32 Un moignon de lance

Il n’y eut pas vraiment de débat. Même si la tempête faisait toujours rage dehors, Rand et Aviendha pouvaient retourner au portail en utilisant comme protection les couvertures et les tapis. Pendant que Rand se reliait au saidin, s’emplissant de vie et de mort – un mélange de feu liquide et de glace brûlante –, Aviendha entreprit de répartir entre eux les capes improvisées.

— Partage équitablement, dit-il.

D’un ton froid et sans émotion, il le savait. Selon Asmodean, il aurait pu faire mieux que ça, mais jusque-là, il n’y était jamais parvenu.

Aviendha eut l’air étonnée, mais elle se contenta de lâcher :

— Chez toi, il y a plus de surface à couvrir.

Et bien entendu, elle n’en fit qu’à sa tête. Rand jugea inutile de discuter. Selon son expérience, quand une femme décidait de faire quelque chose pour un homme – qu’il s’agisse d’une native de Champ d’Emond ou d’une Promise de la Lance – le seul moyen de l’en empêcher était de la ligoter, surtout si ce qu’elle avait en tête impliquait un sacrifice de sa part. Cela dit, il y avait quelque chose de surprenant dans cette affaire, car Aviendha s’était abstenue de toute remarque acide, par exemple sur la fragilité des hommes des terres mouillées. Après tout, en plus d’un souvenir impérissable, quelque chose de positif sortirait peut-être de toute cette aventure.

Elle n’a pas pu vouloir dire que ça n’arriverait plus jamais…

Hélas, avec Aviendha, c’était bien possible.

Tissant un flux de Feu pas plus épais que son index, Rand découpa dans une paroi, au-dessous du trou d’aération, l’encadrement d’une porte. Étonnamment, la lumière du jour filtra de l’ouverture. Se coupant du saidin, Rand échangea un regard stupéfait avec sa compagne. Il avait conscience d’avoir perdu le sens de l’heure – Tu as même perdu le compte des années ! –, pourtant, il semblait impossible qu’ils soient restés si longtemps dans leur refuge. Où qu’ils se trouvent, ils étaient très loin du Cairhien.

Rand poussa le bloc de neige compacte, qui refusa de bouger avant qu’il s’y soit adossé, mobilisant toutes ses forces. Alors qu’il s’avisait qu’il aurait pu utiliser le Pouvoir, s’épargnant ainsi bien des efforts, la « porte » bascula en avant, l’entraînant avec elle à l’extérieur où il faisait effectivement jour.

Le bloc s’immobilisa soudain, arrêté par la neige qui avait formé comme un muret autour du refuge. Gisant sur le dos, un tiers de sa tête seulement à l’extérieur, Rand aperçut toute une série de congères d’où émergeaient des arbres ratatinés qu’il se révéla incapable d’identifier. D’autres monticules, supposa-t-il, devaient recouvrir des rochers ou des buissons.

Rand ouvrit la bouche… et oublia ce qu’il avait l’intention de dire, car une silhouette passa au-dessus de lui, à moins de cinquante pieds de haut. Une créature bien plus grosse qu’un cheval qui battait lentement des ailes. Le jeune homme aperçut une gueule pointue, des pattes terminées par des serres et une longue queue semblable à celle d’un lézard. D’instinct, sa tête et ses yeux suivirent le mouvement du monstre qui survolait les arbres. Deux personnes étaient perchées sur son dos – des éclaireurs qui sondaient le sol, ça semblait évident malgré la large capuche qui ne devait pas leur faciliter les choses. Si Rand avait été entièrement dehors, nul doute que les inconnus l’auraient vu.

— Laisse tomber les couvertures, dit Rand en rentrant dans le refuge. (Il raconta à sa compagne ce qu’il venait de voir.) Ces gens sont peut-être amicaux, et peut-être pas, mais tant qu’à faire, je préférerais éviter de le découvrir.

Rencontrer des gens – si c’en étaient ! – qui se déplaçaient à dos de monstre ne lui disait rien, quoi qu’il en soit.

— Nous allons gagner discrètement le portail. Aussi vite que possible, mais sans nous faire voir.

Bizarrement, Aviendha ne discuta pas. Quand Rand le lui fit remarquer tout en lui tendant la main pour l’aider à escalader le bloc de neige compacte – autre miracle, l’Aielle accepta son assistance sans le foudroyer du regard – elle se contenta de déclarer :

— Je ne conteste pas tes décisions quand elles sont logiques, Rand al’Thor.

Voilà qui ne collait pas vraiment avec les souvenirs du jeune homme, mais bon…

Si le terrain environnant était uniformément plat sous son tapis de neige, des montagnes déchiquetées aux pics couronnés de blanc se dressaient à l’ouest. Le soleil étant en train de se lever, Rand n’eut aucun mal à s’orienter. Alors que la moitié de l’astre seulement émergeait de l’océan – enfin, de la ligne d’horizon – Rand distingua dans le lointain, à un bon quart de lieue, les contours irréguliers d’une côte rocheuse.

Un océan à l’est ? Si la neige n’avait pas suffi, ce détail aurait indiqué à Rand qu’ils étaient en terre étrangère.

Les yeux ronds, Aviendha fixait les brisants et les vagues qui déferlaient sur le rivage. Puis elle comprit aussi, et regarda Rand en fronçant les sourcils. Si elle n’avait jamais vu la mer, il lui était arrivé de consulter une carte…

Avec une jupe, marcher dans la neige était encore plus compliqué, alors que Rand, sans ce handicap, avait déjà un mal de chien à avancer, s’enfonçant parfois jusqu’à la taille.

Aviendha cria de surprise quand le jeune homme la prit dans ses bras, la soulevant de terre.

— Avec ta jupe, tu n’avances pas assez vite, expliqua-t-il.

L’Aielle lui jeta un regard noir. Elle revint très vite à de meilleures dispositions, cependant, mais sans aller jusqu’à passer un bras autour du cou de son chevalier servant, comme il l’avait vaguement espéré. Croisant les mains, elle afficha un air stoïque et néanmoins un rien morose. Même si ce qu’ils venaient de vivre avait provoqué quelques changements en elle, Aviendha n’était pas complètement différente.

Rand se demanda en vain pourquoi il aurait dû s’en sentir soulagé…

Il aurait pu leur frayer un chemin dans la neige avec le Pouvoir, comme pendant la tempête, mais si une autre créature volante passait, cette piste dégagée serait un indice trop évident. Sur la droite des deux jeunes gens, un renard blanc, à l’exception de la pointe noire de sa queue, les suivait sans les quitter du regard, toute méfiance dehors. Des traces de lièvres constellaient la neige, caractéristiques parce qu’elles étaient interrompues lorsque les animaux sautaient, et Rand vit en une occasion les empreintes d’un félin qui avait au minimum la taille d’un léopard.

Y avait-il des bêtes encore plus grosses dans la région ? Des parentes dépourvues d’ailes des créatures volantes ? Rand ne tenait pas à le savoir, car au moins, les monstres volants pouvaient prendre leur piste pour celle de quelque animal, alors que des fauves terrestres ne se seraient pas laissé abuser.

Rand progressait en passant d’arbre en arbre… et en regrettant qu’il n’y en ait pas davantage. Bien sûr, si la forêt avait été plus dense, il n’aurait peut-être pas retrouvé Aviendha dans la tempête. À ce sujet, la jeune femme grogna pour la énième fois, l’incitant à la serrer de moins près…

Grâce à sa prudente façon d’avancer, Rand vit les inconnus avant qu’ils puissent l’apercevoir. À moins de cinquante pas du portail, alors qu’il sentait le tissage de son cru qui le maintenait ouvert, se tenaient quatre cavaliers et une vingtaine de fantassins. Quatre cavalières, en réalité, toutes vêtues d’une épaisse cape de voyage doublée de fourrure. Deux d’entre elles portaient au poignet gauche un bracelet argenté, chacun étant relié par une chaîne au collier brillant qui ceignait le cou d’une femme en robe grise debout dans la neige. Les autres inconnus à pied étaient des soldats en costume de cuir arborant un plastron vert et jaune et des plates de protection sur la face extérieure de leurs bras et de leurs cuisses. Armés d’une lance ornée d’un gland vert et jaune, ils arboraient un long bouclier peint aux mêmes couleurs et leur heaume évoquait irrésistiblement une tête d’insecte, leur visage apparaissant à travers les énormes mandibules.

Sans lance ni bouclier, mais une épée à deux mains accrochée dans le dos, l’un d’eux était à l’évidence un officier. Ses plates d’armure rehaussées d’un liseré d’argent, de fines plumes vertes, rappelant des antennes, décoraient son casque et renforçaient l’illusion qu’il s’agissait d’une tête d’insecte.

Rand comprit où ils avaient échoué, Aviendha et lui. Par le passé, il avait déjà vu des armures semblables. Et des femmes portant ce genre de collier.

Près d’un arbre qui aurait pu être un pin tordu par le vent, n’était son tronc lisse gris tacheté de noir, Rand déposa Aviendha au sol et lui désigna le groupe d’inconnus. En silence, elle hocha la tête.

— Les deux femmes tenues en laisse sont capables de canaliser le Pouvoir, souffla Rand. Peux-tu les neutraliser ?

Il ajouta aussitôt :

— Ne t’unis pas encore à la Source. Ce sont des prisonnières, mais elles risquent quand même de prévenir les autres. Et si elles ne le font pas, les deux porteuses de bracelet peuvent sentir qu’elles ont capté ta présence.

Si Aviendha eut un regard troublé pour Rand, elle ne gaspilla pas de temps à poser des questions futiles afin de savoir comment il avait appris tout ça. Mais il ne perdait rien pour attendre, c’était couru.

— Les deux cavalières sont également capables de canaliser, répondit Aviendha à voix basse. Mais ce que je sens est très bizarre… Une grande faiblesse, comme si elles ne s’étaient jamais exercées. Je ne vois pas comment c’est possible.

Rand voyait très bien, lui. Les damane seules étaient censées pouvoir canaliser. Si deux femmes ayant ce don étaient parvenues à passer à travers les mailles du filet pour devenir des sul’dam – un exploit qui semblait presque impossible, tant la sélection effectuée par les Seanchaniens était vaste et rigoureuse – ce n’était sûrement pas pour se trahir à la première occasion.

— Tu pourrais les couper toutes les quatre de la Source ?

Aviendha eut un regard hautain.

— Bien sûr que oui ! Egwene m’a appris à maintenir plusieurs flux en même temps. Je peux les neutraliser, nouer mon tissage et emprisonner ces femmes dans des flux d’Air avant même qu’elles aient compris ce qui leur arrive. (L’Aielle eut un sourire satisfait qui s’estompa très vite.) Je suis assez rapide pour me charger de ces femmes et même de leurs chevaux, mais tu devras t’occuper de tous les autres en attendant que je puisse t’apporter de l’aide… Si un seul s’échappe… De plus, ces hommes peuvent sûrement projeter leur lance jusqu’ici, et si l’un d’eux te cloue au sol…

Un moment, Aviendha marmonna entre ses dents comme si elle était trop furieuse pour achever une phrase. Pour finir, elle dévisagea Rand, l’air plus en colère que jamais.

— Egwene m’a parlé de la guérison, mais elle n’y connaît pas grand-chose, et moi encore moins.

Pourquoi était-elle hors d’elle, à présent ?

Mieux vaut tenter de comprendre le soleil plutôt qu’une femme, songea Rand.

Thom Merrilin lui avait dit ça un jour, et c’était la stricte vérité.

— Charge-toi d’isoler ces femmes du Pouvoir, dit-il. Moi, je m’occuperai du reste. Ne fais rien avant que je t’aie tapoté le bras.

Aviendha pensait qu’il se vantait, ça semblait évident. Mais Rand n’aurait pas à diviser des flux. En fait, il lui suffirait de tisser un seul flux d’Air, assez complexe, cependant, pour immobiliser à la fois les bras des humains et les jambes des chevaux. Après avoir pris une grande inspiration, il se relia au saidin, tapota le bras d’Aviendha et commença à canaliser.

Les Seanchaniens crièrent de surprise. Rand aurait pu prévoir aussi des bâillons, mais Aviendha et lui auraient déjà traversé le portail depuis longtemps avant que d’éventuels renforts arrivent.

Sans lâcher la Source, Rand prit l’Aielle par le bras et la tira avec lui, ignorant ses protestations indignées, car elle estimait être capable de marcher seule. Mais de cette manière, il ouvrait également une piste pour elle, et il n’y avait pas de temps à perdre.

Se taisant soudain, les Seanchaniens suivirent des yeux la progression des deux jeunes gens qui venaient d’apparaître devant eux. En se débattant contre les tissages de Rand, les deux cavalières qui n’étaient pas des sul’dam avaient fait tomber en arrière leur capuche.

Rand se refusait à nouer ses tissages. Même si ça l’obligeait à les maintenir, il entendait pouvoir les dissiper juste avant de partir. Seanchaniens ou pas, hors de question qu’il laisse des gens entravés dans la neige pour qu’ils meurent de froid. Ou finissent sous les crocs de félins comme celui dont il avait repéré les traces.

Le portail était toujours là, certes, mais il ne donnait plus sur la chambre de Rand, à Eianrod. Alors qu’elle semblait plus étroite qu’à l’origine, l’ouverture était à présent emplie d’un vide grisâtre.

Un vide tissé avec du saidin !

Une pensée rageuse troubla la sérénité du Vide. Si Rand n’aurait su dire précisément de quoi il s’agissait, ça pouvait très bien être un piège visant quiconque s’aventurerait dans ce portail – un traquenard tissé par un des Rejetés mâles, bien entendu. Asmodean, plus que probablement ! En livrant Rand aux autres, il avait une excellente chance de recouvrer sa place et son statut parmi eux.

Quoi qu’il en soit, impossible de rester ici ! Si Aviendha s’était rappelé comment elle avait ouvert le portail, elle aurait pu en générer un autre. Mais selon toute vraisemblance, ils allaient devoir passer par celui-là, traquenard ou non.

Arborant sur la poitrine de sa cape un corbeau noir volant devant une tour massive, une des cavalières avait un visage dur et des yeux noirs qui semblaient vouloir transpercer le crâne de Rand. Une autre, plus jeune, moins hâlée et plus petite, portait une tête de cerf sur sa cape verte.

Rand remarqua que les petits doigts de ses gants étaient trop longs. Voyant les côtés rasés du crâne de la femme, le jeune homme combina ces détails et déduisit qu’il s’agissait d’une noble, car des ongles démesurément longs, chez les Seanchaniens, étaient un signe distinctif de haute naissance.

Tous les soldats étaient comme pétrifiés, mais les yeux bleus de l’officier brillaient de colère sous son casque et ses doigts se recroquevillaient tant il s’efforçait, en vain, de les replier sur la poignée de son arme.

S’il ne se souciait guère des militaires, Rand ne voulait pas abandonner les damane derrière lui. Au moins, il entendait leur donner une chance de s’enfuir. Bien sûr, elles le regardaient comme s’il avait été une bête fauve aux crocs dénudés, mais elles n’avaient pas choisi d’être des prisonnières qu’on traitait à peine moins mal que des animaux domestiques.

Posant une main sur le collier de la plus proche, Rand reçut une décharge d’énergie qui manqua lui engourdir le bras. Un instant, le Vide vacilla et le saidin, en lui, se déchaîna comme la tempête de la veille, mais avec mille fois plus de puissance.

Les courts cheveux blonds de la damane se hérissèrent. Alors qu’elle se crispait en hurlant, la sul’dam qui la contrôlait blêmit et cria aussi. Sans les liens d’Air, les deux femmes se seraient sans nul doute écroulées.

— Essaie, dit Rand à Aviendha tout en se massant la main. Une femme devrait pouvoir toucher ce collier sans courir de risques. J’ignore comment on l’ouvre…

Comme le bracelet auquel il était relié, le collier semblait fait d’une seule pièce.

— Mais on l’a mis autour du cou de cette femme, donc, on doit pouvoir l’en retirer.

Quelques minutes en plus ou en moins ne feraient aucune différence en ce qui concernait le portail. Était-ce Asmodean qui l’avait piégé ?

Fort mécontente, Aviendha commença néanmoins à manipuler le collier.

— Tiens-toi tranquille ! lança-t-elle à la damane, une fille de seize ou dix-sept ans au teint blafard.

Si les damane avaient regardé Rand comme s’il était une bête fauve, elles semblaient tenir Aviendha pour un cauchemar devenu chair.

— C’est une marath’damane ! cria la fille. Maîtresse, sauvez Seri ! Par pitié, maîtresse, sauvez Seri !

L’autre damane, plus âgée, l’expression presque maternelle, se mit à sangloter. Aviendha foudroya la fille du regard, puis elle en fit autant à Rand tout en continuant à s’affairer sur le collier.

— C’est lui qui nous entrave, dame Morsa…, dit la sul’dam de l’autre damane d’une voix si traînante que Rand ne fut pas sûr d’avoir compris. Je porte le bracelet depuis longtemps, et si la marath’damane avait fait plus que d’isoler Jini, je m’en apercevrais.

Dame Morsa ne parut pas surprise. Au contraire, quand ses yeux bleus se posèrent sur Rand, une lueur y brilla, comme si elle le reconnaissait. Et ça ne pouvait avoir qu’une explication.

— Vous étiez à Falme, dit le jeune homme.

S’il franchissait en premier le portail, il devrait laisser Aviendha en arrière – et même pour un court moment, il n’y tenait pas.

— Oui, j’y étais, dit la noble Seanchanienne d’un ton ferme que démentait son visage blême. Je vous ai vu, et j’ai contemplé votre œuvre.

— Eh bien, si vous ne voulez pas que je fasse la même chose ici, fichez-moi la paix, et je vous rendrai la politesse.

En même temps, Rand ne pouvait pas faire passer Aviendha en premier, l’envoyant la Lumière seule savait où. S’il n’avait pas été coupé de ses émotions, il aurait fait la grimace, exactement comme l’Aielle qui s’acharnait toujours sur le collier. Ils devaient traverser ensemble et se préparer à affronter… n’importe quoi.

— Dame Morsa, dit la femme au visage dur, son regard impitoyable rivé sur la noble, beaucoup de choses sont restées secrètes au sujet de ce qui s’est déroulé dans l’empire du grand Aile-de-Faucon. Des rumeurs prétendent que l’Armée Invincible aurait connu la défaite ?

— Jalindin, est-ce dans les rumeurs que tu cherches la vérité, désormais ? demanda dame Morsa d’un ton acéré. Plus que n’importe qui, une Chercheuse devrait savoir quand tenir sa langue. L’Impératrice elle-même a interdit qu’on évoque le Corenne avant qu’elle le remette à l’ordre du jour. Si tu prononces simplement le nom de la ville où cette expédition accosta, on t’arrachera la langue – et il en va de même pour moi. Aimerais-tu être privée de langue dans la Tour des Corbeaux ? Personne, même les Oreilles, ne t’entendrait gargouiller pour implorer qu’on t’achève – ou n’y accorderait d’importance.

Rand ne comprit pas plus de deux mots sur trois, et ça n’avait rien à voir avec l’accent des Seanchaniens. Dommage qu’il n’ait pas plus de temps pour écouter… Le Corenne, c’était le Retour. Le nom que les Seanchaniens, à Falme, donnaient à leur tentative de conquête des terres se trouvant sur l’autre rive de l’océan d’Aryth. « Autre rive » de leur point de vue, bien sûr, puisque c’était le continent où vivait Rand… Le reste – la Chercheuse, les Oreilles et la Tour des Corbeaux – ne lui disait absolument rien. Mais le Retour, semblait-il, avait été annulé, en tout cas provisoirement, et il s’agissait d’une excellente nouvelle.

Le portail avait encore rétréci, peut-être d’un bon pouce depuis la dernière fois qu’il l’avait regardé. Sans ses tissages, il aurait disparu. Dès qu’Aviendha avait dissipé les siens, l’ouverture avait tenté de se refermer et elle continuait à essayer.

— Vite ! lança Rand à Aviendha.

L’Aielle gratifia le jeune homme d’un regard « patient » qui le percuta à la façon d’une pierre lancée entre les deux yeux.

— Je fais de mon mieux, Rand al’Thor, dit-elle sans cesser de s’affairer sur le collier.

Seri continuait à pleurer et à gémir comme si l’Aielle avait eu en réalité l’intention de l’égorger.

— Tu as failli tuer les deux autres femmes… et toi avec. J’ai senti le Pouvoir se déchaîner en elles quand tu as touché le collier… Alors, laisse-moi faire, et si je peux réussir, je réussirai !

Lâchant un juron entre ses dents, Aviendha tenta d’ouvrir le collier par un côté.

Rand envisagea de forcer les sul’dam à libérer leurs prisonnières. Si quelqu’un savait comment s’y prendre, ce devait bien être elles. Mais il serait forcé de les contraindre à agir. Étant incapable de tuer une femme, il doutait fort de pouvoir en torturer une.

Avec un soupir, il étudia de nouveau le vide grisâtre qui emplissait le portail. Les flux étant emmêlés aux siens, il ne pouvait pas couper les uns sans trancher les autres. Traverser risquait de déclencher le piège, c’était un fait. Mais entailler le vide, même si ça n’activait pas le traquenard, permettrait au portail de se refermer d’un coup sec, les empêchant de bondir de l’autre côté. Donc, ils allaient devoir sauter sans savoir où ils allaient…

Après avoir écouté chaque mot qu’Aviendha et lui avaient prononcé, Morsa contemplait pensivement les deux sul’dam. Jalindin, elle, n’avait jamais quitté des yeux le visage de la noble dame.

— Dame Morsa, dit-elle, beaucoup de choses ont été tenues secrètes alors qu’il aurait fallu ne pas les cacher aux Chercheurs. Car les Chercheurs doivent tout savoir.

— Jalindin, tu ne sais plus ce que tu dis ! s’écria Morsa.

Ses mains gantées tressaillirent. Si ses bras n’avaient pas été plaqués contre ses flancs, elle aurait secoué frénétiquement les rênes de sa monture. Les choses étant ce qu’elles étaient, elle dut se contenter d’incliner la tête pour jeter un regard méprisant à sa compagne.

— Tu m’as été envoyée parce que Sarek, se croyant plus important qu’il est, a des vues sur Serengada Dai et sur Tuel, pas pour remettre en question ce que l’Impératrice en personne…

— C’est toi qui ne sais plus ce que tu dis, dame Morsa ! coupa Jalindin. Penses-tu être hors de portée des Chercheurs de Vérité ? J’ai moi-même mis à la question une fille et un fils de l’Impératrice – que la Lumière la bénisse – et pour me remercier de leur avoir arraché des aveux, elle m’a autorisée à lever les yeux sur elle pour la contempler. Tu crois qu’une maison mineure comme la tienne a un plus haut statut que les enfants de l’Impératrice ?

Morsa garda le dos bien droit – en fait, elle n’avait pas le choix – mais son visage se décomposa et elle se passa nerveusement la langue sur les lèvres.

— L’Impératrice, que la Lumière l’éclaire à tout jamais, en sait déjà bien davantage que je ne puis dire. Je n’ai jamais voulu insinuer que…

La Chercheuse coupa de nouveau la parole à Morsa :

— Cette femme, dit-elle aux soldats, est désormais prisonnière des Chercheurs de Vérité. Dès notre retour à Merinloe, elle sera soumise à la torture. Il en ira de même pour les sul’dam et les damane, qui semblent nous avoir caché des choses qui auraient dû nous être révélées.

Les femmes ainsi condamnées pâlirent de terreur, mais la réaction de Morsa fut plus spectaculaire encore. S’affaissant autant que ses liens invisibles le lui permettaient, elle n’émit aucune protestation. On aurait juré qu’elle était sur le point de hurler, mais en réalité, elle acceptait la sentence avec une profonde résignation.

Jalindin se tourna alors vers Rand :

— Elle a prononcé ton nom, Rand al’Thor… Si tu te rends à moi, je m’assurerai que tu sois bien traité. J’ignore comment tu es venu ici, mais n’espère pas en repartir, même si tu décides de nous tuer. Une battue est en cours, cherchant une marath’damane qui a canalisé le Pouvoir durant la nuit. (Jalindin jeta un coup d’œil à Aviendha.) Tu seras pris aussi, Rand al’Thor, et tu pourrais même être blessé accidentellement. J’ignore ce qu’on inflige aux hommes comme toi, dans vos pays, mais au Seanchan, nous ferons tout pour alléger tes souffrances. Ici, tu tireras de très grands honneurs d’être en mesure de manier le Pouvoir.

Rand rit au nez de la Chercheuse, qui en parut fort marrie.

— Je ne peux pas te tuer, mais pour me venger de ça, j’aimerais pouvoir te faire fouetter jusqu’au sang !

S’il tombait entre les mains de Seanchaniens, Rand n’avait pas à s’inquiéter d’être apaisé. Ici, les hommes capables de canaliser le Pouvoir étaient tués. Pas exécutés, mais abattus à vue comme des chiens.

Le portail avait encore rétréci, devenant tout juste assez grand pour qu’Aviendha et Rand le traversent de front.

— N’insiste pas, Aviendha. Nous devons y aller.

L’Aielle lâcha le collier de Seri et eut un regard agacé pour Rand. Mais quand elle eut regardé le portail, elle releva l’ourlet de sa jupe et sautilla dans la neige pour rejoindre son compagnon.

— Sois prête à tout…, souffla Rand en passant un bras autour des épaules de la jeune femme. (Parce qu’il fallait qu’ils soient près l’un de l’autre pour passer, pas parce que la serrer contre lui était agréable.) Je ne sais pas à quoi, mais sois prête ! (Aviendha acquiesça.) On saute !

Ils bondirent ensemble dans le vide grisâtre. Afin de s’emplir de saidin à en exploser, Rand relâcha le tissage qui retenait les Seanchaniens…

… Et atterrit dans sa chambre, à Eianrod, où une lampe brûlait toujours. Jetant un coup d’œil vers la fenêtre, il constata qu’il faisait toujours nuit.

Assis en tailleur près de la porte, le dos contre le mur, Asmodean n’était pas en contact avec la Source. À tout hasard, Rand l’isola quand même du saidin.

Se retournant, enlaçant toujours Aviendha, il découvrit que le portail avait disparu. Non, pas vraiment disparu, car il sentait toujours son tissage et celui qui devait être l’œuvre d’Asmodean, mais il semblait quand même ne plus rien y avoir là où béait un peu plus tôt l’ouverture.

Sans hésiter, Rand cisailla son tissage. Aussitôt, le portail se rematérialisa, offrant une vue fugitive de dame Morsa, affalée sur son cheval, et de Jalindin en train de crier des ordres. Une lance jaillit vers le portail, une fraction de seconde avant qu’il se referme, et parvint à le traverser.

D’instinct, Rand canalisa un flux d’Air pour immobiliser en plein vol l’arme de jet à la hampe ornée d’un gland vert et blanc coupée net environ au quart de sa longueur. Contemplant le moignon de lance qui était arrivé jusqu’à eux, il se félicita de ne pas avoir tenté d’éliminer la barrière grisâtre avant de l’avoir traversée.

— Une chance qu’aucune des sul’dam n’ait repris ses esprits à temps, dit-il en brandissant l’arme. Sinon, nous aurions reçu des projectiles encore plus dangereux.

Rand jeta un coup d’œil à Asmodean, qui ne broncha pas. L’air pas vraiment dans son assiette, il devait se demander si le Dragon Réincarné prévoyait de lui traverser la gorge avec cette lance.

Aviendha eut un soupir agacé.

— Parce que tu crois que je les ai relâchées ? demanda-t-elle, agressive.

Elle se dégagea sans douceur de l’étreinte de Rand, mais sa colère, estima le jeune homme, ne lui était pas destinée. En tout cas, pas à cause du bras qu’il avait passé autour de ses épaules.

— J’ai noué leurs liens aussi fortement que je l’ai pu… Ce sont tes ennemies, Rand al’Thor ! Même celles que tu appelles des damane ne sont que des chiennes qui t’auraient tué plutôt que d’être libres et livrées à elles-mêmes. Avec ses ennemis, il faut être dur, pas bienveillant !

Tout en soupesant ce qui restait de la lance, Rand songea que l’Aielle avait raison. Il avait laissé derrière lui des adversaires qu’il risquait de devoir affronter de nouveau un jour. Il lui fallait à tout prix s’endurcir. Sinon, il risquait d’être réduit en poussière avant même d’avoir atteint le mont Shayol Ghul.

Tirant soudain sur le devant de sa jupe, Aviendha reprit un ton presque neutre :

— J’ai remarqué que tu n’as pas arraché à son sort cette dame Morsa au teint blême. À te voir la regarder, j’ai cru que ses grands yeux et sa poitrine bien ronde t’avaient ensorcelé.

Rand regarda sa compagne avec une stupéfaction qui coula lentement dans le Vide qui l’entourait, un peu à la manière d’un sirop. Aviendha aurait tout aussi bien pu dire que la soupe était cuite ! De plus, comment était-il censé avoir remarqué la poitrine de Morsa, engoncée dans une épaisse cape de voyage doublée de fourrure ?

— J’aurais dû la faire traverser avec nous, dit-il. Pour l’interroger sur les Seanchaniens, qui sont loin d’avoir fini de nous faire des ennuis, je le sens.

La lueur furibarde qui était apparue dans les yeux d’Aviendha se volatilisa en un éclair. Elle ouvrit la bouche, mais s’arrêta et regarda Asmodean quand Rand leva une main.

Il voyait presque les questions qui tourbillonnaient derrière le front de la jeune femme. Telle qu’il la connaissait, si elle commençait à les poser, rien ne l’arrêterait et elle creuserait jusqu’à découvrir des bribes d’informations qu’il ne se rappelait même plus avoir apprises. Si ce n’était pas nécessairement une mauvaise chose, le moment s’avérait mal choisi. Car d’abord, Rand allait devoir cuisiner Asmodean.

L’Aielle avait raison, il devait être plus dur.

— Dissimuler le trou que j’ai percé était une très bonne idée, dit Aviendha. Si un gai’shain était entré, un bon millier de sœurs de la Lance se seraient empressées de partir à ta recherche.

Asmodean s’éclaircit la voix.

— Une gai’shain a tenté d’entrer… Une certaine Sulin lui avait dit de s’assurer que tu te restaures, seigneur Dragon. Pour l’empêcher de faire irruption avec son plateau, et de voir que tu n’étais plus là, j’ai pris la liberté de lui dire que la jeune dame et toi ne vouliez pas être dérangés.

Asmodean plissa presque imperceptiblement les yeux – un détail que Rand ne rata pas.

— Plaît-il ?

— Hum… Eh bien, la gai’shain a réagi bizarrement… Riant aux éclats, elle est partie en courant. Quelques minutes plus tard, une vingtaine de Far Dareis Mai sont venues crier et taper sur leur rondache avec leurs lances. Sous ta fenêtre, seigneur Dragon, et pendant une bonne heure. Je dois avouer que certaines de leurs… allégations imagées… ont réussi à me surprendre, sinon à me choquer, ce qui n’est pas peu dire.

Rand sentit qu’il s’empourprait. C’était arrivé de l’autre côté de ce fichu monde, et il fallait quand même que les Promises le sachent !

— Cette gai’shain, demanda Aviendha, elle avait des cheveux et des yeux semblables aux miens ? (Elle enchaîna avant qu’Asmodean ait acquiescé.) Dans ce cas, c’était Niella, ma première-sœur.

Voyant l’air perplexe de Rand, la jeune femme répondit à ses questions avant qu’il les ait posées.

— C’est une tisserande, pas une Promise… Elle a été capturée il y a six mois par des Promises Chareen au cours d’un raid contre la forteresse de Sulara. Elle a essayé de me dissuader de choisir la Lance, parce qu’elle veut depuis toujours que je me marie. Je vais la renvoyer aux Chareen avec une marque rouge sur le postérieur pour chaque personne à qui elle a parlé de… ça.

Alors que l’Aielle faisait mine de sortir, Rand la retint par le bras.

— Je dois parler à Natael, et je suppose que l’aube ne tardera plus…

— Dans deux heures…, marmonna Asmodean.

— Donc, il nous reste peu de temps à dormir. Si tu veux essayer, ça te gênerait de faire ton lit ailleurs qu’ici ? De toute façon, il va te falloir de nouvelles couvertures.

Aviendha hocha brièvement la tête, se dégagea, sortit et claqua la porte derrière elle. Sûrement pas par dépit d’être chassée de sa chambre, estima Rand, puisqu’elle avait dit qu’il ne se passerait plus jamais rien entre eux. Cela précisé, il n’aurait pas aimé être à la place de Niella.

Brandissant le moignon de lance, le jeune homme se tourna vers Asmodean.

— Un étrange sceptre, seigneur Dragon.

— Il fera bien l’affaire…, souffla Rand.

Au moins pour lui rappeler que les Seanchaniens étaient toujours une menace.

Pour une fois, Rand regretta que sa voix ne soit pas plus glaciale que la rendaient le Vide et le saidin. Car il devait être dur !

— Avant que je décide si je dois t’embrocher avec comme un agneau, dis-moi pourquoi tu ne m’as jamais parlé de cette astuce qui rend quelque chose invisible ? Si je n’avais pas vu les flux, je n’aurais pas su que le portail était toujours là.

Asmodean déglutit péniblement, s’agitant nerveusement comme s’il n’était pas sûr que Rand renonce à mettre sa menace à exécution.

À dire vrai, le jeune homme n’en était pas certain lui-même.

— Seigneur Dragon, tu ne me l’as jamais demandé… C’est une façon de courber la lumière… Tu poses tant de questions, comment pourrais-je trouver le temps d’évoquer d’autres sujets ? Mais tu dois savoir que je suis désormais de tout cœur dans ton camp.

Asmodean se releva sur les genoux et se lança dans un grand discours :

— J’ai senti ton tissage – n’importe qui l’aurait capté à un quart de lieue à la ronde – et je n’avais jamais vu une chose pareille. À part Demandred, je n’aurais pas cru que quelqu’un était capable de bloquer un portail en train de se refermer. Sauf Semirhage, peut-être, et Lews Therin… Je suis donc venu, et j’ai eu du mal à passer le barrage des Promises – il m’a fallu utiliser la même « astuce » – mais tu dois savoir que je te suis loyal, désormais. Seigneur Dragon, je te serai fidèle jusqu’à la mort.

Bizarrement, entendre Asmodean répéter mot pour mot le serment de Meresin et Daricain convainquit Rand de la sincérité du Rejeté. Agitant son moignon de lance, il grogna :

— Debout ! Bon sang ! tu n’es pas un chien !

Dès qu’Asmodean se fut relevé, il lui plaqua le fer de la lance sur la gorge. Il devait bien être dur, non ?

— À partir de maintenant, à chacun de nos entretiens, tu m’apprendras deux choses que je ne t’aurai pas demandées. C’est bien compris ? Si je pense que tu me caches quoi que ce soit, tu regretteras de ne pas être tombé entre les mains de Semirhage.

— Oui, c’est compris, seigneur Dragon, souffla Asmodean, qui semblait prêt à se jeter à genoux pour embrasser la main de son suzerain.

Pour s’épargner cette épreuve, Rand alla s’asseoir sur le lit sans couvertures, à même les draps de lin. Tandis qu’il étudiait la lance, le matelas de plume s’affaissa sous son poids.

Garder cette arme pour ne pas oublier était une excellente idée. Malgré tous ses autres soucis, il ne devait surtout pas négliger les Seanchaniens. Ces damane… Si Aviendha n’avait pas été là pour les couper de la Source…

— Tu as essayé de me montrer comment isoler une femme du Pouvoir – en vain. Peux-tu m’apprendre à éviter ou à dévier des flux que je ne vois pas ?

Un jour, Lanfear avait coupé ses tissages aussi franchement qu’avec un couteau…

— Seigneur Dragon, ce n’est pas facile, sans une femme contre laquelle s’entraîner.

— Nous avons deux heures, dit Rand en dissipant le tissage qui entourait Asmodean. Essaie. En y mettant du tien !


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