55 Les fils s’embrasent

Rand s’immobilisa. Sur le mur du couloir, une longue marque brune indiquait l’endroit où une demi-douzaine de tapisseries hors de prix étaient parties en fumée. Des flammes finissaient d’en consumer une autre et la plupart des coffres et des guéridons sculptés ou incrustés n’étaient plus que des carcasses carbonisées. Mais ces ravages n’étaient pas son œuvre. À trente pas devant lui, des hommes en veste d’uniforme rouge et en plastron, un casque à grille sur la tête, gisaient sur les dalles blanches du sol, une épée inutile encore dans la main. Un autre désastre dont il n’était pas responsable. Pour l’atteindre, Rahvin n’avait pas hésité à semer la mort parmi ses propres forces. S’il s’était montré adroit dans ses attaques et fort habile dans l’art de s’enfuir, le Rejeté, depuis qu’il avait fui la salle du trône, n’avait jamais affronté Rand plus de quelques instants – juste le temps de frapper, avant de détaler.

Rahvin était très puissant – l’égal de Rand, peut-être bien. Mais celui-ci avait dans sa poche un ter’angreal, le petit homme replet, qui faisait cruellement défaut au Rejeté.

Le couloir semblait doublement familier à Rand. Primo, parce qu’il l’avait déjà vu par le passé. Secundo, parce qu’il avait déjà été confronté à un corridor pareillement dévasté.

Le jour de ma rencontre avec Morgase, j’ai remonté ce couloir en compagnie d’Elayne et de Gawyn.

Cette pensée se heurta douloureusement aux limites du cocon de Vide. À l’intérieur, Rand n’éprouvait aucune émotion. Si le saidin bouillonnait, son sang était glacé et son esprit aussi.

Une autre pensée, presque semblable à un coup de poignard…

Elle gisait ainsi que ces hommes, ses cheveux blonds lui faisant une corolle, comme si elle dormait. Ilyena Cheveux d’Or. Mon Ilyena.

Le jour de la rencontre avec Morgase, Elaida aussi était présente.

Elle a prédit les souffrances dont je serai la cause. En moi, elle a vu cette terrible obscurité. Une partie, en tout cas. Assez !

Ilyena, je ne savais pas ce que je faisais. J’étais fou ! Je suis fou ! Oh ! Ilyena !

Elaida savait en partie, mais elle n’a pas tout dit sur ce dont elle avait de fragmentaires connaissances. Il aurait mieux valu qu’elle parle.

Lumière, le pardon n’existe-t-il donc pas ? J’ai agi sous l’empire de la folie. N’y a-t-il donc pas de pitié en ce monde ?

S’il avait su, Gareth Bryne m’aurait tué. Morgase aurait ordonné mon exécution… Et dans ce cas, elle serait peut-être toujours vivante. La mère d’Elayne… Aviendha… Mat… Moiraine… Si j’étais mort, combien d’entre eux auraient survécu ?

J’ai mérité mes tourments et je mérite de mourir une bonne fois pour toutes. Ilyena, je mérite la mort.

Oui, je la mérite !

Entendant des bruits de pas dans son dos, Rand se retourna. À moins de vingt pas de lui, une vingtaine de soldats portant la veste rouge à col blanc des Gardes de la Reine venaient d’émerger d’un couloir latéral. Mais Andor n’avait plus de souveraine, et de toute façon, ces hommes-là n’avaient jamais servi Morgase de son vivant. Un Myrddraal marchait à leur tête, son visage sans yeux blême comme si on venait de le découvrir sous un caillou, les plates de son armure noire, en se chevauchant, accentuant la ressemblance avec les écailles d’un serpent. Comme toujours, la cape noire du Blafard restait parfaitement immobile dans son dos alors qu’il avançait.

Face à un Sans-Yeux, la peur était inévitable. Mais dans le cocon de Vide, ce sentiment était aussi distant que tous les autres.

Les soldats hésitèrent quand ils aperçurent Rand. Mais le Demi-Humain leva son épée noire, et tous ses compagnons dégainèrent la leur.

Rand – c’était son nom, lui semblait-il – canalisa d’une manière qu’il ne se souvenait pas d’avoir utilisée un jour.

Les hommes et le Myrddraal se pétrifièrent là où ils étaient, couverts d’un givre blanc qui fumait exactement comme les bottes de Mat fumaient, un peu plus tôt. Le bras levé du Sans-Yeux se brisa net. À l’impact avec le sol, le membre et l’épée noire se brisèrent en mille éclats.

Quand il passa à côté des cadavres, Rand – oui, oui, c’était bien ça, son nom – sentit le froid mortel. Terrible, vraiment, et pourtant toujours moins glacial que le saidin.

Un homme et une femme d’âge mûr, se serrant l’un contre l’autre pour se protéger, s’étaient réfugiés contre un mur. Lorsqu’il vit Rand – Rand tout court, il n’y avait rien d’autre accolé à ce nom ? – le domestique mâle en livrée rouge et blanc fit mine de se relever, comme si le danger était passé, mais sa compagne le retint par la manche.

— Allez en paix, dit Rand, un bras tendu.

Al’Thor ! Le nom complet, c’était Rand al’Thor !

— Je ne vous ferai pas de mal, mais il pourrait vous arriver malheur si vous restez.

Les yeux marron de la femme roulèrent dans leurs orbites. Si son compagnon ne l’avait pas retenue, nul doute qu’elle se serait écroulée comme une poupée de chiffon. Et les lèvres de l’homme bougeaient sans cesse, comme s’il se récitait une prière muette. Rand baissa les yeux sur ce que le domestique regardait fixement. Sa main, suffisamment sortie de la manche de sa veste pour dévoiler la tête de dragon à crinière jaune qui faisait partie intégrante de sa peau.

— Je ne vous ferai pas de mal, répéta Rand.

Puis il s’éloigna, plantant là les deux serviteurs. Il devait coincer Rahvin et le tuer. Et ensuite, que ferait-il ?

Alors qu’il marchait dans un silence seulement troublé par le bruit de ses pas, Rand entendit au fond de sa tête une voix très faible qui se lamentait au sujet d’Ilyena et du pardon. Se concentrant pour sentir Rahvin en train de canaliser – un autre homme en contact avec la Source Authentique – il ne capta rien. Le saidin brûlait ses os, carbonisait sa chair et dévastait son âme, mais de l’extérieur, tout ça n’était pas facile à voir, sauf si on était très près. Un lion dans de hautes herbes, avait dit un jour Asmodean. Un lion enragé, alors !

Asmodean figurait-il au nombre de ceux qui n’auraient pas dû mourir ? Et Lanfear ? Non. Pas…

Rand n’eut qu’un dixième de seconde pour se jeter à plat ventre. Une infime fraction avant de sentir des flux brusquement tissés, puis de voir une lance de lumière blanche – du feu liquide – traverser le mur comme une épée à l’endroit exact où était son torse, avant son esquive miraculeuse. Partout où ce trait de feu rebondit, des deux côtés du couloir, les murs, les frises, les portes et les tapisseries cessèrent d’exister. Des tentures murales et des fragments de plâtre arrachés au plafond tombèrent en pluie sur le sol.

Qui prétendait que les Rejetés craignaient d’utiliser les Torrents de Feu ? C’était Moiraine, non ? Et elle avait sûrement mérité de vivre.

En riposte, Rand expédia lui aussi un Torrent de Feu. Laissant une image rémanente sur ses rétines, celui de son adversaire se dissipa au moment où le sien percutait le mur.

Rand relâcha alors son propre flux. Avait-il réussi, finalement ?

Après s’être péniblement relevé, il canalisa un tissage d’Air et ouvrit une double porte défoncée avec tant de violence que ce qui restait des battants s’arracha des gonds. Derrière, la pièce était vide. Il s’agissait d’un salon, avec des fauteuils disposés devant une grande cheminée de marbre. Son Torrent de Feu avait arraché une partie d’une des arches qui donnaient sur une petite cour intérieure dotée d’une fontaine. Au-delà, une colonne avait également été touchée.

Rahvin n’avait pas fui par là, cependant, et il n’avait pas non plus brûlé vif. Dans l’air, une sorte de résidu de saidin flottait encore. Rand identifia immédiatement un portail. Différent de celui qu’il avait généré pour « léviter » jusque-là, et également du type qui permettait de Voyager – le « modèle », il le savait maintenant, qui lui avait permis d’entrer dans la salle du trône –, c’était néanmoins un passage qui lui était familier. À Tear, il en avait vu un, en générant même un autre…

Il recommença. En tout cas, il tissa une ouverture qui était en fait un trou dans la réalité. De l’autre côté, pas trace de l’obscurité infinie. S’il n’avait pas su que ce portail était là, ou s’il n’avait pas été capable de distinguer les flux du tissage, il aurait pu passer à côté de son existence. Car devant lui se dressaient les mêmes arches donnant sur la même cour, la même fontaine, et, plus loin, la même promenade flanquée de colonnes. Un instant, les trous que son Torrent de Feu avait forés dans une arche et une colonne disparurent, mais ils revinrent très vite. Où que menât ce portail, c’était vers un mystérieux ailleurs – un reflet du palais royal comme naguère il s’était agi d’un reflet de la Pierre de Tear.

Dans un coin de sa tête, Rand regretta de ne pas avoir parlé de ce sujet avec Asmodean, tant qu’il en avait l’occasion. Mais il n’avait jamais pu évoquer cette journée avec quiconque. Aucune importance ! En ce temps-là, il brandissait Callandor, mais l’angreal glissé dans sa poche avait déjà démontré qu’il suffisait amplement face à Rahvin.

Rand traversa le portail, relâcha son tissage et traversa la cour tandis que l’ouverture disparaissait dans son dos. S’il était dans les environs, Rahvin avait certainement dû sentir son tissage. L’avantage que lui apportait la figurine du petit homme replet ne voulait pas dire qu’il pouvait rester les bras ballants et attendre d’être attaqué.

Pas un signe de vie, à part lui et une unique mouche. À Tear, il en avait été de même. Dans les couloirs, les lampes étaient toutes éteintes, leur mèche n’ayant à l’évidence jamais vu une flamme. Pourtant, même dans les corridors qui auraient dû être obscurs, de la lumière sourdait à la fois de partout et de nulle part. Parfois, les lampes bougeaient et d’autres objets aussi. Entre un coup d’œil et le suivant, une lampe pouvait s’être déplacée d’un pied ou deux tandis qu’un vase, dans sa niche murale, avait avancé ou reculé d’un pouce. De petits détails, comme si quelqu’un s’était ingénié à changer ces objets de place pendant qu’il ne regardait pas.

Où qu’il fût, c’était un bien étrange endroit.

Alors qu’il remontait une promenade, cherchant à localiser Rahvin, Rand s’avisa qu’il n’entendait plus la voix qui se lamentait sur Ilyena. C’était ainsi depuis qu’il avait canalisé un Torrent de Feu. Avait-il réussi à chasser Lews Therin de sa tête ?

Parfait, ça…

Rand s’arrêta à la lisière d’un des jardins intérieurs du palais. Les rosiers et les buissons de campanules blanches semblaient accablés par la sécheresse, comme ils l’auraient été dans le véritable palais. Sur certaines des flèches qui s’élevaient bien au-dessus des toits, l’étendard au Lion Blanc flottait fièrement. Mais à chaque nouveau coup d’œil, ce n’était pas sur les mêmes flèches…

Parfait, oui… Si je n’ai pas à partager mon esprit avec…

Rand se sentait… bizarre. Comme s’il n’avait plus de substance. Levant un bras, il constata qu’il voyait le jardin à travers la manche de sa veste et sa chair. Comme à travers un brouillard, mais un brouillard en train de se dissiper. Baissant les yeux, il distingua les pavés du sol à travers ses jambes.

Non !

Cette pensée ne lui appartenait pas.

Dans son esprit, une image se forma. Un grand homme aux yeux sombres, aux cheveux grisonnants et aux traits dévastés par l’inquiétude.

Je suis Lews Ther…

Je suis Rand al’Thor ! coupa Rand.

Sans qu’il comprenne pourquoi, sur son bras diaphane, le dragon presque invisible menaçait de s’effacer totalement. Le membre lui-même commençait à sembler plus sombre, les doigts de sa main s’allongeant.

Je suis moi !

Cette pensée se répercuta dans le Vide.

Je suis Rand al’Thor !

Le jeune homme lutta pour forger dans son esprit une image de lui-même. Il lutta pour qu’elle ressemble à ce qu’il voyait dans son miroir chaque matin en se rasant, ou dans sa grande glace lorsqu’il s’habillait. Un combat difficile, car il ne s’était jamais vraiment bien regardé.

Les deux images se superposèrent. Un homme d’âge mûr aux yeux noirs et un jeune type aux yeux gris-bleu. Lentement, la seconde prit le dessus sur la première. Alors, le bras de Rand reprit de la substance, le dragon redevint bien visible ainsi que le héron gravé dans la paume de sa main. En des temps pas si lointains, Rand détestait ces marques. À présent, même alors qu’il était reclus dans le Vide, les revoir lui donnait envie de sourire.

Pourquoi Lews Therin avait-il tenté de prendre le contrôle ? De le transformer en Lews Therin, en fait… Car c’était bien Lews Therin, cet homme vieillissant au visage si douloureux. Mais pourquoi tenter cela maintenant ? Parce que c’était possible en ce lieu, quelle que fût sa véritable nature ?

Pas si vite ! Qui avait crié ce « non » impérieux ? Lews Therin, bien sûr. Donc, l’attaque ne venait pas de lui, mais de Rahvin. Et sans recourir au Pouvoir. Si le Rejeté avait pu attaquer ainsi à Caemlyn – la version réelle – il ne s’en serait pas privé. Ce devait être lié à une capacité qui venait s’ajouter à sa palette quand il était ici. Mais dans ce cas, elle s’ajoutait peut-être aussi à celle de Rand. L’image de lui-même qu’il avait forgée l’avait sauvé, et…

Rand braqua le regard sur un rosier et imagina qu’il se ratatinait puis perdait sa substance. Docilement, l’arbuste disparut. Mais dès que l’image mentale qu’il s’en était forgée se fut aussi effacée, le véritable rosier réapparut, tel qu’il était au début.

Rand hocha la tête. Donc, il y avait des limites… Il en existait toujours, ainsi que des règles, et il ignorait tout de celles qui s’appliquaient en ce lieu. En revanche, grâce à l’enseignement d’Asmodean et à ce qu’il avait appris tout seul, Rand connaissait le Pouvoir. Le saidin était encore en lui, mélange de la délicieuse douceur de la vie et de l’immonde corruption de sa jumelle la mort.

Pour l’attaquer, Rahvin avait dû avoir besoin de le voir. Avec le Pouvoir, c’était indispensable, à moins de savoir très exactement où se trouvait la cible – au quart de pouce près. Ici, c’était peut-être différent, mais Rand n’aurait pas parié là-dessus. Un instant, il faillit regretter que Lews Therin ait été réduit au silence. Avec un peu de chance, il connaissait mieux que lui cet étrange lieu et ses règles…

Des balcons et des fenêtres dominaient le jardin sur tout son périmètre. Et parfois, les bâtiments faisaient cinq niveaux…

Rahvin avait tenté de l’anéantir. Résolu, Rand fit circuler le flot tumultueux de saidin à travers son angreal. Des éclairs jaillirent aussitôt du ciel par centaines, venant frapper chaque fenêtre et chaque balcon. Grondant dans tout le jardin, le tonnerre souleva dans les airs de gros fragments de pierre. L’air se chargea de tension et tous les poils se hérissèrent sur les bras et la poitrine de Rand. Puis ce fut au tour de ses cheveux…

Quand il laissa mourir les éclairs, il s’avisa que des gravats tombaient encore des balcons et des fenêtres, le bruit de leur chute occulté par les roulements de tonnerre qui continuaient à retentir dans ses oreilles.

Des trous béaient là où s’ouvraient des fenêtres quelques instants plus tôt. Alors que ces orifices faisaient penser aux orbites de quelque crâne monstrueux, les balcons en ruine évoquaient des bouches aux lèvres éclatées. Si Rahvin s’était tenu à un de ces endroits, il était sûrement mort. Certes, mais Rand n’y croirait pas avant de l’avoir vu de ses yeux. Il entendait les poser sur la dépouille du Rejeté.

Affichant sans le savoir un rictus haineux, il retourna dans le palais. S’il était venu ici, c’était bien pour voir Rahvin mort…


Nynaeve se jeta à plat ventre et rampa sur le sol du couloir tandis que… quelque chose… cisaillait le mur le plus proche. Moghedien avançait aussi vite qu’elle, également sur le ventre, mais dans le cas contraire, elle l’aurait tirée par la chaîne de l’a’dam. Venaient-elles d’esquiver l’œuvre de Rand ou de Rahvin ? À Tanchico, l’ancienne Sage-Dame avait déjà vu ces espèces de lances de feu liquide, et elle avait bien espéré ne jamais renouveler cette expérience. Ignorant de quoi il s’agissait, elle n’avait aucune envie de le découvrir.

Que la Lumière carbonise ces deux types ! Je veux apprendre la guérison, pas une façon spectaculaire de tuer les gens.

Se redressant sur les coudes et les genoux, Nynaeve jeta un coup d’œil dans la direction d’où la Rejetée et elle venaient. Rien à signaler. Le couloir désert d’un palais – avec dans chaque mur une entaille de près de dix pieds de long aussi nette qu’aurait pu la faire un maçon, et des fragments de tapisserie jonchant le sol. Aucun signe des deux hommes. Jusque-là, l’ancienne Sage-Dame ne les avait pas aperçus. En revanche, elle avait eu tout loisir de contempler le résultat de leur affrontement. En plusieurs occasions, elle avait même failli compter parmi les victimes collatérales. Heureusement, elle pouvait puiser dans la colère de Moghedien, la séparant de la terreur qui s’y mêlait, trop puissante pour rester secrète, afin de la laisser se déverser en elle. Car sa propre rage n’était plus qu’un pitoyable sentiment qui lui aurait à peine permis de sentir la Source Authentique – alors, quant à canaliser le flux d’Esprit grâce auquel elle pouvait rester dans Tel’aran’rhiod

Également agenouillée, Moghedien essayait en vain de vomir, car elle ne devait plus rien avoir dans l’estomac. Cette vipère avait encore tenté de se débarrasser du collier. Dès qu’il était devenu évident que Rand et Rahvin se trouvaient eux aussi dans le Monde des Rêves, les velléités de coopération de la Rejetée avaient fondu comme neige au soleil. Eh bien, essayer de retirer un a’dam, quand on en portait le collier, était une punition en soi. Et puisque Moghedien ne pouvait plus expulser des humeurs nauséabondes…

— S’il te plaît…, souffla la Rejetée en tirant sur la robe de Nynaeve. Nous devons partir, il faut que tu me croies ! (La voix tremblante, elle ne pouvait plus interdire à sa terreur de se refléter sur son visage.) Ils sont ici en chair et en os ! En chair et en os !

— Silence…, fit distraitement Nynaeve. Si tu ne m’as pas menti, c’est un avantage – pour moi !

Selon Moghedien, être présent en chair et en os dans le Monde des Rêves limitait le contrôle qu’on pouvait avoir sur le songe. Cette information, la Rejetée avait dû la cracher après avoir par inadvertance éveillé l’attention de Nynaeve. Du coup, elle avait dû admettre que Rahvin connaissait Tel’aran’rhiod beaucoup moins bien qu’elle. Pour l’ancienne Sage-Dame, cependant, l’essentiel était qu’il le connaisse moins bien qu’elle, et ça n’était pas garanti. En revanche, il en savait sûrement plus long que Rand… Quelle tête de pioche, celui-là ! Quelle que soit sa querelle contre Rahvin, il n’aurait jamais dû se laisser entraîner dans un endroit dont il ignorait tout. Jouer à un jeu sans en connaître les règles, et en un lieu où la pensée pouvait tuer…

— Pourquoi refuses-tu de comprendre ce que je te dis ? Même s’ils étaient seulement présents par l’esprit – en rêvant – ils seraient tous les deux bien plus forts que nous. Dans l’état actuel des choses, ils sont capables de nous écraser comme des insectes. En chair et en os, ils puisent plus de saidin que nous pouvons puiser de saidar en rêvant.

— Nous sommes liées…, répondit toujours aussi distraitement Nynaeve.

Agacée, elle tira d’un coup sec sur sa natte. Aucun moyen de dire dans quelle direction les deux hommes étaient partis. Et aucun avertissement avant que le danger soit sur elle. Quand même, il semblait injuste qu’ils puissent canaliser le Pouvoir sans qu’elle soit en mesure de voir ou de sentir les flux.

Une lampe qui avait été coupée en deux redevint entière, puis, en un éclair, fut de nouveau brisée. Ce feu blanc devait être incroyablement puissant. En règle générale, quoi qu’on lui fasse, Tel’aran’rhiod se régénérait très rapidement, mais là…

— Tu n’es qu’une imbécile…, gémit Moghedien en tirant à deux mains sur la robe de Nynaeve. On se fiche de ton courage ! Nous sommes liées, mais dans ton état, tu n’apportes aucune contribution. Rien du tout ! C’est ma force et ta folie ! Ils sont là en chair et en os ! Tu m’entends ? Ces deux hommes ne rêvent pas. Ils utilisent des armes dont tu n’as même jamais imaginé l’existence. Si nous restons, ils nous détruiront.

— Si tu criais un peu plus fort ? ironisa Nynaeve. Tu veux attirer l’un d’eux vers nous ?

Elle regarda à droite et à gauche, mais le couloir était toujours désert. Venait-elle d’entendre des bruits de pas ? Rand ? Rahvin ? Que ce soit l’un ou l’autre, la prudence s’imposait. Un homme luttant pour sa vie pouvait frapper avant d’avoir reconnu des amies. Enfin, une amie, en vérité…

— Nous devons partir, insista Moghedien, mais plusieurs tons plus bas.

Elle se leva, la bouche tordue par un rictus de défi. En elle, la peur et la colère se livraient un duel permanent, chacune prenant à son tour le dessus.

— Pourquoi devrais-je t’aider davantage ? C’est de la folie !

— Tu préférerais sentir de nouveau les orties ?

Moghedien tressaillit, mais dans ses yeux noirs, la lueur de défi ne disparut pas.

— Tu crois que je vais me laisser tuer par ces hommes de peur que tu me maltraites ? Tu es folle ! Je ne bougerai pas d’ici jusqu’à ce que tu aies décidé de partir du Monde des Rêves.

Nynaeve tira de nouveau sur sa natte. Si Moghedien refusait de marcher, elle allait devoir la tirer par sa chaîne. Pas une façon très efficace de chercher, alors qu’il semblait rester des lieues de couloirs à explorer. Elle aurait dû se montrer plus ferme la première fois que la Rejetée s’était révoltée. À sa place, Moghedien aurait tué sans hésitation. Ou, si elle avait jugé sa prisonnière utile, recouru à son petit « truc » visant à forcer les autres à l’adorer et à lui obéir. Nynaeve en avait été victime à Tanchico. Et même si elle avait su comment s’y prendre, elle doutait d’être capable d’infliger une telle chose à quelqu’un. Bien entendu, elle méprisait et haïssait la Rejetée. Mais elle n’aurait pas pu la tuer froidement, qu’elle lui soit utile ou non. Hélas, elle aurait parié que Moghedien le savait, et qu’elle jouait à fond de cet avantage.

Cela dit, une Sage-Dame dirigeait de fait le Cercle des Femmes – même si ses membres n’étaient pas toujours d’accord – et cette digne institution infligeait des punitions aux femmes qui violaient la loi ou malmenaient trop gravement les coutumes – et aussi aux hommes, pour certaines transgressions. Si elle n’avait pas les mêmes facilités que Moghedien pour tuer les gens ou dominer leur esprit, Nynaeve…

La Rejetée ayant ouvert la bouche, l’ancienne Sage-Dame la bâillonna avec un tissage d’Air. Ou plutôt, à travers leur lien, elle la força à se bâillonner elle-même. Avec l’a’dam, les deux revenaient en fait au même, sauf que Moghedien avait conscience d’être utilisée comme un outil. Du coup, son regard brilla d’indignation quand les flux qu’elle tissait lui plaquèrent les bras contre les flancs et enroulèrent le bas de sa robe autour de ses chevilles. Pour le reste, Nynaeve se servit de l’a’dam, comme avec les orties, pour faire éprouver à sa prisonnière les sensations qu’elle entendait lui imposer. Pas la réalité, juste un sentiment de réalité.

Moghedien se raidit dans ses liens quand une lanière de cuir sembla s’abattre sur son postérieur. Un châtiment plus humiliant que douloureux, voilà qui était parfait. À travers le lien, Nynaeve sentit tout l’outrage de la Rejetée. Comparé à ses tortures hautement sophistiquées, ce traitement paraissait plutôt adapté à une sale gamine.

— Quand tu te sentiras plus encline à coopérer, dit Nynaeve, hoche la tête.

Il ne fallait pas que ça prenne une éternité. Pas question de moisir ici alors que Rand et Rahvin étaient en train de s’entre-tuer. Si le vainqueur n’était pas le bon parce qu’elle évitait le danger en se laissant retarder par Moghedien…

L’ancienne Sage-Dame se souvint d’une journée particulière, alors qu’elle avait seize ans et venait tout juste d’obtenir le droit de se natter les cheveux. Suite à un défi lancé par Nela Thane, elle avait volé un gâteau aux fruits secs à Cora Ayellin. Bien entendu, en sortant de la cuisine, elle était tombée sur la victime de son larcin. Condensant les douloureuses conséquences de sa transgression, Nynaeve les fit parvenir à travers le lien à Moghedien, dont les yeux s’écarquillèrent.

Voyant que c’était efficace, elle recommença.

Elle ne m’arrêtera pas !

Un troisième service !

J’aiderai Rand, quoi qu’elle en pense.

Et un quatrième !

Tant pis s’il nous tue.

Puis un cinquième.

Elle a peut-être raison… Il risque de nous abattre avant de m’avoir reconnue.

Le sixième, pour faire bonne mesure.

Lumière, je déteste avoir peur !

Le septième…

Je hais Moghedien !

Le huitième.

Oui, je la hais !

Le neuv…

Nynaeve s’avisa soudain que la Rejetée se débattait dans ses liens, secouant si violemment la tête qu’elle risquait de se l’arracher du cou. Un instant, l’ancienne Sage-Dame regarda sans y croire le visage sillonné de larmes de sa prisonnière, puis elle se hâta de dénouer les flux d’Air. Par la Lumière ! qu’avait-elle fait ? Elle n’était pas Moghedien, tout de même…

— J’imagine que tu vas te tenir tranquille ?

— Ils nous tueront, souffla la Rejetée entre ses sanglots.

En même temps, elle acquiesça vigoureusement.

Nynaeve mobilisa sa volonté pour s’endurcir. Moghedien méritait tout ce qu’elle venait de subir, et même bien plus que ça. À la tour, une Rejetée comme elle aurait été calmée puis exécutée dès la fin de son procès, et sa seule identité aurait suffi à la faire condamner.

— Très bien. À présent, nous…

Le tonnerre, ou quelque chose de très semblable, fit soudain vibrer tout le palais. Les murs tremblèrent et de la poussière monta du sol. Déséquilibrée, Nynaeve avait basculé sur Moghedien, et toutes deux tentaient assez grotesquement de ne pas s’étaler. Avant que la secousse ait cessé, un rugissement retentit, évoquant des flammes qui auraient rugi dans une cheminée de la taille d’une montagne. Ce vacarme ne dura pas, et le silence qui suivit n’en parut que plus profond. Non ! Un bruit de bottes… Un homme qui courait… Le son venait du nord et se répercutait dans le couloir.

Nynaeve poussa sa prisonnière dans la direction d’où venaient les bruits.

— En route !

Moghedien ne résista pas. Les yeux toujours écarquillés, le souffle court, elle crevait de peur. Eh bien, songea Nynaeve, l’avoir avec elle était vraiment une chance. Pour accéder au Pouvoir de l’Unique, certes, mais aussi parce que l’Araignée, après tant d’années à se tapir dans l’ombre, était devenue si lâche qu’on se sentait quasiment héroïque, en comparaison. Quasiment… Sans la fureur que lui inspirait sa propre frousse, Nynaeve aurait été incapable de maintenir le flux d’Esprit qui lui permettait de rester dans le Monde des Rêves. Mais Moghedien, elle, était terrorisée jusque dans la moelle des os.

La traînant par sa chaîne, Nynaeve entraîna sa prisonnière à la poursuite des bruits de bottes qui diminuaient régulièrement…


Rand entra très prudemment dans une petite cour ronde. Une moitié du disque de pavés blancs s’insérait dans la structure à trois niveaux, derrière lui. L’autre moitié était délimitée par un demi-cercle de pierre soutenu par des colonnes de quinze pieds de haut qui empiétait sur un nouveau jardin où des sentiers de gravier serpentaient entre de petits arbres au feuillage en éventail. Des bancs de marbre entouraient un bassin de lys blancs où nageaient des poissons rouges, jaunes et blancs.

Les bancs se brouillèrent soudain pour se transformer en des silhouettes d’hommes sans visage, mais sans vraiment perdre l’aspect lustré et la couleur de la pierre.

Rand savait à quel point il était difficile de modifier quelque chose que Rahvin avait altéré. Jaillissant de ses doigts, des éclairs firent exploser les hommes de pierre.

L’air devint alors de l’eau. Le souffle court, Rand lutta pour nager jusqu’aux colonnes, car il voyait le jardin derrière. En toute logique, une sorte de barrage devait empêcher l’eau de s’y déverser. Avant qu’il ait pu canaliser le Pouvoir, des formes jaunes, rouges et blanches filèrent comme des projectiles autour de lui, et elles étaient bien plus grosses que les poissons du bassin. Dotées de dents acérées, elles le mordirent et du sang vint colorer de rouge la brume liquide. D’instinct, Rand chassa les poissons avec ses mains, mais la partie restée calme de sa personne, au cœur du Vide, eut la lucidité de canaliser le Pouvoir. Des Torrents de Feu vinrent percuter le barrage – si c’en était bien un –, visant tous les endroits où Rahvin aurait pu se tenir pour regarder dans la cour. L’eau bouillonna, entraînant Rand comme si elle voulait se précipiter dans les tunnels vides creusés par les Torrents de Feu. Des assassins jaunes, blancs et rouges se jetèrent de nouveau sur le jeune homme, ajoutant de nouvelles traînées sanglantes dans l’eau. Trop rudement secoué, Rand ne pouvait plus viser et ses éclairs fusaient dans toutes les directions.

Ses poumons se vidaient. Pour pouvoir les remplir, il songea à de l’air, imaginant que l’eau se transmuait en sens inverse.

Le miracle se produisit. S’écrasant sur le sol en même temps qu’une multitude de petits poissons, Rand fit un roulé-boulé et se leva dans la foulée. De l’air l’entourait, et ses vêtements étaient secs. Le cercle de pierre, lui, semblait un instant intact, et celui d’après, dévasté comme la moitié des colonnes. Certains arbres s’inclinaient presque jusqu’à toucher le sol, puis se redressaient soudain pour recommencer à pencher sinistrement. Derrière Rand, la façade du palais était constellée de trous, un des dômes portait aussi une plaie béante et la plupart des fenêtres ou des rosaces de pierre ajourées arboraient de larges entailles. Les dégâts ne cessaient d’apparaître, de se volatiliser puis de réapparaître. Pas au rythme lent et régulier d’avant, mais à toute vitesse – un rythme fou qui donnait le tournis.

Avec une grimace, Rand posa une main sur la vieille blessure jamais guérie de son flanc. Elle l’élançait comme si sa lutte pour la survie l’avait rouverte. Sur tout son corps, les morsures des poissons saignaient et l’élançaient aussi. Là, il n’y avait aucun changement. Sa veste et son pantalon restaient déchirés partout où des dents s’y étaient enfoncées. Avait-il vraiment réussi à retransformer l’eau en air ? Ou un de ses Torrents de Feu était-il parvenu à faire fuir Rahvin, voire à le tuer ? La réponse ne comptait guère, sauf si la seconde proposition était la bonne.

Rand essuya le sang, sur ses yeux, puis il étudia les fenêtres et les balcons, sur tout le périmètre du jardin, puis la colonnade, en hauteur sur le côté opposé. En fait, il commença cette inspection, mais quelque chose d’autre attira son regard. Sous la colonnade, il venait de distinguer les vestiges d’un tissage. De là, il pouvait déterminer qu’il s’agissait d’un portail. Mais pour savoir de quel type il était, et où il conduisait, il allait devoir approcher davantage. Sautant au-dessus d’un tas de gravats qui se volatilisa tandis qu’il le survolait, Rand traversa le jardin à la course, des zigzags lui permettant d’éviter les arbres écroulés au milieu des sentiers. Le vestige de tissage menaçait de disparaître totalement. S’il ne l’atteignait pas très vite…

Rand trébucha, s’étala et amortit sa chute sur ses mains, les graviers lui blessant les paumes. Mais qu’est-ce qui l’avait fait tomber ? Regardant autour de lui, il ne vit rien. En revanche, il se sentait sonné, comme s’il avait reçu un coup sur la tête. Alors qu’il tentait de se relever pour atteindre le portail, il s’aperçut que son corps était pris de convulsions. Sur ses mains, de longs poils poussaient alors que ses doigts semblaient se ratatiner. Des pattes ! Des pattes à la place des mains…

Un piège ! Rahvin n’avait pas fui. Le portail était un leurre, et il avait foncé tête baissée.

Tandis que Rand luttait pour rester lui-même, son désespoir se cramponna au Vide comme à une planche de salut. Ses mains… C’étaient bien des mains ! Enfin, presque…

Rand réussit à se lever mais ses jambes ne lui parurent pas normales. La Source Authentique s’éloignait et le Vide rétrécissait. Des éclairs de panique zébraient le néant où n’existait pourtant aucune émotion. À l’évidence, Rahvin tentait de le transformer en une créature incapable de canaliser le Pouvoir. Le saidin lui échappait, son flot s’amenuisant y compris à travers l’angreal.

La colonnade et les balcons déserts semblaient le narguer. Rahvin devait être derrière une des fenêtres ou une des rosaces ajourées, mais laquelle ? Désormais, Rand n’avait plus la force d’expédier des centaines d’éclairs. Un seul devrait suffire. Ça, il pouvait y arriver. S’il ne traînait pas. Mais quelle cible viser ?

Alors qu’il luttait pour rester lui-même et garder en lui le saidin, Rand se réjouit même de sentir la souillure, puisque ça prouvait qu’il n’était pas coupé du Pouvoir. Regardant autour de lui, il rugit le nom de Rahvin.

Le cri d’un animal acculé.


Moghedien toujours à sa traîne, Nynaeve s’engagea dans un nouveau couloir. Devant elle, un homme disparut à l’intersection suivante, le bruit de ses pas résonnant derrière lui. Depuis combien de temps suivait-elle ces sons ? De temps en temps, ils s’étaient tus, et elle avait dû attendre qu’ils reprennent pour choisir une direction. Lors de ces pauses, des événements se produisaient. Nynaeve n’en avait vu aucun, mais en une occasion, le palais avait paru sonner comme une cloche, en une autre, l’air s’était tellement chargé de tension que ses cheveux avaient failli se dresser sur sa tête, et en une autre encore…

Aucune importance ! C’était la première fois que l’ancienne Sage-Dame apercevait le porteur de ces bottes. Cet homme en veste noire ne devait pas être Rand. La taille correspondait, mais les épaules et le torse étaient trop larges.

Nynaeve s’avisa qu’elle courait. Depuis longtemps, ses solides bottines étaient devenues des escarpins de velours, afin qu’elle soit le plus silencieuse possible. Si elle pouvait entendre l’homme, l’inverse était vrai. Du coup, le halètement de Moghedien était plus bruyant que leurs bruits de pas à toutes les deux.

Quand elle atteignit l’intersection, Nynaeve s’arrêta et jeta un coup d’œil prudent dans le nouveau couloir. Elle était unie au saidar – par l’intermédiaire du lien, mais c’était bien son saidar – et prête à canaliser. En vain, car le couloir était vide. À l’extrémité d’un mur percé de fenêtres – encore des rosaces ajourées – il y avait bien une porte, mais l’homme ne devait pas avoir eu le temps de l’atteindre. Plus près, un autre couloir partait sur la droite. Nynaeve en approcha puis le sonda à son tour. Rien… Mais un escalier prenait naissance à une courte distance de l’intersection.

Nynaeve hésita. L’homme se précipitait vers… quelque part. Ce couloir, lui, les ramènerait vers leur point de départ. Se pressait-on avec l’idée de revenir sur ses pas ? Sinon, il restait l’escalier.

Tirant toujours Moghedien, Nynaeve entreprit de gravir lentement les marches. Tendant l’oreille, elle capta seulement la respiration haletante de la Rejetée et le martèlement du sang qui battait à ses oreilles. Si elle se trouvait nez à nez avec le type… Car il était devant elle, c’était sûr. Et l’effet de surprise jouerait en faveur de la jeune femme.

Sur le premier palier, Nynaeve marqua une pause. Ici, les couloirs étaient parfaitement identiques à ceux du niveau inférieur. Aussi vides et silencieux. L’homme avait-il continué à monter ?

Sous les pieds de l’ancienne Sage-Dame, la marche vibra comme si le palais venait d’être percuté par un bélier géant. Un trait de feu blanc jaillit de nouveau du haut d’une des rosaces ajourées, rebondit vers le haut, entreprit de creuser le plafond et se dissipa en un clin d’œil.

Nynaeve cligna des yeux pour chasser l’image rémanente, sur ses rétines – une sorte d’éventail violet qui occultait en partie sa vision. L’attaque devait venir de Rand, qui tentait d’atteindre Rahvin. Si Nynaeve restait trop près du Rejeté, le jeune homme risquait de la toucher accidentellement. Et s’il continuait à frapper au hasard comme ça – selon elle, c’était ce qu’il faisait – il pouvait la blesser ou la tuer où qu’elle soit et sans même le savoir.

Le sol cessa enfin de vibrer. Se tournant vers Moghedien, Nynaeve vit qu’elle tremblait de terreur. Si on se fiait aux ondes qui circulaient dans l’a’dam, il était miraculeux que la Rejetée ne soit pas en train de se rouler par terre en hurlant de peur, de la bave au coin des lèvres. Si elle s’était laissée aller, Nynaeve y aurait bien ajouté un petit cri ou deux…

Elle se força à poser le pied sur une marche. Monter n’était pas plus mal qu’autre chose, après tout. Pourtant, la deuxième marche lui coûta autant d’efforts. Elle continua, mais lentement. Inutile de tomber trop rapidement sur l’homme – c’était lui qui devait être surpris, pas l’inverse.

Tremblant de tous ses membres, Moghedien suivait le mouvement avec des airs de chien battu.

En montant, Nynaeve s’unit au saidar aussi étroitement qu’elle le put – dans la limite des moyens de la Rejetée –, au point que l’extase de cette union en devint presque douloureuse. Un avertissement, ça… Si elle allait plus loin, elle risquait de dépasser ses limites, et, à l’extrême, elle se calmerait elle-même, détruisant en elle, et à tout jamais, la capacité de canaliser. Ou celle de Moghedien, vu les circonstances… Ou les deux à la fois. Dans tous les cas, ce serait une catastrophe.

Elle resta pourtant à la lisière de ce point de rupture. Un peu comme si elle avait posé sur sa peau la pointe d’une aiguille, à un souffle de la transpercer, mais pourtant sans faire perler le sang. En d’autres termes, elle canalisait autant de Pouvoir qu’elle aurait pu le faire seule et dans un état normal. Comme elle l’avait découvert à Tanchico, Moghedien et elle étaient à peu près de la même force. Cela suffirait-il ? Selon la Rejetée, les deux hommes étaient plus puissants. En ce qui concernait Rahvin, elle était sûre de son fait, puisqu’elle le connaissait. Quant à Rand… Eh bien, s’il avait été moins fort, il n’aurait sûrement pas survécu jusque-là. Une terrible injustice, quand même, que les hommes, déjà avantagés physiquement, aient aussi le plus de « muscles » dans le domaine du Pouvoir. À la tour, les Aes Sedai affirmaient que les deux sexes étaient de puissance équivalente. Oui, mais…

Nynaeve s’avisa qu’elle jacassait mentalement. Prenant une grande inspiration, elle tira Moghedien hors de la cage d’escalier, puisque celui-ci ne montait pas plus haut.

Remontant le couloir désert jusqu’à une intersection, Nynaeve jeta un coup d’œil dans le corridor latéral. Et voilà ! Il était là ! Un grand homme vêtu de noir, ses cheveux bruns striés de blanc, pour le moment occupé à regarder en bas par une des ouvertures d’une rosace ajourée. De la sueur lustrait son visage, comme s’il était en train de produire un gros effort. Pourtant, il souriait… En passant, il était très beau – autant que Galad, mais le cœur de Nynaeve n’en battait pas la chamade pour autant.

Ce qu’il regardait – Rand, peut-être – mobilisait toute son attention. Nynaeve prit quand même garde à ne pas se faire remarquer. S’il s’agissait de Rand, en bas… Dans l’incapacité de dire si Rahvin était ou non en train de canaliser, l’ancienne Sage-Dame opta pour une mesure radicale. Dans le corridor, elle déversa une marée de flammes si brûlantes que la pierre du sol et des murs fuma. La chaleur lui roussissant les sourcils, Nynaeve fut contrainte de reculer.

Rahvin hurla au milieu de cette flamme déferlante – car en réalité, il n’y en avait qu’une – puis il s’éloigna en titubant vers l’endroit où le couloir devenait une promenade à ciel ouvert flanquée de colonnes. En une fraction de seconde, tandis que la jeune femme reculait encore, le Rejeté se trouva protégé par une sorte de bouclier. Alors que Nynaeve projetait dans son feu jusqu’au dernier filament de saidar, la protection de Rahvin parvint à résister. Dans un halo rouge, Nynaeve voyait sa cible à travers le brasier. Sa veste fumant encore, Rahvin avait le visage à moitié brûlé et un œil totalement blanc. Pourtant, quand il le braqua sur la jeune femme, son regard resta celui d’un tueur impitoyable.

Aucune émotion n’atteignit Nynaeve à travers le lien tissé par l’a’dam – à part peut-être une résignation mélancolique. Moghedien avait renoncé à toute résistance. Parce que la mort les guettait toutes les deux.


Au-dessus de Rand, du feu jaillit des parties ajourées de la rosace – des doigts de flammes qui s’insinuaient partout, fondant sur la colonnade. À cet instant précis, son combat intérieur cessa brusquement. Redevenir lui-même si soudainement fut presque un choc. Ayant attiré en lui une énorme quantité de saidin, il avait lutté jusque-là pour en conserver une partie, si infime fût-elle. Et voilà que le flot se déversait en lui, raz-de-marée de feu et de glace, si violent que ses genoux en tremblaient, le Vide lui-même vibrant d’une douleur qui le dévastait avec la puissance d’une meule géante.

À reculons, Rahvin apparut sur la promenade, la tête tournée vers une menace qui semblait venir du corridor. Enveloppé de feu, le Rejeté semblait pourtant ne pas être affecté par la chaleur et les flammes. Ou plutôt, ne plus être affecté, car il paraissait quand même dans un piteux état. S’il n’y avait pas eu la taille du personnage – et l’impossibilité, en toute logique, qu’il s’agisse de quelqu’un d’autre – Rand n’aurait pas été sûr de pouvoir l’identifier. La chair brûlée partout et carbonisée en certains endroits, Rahvin aurait épuisé les forces de n’importe quel guérisseur en quelques minutes. Sa souffrance devait dépasser tout ce qu’on pouvait imaginer… N’était que l’esprit de Rahvin, toujours présent dans cette carcasse calcinée, devait être réfugié dans le Vide, là où la douleur du corps n’était qu’un lointain murmure, et avec d’incroyables réserves de saidin à portée de la main.

Rand libéra tout le Pouvoir qui rugissait en lui – et certainement pas avec des intentions thérapeutiques.

— Rahvin ! cria-t-il tandis qu’un Torrent de Feu jaillissait de ses mains, trait de feu liquide plus épais qu’un corps humain et propulsé par tout le Pouvoir que Rand parvenait à mobiliser.

L’impact se produisit, et Rahvin cessa aussitôt d’exister. Les Chiens des Ténèbres, à Tanchico, s’étaient désintégrés en minuscules particules avant de disparaître. Une ultime résistance de ce qui leur tenait lieu de force vitale, sans doute – ou la tentative désespérée de la Trame face au danger d’être en partie détruite, même si cette réaction l’amenait à prolonger l’existence de monstres. Rahvin, lui, se volatilisa tout simplement.

Rand laissa mourir son Torrent de Feu, puis il repoussa un peu le saidin, afin de se protéger. Clignant des yeux pour chasser les images rémanentes du feu blanc, il étudia l’énorme trou, dans la balustrade de marbre, repéra une colonne coupée en deux, sur la trajectoire, et leva les yeux pour localiser le trou correspondant au cœur de la voûte du palais. Ces images ne fluctuaient pas, comme si les dégâts étaient bien trop graves, même en cet étrange lieu, pour qu’on tente de les réparer.

Après tant d’épreuves, cette fin paraissait presque trop facile. Songeant qu’il trouverait peut-être à l’étage une preuve irréfutable de la mort du Rejeté, Rand courut vers une porte.


Avec l’énergie du désespoir, Nynaeve jeta toutes ses forces dans la bataille afin que sa flamme se referme une fois de plus sur Rahvin. En luttant, elle songea qu’elle aurait peut-être dû recourir à des éclairs. Quoi qu’il en soit, elle allait mourir. Les yeux atroces du Rejeté étaient rivés sur Moghedien, pas sur elle, mais ça ne changerait rien à ce qui l’attendait.

Du feu liquide suivant une trajectoire ascendante perça soudain la colonnade, si brûlant que la flamme pourtant dévastatrice de Nynaeve en aurait presque paru tiède. Stupéfiée, la jeune femme relâcha son tissage et leva un bras pour se protéger le visage. Avant que sa main soit arrivée devant ses yeux, le feu liquide disparut – et Rahvin avec. Parce qu’il s’était enfui ? Nynaeve aurait juré que non. Un court instant, si bref, en réalité, qu’elle aurait pu le prendre pour le fruit de son imagination, elle avait vu le Rejeté, percuté par le projectile igné, se transformer… en brume. Une fraction de seconde. Son imagination ? Non, elle aurait juré que ce n’était pas le cas…

Le visage entre les mains, Moghedien sanglotait. À travers l’a’dam, Nynaeve sentit chez sa prisonnière un soulagement si puissant qu’il occultait tous les autres sentiments.

Un bruit de bottes, sur les marches…

Se retournant, Nynaeve approcha de la cage d’escalier. À sa grande surprise, elle s’aperçut qu’elle s’était emplie de saidar, prête à combattre s’il le fallait.

L’ancienne Sage-Dame oublia sa surprise lorsque Rand émergea sur le palier. Même si elle le reconnut, le jeune homme n’était pas comme dans ses souvenirs – parce que ses traits étaient plus durs, ses yeux devenus deux étangs glacés. Ses vêtements lacérés et le sang qui maculait son visage convenaient parfaitement à sa nouvelle apparence.

Et ce nouveau Rand, c’était couru, tuerait Moghedien dès la seconde où il l’aurait identifiée. Or, Nynaeve avait encore des projets pour la Rejetée. Songeant que Rand saurait ce qu’était un a’dam, elle modifia l’artefact, faisant disparaître la chaîne pour garder seulement le bracelet à son poignet et le collier autour du cou de Moghedien. Saisie de panique à l’idée d’avoir peut-être fait la pire erreur de sa vie, Nynaeve soupira de soulagement en constatant qu’elle sentait et contrôlait toujours sa prisonnière. Exactement comme Elayne l’avait dit… Et avec un peu de chance, Rand n’aurait pas remarqué la chaîne, puisque Moghedien se tenait dans le dos de Nynaeve…

De fait, il accorda à peine un regard à la Rejetée.

— J’ai réfléchi à cette flamme géante qui venait d’ici… J’ai pensé que c’était vous, ou… Où sommes-nous ? Est-ce l’endroit où vous rencontrez Egwene ?

Devant ce visage si dur, Nynaeve tenta de ne pas se décomposer.

— Rand, selon les Matriarches, ce que tu as fait – et que tu es toujours en train de faire – est dangereux, voire maléfique. Quand on vient ici en chair et en os, on perd une part de soi-même – de ce qui nous rend humain.

— Les Matriarches sont-elles omniscientes ? (Rand dépassa Nynaeve et alla observer la promenade.) J’ai cru que les Aes Sedai l’étaient. De toute façon, c’est sans importance. J’ignore quelle dose d’humanité peut conserver le Dragon Réincarné…

— Rand, je… (Nynaeve ne parvint pas à trouver ses mots.) Au moins, je peux te guérir…

Le jeune homme ne broncha pas quand elle lui prit la tête entre ses mains. Nynaeve, elle, dut réprimer une grimace. Les blessures récentes de Rand n’étaient pas graves, bien que fort nombreuses. Des morsures, pour la plupart, mais infligées par qui ? En revanche la vieille plaie jamais vraiment guérie, sur son flanc, était un cloaque empli d’obscurité – un puits débordant de ce que devait être la souillure du saidin, selon ce que la jeune femme imaginait.

Tandis qu’elle tissait les flux d’Air, d’Eau, d’Esprit et même de Feu et de Terre qui participaient tous au processus complexe de la guérison, Rand ne gémit pas et ne se débattit pas davantage. Ne cillant même pas, il frémit à peine, et ce fut tout. Puis il saisit les poignets de Nynaeve et écarta ses mains de son visage.

L’ancienne Sage-Dame ne résista pas. Toutes les blessures récentes avaient disparu. Quant à la plaie plus ancienne, rien de nouveau à signaler. Pourtant, à part la mort, tout aurait dû pouvoir être guéri. Oui, absolument tout !

— Est-il mort ? demanda Rand. L’avez-vous vu mourir ?

— Oui, Rand… Je l’ai vu…

— Mais il y en a d’autres, n’est-ce pas ? Des… Élus… je veux dire.

Nynaeve sentit Moghedien se raidir de peur, mais elle ne la regarda pas.

— Rand, tu dois partir. Rahvin est mort, et cet endroit est dangereux, quand on y est vraiment. Pars et ne reviens jamais… en chair et en os.

— Je vais partir…

Rand ne fit rien que Nynaeve aurait pu voir ou sentir – bien évidemment ! – mais un instant, elle crut que le couloir, derrière Rand, avait… eh bien, tourné, ou quelque chose comme ça. Pourtant, il ne semblait pas différent. N’était… La jeune femme sursauta. Il n’y avait plus de trou dans la balustrade, ni de colonne brisée…

Rand continua comme si de rien n’était.

— Dites à Elayne… Demandez-lui de ne pas me haïr. Et de…

Le chagrin adoucit les traits de Rand. Un moment, Nynaeve revit le jeune homme qu’elle avait connu, dévasté comme si on venait de lui arracher quelque chose de très précieux. Mais quand elle tendit un bras pour le réconforter, il recula, le visage redevenu de marbre.

— Lan avait raison… Nynaeve, dites à Elayne de me pardonner. Expliquez-lui que j’ai trouvé autre chose à aimer, et qu’il n’y a plus de place pour elle dans mon cœur. Lan m’a chargé de vous dire la même chose. Son cœur est pris ailleurs, et il vous demande de lui pardonner. Plutôt que d’aimer des hommes comme nous, mieux vaut ne jamais venir au monde…

Rand recula de nouveau de trois longues enjambées. Alors que le couloir paraissait tourner, l’entraînant dans un tourbillon, il disparut en un éclair.

Alors que les dégâts réapparaissaient sur la balustrade et la colonne, Nynaeve continua à regarder l’endroit où s’était tenu Rand. Lan l’avait chargé de lui dire ça ?

— Un homme remarquable…, souffla Moghedien. Et terriblement dangereux.

Nynaeve regarda sa prisonnière. À travers le lien, elle captait quelque chose de nouveau. La peur était toujours là, mais comme occultée par… Une sorte d’attente, aurait-on pu dire…

— J’ai été utile, non ? Rahvin mort, Rand al’Thor indemne… Rien de tout ça n’aurait été possible sans moi.

Non, rectifia Nynaeve, de l’espoir, pas une attente. Tôt ou tard, elle allait devoir se réveiller et l’a’dam disparaîtrait. Moghedien soulignait à quel point elle l’avait aidée – comme si Nynaeve n’avait pas dû l’y forcer – au cas où elle aurait été en train de s’endurcir afin de la tuer avant de partir.

— Il est temps que je m’en aille…, dit l’ancienne Sage-Dame.

L’expression de Moghedien ne changea pas, mais la peur devint plus forte… et l’espoir aussi.

Une grande coupe apparut entre les mains de Nynaeve. En apparence, elle contenait une infusion.

— Tu vas boire ça.

La Rejetée recula.

— Que… ?

— Ce n’est pas du poison… Si c’était mon intention, je n’en aurais pas besoin pour te tuer. Après tout, ce qui t’arrive ici est également réel dans le monde éveillé.

L’espoir prit nettement le dessus.

— Cette potion te fera dormir si profondément que tu ne pourras pas entrer dans le Monde des Rêves. C’est de la fourche-racine.

Moghedien prit la coupe avec une certaine méfiance.

— Afin que je ne puisse pas te suivre ? Très bien, je ne discute pas…

Elle vida la coupe d’un trait.

Avec une telle dose, l’effet serait très rapide. Pourtant, une pointe de cruauté incita Nynaeve à parler. La cruauté n’était pas morale ? Non, et alors ?

— Tu savais que Birgitte n’était pas morte…

Les yeux de Moghedien se plissèrent légèrement.

— Tu savais qui était Faolain…

La Rejetée tenta de soulever les paupières, mais elle était déjà à demi assommée. Nynaeve sentit les effets rapides de la fourche-racine. Elle se concentra alors sur Moghedien, histoire de la garder encore présente dans Tel’aran’rhiod. Gâcher le sommeil d’une Rejetée était une bonne action…

— Tu savais aussi pour Siuan, l’ancienne Chaire d’Amyrlin. Et je n’ai jamais parlé de tout ça dans le Monde des Rêves. Jamais ! Nous nous reverrons très bientôt. À Salidar !

Les yeux de Moghedien se révulsèrent. L’effet de la fourche-racine, ou une ruse ? Aucune importance ! Dès que Nynaeve eut relâché sa concentration, la Rejetée se volatilisa. En tombant sur le sol, le collier d’argent tinta agréablement. Au moins, Elayne serait satisfaite sur ce point-là.

Nynaeve sortit du Monde des Rêves.


Alors qu’il remontait d’un pas vif les couloirs du palais, Rand crut remarquer des dégâts moins importants que dans ses souvenirs, mais il ne s’appesantit pas sur ces détails.

Déboulant dans la cour d’honneur, il tissa une bourrasque d’Air qui arracha les doubles portes de leurs gonds et franchit le portail pour se retrouver dans une grande cour ovale où il aperçut exactement ce qu’il cherchait. À savoir des Trollocs et des Myrddraals. Rahvin était mort, les autres Rejetés se cachaient, mais il restait des monstres à tuer à Caemlyn.

Par centaines, peut-être même par milliers, les serviteurs du Ténébreux encerclaient quelque chose que Rand ne parvenait pas à distinguer clairement dans cette masse de Trollocs géants en cuirasse sombre et de Blafards à cheval – au centre, il crut cependant reconnaître son étendard rouge.

Intrigués par le bruit du portail arraché de ses gonds, certains monstres se retournèrent.

Rand se pétrifia pourtant. Des lances et des boules de feu s’abattaient sur la horde de Trollocs et des cadavres encore fumants gisaient un peu partout.

C’était impossible !

N’osant ni espérer ni réfléchir, il canalisa le Pouvoir. Des Torrents de Feu jaillirent de ses doigts aussi vite qu’il pouvait les tisser. Beaucoup plus fins que le dernier qu’il avait utilisé contre Rahvin – et même que tous les précédents –, ils étaient également bien moins puissants, mais il ne pouvait pas prendre le risque de toucher les défenseurs coincés au milieu des Trollocs.

L’effet fut tout aussi dévastateur. Le premier Myrddraal touché changea en un clin d’œil de couleurs – ou plutôt, ses couleurs s’inversèrent, ses vêtements devenant blancs et sa peau virant au noir – puis il se désintégra en un nuage de particules qui disparurent avant d’avoir touché le sol. Fou de terreur, son cheval s’enfuit au triple galop.

Trollocs comme Myrddraals, tous les ennemis qui se tournèrent vers Rand connurent le même sort. Ensuite, il commença à éclaircir les rangs de ceux qui continuaient à regarder dans l’autre sens. Un nuage de poussière se forma dans l’air, ses particules s’évanouissant pour être aussitôt remplacées par d’autres.

Les Trollocs comprirent d’instinct qu’ils ne feraient pas le poids. Leurs cris de rage mués en hurlements de peur, ils se débandèrent dans toutes les directions, sauf celle qui les aurait jetés entre les griffes de Rand. Un Myrddraal tenta d’intervenir et fut proprement piétiné ainsi que son cheval. Les autres n’insistèrent pas et s’enfuirent au galop.

Rand les laissa filer, fasciné de voir des dizaines d’Aiels voilés finir de se libérer de leurs agresseurs à grands coups de lances ou de coutelas. C’était l’un d’eux qui brandissait son étendard. D’habitude, les guerriers n’en arboraient jamais, mais celui-ci, en outre porteur d’un bandeau rouge sous son shoufa, avait fait exception à la règle.

On se battait aussi dans les rues qui partaient de la place. Des Aiels contre des Trollocs, des citadins face aux mêmes ennemis, aidés par des soldats en uniforme de la Garde Royale. Apparemment, certains hommes prêts à tuer une reine n’en appréciaient pas pour autant les Trollocs.

Rand ne s’attarda pas sur ces scènes. Il sondait le cercle d’Aiels, au centre de la place.

Oui ! Une femme en chemisier blanc soulevait d’une main ses lourdes jupes tandis qu’elle tailladait à coups de couteau le dos d’un Trolloc à gueule d’ours qui finit par s’embraser comme une torche.

— Aviendha ! cria Rand avant même de s’apercevoir qu’il courait. Aviendha !

Mat était là aussi. Sa veste déchirée, l’étrange tranchant en forme de lame d’épée de sa hache rouge de sang, il s’appuyait à la hampe noire, ravi de laisser à d’autres le soin de conclure le combat, maintenant que c’était possible.

Tenant maladroitement son épée, Asmodean tentait de regarder dans toutes les directions à la fois au cas où un des Trollocs en fuite aurait décidé de rebrousser chemin. Quand il capta la présence du saidin chez le faux trouvère, Rand devina qu’il n’avait pas dû utiliser beaucoup sa lame durant la bataille.

Les Torrents de Feu ! Ces Torrents qui brûlaient un fil de la Trame. Plus ils étaient puissants, plus la combustion remontait loin en arrière. Alors, les actes de ce fil – enfin, de cette personne – cessaient tout simplement d’exister.

Le tir de barrage sur Rahvin avait peut-être bien brûlé la moitié des fils de la Trame. Quelle importance, vu le résultat que Rand avait sous les yeux ?

Il sentit des larmes couler sur ses joues. Avide de profiter de ces émotions-là, il se coupa du saidin et laissa le Vide se dissiper.

— Aviendha !

Il souleva la jeune Aielle du sol et la fit tourner entre ses bras tandis qu’elle le regardait comme s’il avait perdu l’esprit. Bien qu’il n’eût aucune envie de la lâcher, il finit par s’y résoudre afin de pouvoir étreindre Mat. Essayer de l’étreindre, plutôt…

— Tu as un problème, mon vieux ? lança le jeune flambeur en se dégageant. On dirait que tu nous croyais morts. Pour être franc, tu n’es pas passé loin d’avoir raison. Le métier de général devrait être bien moins dangereux que ça !

— Vous êtes vivants ! s’écria Rand. (Il repoussa en arrière les cheveux d’Aviendha, qui avait perdu son foulard dans la bataille.) Vous êtes vivants, et je m’en réjouis, voilà tout.

Rand balaya la place du regard et sa joie baissa de plusieurs crans. Rien n’aurait pu la réduire à néant, mais la vision des cadavres entassés à l’endroit où les Aiels s’étaient battus lui fit l’effet d’une douche froide. Trop de corps, dans ce charnier, n’étaient pas assez grands pour avoir appartenu à un homme. Rand reconnut Lamelle, le voile arraché et la gorge tranchée. Une amie qui ne lui apporterait plus jamais de soupe… Il vit aussi Pevin, les deux mains sur la hampe de la lance qu’un Trolloc lui avait enfoncée dans la poitrine – pour la première fois, le porte-étendard affichait une expression. De la surprise…

En ce qui concernait les amis de Rand, les Torrents de Feu avaient fait la nique à la mort. Mais tout le monde n’avait pas eu cette chance. Trop de pertes… Bien trop de Promises…

Prends ce qui s’offre à toi… Réjouis-toi pour ce que tu as sauvé, et ne pleure pas trop longtemps le reste…

Même si cette pensée ne lui appartenait pas, Rand y souscrivit. Cette disposition d’esprit semblait un excellent moyen pour ne pas devenir fou avant que la souillure du saidin se charge de lui faire perdre la raison.

— Où étais-tu ? demanda Aviendha. (Sans agressivité… D’ailleurs, elle paraissait soulagée.) Tu t’es volatilisé en un clin d’œil.

— Je devais tuer Rahvin, répondit simplement Rand.

Aviendha ouvrit la bouche pour poser une autre question, mais il lui plaqua un index sur les lèvres, puis la poussa gentiment loin de lui.

Prends ce qui s’offre à toi…

— Le sujet est clos. Il est mort.

Bael approcha en boitillant. Le shoufa toujours autour du crâne, mais le voile baissé, il brandissait une lance à la pointe aussi rouge de sang qu’une des jambes de son pantalon.

— Les Rôdeurs de la Nuit et les Contrefaits sont en fuite, Car’a’carn ! Certains hommes des terres mouillées se sont joints à nous pour les combattre. Quelques soldats aussi, même s’ils ont d’abord commencé par nous affronter.

Son voile également baissé, une joue balafrée, Sulin se tenait derrière le chef de tribu.

— Poursuivez nos ennemis, quel que soit le temps que ça prendra. Je ne veux pas qu’ils rôdent autour de la ville. Méfiez-vous des Gardes de la Reine. Dès que je le pourrai, je déterminerai lesquels étaient des hommes de Rahvin, et lesquels…

Rand s’éloigna en continuant à parler, et sans jeter un seul regard en arrière.

Prends ce qui s’offre à toi…


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