36 Un nouveau nom

Un long moment, Elayne veilla sur le sommeil de Birgitte – si ce n’était pas un coma – et elle l’entendit murmurer d’un ton désespéré :

— Attends-moi, Gaidal… Attends-moi… J’arrive…

L’héroïne se tut et recommença à respirer faiblement. Moins faiblement qu’au début ? Peut-être, mais elle semblait toujours très mal en point. Plus à l’article de la mort, mais loin d’être tirée d’affaire.

Nynaeve revint au bout d’une heure, les pieds tout crottés et les joues maculées de larmes récentes.

— Je ne pouvais pas rester loin d’elle, dit-elle en raccrochant sa cape à la patère. Tu vas dormir, et je la veillerai. C’est mon devoir.

Elayne se leva et tira sur sa jupe. S’occuper de Birgitte aiderait peut-être Nynaeve à se remettre les idées en place.

— Je doute de pouvoir dormir, même si je suis épuisée… Je crois que je vais aller faire un tour aussi.

Nynaeve acquiesça et prit la place de la Fille-Héritière sur la couchette, ses pieds sales pendant dans le vide.

À la vive surprise d’Elayne, Thom et Juilin ne dormaient pas non plus. Assis en tailleur autour d’un petit feu, ils fumaient leur pipe à long tuyau. Thom avait rentré sa chemise dans son pantalon et Juilin avait enfilé sa veste sur son torse nu – en remontant les manches. Avant de rejoindre les deux hommes, Elayne jeta un coup d’œil autour d’elle. Rien ne bougeait et on ne voyait aucune lumière à part celle du petit feu et la lueur filtrant des fenêtres de la roulotte.

Muets tandis que la Fille-Héritière s’installait, Thom et Juilin échangèrent un regard. Le trouvère acquiesçant, le pisteur de voleurs ramassa un objet gisant sur le sol et le tendit à la jeune femme.

— C’était à l’endroit où elle s’est écroulée, comme si c’était tombé de sa main.

Elayne saisit délicatement la flèche d’argent. Même l’empennage semblait en métal précieux.

— Caractéristique…, fit Thom en mâchouillant le tuyau de sa pipe. Si on ajoute la natte… Tous les récits la mentionnent. Encore que, dans certains, je pense qu’il s’agit d’elle, sous d’autres noms, et elle ne l’a pas. Enfin, pas toujours…

— Je me fiche des récits…, lâcha Juilin, aussi calme que le trouvère.

Mais pour les énerver, ces deux-là, il fallait se lever tôt.

— C’est elle ? Sinon, ce serait plutôt embêtant… Une femme qui apparaît au milieu de la nuit, toute nue… Dans quel pétrin nous avez-vous fourrés, Na… Nana et toi ?

En fait, Juilin était perturbé, car d’habitude, il ne bafouillait pas. Tirant à peine sur sa pipe, Thom attendait.

Feignant de l’étudier, Elayne fit tourner la flèche entre ses doigts.

— C’est une amie, dit-elle.

Tant que Birgitte ne l’en aurait pas délivrée, sa promesse la lierait.

— Pas une Aes Sedai, mais quelqu’un qui nous aidait… (Les deux hommes tendirent l’oreille, attendant la suite.) Pourquoi n’as-tu pas donné la flèche à Nynaeve ?

De nouveau, Thom et Juilin se regardèrent. Au moins en présence des femmes, les hommes semblaient pouvoir tenir de longues conversations rien qu’avec les yeux. Là, Elayne n’eut pas besoin d’un discours pour comprendre ce qu’ils pensaient de ses « cachotteries ». D’autant plus qu’ils avaient tout compris. Mais elle avait donné sa parole.

— Nana semblait bouleversée, répondit Juilin en tirant sur sa pipe.

Thom retira la sienne de sa bouche et souffla dans sa moustache blanche.

— Bouleversée ? Elle est sortie pieds nus, l’air perdue, et quand j’ai proposé de l’aider, elle ne m’a pas giflé. Au contraire, elle a pleuré contre mon épaule. (Il froissa sa chemise de lin, visiblement agacé qu’elle soit toute trempée.) Elayne, elle s’est excusée de toutes les méchancetés qu’elle m’a dites, à savoir à peu près chaque mot qu’elle a prononcé en ma présence ! Elle a parlé d’être fouettée, ou de l’avoir été, je n’ai pas trop compris. On ne peut pas dire que son discours était très cohérent. Elle s’est même traitée de lâche et de sale tête de pioche. Je ne sais pas ce qu’elle a, mais ça ne va pas fort.

— J’ai connu une femme qui se comportait comme ça, dit Juilin. En se réveillant, elle avait surpris un voleur dans sa chambre et l’avait poignardé en plein cœur. En allumant la lumière, elle a vu qu’il s’agissait de son mari, dont le bateau était revenu au port plus tôt que prévu. Elle a erré comme une folle durant un mois, ressemblant à Nynaeve, puis elle s’est pendue.

— Je n’aime pas te laisser un tel fardeau sur les épaules, mon enfant, dit Thom, mais tu es la seule qui puisse l’aider. Quand un homme est au quatrième dessous, je sais que faire. Un bon coup de pied peut suffire. Sinon, une cuite et une jolie fille de…

Il fit mine d’avoir une quinte de toux, histoire de laisser sa phrase inachevée. Depuis qu’il se prenait pour son vieux père, le trouvère semblait parfois considérer qu’Elayne avait douze ans.

— Qu’importent les détails ! Avec une femme, je ne sais pas m’y prendre. Et même si Juilin adorerait la cajoler sur ses genoux, je doute qu’elle lui en serait reconnaissante.

— Je préférerais cajoler un piranha, grommela le pisteur de voleurs, mais sans la conviction qu’il aurait eue la veille.

Comme Thom, il s’inquiétait, mais il semblait moins disposé à le montrer.

— Je ferai de mon mieux, assura Elayne sans cesser de faire tourner la flèche entre ses doigts.

Thom et Juilin étaient deux braves types, et elle détestait leur mentir ou leur cacher des choses. Sauf quand c’était absolument nécessaire, bien entendu. Nynaeve affirmait qu’on manipulait les hommes pour leur propre bien, certes, mais il y avait quand même une limite à ne pas dépasser. Par exemple, les entraîner vers le danger sans les informer de sa nature…

En conséquence, Elayne leur parla de Tel’aran’rhiod, des Rejetés qui arpentaient le monde et de Moghedien. En s’autorisant quelques omissions, bien entendu. À Tanchico, certains événements s’étaient révélés bien trop humiliants pour elle, l’incitant à les garder dans l’ombre. Sur l’identité de Birgitte, elle avait un engagement à tenir, et rien n’imposait qu’elle entre dans les détails au sujet de ce que Moghedien avait infligé à Nynaeve. Évidemment, ces restrictions compliquaient un peu la tâche, quand il s’agissait d’expliquer les événements de la nuit, mais Elayne s’en tira avec maestria.

Quand elle eut dit aux deux hommes tout ce qu’elle estimait normal qu’ils sachent, ils parurent prendre conscience pour la première fois de l’importance de l’enjeu de toute cette histoire. Et de la puissance de leurs adversaires. Pas seulement de l’Ajah Noir – encore que la confirmation de son existence leur ait fait ouvrir de grands yeux – mais aussi des Rejetés, et en particulier de Moghedien, qui s’acharnait sur Nynaeve et sur Elayne.

La Fille-Héritière insista sur un point : Nynaeve et elle avaient l’intention de traquer la Rejetée en retour, et toute personne proche d’elles risquait d’être prise entre le chasseur et le gibier – et ce dans toutes les configurations possibles.

— Maintenant que vous savez tout, conclut Elayne, le choix de rester ou de partir vous appartient.

Elle n’ajouta rien, et s’efforça de ne pas regarder Thom. Elle espérait presque désespérément qu’il resterait, mais il ne fallait surtout pas qu’il pense qu’elle le suppliait d’une façon ou d’une autre.

— Je ne t’ai pas encore appris la moitié de ce que tu devras savoir pour être une aussi bonne reine que ta mère, marmonna le trouvère, tentant de paraître plus bougon que nature. (Il gâcha son effet en écartant du bout d’un doigt une mèche teinte en noir qui vagabondait sur le front d’Elayne.) Mon enfant, tu ne te débarrasseras pas de moi si facilement ! J’entends faire de toi une experte du Daes Dae’mar, et tant pis si je dois te crier dans les oreilles jusqu’à ce que tu sois sourde ! De plus, je ne t’ai même pas encore enseigné comment manier un couteau. J’ai essayé, avec ta mère, mais selon elle, une reine peut toujours demander à un homme de jouer du couteau pour elle, quand c’est nécessaire. À mon sens, ce n’est pas la bonne façon de voir les choses.

Elayne se pencha et posa un baiser sur la joue ridée du trouvère, qui sursauta, sourcils froncés, puis sourit et remit sa pipe dans sa bouche.

— Tu peux m’embrasser aussi, lâcha froidement Juilin. Rand al’Thor se servira de mes intestins pour pêcher si je ne te restitue pas à lui en aussi bonne santé que lorsque tu l’as quitté.

Elayne pointa fièrement le menton.

— Juilin, je refuse que tu restes à cause de Rand !

La « restituer » ? Et quoi encore ?

— Tu dois rester uniquement si tu le veux. Et je ne te dégage pas de ta promesse d’obéir sans discuter.

Voyant que Thom souriait de la sortie du pisteur de voleurs, Elayne ajouta :

— Même chose pour toi, messire le trouvère !

Satisfaite par la surprise évidente de l’artiste, elle revint à Juilin :

— C’est moi et Nynaeve que tu dois suivre, en sachant contre quels ennemis ça implique de te battre. Sinon, tu peux faire tes bagages et t’en aller. Je te fais cadeau de ta monture…

Le teint plus sombre encore qu’à l’accoutumée, Juilin se redressa, le dos droit comme un poteau.

— Je n’ai jamais abandonné une femme en danger ! (Il braqua sur Elayne le tuyau de sa pipe.) Si tu me renvoies, je te suivrai comme un bateau qui colle à la poupe d’un autre dans une course-poursuite.

Ce n’était pas exactement l’engagement qu’attendait Elayne, mais ça devrait suffire.

— Dans ce cas, l’affaire est réglée.

Se levant, la Fille-Héritière se tint bien droite, la flèche d’argent contre son flanc, et prit soin d’afficher sa supériorité naturelle. Avec un peu de chance, les deux gaillards auraient compris qui commandait.

— L’aube ne tardera plus tant que ça, dit-elle.

Rand avait-il eu l’audace d’ordonner à Juilin de lui « restituer » une femme ? En tout cas, parce que ça l’avait amusé, Thom allait devoir subir les mêmes conséquences que le pisteur de voleurs. Et ce serait bien fait pour lui !

— Vous allez éteindre ce feu et dormir, c’est compris ? Pas de discussion, Thom ! Si tu ne te reposes pas, tu ne seras bon à rien demain.

Docilement, les deux hommes recouvrirent leur feu de terre. Mais lorsqu’elle atteignit le marchepied de la roulotte, Elayne entendit le trouvère murmurer :

— Parfois, on croirait entendre sa mère.

— Dans ce cas, je suis content de ne jamais l’avoir rencontrée… On joue le premier tour de garde à pile ou face ?

— Si tu veux !

Elayne faillit revenir sur ses pas, mais elle se surprit à sourire.

Les hommes ! pensa-t-elle avec une sincère tendresse.

Dès qu’elle fut entrée dans la roulotte, sa bonne humeur se volatilisa.

Assise au bord de la couchette, s’y accrochant des deux mains, Nynaeve luttait contre le sommeil pour continuer à veiller sur Birgitte. Et ses pieds étaient toujours crasseux.

Elayne rangea la flèche d’argent dans un placard, derrière des sacs de légumes secs, et se félicita que sa compagne n’ait pas daigné lui jeter un coup d’œil. La vue du projectile, dans ce contexte, n’aurait sûrement pas remonté le moral de Nynaeve. Mais qu’est-ce qui pouvait le faire ?

— Nynaeve, il est grand temps de te laver les pieds et de dormir un peu.

— Mes pieds ? Plaît-il ? Je dois veiller sur Birgitte.

Bien, il allait falloir y aller étape par étape.

— Tes pieds sont sales, donc, il faut que tu les laves.

Perplexe, Nynaeve baissa les yeux sur ses pieds, puis elle acquiesça. S’emparant du grand broc posé à côté de la cuvette, elle renversa copieusement de l’eau et fit encore moult éclaboussures en se lavant. Quand elle eut fini, au lieu de commencer à s’essuyer avec une serviette, elle reprit place sur la couchette.

— Il faut que je la veille, au cas où… Elle a appelé Gaidal, une fois…

Elayne fit basculer sa compagne sur le matelas.

— Tu dois dormir ! Tes yeux se ferment tout seuls.

— Non, marmonna Nynaeve en tentant de se relever malgré la pression d’Elayne sur ses épaules. Je dois veiller sur elle !

Comparés à l’ancienne Sage-Dame, les deux hommes auraient pu passer pour des êtres raisonnables et dociles. Et même si Elayne en avait eu l’intention, elle n’aurait pas pu lui faire prendre une cuite et encore moins lui trouver – eh bien, un joli garçon, dans ce cas précis. La compassion et le bon sens, en tout cas, venaient de faire un bide retentissant. Ce qui laissait le bon coup de pied aux fesses…

— J’en ai assez de t’écouter pleurnicher sur ton sort ! s’écria Elayne. Tu vas t’endormir vite, et demain, je ne veux plus entendre un mot sur l’être misérable et dépourvu de valeur que tu crois être. Si tu ne peux pas te comporter comme une femme raisonnable, je demanderai à Cerandin de te faire deux yeux au beurre noir, histoire de remplacer celui dont je t’ai débarrassée. En passant, tu ne m’as même pas remerciée… Et maintenant, on dort !

Nynaeve écarquilla les yeux – apparemment, elle ne semblait plus avoir envie de pleurer – mais la Fille-Héritière les lui ferma avec ses doigts. La résistance ne fut que symbolique, et quelques instants plus tard, le sommeil emporta l’ancienne Sage-Dame sur ses ailes.

Avant de se redresser, Elayne lui tapota l’épaule. Avec un peu de chance, ce serait une nuit paisible, Lan peuplant ses rêves. Sinon, même un sommeil de piètre qualité vaudrait mieux que cette stérile veillée.

Luttant contre un bâillement, Elayne se pencha pour examiner Birgitte. Respirait-elle mieux ? Son teint était-il moins blême ? Incapable de le dire, la jeune femme conclut qu’il ne restait plus qu’à attendre et qu’à espérer.

Les lampes ne dérangeant aucune des deux dormeuses, elle décida de ne pas les éteindre. Ça l’aiderait à ne pas s’endormir, songea-t-elle en s’asseyant entre les deux couchettes. Bien entendu, ayant fait tout ce qu’elle pouvait, comme Nynaeve, elle n’avait aucune raison de veiller. Mais bon…

Sans vraiment s’en apercevoir, Elayne s’adossa contre la paroi avant de la roulotte et son menton tomba peu à peu sur sa poitrine…

Le rêve se révéla plaisant, bien que très étrange. Alors que Rand était agenouillé devant elle, Elayne lui posait une main sur la tête… et faisait de lui son Champion. Enfin, un de ses Champions… Car elle allait devoir choisir l’Ajah Vert, maintenant qu’elle était liée à Birgitte.

Des femmes assistaient à la cérémonie, leur visage changeant chaque fois qu’elle les regardait. Nynaeve, Min, Moiraine, Aviendha, Berelain, Amathera, Liandrin, et d’autres qu’elle ne connaissait pas. Qui qu’elles soient, elle avait conscience de devoir partager Rand avec elles, car dans ce rêve, elle avait la certitude que c’était le sens de la vision de Min.

Hésitant encore sur ce qu’elle pensait de cela – elle aurait aimé lacérer de ses ongles plusieurs de ces visages –, Elayne songea cependant que la volonté de la Trame devait être accomplie. Cela dit, elle avait quelque chose que les autres ne pourraient jamais avoir : le lien qui existait entre un Champion et son Aes Sedai.

— Où sommes-nous ? demanda Berelain, si belle avec ses cheveux noirs qu’Elayne eut envie de lui montrer les dents.

La Première Dame portait la robe écarlate que Luca voulait à toute force faire endosser à Nynaeve. Pour elle, exhiber ses charmes était une seconde nature.

— Réveille-toi ! dit une voix. Ce n’est pas Tel’aran’rhiod !

Elayne s’éveilla en sursaut et découvrit que Birgitte, à demi penchée hors de la couchette, lui secouait faiblement un bras. Le visage toujours très pâle et moite de sueur, comme si elle avait de la fièvre, l’héroïne fixait cependant la Fille-Héritière avec des yeux pleins de lucidité.

— Ce n’est pas Tel’aran’rhiod… (Bien que ce ne fût pas une question, Elayne acquiesça.) Je me souviens de tout… Je suis ici telle qu’en moi-même, et je me souviens. Tout est changé ! Gaidal est quelque part, mais il n’est qu’un bébé ou peut-être un petit garçon. Même si je le trouve, que pensera-t-il d’une femme largement en âge d’être sa mère ?

Birgitte se frotta les yeux en grommelant :

— Je ne pleure pas ! Je n’ai jamais pleuré ! Je m’en souviens très bien, que la Lumière m’en soit témoin !

Elayne se redressa sur les genoux.

— Tu le trouveras, Birgitte, souffla-t-elle.

Nynaeve semblait bien dormir, si on se fiait aux ronflements réguliers qu’elle émettait, et elle n’entendait surtout pas la réveiller pour la ramener à ses problèmes.

— D’une manière ou d’une autre, tu y arriveras. Et il t’aimera, j’en suis sûre.

— Tu crois que c’est ça qui m’inquiète ? S’il ne m’aimait pas, je m’en remettrais… (Une lueur, dans les yeux de l’héroïne, trahit son mensonge.) Mais il aura besoin de moi, et je ne serai pas là. Pour son propre bien, il a toujours été beaucoup trop courageux. Si tu savais combien de fois j’ai dû le supplier d’être prudent. Et il y a plus grave. Il partira à ma recherche, sans savoir exactement ce qu’il veut et pourquoi il se sent incomplet. Nous sommes toujours ensemble. Les deux moitiés d’un tout… (Les larmes jaillirent, ruisselant sur ses joues.) Moghedien a menacé de me faire crier et pleurer pour l’éternité, et elle…

Birgitte éclata en sanglots qui semblaient lui déchirer la gorge.

Elayne la prit dans ses bras, lui murmurant des paroles de réconfort dont elle mesurait toute l’inutilité. Si on lui avait arraché Rand, comment aurait-elle réagi ? Cette seule idée manqua suffire pour qu’elle se mette à pleurer avec Birgitte, la tête posée sur la sienne.

Après un très long moment, l’héroïne cessa de sangloter. Poussant gentiment la Fille-Héritière, elle se redressa et s’essuya les joues avec les doigts.

— Je n’ai jamais pleuré comme ça, sauf quand j’étais enfant. Jamais ! (Birgitte tourna la tête vers Nynaeve, toujours endormie sur l’autre couchette.) Moghedien lui a fait très mal ? Je n’ai plus vu quelqu’un suspendu dans cette position depuis que les Tourag ont pris Mareesh.

Voyant la perplexité d’Elayne, elle précisa :

— C’est arrivé dans un autre Âge… Est-elle blessée ?

— Pas grièvement… C’est surtout psychique… Ton intervention lui a permis de s’échapper, mais seulement après… (Elayne ne put aller jusqu’au bout de sa phrase, car trop de blessures étaient trop fraîches.) Elle se fait des reproches, pensant que tout est sa faute parce qu’elle t’a demandé de l’aide.

— Si elle ne l’avait pas fait, Moghedien serait en train de la torturer… Nynaeve est aussi téméraire que Gaidal. (Le ton neutre de Birgitte contrastait fortement avec son air dévasté.) Elle ne m’a pas entraînée dans cette histoire en me tirant par les cheveux. Si elle se juge responsable des conséquences, ça signifie qu’elle s’estime aussi responsable de mes actes. (Une idée qui parut lui déplaire fortement.) Je suis une femme libre qui prend ses décisions en toute connaissance de cause. Personne ne le fait pour moi.

— Je dois dire que tu prends tout ça bien mieux que… moi, si j’étais à ta place.

Elayne avait voulu dire « que Nynaeve », mais sans y parvenir. C’était exact, mais ce qu’elle avait fini par exprimer l’était aussi…

— C’est ce que j’ai toujours dit : si tu dois monter sur l’échafaud, plaisante avec la foule, donne un pourboire au bourreau et fais le grand plongeon avec un sourire sur les lèvres. (Birgitte eut un sourire sans joie.) Moghedien a ouvert la trappe, mais je n’ai pas encore la nuque brisée. Avant que ça arrive, je vais peut-être encore la surprendre. (Soudain perplexe, elle dévisagea Elayne.) Je te sens… Je crois que je pourrais fermer les yeux et te désigner alors qu’une demi-lieue nous sépare.

Elayne prit une très profonde inspiration.

— Je t’ai liée à moi, dit-elle très vite. Tu es ma Championne. Tu agonisais, la guérison restait sans effet, et…

Birgitte regardait toujours la Fille-Héritière. Sans perplexité, désormais, mais avec des yeux énigmatiquement perçants.

— Birgitte, il n’y avait pas d’autres solutions. Sans ça, tu serais morte.

— Une Championne… Il me semble avoir entendu parler d’un précédent, mais dans une vie tellement antérieure que je n’en ai pas de souvenirs plus précis.

Elayne prit une deuxième inspiration et se força à parler :

— Tu dois savoir autre chose… Tu le découvriras tôt ou tard, et de toute façon, j’ai décidé de ne plus rien cacher aux gens qui ont le droit de savoir où je les entraîne – sauf en cas de nécessité absolue. (Encore une inspiration.) Je ne suis pas une Aes Sedai, mais seulement une Acceptée.

L’héroïne sonda un long moment le regard d’Elayne, puis elle secoua la tête…

— Une Acceptée… Pendant les guerres des Trollocs, j’ai connu une Acceptée qui s’est liée à un homme. Barashelle devait passer la dernière épreuve le lendemain, et elle ne doutait pas de recevoir le châle, mais elle craignait qu’une femme devant être élevée le même jour lui souffle son Champion. À cette époque, poussée par la nécessité, la Tour Blanche avait beaucoup raccourci la période de formation.

— Qu’est-il arrivé ? demanda Elayne.

Barashelle ? Ce nom lui semblait familier.

Croisant les mains sur sa poitrine, au-dessus de la couverture, Birgitte cala sa tête sur l’oreiller et prit un air faussement compatissant.

— Bien évidemment, ce fut découvert, et elle ne fut pas autorisée à passer l’épreuve. Nécessité ou non, une transgression pareille ne pouvait pas rester impunie. Les Aes Sedai la forcèrent à transmettre le pauvre Champion à une autre sœur, et pour lui apprendre la patience, elles la condamnèrent à travailler aux cuisines avec les marmitons et les tournebroches. Après trois ans, quand elle reçut enfin le châle, la Chaire d’Amyrlin se chargea de lui choisir un Champion. Un gaillard au visage parcheminé et au caractère de cochon nommé Anselan. Je les ai croisés quelques années plus tard, et je n’aurais su dire lequel des deux donnait des ordres à l’autre. À mon avis, Barashelle ne le savait pas non plus.

— Très désagréable, convint Elayne.

Trois ans aux cuisines… Un moment ! Barashelle et Anselan ? Mais ça ne pouvait pas être le même couple, car cette histoire ne mentionnait pas que Barashelle était une sœur. Cela dit, elle avait lu deux versions et entendu une troisième de la bouche de Thom. Toutes racontaient que Barashelle avait consenti à un long temps de service pénible pour gagner le cœur d’Anselan. En deux mille ans, un récit pouvait évoluer beaucoup…

— Très désagréable, répéta Birgitte. (Soudain, ses yeux semblèrent bien trop grands et bien trop innocents sur son visage encore blafard.) Puisque tu veux que je garde ton terrible secret, je suppose que tu ne me traiteras pas aussi mal que certaines Aes Sedai traitent leur Champion. Ce serait dommage de me pousser à te trahir pour échapper à ton joug.

Elayne releva d’instinct le menton.

— Voilà qui sonne comme une menace… Je n’aime pas ça, de quiconque que ça vienne. Si tu crois…

Birgitte saisit Elayne par le bras, avec une poigne déjà plus vive, et souffla :

— Excuse-moi, je t’en prie… Je n’ai pas voulu t’intimider. Selon Gaidal, mon sens de l’humour fait penser à une pierre jetée dans un cercle Shoja. (Une ombre passa sur le visage de Birgitte après qu’elle eut prononcé le nom de son bien-aimé.) Tu m’as sauvé la vie. Elayne, je garderai ton secret et je te servirai dignement, comme il se doit pour une Championne. Et si tu veux de moi, je serai ton amie.

— J’en serais très fière…

Un cercle Shoja ? Elayne se renseignerait une autre fois… Même si elle allait mieux, Birgitte avait besoin de repos.

— Très fière de t’avoir pour amie et pour Championne, précisa la Fille-Héritière.

Eh bien, il semblait qu’elle allait devoir opter pour l’Ajah Vert. En dehors de toute autre considération, c’était le seul moyen pour elle de se lier à Rand. Dans son esprit, le rêve restait d’une étonnante clarté, et elle espérait bien réussir à convaincre le jeune homme d’accepter son plan.

— Cela dit, peux-tu envisager de brider ton sens de l’humour ?

— J’essaierai, soupira Birgitte, comme si on lui demandait de soulever des montagnes. Mais si je dois être ta Championne, même en secret, il faut que je me comporte comme telle. Tes yeux se ferment tout seuls. Il faut que tu dormes.

Elayne pointa le menton et fronça les sourcils, mais Birgitte ne lui laissa pas le loisir de protester.

— Entre bien d’autres choses, c’est le rôle d’un Champion – ou d’une Championne – de dire à son Aes Sedai qu’elle ne se ménage pas assez. Dans le même ordre d’idées, c’est à elle de lui rappeler la prudence lorsque la sœur croit qu’elle peut s’aventurer dans la Fosse de la Perdition. Bref, la garder en vie pour qu’elle puisse remplir sa mission fait partie de ses fonctions. Je jouerai mon rôle, Elayne. Quand je suis avec toi, inutile de t’inquiéter pour tes arrières.

Elayne avait effectivement besoin de dormir, mais Birgitte aussi. La Fille-Héritière baissa l’intensité des lampes et obtint que sa Championne se prépare à dormir, mais non sans avoir d’abord dû installer une couverture et un oreiller pour elle entre les deux couchettes. Il y eut même une courte polémique sur qui dormirait par terre, mais Birgitte, encore très faible, se laissa assez vite convaincre de rester où elle était. Enfin, assez vite pour une sacrée tête de pioche !

Par bonheur, Nynaeve ne se réveilla pas.

Malgré ce qu’elle avait promis à sa Championne, Elayne ne s’endormit pas tout de suite. Pour sortir de la roulotte, Birgitte aurait besoin de vêtements, et elle était bien plus grande que ses deux nouvelles amies. Assise entre les deux couchettes, Elayne entreprit de défaire l’ourlet de sa robe d’équitation de soie anthracite. Au matin, il y aurait tout juste le temps pour un rapide essayage et des finitions hâtives. Hélas, le sommeil l’emporta avant qu’elle ait fait la moitié du travail.

Elle fit en boucle le rêve où Rand devenait son Champion. Parfois, il s’agenouillait volontairement devant elle, et à d’autres occasions, elle était contrainte de procéder avec lui comme avec Birgitte, allant même jusqu’à s’introduire dans sa chambre pendant qu’il dormait.

Désormais, Birgitte comptait parmi les femmes qui assistaient à la cérémonie. Elayne ne s’en offusqua pas trop, comme pour Min, Egwene, Aviendha ou Nynaeve – encore qu’elle aurait bien aimé connaître l’opinion de Lan à ce sujet. D’autres spectatrices, en revanche… Alors qu’elle venait d’ordonner à Birgitte, qui arborait une cape-caméléon de Championne, de traîner Berelain et Elaida jusqu’aux cuisines – pour trois ans de corvées –, les deux femmes se mirent brusquement à la battre comme plâtre.

Alors que la lumière grisâtre qui annonce l’aube filtrait de la fenêtre, Elayne se réveilla et découvrit que Nynaeve la piétinait pour atteindre Birgitte et voir comment elle allait.

S’éveillant à son tour, l’héroïne annonça qu’elle se sentait dans une forme éclatante et qu’elle avait une faim de loup. Ignorant si Nynaeve avait surmonté sa crise de culpabilité, Elayne préféra ne pas faire allusion à ce sujet. Pendant qu’elle se rafraîchissait tout en expliquant à Birgitte pourquoi elles étaient avec la ménagerie et pour quelle raison elles allaient devoir y rester plus longtemps que prévu, l’ancienne Sage-Dame s’empressa de peler et d’épépiner des poires rouges et des pommes jaunes, puis elle coupa des tranches de fromage, prépara un gobelet de vin coupé d’eau et aromatisé avec des épices et du miel, et apporta le tout à Birgitte sur un plateau. Si l’héroïne l’avait laissée faire, elle l’aurait sans doute nourrie comme un bébé.

Ensuite, Nynaeve se chargea de teindre les cheveux de Birgitte avec de la bourse de capucin, et ce jusqu’à ce qu’ils soient aussi noirs que ceux de la Fille-Héritière – bien entendu, elle ne proposa pas à Elayne de l’aider quand elle dut sacrifier à cet assommant rituel – puis elle lui offrit sa meilleure paire de bas et son plus beau chemisier et fit franchement la tête lorsqu’une paire de chaussures d’Elayne se révéla plus adaptée aux pieds de Birgitte qu’une des siennes.

Bien entendu, dès qu’elle eut séché et natté les cheveux de l’héroïne, elle l’aida à enfiler la robe de soie grise. Remettant à plus tard les retouches qui s’imposaient sur les hanches et la poitrine, elle insista pour coudre l’ourlet elle-même. Elayne lui jeta un regard incrédule qui finit par la convaincre d’aller s’occuper de ses propres ablutions – mais non sans marmonner qu’elle était une aussi bonne couturière que n’importe qui.

Lorsque les trois femmes sortirent enfin de la roulotte, le soleil pointait déjà au-dessus de la cime des arbres, à l’est. À cette heure, la journée semblait vouloir être clémente, mais ce n’était qu’une illusion. Pas un nuage ne dérivant dans le ciel, à midi, il ferait une chaleur étouffante.

Alors que Thom et Juilin attachaient l’attelage à la roulotte, tout le campement grouillait déjà d’activité. Voyant que Rôdeur était déjà sellé, Elayne nota mentalement de demander à le chevaucher aujourd’hui, et ce avant qu’un des deux hommes ne lui ait brûlé la politesse. Cela dit, même si ça arrivait, elle ne serait pas trop déçue. Car l’après-midi, pour la première fois, elle allait jouer les funambules devant un vrai public. La tenue de représentation que Luca lui avait montrée la rendait un peu nerveuse, mais elle n’en faisait pas tout un plat, à l’inverse de Nynaeve.

Sa cape rouge flottant au vent, Luca paradait dans le campement en lançant des ordres parfaitement inutiles.

— Latelle, réveille ces fichus ours ! Je veux qu’ils soient bien impressionnants, quand nous entrerons en ville. Clarine, fais attention à tes chiens, ce coup-ci. Si l’un d’eux se lance encore à la poursuite d’un chat… Brugh, toi et tes frères, veillez à faire vos acrobaties devant ma roulotte. C’est un défilé, les gars, pas une compétition pour déterminer qui fait le plus vite ses pirouettes. Cerandin, contrôle tes chevaux-sangliers, s’il te plaît ! Je veux que les gens crient de surprise, pas de terreur…

Luca s’arrêta à côté de la roulotte d’Elayne et de Nynaeve, sur lesquelles il riva un regard intimidant – Birgitte y eut droit aussi, mais très accessoirement.

— C’est gentil à vous d’avoir décidé de nous accompagner, maîtresse Nana et dame Morelin. J’ai cru que vous préféreriez dormir jusqu’à midi. (Il désigna Birgitte du menton.) On a une petite conversation avec une citadine, c’est ça ? Désolé, mais nous n’avons pas le temps de recevoir des visiteurs. Je veux que nous soyons prêts à donner notre représentation à midi pile.

D’abord médusée par cette attaque en règle, Nynaeve ne tarda pas à soutenir le regard furibard de Luca. Si humble qu’elle se sentît vis-à-vis de Birgitte, ça n’avait aucune influence sur son comportement avec les autres gens.

— Nous serons prêtes en même temps que tout le monde, Valan Luca, et tu le sais très bien. De toute façon, une heure ou deux ne feront aucune différence. Il y a tellement de gens en ville, qu’il nous suffira d’en attirer le centième pour battre tous les records de spectateurs de cette ménagerie. Si nous décidons de prendre notre temps pour le petit déjeuner, tu devras te résigner à attendre. Car si tu nous laisses en arrière, tu n’obtiendras pas ce que tu veux.

Jusque-là, Nynaeve n’avait jamais fait une allusion si agressive aux cent couronnes d’or. Bizarrement, ça n’arrêta pas Luca :

— Les records de spectateurs ? Pour que les gens viennent, il faut les attirer, et la concurrence sera rude. Chin Akima est sur place depuis trois jours, et son jongleur travaille avec des épées et des haches. Sans parler de ses neuf acrobates. Neuf ! Une patronne de ménagerie dont je n’ai jamais entendu parler propose deux femmes qui exécutent sur une corde à nœuds des acrobaties qui feraient sortir de leurs orbites les yeux des Chavana. Des foules incroyables assistent à leur numéro. Sillia Cerano présente des types au visage peint comme ceux des bouffons de cour qui s’aspergent d’eau et se tapent sur la tête avec des vessies gonflées. Pour voir ça, les gens paient un sou d’argent de plus ! (Luca dévisagea soudain Birgitte.) Tu voudrais te maquiller comme eux ? Sillia ne propose pas de femme parmi ses bouffons. Certains hommes de peine seraient d’accord pour te servir de partenaires. Recevoir des coups de vessie ne fait pas mal, et je te paierai…

Luca hésita, car il n’aimait pas lâcher ses sous, à l’instar de Nynaeve.

— Je ne suis pas une bouffonne, déclara Birgitte, saisissant au vol l’occasion de parler, et je n’ai pas l’intention d’en devenir une. Sache que je suis une archère.

— Une archère…, répéta Luca en étudiant la natte brune qui pendait derrière l’épaule gauche de l’héroïne. Et je parie que tu t’appelles Birgitte ! Qui es-tu ? Fais-tu partie des crétins qui cherchent le Cor de Valère ? En imaginant que ce truc existe, pourquoi un Quêteur aurait-il plus de chances de le trouver qu’un autre ? J’étais à Illian quand les Quêteurs ont prêté serment, et il y en avait des milliers sur la Grande Place de Tarmmaz. De toute façon, en matière de gloire, rien ne vaut les applaudissements…

— Je suis une archère, mon mignon, coupa Birgitte sans aménité. Va me chercher un arc, et je te donnerai une leçon – à toi, ou à quiconque que tu désigneras. Je fais le pari à cent contre un. Et je parle de couronnes d’or.

Elayne crut que Nynaeve allait glapir d’indignation. Si Birgitte perdait, ce serait à elles de payer. Et malgré ce qu’elle affirmait, l’héroïne ne pouvait pas être déjà tout à fait rétablie. Étrangement, l’ancienne Sage-Dame se contenta de fermer les yeux et de prendre une profonde inspiration.

— Les femmes ! s’écria Luca.

Thom et Juilin n’auraient pas été obligés de paraître d’accord avec lui…

— Tu ferais une sacrée équipe avec dame Morelin et Nana, à supposer que ce soient leurs vrais noms.

Luca fit un grand geste circulaire :

— Ce détail a peut-être échappé à ton œil d’aigle, Birgitte, mais j’ai la responsabilité d’une troupe, et mes rivaux sont déjà en train de vider les poches des gens de Samara, comme les sales malandrins qu’ils sont !

Birgitte eut un petit sourire.

— Tu as peur, mon mignon ? Si tu veux, ta part du pari pourrait être un sou d’argent.

Le voyant s’empourprer, Elayne craignit que Luca fasse une attaque d’apoplexie. En tout cas, son cou paraissait soudain bien trop grand pour la taille de son col.

— Je vais chercher mon arc, siffla-t-il. Pour me payer les cent couronnes, tu pourras faire la bouffonne ou nettoyer les cages, je m’en fiche !

— Tu es sûre de te sentir assez bien ? demanda Elayne à Birgitte tandis que Luca s’éloignait en grommelant des imprécations – dont les seuls mots que comprit Elayne (« Les bonnes femmes ! ») donnaient une indication sur la teneur.

Nynaeve regarda l’héroïne comme si elle avait voulu que le sol s’ouvre sous ses pieds et l’engloutisse. Elle, Nynaeve, pas Birgitte ! Pour une raison inconnue, plusieurs hommes de peine s’étaient massés autour de Thom et Juilin.

— Il a de jolis mollets, dit Birgitte, mais je n’ai jamais aimé les hommes de grande taille. Quand ils sont beaux, en plus de ça, ça les rend insupportables.

Le colosse Petra rejoignit le petit groupe d’hommes, dit quelques mots et serra la main de Thom. Les Chavana étaient là aussi, comme Latelle, qui conversait avec le trouvère tout en jetant des regards noirs à Nynaeve et à ses deux compagnes.

Lorsque Luca revint avec un arc pas encore bandé et un carquois de flèches, plus personne dans le campement ne s’occupait de préparer le départ. Les chariots, les chevaux, les cages et même les chevaux-sangliers, cependant attachés, étaient à l’abandon, car tout le monde se pressait autour de Thom et Juilin.

Cette foule suivit Luca quand il s’éloigna du camp, s’arrêtant dans une clairière.

— Je passe pour un bon archer, annonça l’homme en creusant à hauteur de sa poitrine une croix blanche sur le tronc d’un grand chêne.

Ayant récupéré une partie de son assurance, il se plaça à cinquante pas de la cible.

— Je tirerai le premier, histoire que tu voies à qui tu te frottes.

Birgitte prit l’arc des mains de Luca et s’éloigna de cinquante pas de plus. Examinant l’arme, elle secoua la tête, mais la banda néanmoins avec la précision et la rapidité d’une experte. Lorsque Luca l’eut rejointe, en compagnie de Nynaeve et Elayne, elle prit une flèche dans le carquois du « mignon », l’examina, puis la jeta avec mépris. Luca voulut protester, mais elle prit un autre projectile, qu’elle rejeta aussi. Les trois suivants connurent le même sort, mais le sixième trouva grâce à ses yeux. Sur vingt et une flèches, elle en garda seulement quatre, qu’elle planta côte à côte dans le sol.

— Elle va réussir…, souffla Elayne, tentant de se convaincre elle-même.

Nynaeve acquiesça avec une certaine angoisse. Si elles devaient s’acquitter du pari, il leur faudrait bientôt vendre les bijoux qu’Amathera leur avait donnés. Comme Elayne l’avait expliqué à sa compagne, les lettres de crédit ne leur serviraient plus à rien, car les utiliser serait revenu à indiquer leur position à Elaida – avec un certain décalage dans le temps, mais quand même…

Si j’étais intervenue quand c’était possible, j’aurais pu arrêter ça. Birgitte est ma Championne, donc, elle doit faire ce que je lui dis. Pas vrai ?

Jusqu’à présent, l’obéissance ne semblait pas aller automatiquement de pair avec le lien. Les Aes Sedai qu’elles avaient espionnées avaient-elles fait prêter un serment à leur Champion ? Maintenant qu’elle y pensait, l’une d’elles semblait l’avoir fait…

Birgitte encocha une flèche, arma l’arc, le leva et tira sans même prendre le temps de viser. Elayne fit la grimace, mais la flèche se planta très exactement au centre de la croix blanche. Avant que la hampe ait fini de vibrer, une deuxième vint se ficher juste à côté.

Birgitte attendit que les deux hampes ne bougent plus, puis elle tira une troisième fois, ce projectile-là venant fendre en deux le premier. Après avoir crié de surprise, les spectateurs, dans un silence stupéfait, virent la quatrième flèche venir fendre la deuxième.

Un coup, ça pouvait être de la chance. Pas deux.

Les yeux exorbités, la bouche ouverte, Luca regarda l’arbre, puis Birgitte, puis de nouveau l’arbre et encore Birgitte, secouant la tête quand elle lui proposa l’arc.

— Pas des couteaux ! s’écria-t-il soudain joyeusement. Des flèches ! Et à cent pas de distance.

Nynaeve dut se tenir au bras d’Elayne tandis que le patron de la ménagerie expliquait son idée, mais elle n’émit pas l’ombre d’une protestation.

Thom et Juilin collectaient de l’argent. Si la plupart des parieurs perdants leur tendirent leur dû avec un sourire ou un soupir, Latelle tenta de se défiler et Juilin fut obligé de la rattraper par un bras pour qu’elle paie ses dettes – non sans maugréer des amabilités.

Ainsi, ils avaient joué à ce petit jeu ? Elayne songea qu’elle devrait leur dire un mot ou deux. Mais plus tard…

— Nana, tu n’es pas obligée de le faire, souffla la Fille-Héritière à Nynaeve, qui regardait Birgitte, les yeux ronds.

— L’enjeu du pari ? lança Birgitte à Luca.

À contrecœur, celui-ci prit une pièce dans sa bourse et la lança à l’héroïne. Elayne crut voir les reflets de l’or tandis que Birgitte étudia la pièce puis la renvoyait à son propriétaire.

— Toi, tu as parié un sou d’argent…

Luca n’en crut pas ses oreilles, mais il finit par éclater de rire et glissa la couronne d’or dans la main de l’archère.

— Tu l’as largement gagnée ! Alors, qu’en dis-tu ? La reine du Ghealdan pourrait bien se déplacer pour voir un numéro comme le tien. Birgitte et ses flèches ! Nous les peindrons couleur argent, comme l’arc.

Elayne pria pour que Birgitte la regarde. Si l’héroïne acceptait, autant mettre une pancarte pour indiquer à Moghedien où elles étaient.

Birgitte fit voler la pièce dans les airs et sourit.

— La peinture abîmerait un arc déjà de mauvaise qualité… Appelle-moi Maerion, un nom que je portais il y a longtemps…

S’appuyant à son arc, elle ajouta :

— Je pourrai aussi avoir une robe rouge ?

Elayne soupira de soulagement – le pseudonyme avait une très bonne chance de brouiller les pistes. Nynaeve, elle, paraissait sur le point d’avoir un malaise.


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