elle à quelques questions… Au moins, il aurait une alliée, et au pire, quelqu’un à qui faire porter le chapeau. Un rang élevé était synonyme de puissance, mais ça impliquait aussi d’assumer la responsabilité des échecs des sous-fifres. Plus d’une fois, Kadere avait sauvé sa peau en livrant ses supérieurs directs à la vindicte de leurs supérieurs.

Après avoir refermé la porte, il se tourna vers Keille… et aurait hurlé de terreur si un son avait consenti à sortir de sa gorge nouée.

La femme qui se tenait devant lui portait toujours une robe de soie blanche, mais elle n’était plus obèse. Probablement la plus jolie femme qu’il ait jamais vue, une ceinture d’argent autour de sa taille de guêpe et des croissants également d’argent dans ses cheveux noirs brillants, elle rivait sur lui deux yeux sombres plus profonds que des lacs de montagne.

Et son visage, Kadere l’avait déjà vu dans ses songes.

Il tomba à genoux, et le choc lui rendit l’usage de sa voix :

— Grande Maîtresse, croassa-t-il, comment puis-je te servir ?

Lanfear aurait tout aussi bien pu regarder un insecte qu’elle s’apprêtait à écraser sous son talon – ou peut-être pas, selon son humeur.

— En montrant que tu as exécuté mes ordres. J’ai été trop occupée pour surveiller Rand al’Thor. Dis-moi ce qu’il a fait, à part conquérir le Cairhien, et ce qu’il a prévu de faire.

— Ce n’est pas facile, Grande Maîtresse… Un homme comme moi n’approche pas d’un géant comme lui.

Un insecte, lut Kadere dans les yeux de l’Élue, qui serait autorisé à vivre tant qu’il se révélerait utile. C’était le moment d’aller chercher dans sa tête tout ce qu’il avait vu, entendu ou imaginé.

— Il envoie des milliers d’Aiels au sud, Grande Maîtresse, mais je ne sais pas pourquoi. Les Teariens et les Cairhieniens ne semblent pas s’en apercevoir, parce que pour eux, les Aiels sont interchangeables…

Pour le colporteur aussi, et il était incapable de les distinguer les uns des autres. Mais s’il pouvait – sans mentir, bien sûr – persuader Lanfear qu’il était plus utile qu’en réalité…

— Dans un palais de la ville qui appartenait à une maison dont tous les membres sont morts, il a fondé une sorte d’école…

Au début, Kadere n’aurait su dire si Lanfear appréciait ce qu’elle entendait. Mais au fil de son discours, elle se rembrunit…


— Que voulez-vous me montrer, Moiraine ? s’impatienta Rand en attachant les rênes de Jeade’en à la roue du dernier chariot de la colonne.

Debout sur la pointe des pieds, l’Aes Sedai regardait à l’intérieur du chariot deux tonneaux que Rand avait déjà vus. Sauf erreur de sa part, ils contenaient les deux sceaux en cuendillar, protégés par une garniture de laine maintenant qu’ils n’étaient plus indestructibles. Ici, Rand captait l’odeur très puissante de la souillure du Ténébreux, presque comme si elle montait des tonneaux – un miasme qui aurait émané de quelque chose en train de pourrir dans un endroit secret.

— Ce sera en sécurité ici…, murmura l’Aes Sedai.

Relevant gracieusement l’ourlet de sa robe, elle entreprit de remonter la colonne de chariots. Tel un loup à demi apprivoisé, Lan la suivit, sa cape-caméléon oscillant sans cesse entre une infinité de couleurs et le néant pur et simple.

— T’a-t-elle dit de quoi il s’agissait, Egwene ? demanda Rand, furieux.

— Non, seulement que tu devais voir quelque chose… Qu’il fallait que tu viennes ici, en tout cas.

— Tu dois te fier aux Aes Sedai, dit Aviendha d’un ton presque aussi serein que celui d’Egwene.

Mais quand on la connaissait bien, on y entendait l’ombre d’un doute. Mat, lui, ricana ouvertement.

— Eh bien, je vais en avoir le cœur net. Natael, va prévenir Bael que je le rejoindrai dans…

Tout au début de la colonne, le flanc de la roulotte du colporteur explosa, les éclats de bois blessant et jetant à terre des Aiels et des citadins.

Rand comprit avant même de sentir la chair de poule sur ses bras. Emboîtant le pas à Moiraine et à Lan, il courut vers la roulotte. Alors que le temps semblait avoir ralenti, tout se déroulait simultanément, comme si l’air était devenu une sorte de gelée qui adhérait à chaque instant.

Dans un silence stupéfié seulement troublé par les cris ou les gémissements des blessés, Lanfear sortit du véhicule, une forme inerte, blême et sanguinolente serrée dans une de ses mains et traînant derrière elle tandis qu’elle descendait des marches invisibles.

— Il m’a tout dit, Lews Therin ! lança-t-elle, le visage de glace, tout en lançant devant elle la forme répugnante.

Quelque chose investit cette horreur, la regonflant brièvement pour lui donner l’apparence d’un épouvantail sanglant et diaphane qui ressemblait vaguement à Hadnan Kadere. Un écorché du colporteur, misérable baudruche qui se dégonfla et s’écrasa sur le sol.

— Tu t’es laissé toucher par une autre femme ! cria Lanfear. Une nouvelle fois.

Avec la gelée qui les collait les uns aux autres, tous les instants arrivaient en même temps.

Avant que Lanfear eût posé les pieds sur le sol de pierre du quai, Moiraine releva plus encore l’ourlet de sa robe et courut tout droit vers la Rejetée. Plus rapide, Lan la dépassa et ignora bien entendu l’ordre qu’elle lui cria :

— Non, Lan !

Sa lame au clair, la cape-caméléon flottant au vent, le Champion chargeait comme un taureau fou furieux. Soudain, il percuta un mur invisible, fut propulsé en arrière, vacilla un peu et tenta de reprendre sa course. Après une seule foulée, il sembla qu’une main géante le saisit, le soulevant dans les airs pour le propulser dix pas en arrière.

Avant qu’il se soit écrasé sur le sol, Moiraine bondit, ses pieds glissant sur la pierre, et fut bientôt face à face avec Lanfear. Mais ça ne dura pas. La Rejetée la regarda comme si elle se demandait ce qu’elle fichait là, à lui barrer la route, puis elle esquissa un geste et l’Aes Sedai s’envola littéralement sur un côté, s’écrasa elle aussi sur le sol et roula sous un des chariots.

Le quai entier était en ébullition. Alors que la roulotte de Kadere venait juste d’exploser, tout le monde, à part peut-être les aveugles, avait compris que la femme en blanc utilisait le Pouvoir de l’Unique. Sur tous les quais, des haches s’abattaient sur les amarres, libérant des barges que leur équipage s’efforçait de propulser vers la sortie du port et le salut. Partout, des dockers torse nu et des citadins en tenue sombre tentaient de sauter sur ces embarcations. Dans l’autre direction, des hommes et des femmes jouaient des coudes afin de franchir les différents portails et de se retrouver en sécurité dans la cité.

Dans cette cohue, des Aiels en cadin’sor, le voile noir relevé, se ruaient sur Lanfear en brandissant des lances ou des couteaux – ou leurs poings, pour ceux qui n’avaient pas d’armes. Ne doutant pas un instant que la Rejetée était la source de l’attaque, et parfaitement conscients qu’elle maniait le Pouvoir de l’Unique, ces guerriers entendaient malgré tout danser avec les lances.

Des flèches de feu s’abattirent sur ces braves, en embrasant certains comme des torches et transperçant le cœur des autres. Contre ces adversaires-là, Lanfear ne se battait pas – sans leur accorder vraiment son attention, elle les écrasait comme des insectes, rien de plus, tuant d’ailleurs aussi des dizaines de citadins qui tentaient de fuir. Comme si rien d’autre n’existait pour elle, la Fille de la Nuit avançait vers Rand.

Tout arrivait en même temps, fraction de seconde après fraction de seconde.

Alors que Lanfear avait à peine fait trois pas, Rand se connecta à la moitié masculine de la Source Authentique, à la fois acier en fusion et glace capable de le briser, doux miel dans sa gorge et ignoble goût de putréfaction sur sa langue. Au cœur du Vide, la bataille pour la survie lui semblait lointaine, et celle qui se déroulait autour de lui paraissait à peine plus réelle. Alors que Moiraine disparaissait sous un chariot – la simultanéité encore et toujours – Rand canalisa le Pouvoir, vidant de sa chaleur le feu de Lanfear puis le jetant dans la rivière. Alors qu’elles léchaient des silhouettes humaines, un battement de cœur auparavant, des flammes se volatilisèrent. Dans la même seconde, Rand tissa de nouveau les flux et généra un dôme gris brumeux de forme ovale et assez long pour recouvrir une bonne partie des chariots, dans la zone où il se tenait face à la Rejetée. Une fois ce mur presque transparent en place, personne ne pourrait le traverser, que ce soit pour entrer ou pour sortir du périmètre destiné à devenir le cadre d’un duel à mort.

Alors qu’il nouait les flux sans savoir exactement ce qu’il avait créé ni comment il s’y était pris – un souvenir de Lews Therin, peut-être… – un nouveau tir de barrage de Lanfear, encore des flammes, percuta la paroi du dôme et s’arrêta net.

À l’extérieur, des gens couraient en hurlant, car s’il avait anéanti les flammes, Rand ne les avait pas débarrassés de leurs brûlures, comme en témoignait l’odeur de chair carbonisée qui flottait dans l’air. Mais à partir de cet instant, il n’y aurait plus de nouvelles victimes. Pas de cadavres à ajouter à ceux qui gisaient déjà sur le sol, recroquevillés sur eux-mêmes, quelques agonisants gémissant encore faiblement.

Lanfear ne parut pas affectée. Contente d’avoir écrasé les insectes, elle cessa de tisser du Feu.

Tout arrivait en même temps, fraction de seconde après fraction de seconde.

Glacé dans son cocon de Vide, Rand éprouvait peut-être de la compassion pour les morts et les moribonds, mais à une profondeur telle, dans le gouffre qu’était son âme, qu’il aurait très bien pu ne rien ressentir du tout. Devenu l’incarnation du froid et du néant, il ne sentait plus que la fureur du saidin.

Il capta un mouvement, sur ses flancs. Aviendha et Egwene, concentrées sur Lanfear… Alors qu’il avait prévu de les garder à l’extérieur du dôme, elles avaient dû courir avec lui. En revanche, Asmodean et Mat n’étaient plus dans le jeu, car le dôme ne recouvrait pas les derniers chariots.

D’un calme glacial, Rand canalisa un tissage d’Air pour piéger Lanfear. Tandis qu’il détournait son attention, Egwene et Aviendha pourraient l’isoler de la Source.

Quelque chose coupa net ses flux, les renvoyant vers lui avec une violence qui lui arracha un grognement.

— C’est une de ces deux-là ? cria Lanfear. Laquelle est Aviendha ?

Egwene renversa la tête en arrière, les yeux révulsés, et hurla de douleur – toute la souffrance du monde jaillissant d’une seule gorge.

— Laquelle ? répéta Lanfear.

Debout sur la pointe des pieds, Aviendha fut prise de spasmes et cria aussi fort qu’Egwene, dont les hurlements devenaient de plus en plus aigus.

Dans son cocon, Rand capta soudain une pensée.

Un tissage d’Esprit de cette configuration, avec du Feu et de la Terre… Voilà, tu y es !

Quelque chose que Rand ne pouvait pas voir fut coupé net, libérant Egwene, qui s’écroula comme une poupée de chiffon. Aviendha tomba à quatre pattes, la tête inclinée et oscillant d’un côté et de l’autre.

Lanfear tituba, les puits obscurs de feu noir qui lui tenaient lieu d’yeux se posant d’abord sur les deux femmes puis volant jusqu’à Rand.

— Tu es à moi, Lews Therin ! Oui, à moi !

— Non !

Rand eut le sentiment que sa propre voix parvenait à ses oreilles depuis l’autre extrémité d’un tunnel long de plusieurs lieues.

Détourne son attention des deux filles !

Il se força à avancer encore, sans regarder en arrière.

— Je n’ai jamais été à toi, Mierin. Car j’appartiendrai toujours à Ilyena !

Le Vide lui-même trembla sous l’effet du chagrin et du deuil. Du désespoir, aussi, comme si Rand ne combattait pas seulement la corruption du saidin.

Un moment, il ne sut plus très bien, déchiré entre : « Je suis Rand al’Thor » et : « Ilyena, pour toujours et à jamais dans mon cœur. »

Sur la corde raide…

Je suis Rand al’Thor !

Telles des bulles, d’autres pensées essayèrent de crever à la surface de son esprit. Des idées au sujet d’Ilyena, de Mierin – et de ce qu’il pouvait faire pour la vaincre. Il força toutes ces pensées à sombrer de nouveau. S’il tombait du mauvais côté de la corde raide…

Je suis Rand al’Thor !

— Tu te nommes Lanfear, et plutôt crever qu’aimer une Rejetée !

Quelque chose qui ressemblait à de l’angoisse passa brièvement sur le visage de Lanfear.

— Si tu n’es pas à moi, dit-elle sans l’ombre d’une émotion, alors, crève !

Rand crut que sa poitrine se déchirait de l’intérieur, son cœur menaçant d’exploser. Des clous chauffés à blanc s’enfoncèrent dans son cerveau, provoquant une telle souffrance qu’il eut envie de crier, même dans son cocon de Vide. La mort était là, et il le savait. Frénétiquement – oui, même dans le Vide, il était pris de frénésie, le néant lui-même bouillonnant comme de la lave – il tissa un mélange d’Esprit, de Feu et de Terre et le projeta au hasard.

Son cœur avait cessé de battre. Se refermant sur le Vide, les serres d’une noire douleur menaçaient de le déchiqueter. Alors qu’un voile gris tombait devant ses yeux, Rand sentit que son tissage tailladait rageusement les flux de Lanfear.

L’air qui emplit de nouveau ses poumons les brûlant comme de l’acide, il eut vaguement conscience que son cœur pulsait de nouveau. Quand sa vision lui revint, troublée par des points noirs et argent, il vit que Lanfear, le visage de marbre, luttait toujours pour garder l’équilibre après avoir encaissé le choc en retour de ses flux sectionnés.

Dans la tête et la poitrine de Rand, la douleur était toujours bien présente. Mais le Vide se régénéra, reprit de la puissance, et la souffrance physique ne fut plus qu’une sensation distante.

Une bonne chose, car il n’aurait pas le loisir de s’offrir un temps de récupération. S’obligeant à avancer, il frappa Lanfear avec une massue d’Air qui aurait normalement dû l’assommer. Hélas, la Rejetée coupa net le tissage. Il frappa de nouveau, puis encore, encore et encore, obtenant chaque fois le même résultat : sous cette grêle de coups, Lanfear continuait elle aussi d’avancer, tranchant tissage après tissage. S’il pouvait détourner son attention quelques instants de plus, ou faire en sorte qu’un de ses coups atteigne sa cible, ou approcher assez pour la frapper avec ses poings… Inconsciente, elle serait aussi inoffensive que n’importe qui.

La Fille de la Nuit sembla soudain comprendre ce que faisait son adversaire. Sans cesser de parer ses attaques comme si elle les voyait toutes, elle recula souplement jusqu’à ce que son épaule percute un des chariots. Puis elle eut un sourire plus froid que le cœur même de l’hiver.

— Tu vas mourir très lentement, et avant de crever, tu me supplieras de te laisser m’aimer à la folie.

Cette fois, elle ne visa pas Rand, mais son lien avec le saidin.

La panique résonna comme un gong dans le cocon de Vide. Alors que la première lame de Pouvoir s’enfonçait dans le lien qui unissait Rand à la Source, il sentit le flot de saidin diminuer nettement. Avec ce qui lui restait d’Esprit, de Feu et de Terre, le jeune homme tenta à son tour de briser la lame invisible. Sachant où était le lien, et sentant à quel endroit il risquait de se rompre, il n’avait nul besoin de voir pour viser.

Le bouclier que Lanfear tentait de générer disparut puis revint, se reconstituant aussi vite qu’il parvenait à l’altérer. À chaque réapparition, le saidin faiblissait en Rand, laissant à peine assez de puissance à ses parades pour dévier les attaques de Lanfear. Maintenir deux tissages en même temps aurait dû être un jeu d’enfant – dans des circonstances normales, Rand pouvait en gérer dix et même plus –, mais pas alors qu’il devait se défendre contre des menaces qu’il ne parvenait pas à identifier avant qu’il soit presque trop tard. Et encore moins pendant que les pensées d’un autre homme essayaient de s’introduire dans le Vide pour lui souffler comment remporter ce duel. S’il ne résistait pas, il gagnerait, certes, mais ce serait ensuite Lews Therin Telamon qui arpenterait le monde, Rand al’Thor n’étant plus qu’une voix résonnant parfois faiblement tout au fond de son crâne.

— Ces deux catins, dit Lanfear, je les forcerai à te voir m’implorer ! Mais doivent-elles te regarder mourir, ou faut-il au contraire qu’elles crèvent sous tes yeux ?

Quand Lanfear était-elle montée à l’arrière du chariot ? Rand ne devait pas la quitter des yeux, guettant chez elle le moindre indice de fatigue ou de déconcentration. Mais la voir faiblir était un espoir fallacieux. Debout à côté du portique distordu – un ter’angreal –, elle baissa les yeux sur le jeune homme comme une reine s’apprêtant à prononcer sa sentence. Prenant son temps, elle sourit en contemplant le bracelet d’ivoire jauni qu’elle faisait tourner entre ses mains.

— Qu’est-ce qui te fera souffrir le plus, Lews Therin ? Je veux que ta fin soit affreuse. Que ta douleur dépasse tout ce qu’un homme a pu éprouver depuis l’aube des temps.

Plus le flot de saidin provenant de la Source serait important, et moins il serait facile de le trancher. Posant la main sur sa poche, Rand pressa sa paume marquée d’un héron contre la figurine du petit homme replet armé d’une épée. Puis il tira autant de saidin qu’il le pouvait de la Source, jusqu’à ce que la souillure, telle une bruine, flotte dans le Vide tout autour de lui.

— La douleur, Lews Therin !

Oui, la douleur, si forte que plus rien d’autre n’existait. Pas dans le cœur ou la tête, cette fois, mais absolument partout dans son corps, comme si des aiguilles brûlantes traversaient d’abord le cocon pour venir ensuite se planter dans sa chair. À chaque nouvelle frappe, il aurait juré qu’il entendait une sorte de sifflement. Et bien entendu, tout nouveau projectile s’enfonçait plus profondément que le précédent. Pendant ce temps, Lanfear s’acharnait toujours à l’isoler de la Source. Ses attaques gagnant en puissance et en vitesse, Rand se demanda comment elle pouvait être si forte. Se cramponnant au Vide et au saidin – un flot de feu et de glace –, il se défendait avec l’énergie du désespoir.

Il pouvait invoquer la foudre ou envelopper Lanfear dans les flammes qu’elle avait utilisées pour faire un massacre.

Une image s’imposa à son esprit. Celle d’une femme en robe noire de négociante tombant morte de son cheval alors qu’il brandissait son épée de flammes, si légère entre ses mains. Avec une poignée d’autres Suppôts des Ténèbres, elle avait tenté de le tuer…

Une autre image chassa la première. Mat, accablé, lâchant : « J’ai eu sa peau » alors que tout le désespoir du monde se lisait dans ses yeux.

Une troisième vision, celle d’une femme aux cheveux d’or dans un couloir dévasté dont les murs semblaient avoir fondu.

Ilyena, pardonne-moi !

Là encore, tout le désespoir du monde dans un cri…

Oui, Rand aurait pu en finir. Hélas, il ne le ferait pas. Il allait mourir, et peut-être le monde avec lui, parce qu’il était incapable de se résoudre à tuer une femme – une femme de plus, aurait-il dû dire.

En un sens, c’était la plaisanterie la plus drôle que l’univers eût jamais connue. Non ?


Moiraine essuya le sang, sur sa bouche, puis, sur le ventre, elle sortit de sous le chariot et se leva péniblement. Entendant un rire d’homme, elle regarda autour d’elle, en quête de Lan. Elle le trouva vite, gisant tout près du mur de brume grise, le corps secoué de spasmes comme s’il tentait de se lever… ou finissait d’agoniser.

Mais l’Aes Sedai ne devait pas penser à son Champion. Au fil des années, il lui avait si souvent sauvé la vie que cette dernière, en toute justice, aurait dû lui appartenir. En contrepartie, n’avait-elle pas fait depuis longtemps tout ce qu’elle pouvait afin qu’il survive à sa guerre solitaire contre les Ténèbres ? Désormais, qu’il vive ou qu’il meure, il devrait le faire sans elle.

À genoux sur le sol en pierre du quai, c’était Rand qui riait alors que des larmes ruisselaient sur son visage tordu par la douleur comme celui d’un homme soumis à la torture. Moiraine frissonna. Si la folie avait pris le dessus, elle ne pourrait plus rien faire. Pourtant, il lui restait à accomplir ce qu’elle était venue accomplir. Parce qu’il le fallait.

Voir Lanfear lui fit l’effet d’une gifle. Pas à cause de la surprise, mais parce qu’il était troublant d’avoir sous les yeux l’image qui hantait régulièrement ses rêves depuis Rhuidean. La Rejetée debout sur le chariot, l’aura du saidar l’enveloppant, tandis que se découpait à côté d’elle le cadre en pierre rouge du portique distordu. Tandis qu’elle regardait Rand avec un sourire impitoyable, la Fille de la Nuit faisait tourner entre ses mains un bracelet d’ivoire. Un angreal, en réalité. Si Rand n’en avait pas également un, avec cette arme, elle aurait déjà dû l’écraser comme un insecte. Donc, il devait en avoir un, à moins qu’elle ait décidé de jouer au chat et à la souris avec lui.

Aucune importance ! Moiraine détestait cet antique bijou d’ivoire. Au premier coup d’œil, il semblait représenter un contorsionniste penché en arrière pour se prendre les chevilles avec les mains. Vu de plus près, il s’avérait que les poignets et les chevilles du personnage étaient attachés ensemble. Malgré la répulsion que lui inspirait cet objet, l’Aes Sedai l’avait rapporté de Rhuidean. Et la veille, elle l’avait sorti d’un sac plein d’étranges artefacts pour le poser au pied du portique.

Petite et légère, Moiraine ne fit pas bouger le chariot lorsqu’elle se hissa dessus, dans le dos de Lanfear. Quand sa robe s’accrocha à une écharde de bois, se déchirant, elle fit la grimace, mais la Rejetée ne tourna pas la tête. Dans son esprit, elle avait éliminé toutes les menaces. À part Rand, le seul être au monde dont elle gardait à l’esprit l’existence et la nécessité d’y mettre un terme.

Refoulant une très petite bulle d’espoir – un luxe qu’elle ne pouvait pas s’offrir –, Moiraine resta un moment en équilibre sur le chariot, puis elle s’unit à la Source Authentique et bondit sur Lanfear.

L’instinct avertit la Rejetée, qui se retourna juste avant que l’Aes Sedai la percute et lui arrache le bracelet des doigts. Face à face, les deux femmes basculèrent dans le portique.

Une lumière blanche engloutit tout.


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