Environ quatre heures plus tard, alors que la sueur ruisselant sur son front n’avait qu’un lointain rapport avec l’écrasante chaleur, Nynaeve en était au contraire à se demander s’il n’aurait pas mieux valu que Neres leur ait menti. Ou qu’il ait refusé de les transporter plus loin que Boannda.
Dans la salle aux fenêtres presque toutes fendues, l’ancienne Sage-Dame serrait nerveusement le devant de sa robe en essayant de ne pas regarder les six Aes Sedai rassemblées autour d’une table massive, près d’un mur. Protégées par un bouclier de saidar, elles conversaient sans que quiconque pût entendre ce qu’elles disaient. Les mains croisées à la hauteur de la taille, Elayne pointait le menton, mais ses yeux et sa bouche légèrement plissés gâchaient une bonne partie de l’effet.
Après qu’une série de mauvais coups eut réduit à néant presque tous ses espoirs, Nynaeve n’était plus très sûre d’avoir envie de savoir ce que se disaient les sœurs. Une surprise désagréable de plus, et elle craignait de se mettre à hurler – pas de rage, mais tout simplement d’énervement.
À l’exception de leurs vêtements, presque toutes les possessions de l’ancienne Sage-Dame et de sa compagne reposaient sur la sinistre table – oui, depuis la flèche d’argent de Birgitte, posée devant Morvrin, jusqu’aux trois ter’angreal que Sheriam était en train d’étudier tandis que Myrelle s’intéressait aux coffrets dorés. Et aucune des six femmes ne semblait bien disposée. Carlinya avait les traits figés comme ceux d’une statue ; Anaiya, d’habitude si maternelle, faisait grise mine ; et Beonin, en plus de son air éternellement étonné, paraissait très nettement contrariée. Et même un peu plus que ça. De temps en temps, elle faisait mine de vouloir toucher le carré de tissu blanc qui recouvrait le sceau en cuendillar, mais elle retirait toujours sa main au dernier moment.
Nynaeve détourna les yeux du morceau de tissu. Elle savait très exactement à quel moment les choses avaient mal tourné. Dans la forêt, les Champions qui les avaient encerclés s’étaient montrés courtois, mais pas amicaux, une fois qu’elle avait ordonné à Uno et à ses hommes de rengainer leur épée. Plus tard, l’accueil de Min avait été franchement chaleureux. Mais les Aes Sedai et les autres personnes qui allaient et venaient dans les rues avaient pressé le pas sans accorder plus d’un regard au petit groupe de nouveaux venus escortés par des Champions.
Salidar était bondé, et des hommes armés s’entraînaient un peu partout. Dans cette atmosphère tendue, la première personne à s’intéresser aux visiteurs, à part les Champions et Min, avait été la mince sœur marron devant laquelle on les avait conduits, dans ce qui était jadis la salle commune de cette auberge.
Nynaeve et Elayne avaient raconté à Phaedrine Sedai l’histoire qu’elles avaient peaufinée ensemble. Enfin, elles avaient essayé. Au bout de cinq minutes, l’Aes Sedai les avait abandonnées avec ordre de ne pas bouger et interdiction de parler, même entre elles. Après dix minutes passées à se regarder avec stupéfaction tandis que s’agitaient autour d’elles des Acceptées, des novices tout de blanc vêtues, des Champions, des serviteurs et des soldats – toute cette activité étant orientée vers les tables où des sœurs étudiaient des documents et criaient des ordres –, Nynaeve et Elayne avaient été escortées dans une pièce attenante à la salle commune, pour comparaître devant Sheriam et les cinq autres – « escortées » si promptement que l’ancienne Sage-Dame n’aurait pas juré que ses pieds étaient encore en contact avec le sol.
L’interrogatoire avait commencé sans autre forme de procès. Un accueil bien plus adapté à des prisonnières qu’à des héroïnes, il fallait bien l’avouer.
Nynaeve se tamponna le visage avec son mouchoir. Dès qu’elle eut fini, sa main revint automatiquement torturer le devant de sa robe.
Elayne et elle n’étaient pas seules à attendre sur le tapis de soie. En robe bleue très ordinaire, Siuan était là aussi. De sa propre volonté ? On aurait pu le penser, à voir son calme souverain, mais Nynaeve n’était pas dupe. Alors que Siuan semblait perdue dans ses pensées, Leane regardait les Aes Sedai, mais elle aussi paraissait sereine et sûre d’elle. En fait, il émanait d’elle plus de confiance que dans le souvenir de l’ancienne Sage-Dame. Et la femme au teint cuivré paraissait aussi plus gracieuse et plus… ondulante. Peut-être à cause de sa tenue scandaleuse. Car si elle n’était pas plus décolletée que celle de Siuan – à savoir, pas du tout – sa robe de soie verte moulante, pas transparente mais pas vraiment opaque non plus, mettait en valeur chacune de ses courbes. Le plus étonnant, cependant, restait le visage de ces deux femmes. Déjà stupéfaite de les découvrir encore en vie, Nynaeve n’en revenait pas de les voir paraître si jeunes – à peine plus vieilles qu’elle de quelques années. À part ça, elles évitaient de se regarder, comme si elles étaient en froid.
Il y avait quelque chose d’autre de nouveau chez elles. Un changement que Nynaeve commençait à peine à identifier. Si tout le monde, y compris Min, avait été vague sur la question, nul n’avait tenté de nier que les deux femmes avaient été calmées. Et on sentait qu’il leur manquait quelque chose. Peut-être parce qu’elle était dans une pièce à part ça remplie de femmes capables de canaliser le Pouvoir, ou au contraire parce qu’elle savait ce qui était arrivé à Siuan et à Leane, Nynaeve, pour la première fois, avait conscience du potentiel d’Elayne et des sœurs présentes. Et de son absence chez Siuan et Leane. Oui, on leur avait arraché quelque chose, et il leur restait une plaie béante. Peut-être la plus grave dont une femme puisse être affligée.
La curiosité prenant le pas sur l’inquiétude, Nynaeve se demanda à quoi ressemblait cette plaie. Et que leur avait-on arraché ? Puisqu’elle avait du temps à perdre, et assez de colère en elle pour canaliser, la jeune femme décida de mener ses propres investigations.
— Quelqu’un t’a autorisée à canaliser le Pouvoir, Acceptée ? lança Sheriam.
Nynaeve sursauta et se coupa aussitôt de la Source Authentique.
Sheriam guida les cinq autres sœurs jusqu’à des chaises installées en demi-cercle d’où on avait une vue imprenable sur les quatre femmes debout au milieu du tapis. Certaines Aes Sedai ayant entre les mains un objet pris sur la table, toutes s’assirent, le regard rivé sur Nynaeve. Bien entendu, aucune ne transpirait ni ne semblait même consciente de la chaleur.
— Vous êtes restées très longtemps loin de nous, mes filles, dit Anaiya sur un ton plutôt bon enfant. Quoi que vous ayez appris pendant votre absence, vous avez oublié bien des choses.
Sentant qu’elle rougissait, Nynaeve fit une révérence contrite.
— Pardonnez-moi, Aes Sedai… Je n’avais pas l’intention de violer une règle.
Avec un peu de chance, les sœurs croiraient qu’elle s’empourprait de honte. En réalité, elle était vraiment très loin de ces simagrées. La veille, c’était elle qui donnait des ordres. Et aujourd’hui, elle aurait dû obéir ? Une humiliation, rien de moins…
— Votre histoire est intéressante…, dit Carlinya. (À l’évidence, elle n’y croyait pas beaucoup.) Et vous nous revenez avec de bien étranges possessions, ajouta-t-elle en brandissant la flèche d’argent.
— La Panarch Amathera nous a offert beaucoup de choses, dit Elayne. Parce qu’elle était persuadée que nous avions sauvé son trône.
Malgré son ton égal, la Fille-Héritière faisait irrésistiblement penser à quelqu’un qui marche sur des charbons ardents. À l’évidence, la perte de leur liberté n’agaçait pas que Nynaeve.
Carlinya plissa son front sinon parfaitement lisse.
— Vous arrivez avec des nouvelles inquiétantes, dit Sheriam, et des objets qui ne le sont pas moins.
Son regard se posa brièvement sur l’a’dam abandonné sur la table, puis revint se fixer sur Nynaeve et Elayne. Depuis que les Aes Sedai savaient de quoi il s’agissait, presque toutes traitaient l’artefact comme s’il était un serpent venimeux.
— Si cet objet a les propriétés qu’elles nous ont décrites, dit Morvrin, l’exception à la règle, nous devrons l’étudier. Et si Elayne croit vraiment être capable de fabriquer un ter’angreal…
La sœur marron secoua lentement la tête. En réalité, elle était surtout fascinée par l’anneau de pierre doté d’une seule face et veiné de rouge, de bleu et de marron qu’elle serrait entre ses doigts. Les deux autres ter’angreal reposaient sur ses genoux.
— Selon vous, cet artefact vient de Verin Sedai ? Comment se fait-il que nous n’en ayons jamais entendu parler ?
La deuxième question était adressée à Siuan, pas aux deux Acceptées.
L’ancienne Chaire d’Amyrlin fronça les sourcils, mais pas à la façon dont Nynaeve se souvenait. Là, il y avait comme un peu de soumission, comme si elle avait conscience de s’adresser à des supérieures. Sa voix aussi contenait une touche d’humilité. Encore un changement, et presque incroyable, celui-là !
— Verin ne m’en a jamais parlé. Je serais curieuse de l’interroger à ce sujet.
— Moi, j’ai des questions au sujet de ça, intervint Myrelle en dépliant une feuille de parchemin ô combien familière aux yeux des deux Acceptées. (Au nom de la Lumière ! pourquoi l’avaient-elles gardée ?) Je lis à haute voix : « Tout ce que fait la personne porteuse de ce document est couvert par mon autorité, consécutivement à des ordres que j’ai donnés. J’entends qu’on ne lui fasse pas obstacle et qu’on lui obéisse. Siuan Sanche, Gardienne des Sceaux, Flamme de Tar Valon et Chaire d’Amyrlin. » (Myrelle froissa dans son poing le document et son sceau.) Le genre de lettre de mission qu’on ne remet pas à des Acceptées, en général…
— À l’époque, je ne savais pas à qui me fier, dit Siuan. (Les six Aes Sedai la regardèrent fixement.) En ce temps-là, ça faisait partie de mes prérogatives. (Les sœurs ne bronchèrent pas, mais elle ne se laissa pas démonter.) Vous ne pouvez pas me demander des comptes pour avoir agi comme je l’estimais juste alors que j’en avais le droit. Quand la cale est percée, on colmate la brèche avec ce qu’on peut.
— Et pourquoi ne nous en as-tu pas parlé ? demanda Sheriam d’une voix veloutée qu’il ne fallait surtout pas prendre pour argent comptant. (Dans ses fonctions de Maîtresse des Novices, elle n’élevait jamais le ton, et ça ne la rendait pas moins impressionnante.) Trois Acceptées – des Acceptées, je répète ! – chargées de poursuivre treize Aes Sedai membres de l’Ajah Noir. Pour colmater la cale, tu utiliserais des bébés, Siuan ?
— Nous n’avons rien de bébés, intervint Nynaeve, hors d’elle. Plusieurs de ces treize sœurs sont mortes, et nous avons par deux fois ruiné leurs plans. À Tear nous…
— Tu nous as tout raconté sur Tear, mon enfant, coupa Carlinya. Et sur Tanchico. Et sur la déroute de Moghedien.
L’Aes Sedai fit la moue. Durant le récit, elle avait dit que Nynaeve était folle d’avoir approché une Rejetée à moins d’une demi-lieue et qu’elle pouvait se féliciter d’en être sortie vivante. La pertinence de cette remarque – quand on connaissait toute l’histoire – n’avait rien fait pour arranger le malaise de Nynaeve.
— Vous êtes des gamines, et vous pourrez vous estimer heureuses si nous ne vous flanquons pas la fessée. Et maintenant, tais-toi jusqu’à ce qu’on t’ait autorisée à parler.
De plus en plus écarlate, et pas de honte, Nynaeve parvint à contenir sa rage.
— Eh bien ? demanda Sheriam, qui n’avait pas cessé de dévisager Siuan. Pourquoi n’as-tu jamais dit que tu avais expédié trois fillettes à la chasse aux lions ?
Siuan prit une grande inspiration, mais elle baissa la tête et croisa humblement les mains.
— Ça semblait secondaire, Aes Sedai, alors que tant d’autres choses étaient vitales. Je n’ai rien gardé par-devers moi quand il y avait de bonnes raisons de parler. Ne vous ai-je pas communiqué le peu que je savais sur l’Ajah Noir ? Pendant un moment, j’ignorais ce que faisaient ces deux Acceptées et où elles étaient. Ce qui compte, c’est qu’elles soient revenues, et avec trois ter’angreal, en plus de tout. Vous devez comprendre à quel point il est utile d’avoir accès au bureau d’Elaida et à ses documents, même partiellement. Sans ça, vous auriez appris trop tard qu’elle savait où vous étiez.
— Nous le comprenons, dit Anaiya. (Elle jeta un coup d’œil à Morvrin, qui étudiait toujours l’anneau de pierre.) Mais la façon de le faire nous surprend un peu…
— Tel’aran’rhiod…, souffla Myrelle. À la tour, c’était devenu un sujet de conversation entre érudites. Presque un mythe. Des Aielles capables de marcher dans les rêves ? Nous n’imaginions pas que certaines Matriarches pouvaient canaliser, alors ça en plus…
Nynaeve regrettait vraiment qu’elles n’aient pas pu passer ce point-là sous silence – comme la véritable identité de Birgitte, et deux ou trois autres choses. Mais il était difficile de ne pas lâcher des informations lorsqu’on était interrogée par des femmes qui auraient pu percer la pierre du regard, si elles l’avaient voulu. Dans ce contexte, mieux valait se réjouir de ne pas avoir tout déballé. Une fois le Monde des Rêves mentionné, et quand il était devenu clair qu’elles y étaient entrées, plus rien n’aurait pu empêcher ces femmes de poser des questions – autant espérer qu’un sourire puisse forcer des chats à grimper aux arbres pour fuir une souris.
Sans regarder Siuan, Leane fit un demi-pas en avant.
— Ce qui compte, dit-elle, c’est qu’avec ces ter’angreal, vous pouvez parler à Egwene et, par son intermédiaire, entrer en contact avec Moiraine. Grâce aux deux, vous serez en mesure de garder un œil sur Rand al’Thor – et de l’influencer malgré la distance qui nous sépare du Cairhien.
— Où il est entré en venant du désert des Aiels, ajouta Siuan, où j’avais prédit qu’il irait.
Si son regard était braqué sur les sœurs, son intervention s’adressant apparemment à elles, son ton amer visait directement Leane, qui répliqua :
— Un sacré coup d’épée dans l’eau ! Deux Aes Sedai envoyées dans le désert à la poursuite de chimères.
Oui, les deux femmes étaient bien en froid…
— Assez, mes enfants ! lança Anaiya, comme si elle était une mère qui réprimande deux garnements. (Elle regarda l’une après l’autre ses collègues.) Parler à Egwene serait une bonne chose…
— Si ces objets fonctionnent comme on nous l’a dit, précisa Morvrin en faisant sauter l’anneau de pierre dans sa paume.
En même temps, elle tapota le disque et la plaque. Pour croire que le ciel était bleu, cette femme aurait eu besoin de preuves.
— Oui, dit Sheriam, et ce sera votre première tâche, Elayne et Nynaeve. Vous allez avoir l’occasion d’enseigner quelque chose à des Aes Sedai. En d’autres termes, vous nous montrerez comment utiliser ces ter’angreal.
Nynaeve s’inclina et eut un rictus que les sœurs pouvaient prendre pour un sourire, si le cœur leur en disait. Leur enseigner ? Et ensuite, ne plus jamais pouvoir approcher de l’anneau et des autres artefacts ?
Elayne s’inclina aussi, le visage de marbre et le regard s’attardant sur l’absurde a’dam posé sur la table.
— Les lettres de crédit seront très utiles, dit Carlinya.
Malgré toute la froideur et la logique typique de l’Ajah Blanc, de l’agacement s’entendait encore dans sa voix.
— Gareth Bryne veut chaque jour un peu plus d’or, et grâce à ce trésor, nous serons en mesure de le satisfaire.
— Exact, dit Sheriam. Nous allons aussi vous confisquer la majorité de vos pièces d’or. Il y a de plus en plus de bouches à nourrir et de gens à vêtir, ici et ailleurs…
Elayne acquiesça avec grâce, comme si elle avait pu empêcher quoi que ce soit en refusant. Nynaeve, elle, resta sur l’expectative. L’argent, les lettres de crédit et même les ter’angreal, tout ça n’était que le début.
— Pour le reste, reprit Sheriam, nous avons décidé que vous aviez quitté la tour pour obéir à un ordre, si malavisé fût-il. Il ne vous en sera donc pas tenu rigueur. Maintenant que vous êtes de retour parmi nous, vous allez pouvoir reprendre vos études.
Nynaeve se contenta de relâcher son souffle doucement. C’était exactement ce qu’elle attendait depuis le début de l’interrogatoire. Ça ne lui plaisait pas, bien entendu, mais pour une fois, personne n’allait pouvoir l’accuser d’avoir un caractère de cochon. Surtout quand exploser n’aurait servi à rien.
— Mais…, commença à protester Elayne.
— Vous reprendrez votre formation ! coupa Sheriam. Vous êtes très puissantes dans le Pouvoir, toutes les deux, mais il vous reste à devenir des Aes Sedai.
Les yeux verts de l’ancienne Maîtresse des Novices restèrent rivés sur les deux Acceptées le temps qu’il fallut pour qu’elles renoncent à toute résistance.
— Vous êtes revenues parmi nous, continua alors Sheriam d’un ton un peu plus conciliant, et si Salidar n’est pas la Tour Blanche, faites quand même comme si. Si je me fie à ce que vous nous avez dit en une heure, il vous reste encore beaucoup de choses à nous raconter.
Nynaeve en eut le souffle coupé, mais l’Aes Sedai tourna la tête vers l’a’dam.
— Dommage que vous n’ayez pas amené la Seanchanienne avec vous… Voilà une initiative que vous auriez dû prendre !
Elayne s’empourpra de confusion et de colère – en même temps, oui. Soulagée que Sheriam n’ait rien eu d’autre en tête, Nynaeve ne releva pas la pique.
— Mais peut-on reprocher à des Acceptées de ne pas réfléchir comme des Aes Sedai ? demanda Sheriam, enfonçant le clou. Siuan et Leane vont vous poser beaucoup de questions, et vous leur répondrez du mieux que vous pourrez. Dois-je préciser que vous ne devrez pas tenter de tirer parti de leur… condition présente ? Des Acceptées et même des novices ont cru bon de les rendre responsables de ce qui s’est passé, certaines se croyant autorisées à les punir. Ces jeunes sottes regrettent fort leur initiative, vous pouvez me croire. Est-il utile d’en dire plus ?
Nynaeve et Elayne firent un concours de vitesse pour déclarer que non, ce n’était pas utile. Dans leur hâte d’en finir, elles en bafouillèrent. Si l’ancienne Sage-Dame n’avait jamais eu l’idée d’accuser quiconque – dans son esprit, toutes les Aes Sedai étaient coupables – elle ne voulait surtout pas que Sheriam soit fâchée contre elle.
Cette idée sonna dans sa tête comme le glas qui annonçait la mort de sa belle liberté…
— Parfait. Vous pouvez garder la flèche d’argent et les bijoux offerts par la Panarch. Quand nous aurons plus de temps, vous m’expliquerez pourquoi elle vous a fait cadeau d’un projectile… Maintenant, retirez-vous. Une de vos camarades Acceptées vous trouvera un endroit où dormir. Il sera plus difficile de vous fournir des robes convenables, mais nous y parviendrons. J’entends que vous oubliiez vos aventures pour reprendre la place qui est la vôtre.
Et bien entendu, si elles ne le faisaient pas d’elles-mêmes, les deux jeunes femmes pouvaient prévoir qu’on les y forcerait. Voyant qu’elle s’était bien fait comprendre, Sheriam eut un hochement de tête satisfait.
Alors qu’elle n’avait pas dit un mot depuis la disparition du bouclier de saidar, Beonin se leva pendant que Nynaeve et Elayne faisaient leur révérence et approcha de la table où reposaient les trésors confisqués.
— Et cet objet ? demanda la sœur grise avec son lourd accent du Tarabon.
D’un geste vif, elle retira le morceau de tissu blanc qui dissimulait le sceau de la prison du Ténébreux. Et pour une fois, ses grands yeux bleus exprimaient de la colère et non de l’étonnement.
— Allons-nous poser des questions à ce sujet ? Ou avez-vous toutes l’intention de vous voiler la face ?
Près de la bourse en peau de chamois où il avait été rangé, le disque noir et blanc brisé mais soigneusement reconstitué, à la manière d’un puzzle, reposait sur la table.
— Quand nous l’avons mis dans la bourse, dit Nynaeve, la bouche sèche, il était entier.
Alors qu’elle avait tout fait pour ne pas regarder le disque, jusqu’à présent, elle ne parvenait plus à en détourner le regard. Quand Leane l’avait vue dénouer la robe écarlate, elle avait ricané, puis lâché… Non, même en pensée, elle n’allait pas se dérober !
— Pourquoi aurions-nous pensé à prendre des précautions ? Cet objet est en cuendillar !
— Nous ne l’avons pas touché, dit Elayne, la voix tendue, ni regardé plus que le strict nécessaire. Son contact nous répugnait, comme s’il était maléfique.
Cette sensation avait disparu. Carlinya les avait toutes les deux obligées à tenir un des fragments afin qu’elles décrivent exactement ce qu’elles éprouvaient. Comme elles avaient dit les mêmes choses auparavant, et plus d’une fois, personne ne les prenait plus au sérieux désormais.
Sheriam se leva et vint se camper près de la sœur grise aux cheveux couleur de miel.
— Nous ne nous voilons pas la face, Beonin. Mais poser plus de questions à ces jeunes filles ne servira à rien. Elles nous ont dit tout ce qu’elles savent.
— Les questions ne sont jamais inutiles, dit Morvrin.
Mais elle avait cessé de triturer l’anneau de pierre pour regarder le sceau brisé, comme toutes les autres. Selon Beonin et elle, c’était bien du cuendillar, pourtant Morvrin avait pu casser un fragment en deux avec ses doigts.
— Combien de sceaux, sur les sept, résistent encore ? demanda Myrelle à voix basse, comme si elle parlait toute seule. Quand le Ténébreux se libérera-t-il, sonnant l’heure de l’Ultime Bataille ?
Toutes les Aes Sedai avaient des pouvoirs à peu près semblables, en fonction de leurs talents particuliers et de leurs inclinations, mais ça n’empêchait pas que chaque Ajah ait ses spécificités. Le Vert, également appelé l’Ajah Guerrier, se préparait à affronter les nouveaux Seigneurs de la Terreur lors de l’Ultime Bataille. Et il y avait en effet une touche d’anticipation dans la voix de Myrelle.
— Trois…, répondit Anaiya, hésitante. Trois sceaux résistent encore. S’il ne nous manque pas des informations. Prions pour que ce soit le cas, et pour que trois soient suffisants.
— Et pour que ces trois-là soient plus solides que celui-ci, marmonna Morvrin. Le cuendillar ne peut pas se briser ainsi – non, il ne peut pas être du cuendillar et se casser !
— Nous en parlerons le moment venu, dit Sheriam. Après avoir évoqué des sujets plus terre à terre sur lesquels nous avons une influence. (Elle prit à Beonin le carré de tissu blanc et le reposa sur le sceau.) Siuan et Leane, nous avons arrêté une décision concernant… (Elle se tut, se retourna et avisa les deux Acceptées.) Que fichez-vous encore ici ?
Malgré son calme apparent, qu’elle ait oublié la présence des deux jeunes femmes montrait à quel point Sheriam était troublée.
Se fendant d’une nouvelle révérence, Nynaeve bafouilla un « à vos ordres, Aes Sedai » et se précipita vers la sortie. Sans broncher, les sœurs, Leane et Siuan la regardèrent s’en aller, Elayne sur les talons – elle aussi pressée de filer, mais en prenant quand même le temps de jeter un dernier coup d’œil à l’a’dam.
Quand Nynaeve eut refermé la porte, s’adossant au battant pour plus de sécurité, un coffret doré serré contre sa poitrine, elle respira librement pour la première fois depuis qu’elle était entrée dans l’auberge devenue le quartier général des Aes Sedai. Elle refusait de penser au sceau brisé. Un autre sceau brisé. Non, elle ne devait pas y penser…
Les Aes Sedai auraient pu tondre des moutons simplement en les regardant. Si elle n’avait pas eu la certitude qu’elle serait au milieu, Nynaeve aurait attendu avec impatience la première rencontre entre ces sœurs et les Matriarches.
Quand elle était arrivée à la tour, prendre l’habitude d’obéir, voire de courber l’échine, n’avait pas été facile. Après de longs mois passés à donner des ordres – non sans avoir consulté Elayne, la plupart du temps – elle ne voyait pas comment elle allait pouvoir recommencer à jouer les carpettes devant les sœurs.
Avec son plafond replâtré à la hâte et ses cheminées éteintes menaçant de s’écrouler, la salle commune de l’auberge restait une ruche grouillante d’activité, comme lorsqu’elle l’avait traversée pour gagner la pièce du fond. Personne ne lui accordant la moindre attention, l’ancienne Sage-Dame rendit la pareille à tous ces braves gens.
Une petite foule les attendait, Elayne et elle. Assis sur un banc et adossés au mur effrité, Thom et Juilin étaient en grande conversation avec Uno, qui s’était accroupi devant eux, la longue poignée de son épée dépassant de ses épaules. Étonnées par tout ce qu’elles voyaient mais s’efforçant de ne pas le montrer, Areina et Nicola occupaient un autre banc avec Marigan, qui regardait Birgitte, occupée à tenter de dérider Jaril et Seve en jonglant très maladroitement avec trois des balles de couleur de Thom. Agenouillée derrière les petits garçons, Min les chatouillait et leur murmurait à l’oreille, mais ils restaient de marbre, regardant le monde avec des yeux bien trop grands pour leur âge.
À part les deux Acceptées et leurs compagnons, deux personnes seulement ne couraient pas en tous sens. À quelques pas des bancs, deux des trois Champions de Myrelle, adossés au mur près de la porte donnant sur les cuisines, conversaient sereinement. Il s’agissait de Croi Makin, un jeune colosse blond d’Andor au profil parfait de statue, et d’Avar Hachami, un type au menton carré et au nez aquilin arborant une moustache en tablier de sapeur. Avant même que son regard noir ne se soit posé sur lui, le faisant frissonner, pas un seul être pensant au monde n’aurait qualifié ce gaillard de « beau ».
Bien entendu, les deux Champions semblaient ne pas être conscients de la présence d’Uno, de Thom ou de quiconque d’autre pouvant être suspect. Par le plus grand des hasards, ils n’avaient rien à faire – eux seuls dans tout le village – et ils avaient choisi cet endroit précis pour se prélasser. Ben voyons !
Quand elle vit Nynaeve et Elayne, Birgitte laissa échapper une de ses balles.
— Que leur avez-vous dit ? demanda-t-elle en baissant brièvement les yeux sur la flèche d’argent que brandissait Elayne.
L’héroïne portait son carquois à la ceinture, mais son arc était appuyé contre le mur.
En approchant, Nynaeve prit soin de ne jamais tourner la tête vers Makin et Hachami. Puis elle baissa la voix, et dit calmement :
— Nous avons répondu à toutes leurs questions.
— Elles savent que tu es une bonne amie à nous qui nous as aidées, dit Elayne en serrant le bras de l’archère. Tu es la bienvenue ici, tout comme Areina, Nicola et Marigan.
Voyant Birgitte se détendre un peu, Nynaeve mesura à quel point elle avait dû être angoissée. Se penchant pour ramasser la balle jaune qu’elle avait laissée tomber, l’héroïne lança ensuite les trois à Thom, qui les réceptionna d’une seule main et les fit disparaître en un éclair.
Birgitte s’autorisa un petit sourire de soulagement.
— Je ne saurais vous dire à quel point je suis contente de vous revoir, toutes les deux ! lança Min pour la quatrième ou cinquième fois.
Formant toujours une sorte de bonnet noir autour de sa tête, ses cheveux étaient plus longs que naguère, et elle avait changé d’une manière que Nynaeve ne parvenait pas à définir, même si elle l’avait remarquée du premier coup d’œil. Détail surprenant, des fleurs récemment brodées décoraient les revers de sa veste.
— Les visages amicaux sont plutôt rares, par ici… (Min jeta un regard furtif aux deux Champions.) Nous devrions trouver un coin tranquille et discuter un peu. J’ai hâte de savoir ce que vous avez fait depuis votre départ de Tar Valon.
Et de raconter ce qu’elle avait fait de son côté, devina Nynaeve.
— J’aimerais aussi beaucoup te parler, dit Elayne d’un ton grave.
Min la regarda, soupira et acquiesça, mais avec moins d’enthousiasme qu’une minute auparavant.
Thom, Juilin et Uno vinrent se camper derrière Min et Birgitte. Affichant l’expression typique des hommes s’apprêtant à dire quelque chose qu’une femme, selon eux, détesterait entendre, ils n’eurent pas le temps d’ouvrir la bouche, car une Acceptée aux cheveux bouclés passa entre le pisteur de voleurs et le vétéran du Shienar, en les foudroyant du regard, et s’immobilisa devant Nynaeve.
Si elle portait bien sept bandes de couleur à l’ourlet, pour symboliser les Ajah, la robe de Faolain ne gardait qu’un très vague souvenir de sa blancheur originelle, et la jeune femme au teint foncé semblait dans de mauvaises dispositions.
— Tu fais toujours cailler le lait pour t’amuser, Faolain ? demanda Elayne, caustique.
Nynaeve conserva une expression bienveillante. Enfin, à peu près… En deux occasions, à la tour, Faolain avait été désignée pour lui enseigner quelque chose. En réalité, pour la remettre à sa place, car même quand l’élève et l’enseignante étaient des Acceptées, la seconde bénéficiait de l’autorité d’une Aes Sedai – et Faolain ne s’était pas privée d’en jouer. Après huit années de noviciat et cinq dans la peau d’une Acceptée, elle n’avait pas apprécié du tout que Nynaeve ait « sauté » le noviciat, tout simplement, et qu’Elayne soit passée au niveau supérieur en moins d’un an. Les deux leçons s’étaient soldées pour Nynaeve par un passage dans le bureau de Sheriam afin de répondre des accusations d’insubordination, de mauvaise humeur délibérée, de… bref, une liste longue comme le bras de transgressions.
— J’ai entendu dire que Siuan et Leane ont été maltraitées par quelques personnes, fit Nynaeve d’un ton presque joyeux. Et je crois que Sheriam a l’intention de faire un exemple afin de mettre un terme à ces débordements.
Sous le regard impassible de l’ancienne Sage-Dame, Faolain frémit puis écarquilla les yeux.
— Je n’ai plus rien fait depuis que Sheriam…, commença-t-elle.
Faolain se tut brusquement, rouge jusqu’à la naissance des oreilles. Malicieuse, Min cacha son sourire derrière une main.
L’Acceptée qui venait de se trahir balaya du regard les autres femmes, de Birgitte à Marigan. Puis elle fit signe à Nicola et Areina.
— Vous ferez l’affaire, je suppose… Venez avec moi. Tout de suite, et sans traîner les pieds !
Les deux femmes se levèrent lentement. Areina prit un air méfiant et Nicola se mit à jouer nerveusement avec le devant de sa robe. Devançant Nynaeve, Elayne vint s’interposer entre les deux réfugiées et Faolain.
— Que leur veux-tu ?
— J’obéis aux ordres de Sheriam Sedai. Pour ma part, je les trouve trop vieilles pour devenir des novices, mais je fais ce qu’on me dit de faire. La sœur qui accompagne les sergents enrôleurs du seigneur Bryne s’intéresse à des femmes aussi âgées que Nynaeve, c’est tout dire ! (Faolain eut un sourire de vipère.) Dois-je informer Sheriam Sedai que tu n’es pas d’accord, Elayne ? Faut-il lui dire que ta suite est exemptée de toute investigation au sujet du Pouvoir ?
La Fille-Héritière perdit un peu de sa superbe, mais bien entendu, elle ne pouvait pas faire machine arrière sans se ridiculiser. Donc, il lui fallait une diversion.
— Vous avez trouvé beaucoup de candidates ? demanda Nynaeve en tapotant l’épaule de Faolain.
D’instinct, celle-ci tourna la tête. Quand elle regarda de nouveau les réfugiées, Elayne était déjà en train de les rassurer, soulignant qu’il ne leur serait fait aucun mal et qu’on ne les obligerait à rien. Nynaeve ne serait certes pas allée si loin. Quand elles mettaient la main sur une femme née avec une étincelle de Pouvoir, comme Elayne ou Egwene – à savoir, une personne qui finirait par canaliser le Pouvoir, qu’elle le désire ou non – les Aes Sedai ne reculaient devant rien pour l’amener à suivre une formation, qu’elle en ait envie ou non. En revanche, elles se montraient moins empressées auprès des femmes qui pouvaient apprendre à canaliser mais n’entreraient jamais en contact avec le saidar si on ne leur montrait pas comment faire. Idem avec les Naturelles qui avaient survécu à leur destin d’autodidactes – une chance sur quatre, pas plus ! – en général sans savoir ce qu’elles faisaient et en se bloquant d’une manière ou d’une autre, comme Nynaeve elle-même. En théorie, ces femmes-là pouvaient choisir de rester à la tour ou non. Nynaeve avait opté pour la formation, mais si elle avait refusé, elle soupçonnait fort qu’on l’aurait forcée à intégrer la tour, et peut-être même pieds et poings liés. En réalité, les Aes Sedai laissaient aux femmes susceptibles de les rejoindre autant de choix qu’à un pauvre agneau un jour de banquet.
— Trois…, répondit enfin Faolain. Tous ces efforts pour trois candidates seulement, dont une Naturelle. (À l’évidence, elle détestait les Naturelles.) Je ne comprends pas cette rage de découvrir de nouvelles novices. Celles que nous avons déjà ne pourront pas devenir des Acceptées avant que nous ayons regagné la tour. Tout ça, c’est la faute de Siuan et de Leane.
Un muscle tressaillit sur la joue de l’Acceptée quand elle s’avisa que cette remarque pouvait passer pour de l’acharnement contre les anciennes Chaire d’Amyrlin et Gardienne des Chroniques.
— Suivez-moi, dit-elle en prenant par le bras Nicola et Areina. J’obéis aux ordres, donc, on va vous faire subir des épreuves, que ce soit une perte de temps ou non.
— Une mauvaise femme…, murmura Min en regardant l’Acceptée s’éloigner avec les deux réfugiées. S’il y avait une vraie justice, un avenir très déplaisant l’attendrait.
Nynaeve aurait bien voulu savoir ce que Min avait vu au sujet de Faolain – une parmi la centaine de questions qu’elle aurait aimé lui poser – mais Thom, Juilin et Uno vinrent se camper devant Elayne et elle, se déployant de façon à pouvoir regarder dans toutes les directions.
Restant à l’écart, Birgitte ramena les deux petits garçons à leur mère.
Vu le regard qu’elle leur lança, Min avait deviné où voulaient en venir les trois hommes. D’abord tentée de dire quelque chose, elle haussa les épaules puis alla rejoindre Birgitte.
Le visage neutre, Thom aurait très bien pu vouloir parler du temps ou demander ce qu’il y avait pour le dîner. Rien d’important…
— Cet endroit grouille d’idiotes et d’idéalistes dangereuses qui croient pouvoir renverser Elaida. C’est pour ça que Gareth Bryne est là. Il lève une armée.
Juilin eut un grand sourire qui lui fendit en deux le visage.
— Pas des idiotes, des folles… et des fous. Je me fiche qu’Elaida ait été là le jour de la naissance de Logain ! Pour penser qu’on peut destituer, en étant ici, une Chaire d’Amyrlin bien installée à Tar Valon, il faut avoir une grave déficience mentale. Pour atteindre le Cairhien, il nous faudrait environ un mois…
— Ragan et deux ou trois autres hommes ont déjà repéré les chevaux à emprunter, dit Uno avec un grand sourire, lui aussi. (Un frappant contraste avec son œil rouge furieux…) Les gardes ont mission de filtrer les arrivées, pas les départs. Dans la forêt, nous sèmerons ces gens. La nuit ne va pas tarder. Ensuite, ils ne nous trouveront plus jamais.
Sur la berge du fleuve, Nynaeve et Elayne avaient remis leur bague au serpent. Depuis, Uno surveillait son langage avec une remarquable efficacité, même s’il se laissait encore aller lorsqu’il pensait qu’elles n’entendaient pas.
Nynaeve consulta du regard Elayne, qui secoua lentement la tête. Pour devenir une Aes Sedai, elle était prête à tout.
Et moi ? se demanda l’ancienne Sage-Dame.
Si ces Aes Sedai décidaient de contrôler Rand au lieu de le soutenir, quelles chances auraient-elles, Elayne et elle, de les faire changer d’avis ? Eh bien, aucune, en réalité. Mais il y avait la guérison. Au Cairhien, elle n’aurait pas la moindre possibilité de se former, alors qu’ici…
À dix pas d’elle, Therva Maresis, une mince sœur jaune au très long nez, pointait méthodiquement une liste sur une feuille de parchemin. Un peu plus loin, un Champion chauve à la barbe noire conversait avec Nisao Dachen, la dominant de la tête et des épaules alors qu’il n’était pas plus grand que la moyenne. Plus loin encore, Dagdara Finchey, aussi large d’épaules que bien des hommes et plus grande que la plupart, distribuait des missions à un groupe de novices. Nisao et Dagdara appartenaient également à l’Ajah Jaune. Ses cheveux grisonnants indiquant qu’elle était très âgée – sur une Aes Sedai, cet indice ne trompait pas –, Dagdara, disait-on, en savait plus long sur la guérison que les deux autres réunies.
Si elle allait rejoindre Rand, en quoi Nynaeve lui serait-elle utile ? En revanche, elle devrait le regarder perdre peu à peu la raison. Mais si elle progressait dans l’art de guérir, ne pourrait-elle pas l’aider à rester sain d’esprit ? Selon elle, les Aes Sedai avaient une fâcheuse tendance à déclarer des maladies « incurables » avant d’avoir tout fait pour essayer de les enrayer.
Toutes ces idées défilèrent dans la tête de Nynaeve en une fraction de seconde – juste le temps de tourner de nouveau la tête vers les hommes.
— Elayne et moi, nous restons ici. Uno, si vous voulez rejoindre Rand, tes hommes et toi, je n’y verrai aucun inconvénient. Hélas, je crains de n’avoir plus assez d’argent pour vous aider.
Le petit trésor confisqué par les Aes Sedai serait utile à bien des choses, c’était vrai, mais Nynaeve ne pouvait s’empêcher de faire la moue à l’idée du peu de pièces d’argent qui restait dans sa bourse. Ces hommes l’avaient suivie – et Elayne aussi bien sûr – pour toutes les mauvaises raisons possibles, mais ça ne la dédouanait pas de ses responsabilités envers eux. Leur loyauté allant à Rand, pourquoi se seraient-ils impliqués dans une bataille pour la Tour Blanche ? Baissant les yeux sur son coffret doré, Nynaeve ajouta :
— Mais je peux vous donner des choses que vous vendrez en chemin…
— Tu dois y aller aussi, Thom, dit Elayne. Pareil pour toi, Juilin. Contrairement à Rand, nous n’avons plus besoin de vous.
Elle tenta de mettre entre les mains de Thom le deuxième coffre doré, mais le trouvère refusa.
Les trois hommes se regardèrent de cette façon si agaçante qui leur était propre, Uno se permettant même de rouler de son œil unique. Nynaeve crut entendre Juilin murmurer quelque chose comme : « Je vous avais bien dit que c’étaient des têtes de pioche… »
— Peut-être dans quelques jours…, fit Thom.
— Oui, quelques jours, répéta Juilin.
— Avant de filer au Cairhien avec des Champions aux trousses, dit Uno, un peu de repos ne me fera pas de mal.
Nynaeve foudroya les trois compères du regard et tira délibérément sur sa natte. Le regard glacial, Elayne pointa le menton plus haut que jamais. Depuis le temps, les hommes devaient pouvoir interpréter ces signes : pas question de gober leurs fadaises !
— Si vous pensez obéir à Rand al’Thor en veillant sur nous…, commença Elayne.
— Vous avez promis de m’obéir, dit Nynaeve en même temps, et j’entends bien que…
— Vous vous trompez du tout au tout, dit Thom en écartant du front d’Elayne une mèche de cheveux vagabonde. Vraiment… Mais un vieux type boiteux n’a-t-il pas droit à un peu de repos ?
— Pour être franc, intervint Juilin, je reste seulement parce que Thom me doit de l’argent. Les dés, vous comprenez…
— Vous croyez que voler vingt chevaux à des Champions est un jeu d’enfant ? s’indigna Uno, oubliant qu’il venait de dire exactement le contraire.
Elayne sembla à court de mots et Nynaeve éprouva un certain mal à trouver les siens. Étaient-elles tombées si bas ? Devant elles, les trois gaillards ne semblaient plus du tout impressionnés, comme si elles avaient perdu toute autorité.
Pour ne rien arranger, Nynaeve avait un conflit intérieur. Elle avait décidé de renvoyer les hommes, et certainement pas pour qu’ils ne puissent pas la voir faire des courbettes et des révérences à tout bout de champ. Non, certainement pas ! Cela dit, sachant que rien, à Salidar, ne se passait comme elle l’avait prévu, il fallait bien reconnaître, même à contrecœur, qu’il aurait été rassurant de savoir qu’Elayne et elle ne devraient pas compter exclusivement sur le soutien de Birgitte. Pas parce qu’elles entendaient saisir un jour au vol l’occasion de s’enfuir – si on pouvait utiliser ce verbe –, car ça, c’était hors de question. Mais un peu de réconfort, c’était facile à pressentir, ne pourrait en aucun cas leur faire du mal. Bien entendu, il n’aurait pas été question non plus que ces lascars le sachent.
Ça ne risquait pas, puisqu’ils allaient partir, qu’ils le veuillent ou non. Rand leur trouverait une utilité, c’était presque certain, alors qu’ici, ils leur traîneraient dans les jambes, rien de plus. Sauf que…
La porte qui aurait bien eu besoin d’un coup de peinture s’ouvrit, laissant passer Siuan et Leane. Les deux femmes se regardèrent froidement, puis l’ancienne Gardienne des Chroniques s’éloigna en ondulant des hanches, passa devant Croi et Avar et s’engouffra dans le couloir qui menait aux cuisines. Nynaeve fronça pensivement les sourcils. Au milieu de cette extrême froideur, il y avait eu une brève explosion de chaleur qu’elle avait failli ne pas voir, alors que tout se passait sous ses yeux.
Siuan se tourna vers Nynaeve, mais elle s’immobilisa soudain, les traits figés. Quelqu’un d’autre venait de se joindre au petit groupe.
Une cuirasse bossuée passée par-dessus sa veste couleur chamois, ses gantelets renforcés de fer glissés à la ceinture, Gareth Bryne irradiait l’autorité. Avec ses cheveux presque gris et son visage expressif, il donnait le sentiment d’avoir tout vu, tout supporté, et d’être encore en vie quand même. Un homme qui pouvait encore endurer bien des choses…
Elayne sourit et inclina gracieusement la tête. Une réaction très loin de sa surprise effarée lorsqu’elle avait reconnu Bryne dans la rue, en arrivant à Salidar.
— Je ne saurais dire que te voir est entièrement un plaisir, seigneur Gareth. J’ai entendu dire qu’il y avait eu des… hum… des difficultés entre ma mère et toi, mais rien n’est irréparable en ce monde. Tu sais à quel point la reine peut être impulsive, à l’occasion. Elle se ressaisira et te rappellera à Caemlyn, je n’en doute pas un instant.
— Ce qui est fait est fait, Elayne, dit Bryne avant de se tourner vers Uno.
Elayne en resta bouche bée. Nynaeve n’avait jamais vu quelqu’un qui connaissait le rang de la Fille-Héritière se montrer si expéditif avec elle.
— Uno, as-tu réfléchi à ce que je t’ai dit ? Les cavaliers du Shienar sont les meilleurs du monde et j’ai des tas de jeunes gars qui ont besoin d’une formation adéquate.
Uno plissa le front, son œil unique regardant à la dérobée Elayne et Nynaeve.
— Eh bien, comme je n’ai rien de mieux à faire… Je poserai la question à mes hommes.
Bryne tapa sur l’épaule du vétéran.
— Parfait… Et toi, Thom Merrilin ?
Le trouvère s’était placé de profil et il se lissait la moustache tout en contemplant le sol, comme s’il voulait ne pas trop exposer son visage. Mais il releva la tête et soutint le regard du seigneur.
— Jadis, j’ai connu un homme dont le nom ressemblait au tien, dit Bryne. Un joueur très doué pour un jeu particulier…
— Moi, j’ai connu un type qui te ressemblait beaucoup, répliqua Thom. Il s’est efforcé de me couvrir de chaînes, et s’il avait réussi, il m’aurait fait couper la tête.
— Elle ne remonterait pas à longtemps, ton histoire ? Parfois, les hommes font d’étranges choses pour plaire aux femmes. (Bryne regarda Siuan et secoua la tête.) Disputerais-tu une partie de pierres contre moi, maître Merrilin ? Je déplore souvent de ne pas avoir un partenaire qui pratique ce jeu à merveille, comme dans les plus hautes sphères du pouvoir.
Thom fronça les sourcils, comme Uno, mais il continua à soutenir le regard du seigneur.
— Je veux bien jouer une partie ou deux, à condition de connaître les enjeux. Et si tu veux bien comprendre que je ne passerais pas le restant de mes jours à jouer avec toi. Traîner trop longtemps au même endroit me donne des fourmis dans les jambes…
— Tant que tu n’en auras pas au milieu d’une partie cruciale…, lâcha Bryne, glacial. Venez avec moi, tous les deux. Et n’espérez pas dormir beaucoup. Ici, tout aurait dû être fait hier, à part ce qui devrait être fini depuis une semaine. (Il se tourna vers Siuan.) Mes chemises étaient d’une propreté douteuse, aujourd’hui…
Sur ces mots, il s’éloigna, entraînant Thom et Uno avec lui. Siuan le regarda un moment, ses yeux lançant des éclairs, puis, toujours furibonde, elle se tourna vers Min, qui fit une grimace et partit en direction des cuisines, comme Leane.
Nynaeve n’avait pas compris un traître mot à tout ce qui venait de se dire. Et quelle audace avaient ces hommes ! Se permettre de parler devant elle comme si elle était absente, et en tenant des discours incompréhensibles ! Mais elle avait déjà perdu assez de temps avec eux.
— Une chance qu’il n’ait pas besoin d’un pisteur, fit Juilin.
Visiblement mal à l’aise, il lorgnait Siuan à la dérobée. Pour lui, apprendre l’identité de la jeune femme avait été un choc. Et Nynaeve n’aurait pas parié qu’il avait compris qu’elle était calmée et ne dirigeait plus les Aes Sedai. En tout cas, devant elle, il était impressionné.
— Bryne m’a pratiquement ignorée…, soupira Elayne. Qu’il y ait des problèmes entre ma mère et lui ne lui donne pas le droit de… Mais je m’occuperai plus tard du seigneur Gareth. Nynaeve, je dois parler à Min.
L’ancienne Sage-Dame emboîta le pas à sa compagne – les réponses de Min promettaient d’être intéressantes – mais Siuan lui prit le poignet d’une main de fer.
La Siuan Sanche qui courbait l’échine devant les Aes Sedai n’était plus qu’un souvenir. Ici, personne ne portait le châle. Gratifiant Juilin d’un regard glacial, elle parla sans élever le ton, car elle n’en avait pas besoin.
— Attention aux questions que tu poses, pisteur de voleurs, si tu ne veux pas te retrouver sur l’étal d’un poissonnier, vidé de tes entrailles !
Quand Siuan riva ses yeux bleus sur Marigan puis sur Birgitte, la première fit la moue comme si elle venait de goûter un fruit amer et la seconde elle-même tressaillit.
— Vous deux, mettez-vous en quête de Theodrin, une Acceptée, et demandez-lui de vous trouver un endroit où dormir. Ces enfants devraient déjà être couchés. Eh bien, qu’attendez-vous ? Exécution !
Avant que les deux femmes se soient mises en mouvement, Birgitte réagissant plus vite que Marigan, Siuan se tourna vers Nynaeve.
— J’ai des questions à te poser. On t’a ordonné de coopérer, et tu devrais le faire, si tu ne veux pas d’ennuis.
Comme prise dans un tourbillon, Nynaeve se laissa entraîner par Siuan, qui s’engouffra dans un escalier à la rampe réparée avec des planches brutes, puis remonta en trombe un couloir au plancher usé et entra dans une petite pièce où se trouvaient deux lits superposés. Prenant le seul tabouret, Siuan fit signe à Nynaeve de s’asseoir sur le lit du bas. Histoire de montrer son indépendance, la jeune femme choisit de rester debout.
Balayant la chambre du regard, elle vit une coiffeuse bancale sur laquelle reposaient un broc et une cuvette. Quelques robes pendaient à des patères, et ce qui semblait être une paillasse était enroulé dans un coin.
En moins d’une journée, Nynaeve était tombée très bas. Mais Siuan, elle, avait plongé au fond d’un abîme. Tout compte fait, elle ne risquait pas d’être un gros problème, même si ses yeux, eux, n’avaient pas changé.
— Reste debout si ça t’amuse, petite. L’anneau… Pour l’utiliser, il n’y a pas besoin de canaliser le Pouvoir ?
— Non. Vous… (Non, pas question de s’en laisser imposer !) Tu m’as entendue dire à Sheriam que…
— N’importe qui peut s’en servir ? Une femme qui ne sait pas canaliser ? Un homme ?
— Un homme, peut-être, oui… (En général, un ter’angreal qui n’avait pas besoin du Pouvoir fonctionnait pour les deux sexes.) N’importe quelle femme, c’est certain.
— Dans ce cas, tu vas m’apprendre à l’utiliser.
Nynaeve arqua un sourcil. Ce pouvait être un moyen d’obtenir ce qu’elle voulait. Sinon, elle en avait un autre. Enfin, peut-être…
— Les Aes Sedai sont informées ? Quand il a été question de leur apprendre à se servir de l’anneau, ton nom n’a jamais été mentionné.
— Elles ne savent rien… (Pas ébranlée le moins du monde, Siuan eut un sourire mauvais.) Et elles continueront à ne rien savoir. Sinon, elles apprendront qu’Elayne et toi vous êtes fait passer pour des Aes Sedai, après votre départ de Tar Valon. Moiraine est peut-être indulgente avec Egwene – si cette gamine n’a pas également fait ce coup-là, c’est que je ne sais plus distinguer un nœud de cabestan d’un nœud de grappin ! – mais Sheriam, Carlinya et les autres… Avant d’en avoir terminé avec vous, elles vous auront fait couiner comme des grondins blessés. Oui, bien longtemps avant d’en avoir fini…
— C’est ridicule, dit Nynaeve.
S’avisant soudain qu’elle était assise au bord du lit, elle ne parvint pas à se souvenir du moment où elle l’avait fait. Thom et Juilin tiendraient leur langue, c’était sûr. Et personne d’autre ne savait. Elle allait devoir en parler à Elayne…
— Nous n’avons rien fait de tel.
— Ne me prends pas pour une idiote, gamine ! Si j’avais eu besoin d’une confirmation, je l’aurais eue dans tes yeux. Ton estomac menace de se retourner, pas vrai ?
Ça, on pouvait le dire !
— Pas du tout ! Si je t’enseigne quelque chose, ce sera parce que je le veux bien. (Ce qui lui restait de compassion pour Siuan déserta Nynaeve, bien décidée à ne pas se laisser malmener.) Si je le fais, il me faudra quelque chose en échange : vous étudier, toi et Leane. Je veux découvrir si une femme calmée peut être… guérie.
— C’est impossible, lâcha Siuan. Et maintenant…
— À part la mort, tout devrait être guérissable.
— La réponse est dans le « devrait », gamine ! Leane et moi avons reçu l’assurance qu’on nous laisserait en paix. Si tu veux savoir ce qui arrive aux femmes qui nous molestent, demande à Faolain ou à Emara. Elles n’étaient pas les premières, ni les pires, mais elles ont crié le plus longtemps.
Au bord de la panique, Nynaeve avait failli oublier qu’il lui restait un autre moyen de faire pression sur Siuan. Enfin, peut-être. Si elle avait bien interprété un seul regard…
— Que dirait Sheriam si elle savait que Leane et toi n’êtes pas le moins du monde fâchées ? (L’ancienne Chaire d’Amyrlin ne réagit pas.) Les Aes Sedai croient vous avoir à leur botte, c’est ça ? Plus vous houspillez quelqu’un qui ne peut pas se défendre, plus elles croient à votre sincérité quand vous leur obéissez au doigt et à l’œil. Une telle comédie a suffi pour leur faire oublier que vous avez travaillé main dans la main des années durant, ta Gardienne des Chroniques et toi ? Ou les avez-vous convaincues qu’être calmées a tout changé en vous, pas seulement votre apparence ? Quand elles s’apercevront que vous avez comploté dans leur dos, tirant les ficelles comme si elles étaient des marionnettes, vous crierez plus fort que n’importe quel grondin ! Quoi que soit un grondin !
Siuan n’avait même pas cillé. À l’évidence, elle était résolue à garder son calme et à ne rien avouer. Mais ce regard fugitif qu’elle avait échangé avec Leane, Nynaeve ne l’avait pas inventé.
— Je veux pouvoir vous étudier chaque fois que l’envie m’en prendra. Et Logain aussi.
Au fond, il y avait peut-être là aussi des informations à glaner. Les hommes étant différents, ce serait une façon d’aborder la question sous un autre angle. Bien entendu, même si elle découvrait comment faire, elle ne guérirait pas le faux Dragon. Pour le salut de tous, il fallait que Rand sache canaliser le Pouvoir. Ce n’était pas une raison pour lâcher sur le pauvre monde un autre mâle doté de cette arme.
— Si tu refuses, tu peux dire adieu à l’anneau de pierre et à Tel’aran’rhiod.
Qu’espérait Siuan dans le Monde des Rêves ? Sans doute revivre les sensations qu’elle éprouvait lorsqu’elle était encore une Aes Sedai. La gorge bizarrement serrée à cette idée, Nynaeve dut éliminer impitoyablement ces ultimes relents de compassion.
— Et si tu parles de ton histoire absurde – Elayne et moi, nous faire passer pour des Aes Sedai ! – je dirai tout sur ta fausse fâcherie avec Leane. Elayne et moi vivrons peut-être des moments désagréables jusqu’à ce que la vérité soit établie, mais ensuite, tu crieras aussi longtemps que Faolain et Emara réunies.
Toujours pas de réaction. Comment Siuan parvenait-elle à rester si impassible ? Contrairement à ce que Nynaeve croyait, ce n’était donc pas une caractéristique liée à l’état d’Aes Sedai ? Pour sa part, elle avait les lèvres sèches – et pas un poil de sec sinon. Si elle s’était trompée, et si Siuan était prête à une partie de bras de fer, elle n’avait aucun doute sur l’identité de la perdante…
— J’espère que Moiraine est parvenue à garder la colonne vertébrale d’Egwene plus souple que la tienne…
Nynaeve ne comprit pas vraiment la remarque, mais elle n’avait pas le temps de s’attarder dessus.
Siuan tendit la main et se pencha légèrement en avant.
— Garde mes secrets et je garderai les tiens. Et si tu m’apprends à utiliser l’anneau, tu pourras étudier tant que tu voudras deux pauvres femmes calmées et un faux Dragon apaisé.
Alors qu’elle scellait le pacte en serrant la main de Siuan, Nynaeve eut du mal à retenir un soupir de soulagement. Elle avait réussi ! Depuis ce qui lui semblait une éternité, quelqu’un avait tenté de la brusquer et avait essuyé un cinglant échec. De quoi lui donner le courage d’affronter Moghedien. Enfin, presque…
Elayne rattrapa Min après qu’elle fut sortie de l’auberge par la porte de derrière, et elle marcha à ses côtés. Deux ou trois chemises blanches pliées sur un bras, Min traversa la cour qui, à la lumière du soleil couchant, évoquait plutôt un champ fraîchement retourné, l’énorme souche de ce qui devait avoir été un chêne géant se dressant au milieu. Les écuries de pierre au toit de chaume n’ayant pas de porte, Elayne put parfaitement voir les hommes qui allaient et venaient entre les stalles toutes remplies. À l’ombre du bâtiment, spectacle curieux, Leane parlait avec un colosse plutôt mal vêtu qui devait être un forgeron… ou un bagarreur invétéré. Le plus curieux, c’était la façon dont Leane se tenait près du type, la tête inclinée pour le regarder. Puis elle lui tapota la joue, se retourna et repartit à la hâte vers l’auberge. Après l’avoir suivie des yeux, le colosse se détourna et disparut dans les ombres.
— Ne me demande surtout pas ce qu’elle mijote, dit Min. Des gens étranges viennent les voir, Siuan et elle, et avec certains hommes… Eh bien, tu as vu.
Elayne ne s’intéressait pas vraiment à ce que faisait Leane. Mais à présent qu’elle était seule avec Min, elle ne savait plus trop comment en venir là où elle le désirait.
— Que fais-tu avec ces chemises ?
— La blanchisseuse… Tu ne peux pas savoir à quel point il est plaisant de voir Siuan être la souris, pour une fois. Elle ne sait pas si l’aigle veut la manger ou la transformer en animal domestique – en tout cas, elle a autant le choix que ses victimes, naguère. C’est-à-dire aucun !
Elayne dut accélérer le pas pour ne pas se faire semer. Tout ça était bien beau, mais ça ne l’aidait pas du tout.
— Savais-tu ce que Thom allait proposer ? Cela précisé, nous restons.
— Je l’avais bien dit… Et pas à cause d’une vision.
Min ralentit de nouveau le pas lorsqu’elle s’engagea dans un passage étroit encombré de broussailles, entre le côté des écuries et un muret à demi écroulé.
— Je pensais simplement que vous ne renonceriez pas, Nynaeve et toi, à reprendre votre formation. Tu es avide d’apprendre, et elle aussi, même si elle refuserait de l’admettre sous la torture. J’espérais me tromper, parce que je serais partie avec vous. Au moins, je… (Min marmonna quelques imprécations inaudibles.) Ce trio qui vous accompagne sera une source d’ennuis – et ça, c’est une vision !
Voilà l’ouverture qu’attendait Elayne. Pourtant, au lieu de s’y engouffrer, elle demanda :
— Tu veux parler de Marigan, Nicola et Areina ? Comment pourraient-elles nous attirer des ennuis ?
Hélas, seul un idiot n’aurait pas tenu compte des visions de Min.
— Je ne sais rien de précis… J’ai capté des fragments d’aura, et seulement du coin de l’œil. Jamais quand je les regardais de face, là où j’aurais pu en apprendre plus. Peu de gens ont une aura en permanence, sais-tu ? Elles auront peut-être la langue trop longue. Y aurait-il des choses que tu préférerais cacher aux Aes Sedai ?
— Sûrement pas ! s’écria Elayne, ce qui lui valut un regard en coin de sa compagne. En tout cas, rien que nous aurions pu éviter de faire… Et de toute façon, les réfugiées ne peuvent pas être au courant.
Cette conversation l’éloignait de son objectif. Prenant une grande inspiration, elle décida de se jeter à l’eau.
— Min, tu as eu une vision qui nous concernait, Rand et moi. Pas vrai ?
Elayne fit encore deux pas avant de s’apercevoir que Min s’était arrêtée.
— Oui…
Une réponse pleine de méfiance.
— Tu as vu que nous allions tomber amoureux l’un de l’autre.
— Pas exactement… Je t’ai vue éprise de lui. Sur ses sentiments pour toi, je ne sais rien, sauf qu’il est lié à toi d’une certaine façon.
Elayne fit la moue. C’était à peu près ce qu’elle s’attendait à entendre, mais pas ce qu’elle avait eu envie de se faire dire.
« Avec les souhaits et les désirs, on s’emmêle les pinceaux, et avec la réalité, on marche d’un pas assuré. »
Un autre dicton de Lini. Et une leçon à retenir…
— Tu as vu qu’il y aurait une autre femme… quelqu’un avec qui je devrais le partager.
— Deux autres femmes…, souffla Min. Deux. Et je suis l’une des deux.
La bouche ouverte sur sa question suivante, Elayne la ravala et couina :
— Toi ?
— Oui, moi ! Tu crois que je ne peux pas aimer ? Je ne voulais pas, mais c’est arrivé, et voilà tout !
Min repartit à grandes enjambées. Cette fois, la Fille-Héritière eut besoin de plus de temps pour la rattraper.
Eh bien, ça expliquait pas mal de choses, en particulier pourquoi Min avait toujours éludé le sujet. Et aussi ces nouvelles broderies, sur les revers de sa veste. Et ce léger fard sur ses joues, sauf si la Fille-Héritière se faisait des idées…
Comment est-ce que je prends cette nouvelle ?
Bizarrement, elle aurait été incapable de le dire.
— Qui est la troisième ?
— Je ne sais pas… La seule indication que j’ai, c’est qu’elle a un sacré caractère ! Mais il ne s’agit pas de Nynaeve, grâce en soit rendue à la Lumière ! Je doute que j’aurais pu survivre à ça… (Min regarda une nouvelle fois Elayne de biais.) Quelles conséquences ça aura entre nous deux ? Elayne, je t’aime bien. Je n’ai pas de sœur, et parfois, il me semble que… Je veux être ton amie, et je ne cesserai pas de t’apprécier, quoi qu’il arrive, mais je ne peux pas m’empêcher de l’aimer.
— Je n’apprécie pas beaucoup l’idée de partager un homme…, fit Elayne.
Un euphémisme, à tout le moins.
— Moi non plus, pourtant… Elayne, j’ai honte de l’avouer, mais je ferai tout pour l’avoir. Toutes les deux, nous n’avons pas le choix… Il a bouleversé ma vie, par la Lumière ! Penser à lui suffit à m’embrouiller les idées.
Min semblait ne pas savoir s’il fallait en rire ou en pleurer.
Elayne expira très lentement. Ce n’était pas la faute de Min. Au fond, ne valait-il pas mieux que ce soit elle plutôt qu’une autre, par exemple Berelain, ou toute autre chipie qu’elle n’aurait pas pu supporter ?
— Ta’veren…, dit-elle. Le monde se tisse autour de lui. Nous sommes des copeaux de bois emportés par un cyclone. Mais il me semble me rappeler une promesse que nous nous sommes faite un jour, Egwene, toi et moi. Ne jamais laisser un homme gâcher notre amitié. Min, nous surmonterons cette épreuve. Et quand nous saurons qui est la troisième… Eh bien, nous surmonterons ça aussi. D’une façon ou d’une autre…
Une troisième femme ? Pas Berelain ! Par le sang et les cendres !
— D’une façon ou d’une autre, oui… En attendant, nous sommes coincées ici, toi et moi. Je sais qu’il y a une troisième femme, je ne peux rien y faire, et j’ai déjà eu assez de mal à me faire à l’idée que tu… Les Cairhieniennes ne sont pas toutes comme Moiraine. À Baerlon, j’ai un jour vu une noble du Cairhien. Extérieurement, elle aurait pu faire passer Moiraine pour une émule de Leane, mais si tu avais entendu certaines de ses allusions. Et vu ses auras ! Avec elle, pas un seul homme en ville n’était en sécurité, à moins d’être laid, boiteux ou bossu ou mieux encore, raide mort !
Elayne eut un des fameux soupirs, mais elle parvint à parler d’un ton dégagé :
— Ne te mets donc pas martel en tête ! Nous avons une autre sœur, toi et moi. Tu ne l’as jamais rencontrée, mais Aviendha garde l’œil et le bon sur Rand, et il ne peut pas faire dix pas sans son escorte de Promises de la Lance.
Une Cairhienienne ? Au moins, Elayne connaissait Berelain. Sur elle, elle avait des informations, et… Non, elle n’allait pas se ronger les sangs comme une gamine idiote ! Une adulte prenait le monde comme il était et en tirait le meilleur.
Mais qui était-ce donc ?
Les deux femmes arrivèrent dans une cour à ciel ouvert au sol couvert de cendres froides. De grands chaudrons à la couleur passée, là où on avait enlevé la rouille, étaient disposés tout au long du mur circulaire défoncé en plusieurs endroits par les arbres qui poussaient à l’extérieur. Alors qu’on n’y voyait presque plus, deux chaudrons continuaient à reposer au-dessus d’un feu et trois novices, les cheveux poisseux de sueur et les jupes relevées, étaient encore penchées sur des planches à laver immergées dans de grands baquets d’eau savonneuse.
Elayne jeta un coup d’œil aux chemises pliées sur le bras de Min, puis elle s’unit au saidar.
— Laisse-moi te donner un coup de main.
Canaliser le Pouvoir quand on avait écopé d’une corvée était interdit – les bienfaits de l’effort physique, affirmaient les Aes Sedai – mais cette règle ne s’appliquait pas en l’occurrence. Si Elayne tordait et retordait les chemises dans l’eau comme il le fallait, pourquoi Min aurait-elle dû se mouiller les mains ?
— Raconte-moi tout. Siuan et Leane ont-elles tant changé que ça ? Et comment es-tu arrivée ici ? Logain y est-il pour de bon ? Et que signifie cette histoire de blanchisseuse ? Je veux tout savoir.
Min parut ravie de pouvoir changer de sujet.
— Pour ça, il faudrait une semaine… Mais je vais essayer. Pour commencer, j’ai aidé Siuan et Leane à s’évader de la cellule où Elaida les avait fait enfermer. Ensuite…
Non sans émettre les exclamations requises aux moments idoines du récit de Min, Elayne recourut à un tissage d’Air pour faire léviter un des chaudrons encore posés sur des flammes. Habituée à accomplir des exploits que certaines Aes Sedai auraient été incapables d’imiter, elle ne remarqua même pas le regard stupéfié des novices.
Qui était la troisième femme ? Aviendha avait sacrément intérêt à être vigilante !