Couché sur le ventre, les yeux fermés, Mat savourait le contact des pouces de Melindhra le long de sa colonne vertébrale. Après une journée en selle, existait-il rien de mieux que s’étendre sur ses couvertures pour un massage ? Eh bien, pas mal de choses, en vérité, mais pour l’heure, les pouces de l’Aielle suffiraient.
— Tu es très musclé, Matrim Cauthon, pour un homme si petit.
Mat jeta un coup d’œil derrière lui. À califourchon sur ses hanches, Melindhra transpirait à grosses gouttes, car le feu était deux fois plus puissant que nécessaire. Ses beaux cheveux blonds, coupés court n’était une sorte de queue-de-cheval, lui collaient sur le crâne.
— Si tu me trouves trop petit, tu peux te chercher quelqu’un d’autre.
— Ai-je dit que tu étais trop petit à mon goût ? (Melindhra ébouriffa les cheveux du jeune homme, plus longs que les siens.) En plus, tu es mignon. Détends-toi. Sinon, le massage ne te fera aucun bien.
En marmonnant, Mat referma les yeux. Mignon, lui ?
Par la Lumière !
Et petit ! Seule une Aielle pouvait le qualifier ainsi. Dans tous les autres pays où il avait été, il dominait presque tous les hommes, même si ce n’était pas toujours de beaucoup. Et il avait toujours été grand. Plus que Rand, même, quand il chevauchait contre Artur Aile-de-Faucon. Et un rien plus petit qu’actuellement, à l’époque où il combattait les Aelgari au côté de Maecine.
Au sujet de ces noms, il avait interrogé Lan, prétendant les avoir entendus par hasard. Selon le Champion, Maecine était un ancien roi d’Eharon, une des Dix Nations – cette information, Mat la connaissait déjà –, et il avait vécu quatre ou cinq cents ans avant les guerres des Trollocs. Toujours d’après Lan, même l’Ajah Marron ne devait pas en savoir beaucoup plus, parce que beaucoup de connaissances avaient été perdues pendant les guerres des Trollocs puis celle des Cent Années.
Ces souvenirs étaient les plus lointains et les plus récents qu’on avait implantés dans le cerveau de Mat. Rien après Artur Aile-de-Faucon et rien non plus avant Maecine.
— Aurais-tu froid ? demanda Melindhra, incrédule. Tu trembles…
Elle se leva, et Mat l’entendit ajouter du bois dans le feu. Ici, on n’en manquait jamais.
— De solides muscles ! s’écria l’Aielle en flanquant une claque sur le postérieur de Mat – juste avant d’y reprendre place.
— Si tu continues comme ça, je vais finir par croire que tu veux me faire rôtir à la broche ce soir, à la manière des Trollocs.
Même s’il appréciait Melindhra – surtout lorsqu’elle s’abstenait de le taquiner sur sa taille – la situation commençait à mettre le jeune homme mal à l’aise.
— Pas de broche pour toi, Matrim Cauthon ! (La Promise appuya plus fort avec ses pouces.) Détends-toi ! Voilà, comme ça !
Mat imaginait qu’il se marierait un jour – qu’il se rangerait, comme on disait. Une femme, un foyer, des enfants… Bref, enchaîné jusqu’à la fin de sa vie.
Je n’ai jamais entendu parler d’une épouse qui se réjouit quand son mari va boire un coup ou flamber un peu.
Les gens bizarres, de l’autre côté du ter’angreal, avaient dit qu’il épouserait la « Fille des Neuf Lunes ».
Un homme doit bien finir par se ranger, j’imagine…
Peut-être, mais il n’avait aucune intention d’épouser une Aielle. Tant qu’il le pourrait, il entendait danser avec le plus de femmes possible.
— Tu n’es pas fait pour rôtir sur une broche, mais pour connaître de grands honneurs.
— Un programme qui me convient…
Hélas, en ce moment, pas moyen qu’une autre femme s’intéresse à lui, que ce soit une Promise ou non ! Comme si Melindhra lui avait accroché dans le dos une pancarte annonçant : « Propriété de Melindhra, Promise du clan Jumai des Aiels Shaido ».
Enfin, elle se serait sans doute abstenue de préciser le dernier nom, en tout cas ici… Encore que… Qui pouvait prévoir ce que ferait une Aielle, et en particulier une Promise de la Lance ? Les femmes ne pensaient pas comme les hommes, c’était acquis. Et les Aielles ne pensaient comme personne en ce monde.
— C’est étrange que tu t’effaces à ce point.
— Moi ?
Melindhra massait très bien, éliminant des nœuds dont Mat ignorait jusqu’à l’existence.
— Comment ça, m’effacer ?
Était-ce en rapport avec le collier qu’il lui avait offert ? Pour tout dire, elle semblait y attacher une très grande importance, même si elle ne le portait jamais, en digne Promise. Mais elle le gardait dans une de ses sacoches et le montrait à toutes les femmes qui le lui demandaient. Et il y en avait un sacré paquet !
— Tu vis dans l’ombre de Rand al’Thor.
— Je ne suis dans l’ombre de personne…, marmonna Mat distraitement.
Non, ce n’était pas le collier. Enfin, il avait déjà offert des bijoux à d’autres femmes, que ce soient des Promises ou non. Il aimait se montrer généreux avec les jolies filles, même en échange d’un simple sourire. En fait, il ne s’attendait jamais à plus. Si une femme n’accordait pas la même valeur que lui à un baiser et un câlin, pourquoi en faire un drame ?
— Bien sûr, il est honorable, en un sens, de se tenir dans l’ombre du Car’a’carn. Pour être proche des puissants, il faut accepter qu’ils vous cachent le soleil.
— Le soleil, oui, répéta Mat, qui n’écoutait pas vraiment.
Les femmes lui ouvraient parfois les bras et parfois non, mais aucune n’avait jamais décidé qu’il lui appartenait. Ça, pas question qu’il l’accepte ! Si belle soit-elle, il refusait d’être la propriété d’une femme. Même si elle massait merveilleusement bien, entre autres choses…
— Tes cicatrices devraient être celles d’un chef, des marques d’honneur gagnées en ton nom propre. Pas ça… (Du bout du doigt, Melindhra suivit la trace boursouflée, autour du cou de Mat.) L’as-tu récoltée au service du Car’a’carn ?
D’un coup d’épaule, Mat chassa la main de l’Aielle, puis il se redressa sur les coudes pour la regarder.
— Tu es sûre que « Fille des Neuf Lunes » ne te dit rien ?
— Je te l’ai déjà assuré… Recouche-toi !
— Si tu me mens, je jure qu’il t’en cuira, au niveau du postérieur !
Les mains sur les hanches, l’Aielle baissa sur Mat un regard… peu commode.
— Tu crois pouvoir me flanquer une fessée, Mat Cauthon ?
— J’essaierai, en tout cas ! (Et tant pis pour la lance que tu me planteras dans le torse !) « Fille des Neuf Lunes », ça ne te parle pas, tu en fais le serment ?
— Ça ne me parle pas du tout ! De qui s’agit-il ? Ou de quoi ? Couche-toi et laisse-moi…
Un merle siffla soudain – sous la tente et au-dehors, comme si ce son venait de partout à la fois. Un peu plus tard, ce fut une grive. Deux oiseaux très communs à Deux-Rivières… et qu’on ne trouvait pas dans le désert des Aiels. Rand avait choisi judicieusement ses alarmes.
Sautant des hanches de Mat, Melindhra enroula son shoufa autour de sa tête, se voila et s’empara de ses lances et de sa rondache. Puis elle sortit de la tente dans le plus simple appareil.
— Par le sang et les fichues cendres ! marmonna Mat tout en s’efforçant d’enfiler son pantalon.
La grive signalait le sud… Et avec Melindhra, ils avaient installé leur tente au sud, avec les Chareen et aussi loin de Rand qu’il était possible sans sortir du (large) périmètre du camp. Pourtant, pas question de se balader tout nu, comme la guerrière, sur un terrain semé de buissons d’épineux.
Le merle, lui, indiquait le nord, où campaient les Shaarad. Donc, la menace venait de deux côtés en même temps.
Après avoir mis ses bottes, un exercice compliqué sous une tente si basse, Mat regarda la tête de renard en argent posée à côté de ses couvertures. Dehors, des cris retentissaient – et des cliquetis de métal qui percute du métal.
Le médaillon… Au bout du compte, Mat avait compris que ce bijou avait empêché Moiraine de le guérir lors de sa première tentative. Tant qu’il touchait le médaillon, le pouvoir de l’Aes Sedai n’avait eu aucun effet sur lui. S’il n’avait jamais entendu parler de Créatures des Ténèbres capables de canaliser, il restait la possibilité d’une attaque de l’Ajah Noir – en tout cas, Rand l’affirmait et il le croyait – et l’éventualité qu’un des Rejetés ait localisé le Dragon Réincarné. Prudence étant mère de sûreté, Mat passa autour de son cou la lanière de cuir où était accrochée la tête de renard. Puis il prit sa lance à hampe noire et sortit à son tour.
Il n’eut pas le temps de s’appesantir sur la fraîcheur de la nuit. À peine après avoir mis la tête dehors, il manqua se la faire décoller des épaules par la lame incurvée de l’épée d’un Trolloc. Alors qu’il plongeait au sol, sa lance prête à frapper, le souffle du coup adverse lui fit frémir les cheveux.
Dans l’obscurité, le Trolloc aurait pu passer pour un homme de grande taille – encore qu’on ne devait pas trouver beaucoup de gaillards plus grands que les Aiels de deux bonnes têtes, en ce monde. Porteur d’une cotte de mailles noires, des piques aux coudes et aux épaules, l’agresseur arborait un casque qui semblait orné de cornes de chèvre. En réalité, les cornes en question jaillissaient de son crâne et sous les yeux très humains du monstre se trouvait un museau tout ce qu’il y avait de caprin.
Vibrant de haine, le Trolloc chargea en éructant des invectives qui ne ressemblaient à aucune langue humaine. Utilisant sa lance comme un bâton de combat, Mat orienta son étrange lame d’un côté, puis il l’enfonça dans le ventre de son agresseur. L’acier forgé par le Pouvoir coupa comme du beurre la cotte de mailles puis la chair qui se trouvait dessous. Alors que le Trolloc se pliait en deux en hurlant de douleur, le jeune homme dégagea son arme et s’écarta de la trajectoire du très imminent cadavre, qui basculait déjà en avant.
Alentour, des Aiels parfois nus ou à moitié vêtus, mais tous voilés de noir, combattaient des Trollocs aux défenses de sanglier, à la gueule de loup ou au bec d’aigle. Que leur tête soit cornue ou surmontée de plumes, tous ces monstres maniaient ces étranges épées incurvées, des haches de guerre, des tridents à crochet ou des lances. Quelques-uns, armés d’un arc géant, décochaient sur les défenseurs des flèches de la taille d’un javelot.
Des humains mal équipés – de simples vestes et des épées rudimentaires – combattaient au côté des Trollocs et se faisaient massacrer en hurlant :
— Sammael !
— Sammael et les Abeilles d’Or !
Si les Suppôts des Ténèbres tombaient comme des mouches face aux Aiels, les Trollocs y mettaient beaucoup moins de bonne volonté.
— Je ne suis pas un fichu héros ! cria Mat, ne s’adressant à personne en particulier, tandis qu’il affrontait un monstre à la gueule d’ours et aux oreilles poilues – son troisième adversaire de la soirée, déjà… Armé d’une hache à long manche hérissée de piques et munie d’un tranchant assez gros pour couper un arbre d’un seul coup, le Trolloc la maniait comme un jouet, ce qui en disait long sur la taille de ses répugnantes pognes velues.
C’était à Rand que Mat devait les galères de ce genre ! Alors qu’il attendait quoi de la vie, sinon une bonne coupe de vin, une partie de dés endiablée et une jolie fille… au moins ?
— Je ne veux rien avoir affaire avec tout ça !
Surtout si Sammael était dans le coup.
— Eh ! vous m’entendez, les monstres ?
Le Trolloc à la hache ayant fini par succomber, la gorge tranchée, Mat se retrouva face à un Myrddraal qui venait de tuer deux Aiels qui l’avaient attaqué ensemble.
Le Demi-Humain, la peau blafarde, arborait une armure qui semblait faite d’écailles comme la peau d’un serpent. Et il se déplaçait avec la souplesse d’un reptile, sa cape noire restant immobile contre vents et marées. Et bien entendu, il n’avait pas d’yeux, mais seulement une bande de peau blanche là où ils auraient dû se trouver.
Quand ce « regard » se riva sur lui, le jeune homme frissonna de terreur.
Dans les Terres Frontalières, où les gens savaient de quoi ils parlaient, on disait que le regard d’un Blafard était de la peur à l’état pur. Les Aiels eux-mêmes admettaient que se trouver face à un Myrddraal leur glaçait jusqu’à la moelle des os. Une arme formidable, si on y réfléchissait bien…
Le Blafard chargea à la vitesse de l’éclair. Rugissant, Mat se précipita à sa rencontre, sa lance tournant entre ses mains, toujours comme un bâton. L’arme du Myrddraal, aussi noire que sa cape, avait été fabriquée dans les forges de Thakan’dar – une simple égratignure, et Mat pouvait dire adieu à la vie, sauf si Moiraine venait le guérir dans les quelques minutes suivantes. Mais en dépit des risques, l’attaque à outrance était le seul moyen de venir à bout d’un Blafard. Ainsi, c’était lui ou vous, et on n’en parlait plus. En revanche, songer à se défendre était un suicide.
Concentré sur son duel, Mat ne pouvait même pas jeter un coup d’œil à la bataille qui faisait rage autour de lui.
Comme la langue d’un serpent – ou tel un éclair noir – la lame du Myrddraal zébrait l’air, mais c’était pour parer les attaques de Mat, pas pour en porter elle-même. Chaque fois que l’arme forgée par le Pouvoir et celle qui était née à Thakan’dar se percutaient, des étincelles bleues enveloppaient les deux combattants, leur faisant comme une aura.
Soudain, un des coups de taille de Mat trouva sa cible, tranchant net le bras armé du Blafard. Doublant l’assaut, le jeune homme ouvrit la gorge de son adversaire. Pourtant, il ne s’arrêta pas là. Lui transperçant le cœur, il le frappa aussi à un jarret, puis à l’autre, sans prendre le temps de marquer une pause. Quand ce fut fait, il s’écarta de la créature qui se débattait encore sur le sol, tendant son bras intact et son moignon comme si elle voulait encore se battre. Les Demi-Humains avaient un mal de chien à reconnaître qu’ils étaient morts. Pour crever complètement, il leur fallait attendre le prochain coucher de soleil.
Regardant enfin autour de lui, Mat s’avisa que la bataille était finie. Les Trollocs et les Suppôts survivants, s’il y en avait, s’étaient débandés, car il ne restait plus que des Aiels. Mais eux aussi avaient subi de lourdes pertes…
Récupérant le foulard qu’un Suppôt mort portait autour du cou, Mat essuya la lame de sa lance souillée par le sang noir du Blafard. Sinon, cette horreur risquait de corroder le métal.
L’attaque de ce soir n’avait aucun sens, songea le jeune homme. D’après les dépouilles qu’il voyait à la lueur de la lune, les Trollocs et les Suppôts n’étaient pas parvenus à dépasser la première ligne de tentes. Et pour faire mieux, ils auraient dû être beaucoup plus nombreux.
— Qu’as-tu donc crié ? demanda une voix féminine. Carai je ne sais quoi… C’était de l’ancienne langue ?
Mat se retourna vers Melindhra. Son voile abaissé, elle était toujours nue, à l’exception de son shoufa. D’autres Promises et plusieurs guerriers, aussi peu vêtus, évoluaient comme si de rien n’était – cela dit, ils semblaient quand même assez pressés de regagner leur tente. Ces gens n’avaient aucune pudeur ! Non, aucune ! Et Melindhra ne semblait même pas avoir froid, bien que son souffle se transformât en buée devant elle. En sueur comme elle, Mat grelottait, maintenant qu’il n’avait plus un Myrddraal pour le faire penser à autre chose.
— C’est un truc que j’ai entendu…, dit-il. J’aime ces sonorités-là…
Carai an Caldazar ! Pour l’honneur de l’Aigle Rouge ! Le cri de guerre de Manetheren. La plupart de ses souvenirs étaient liés à ce pays – certains étant antérieurs à la traversée du portique distordu. Selon Moiraine, c’était l’Ancien Sang qui ressortait… Tant qu’il ne sortait pas de ses veines !
Alors qu’ils retournaient à leur tente, Melindhra passa un bras autour de la taille de Mat.
— Je t’ai vu contre le Rôdeur de la Nuit, Mat Cauthon.
Un des multiples noms que les Aiels donnaient aux Myrddraals.
— Eh bien, tu n’es pas si petit que ça, tout compte fait.
Ravi, Mat enlaça lui aussi sa compagne. Malgré sa satisfaction, il ne put pas se sortir l’attaque de la tête. Il aurait voulu, car ses souvenirs empruntés prenaient déjà beaucoup de place, mais il n’y parvint pas. Qui avait eu l’idée de cet assaut sans espoir ? Seul un crétin se frottait sans raison à une force supérieure en nombre.
Cette idée-là, surtout, l’obsédait. Personne n’attaquait sans motif !
Les trilles d’oiseau réveillèrent Rand, qui saisit le saidin, repoussa sa couverture et sortit sans sa veste ni ses bottes. Dans la nuit glaciale, il entendit des échos de bataille montant des collines, au-dessous de la passe. Autour de lui, à la lueur de la lune, des Aiels couraient vers les endroits où des attaquants pouvaient débouler dans ce secteur du camp. Si ça se produisait, il y aurait d’autres trilles – la présence de Créatures des Ténèbres dans la passe serait signalée par un chant de pinson des arbres –, car les protections resteraient actives jusqu’au matin, mais il valait mieux prévenir que guérir.
Le calme revint très vite dans cette partie du camp. N’ayant pas le droit de porter des armes, même en de telles circonstances, les gai’shain étaient restés sous leurs tentes et les autres Aiels avaient tous rejoint leur poste de combat. Adelin et ses Promises étaient parties aussi, craignant sans doute que Rand les retienne si elles s’attardaient trop. Non loin du mur de la ville, des murmures montaient des chariots à l’arrêt, mais ni Kadere ni ses hommes ne s’étaient montrés – rien de plus logique, bien sûr. Les bruits de bataille venaient de deux directions, toutes très éloignées de Rand. Des silhouettes s’agitaient aussi devant les tentes des Matriarches, se précipitant vers le lieu des combats.
Une attaque à cet endroit n’avait aucun sens. Sauf si Timolan avait accepté des Créatures des Ténèbres dans sa tribu – autant croire que des Capes Blanches pouvaient enrôler des Trollocs ! – ça ne pouvait pas être les Miagoma.
Retournant vers sa tente, Rand sursauta, même s’il dérivait dans son cocon de Vide.
Aviendha était sortie, une couverture enroulée autour du corps. Derrière elle se tenait un grand homme enveloppé d’une cape noire. À la lueur de la lune, Rand vit que le visage de l’inconnu était bien trop pâle, avec des yeux trop grands.
Alors que l’inconnu se mettait à fredonner, il écarta les bras, révélant que sa cape était en réalité une paire d’ailes semblables à du cuir comme celles d’une chauve-souris.
Avançant comme dans un rêve, Aviendha allait se jeter dans les bras du monstre.
Un Torrent de Feu pas plus épais qu’un doigt jaillit dans les airs, flèche de lumière solide – ou de feu liquide – qui vint s’enfoncer dans la tête du Draghkar. Les effets de cet assaut plus mesuré furent plus lents que sur les Chiens des Ténèbres, mais tout aussi dévastateurs. Les couleurs du Draghkar s’inversèrent, le blanc virant au noir et le noir au blanc, puis il explosa en une multitude de lucioles scintillantes qui disparurent en un éclair.
Aviendha reprit ses esprits à l’instant où le chant cessa. Après avoir regardé un instant les étincelles, elle resserra les pans de sa couverture et se tourna vers Rand.
Levant une main, elle en fit jaillir une lance de feu rugissante.
Troublé même dans le Vide, le jeune homme ne songea pas au Pouvoir pour se défendre et se jeta simplement à terre.
Le jet de flammes se dissipa en un clin d’œil.
— Tu es folle ! cria-t-il, si furieux que le Vide se craquela, le saidin lui échappant. (Il se leva et fondit sur l’Aielle.) Je n’ai jamais vu une telle ingratitude ! (Bon sang ! Elle allait voir de quel bois il se chauffait !) Je viens de te sauver la vie, au cas où tu n’aurais pas remarqué. Et si j’ai violé je ne sais quelle fichue coutume aielle, je m’en contre…
— La prochaine fois, coupa Aviendha, je laisserai le grand Car’a’carn se débrouiller tout seul.
Tenant la couverture fermée, mais non sans peine, la jeune femme se détourna et rentra sous la tente.
Rand eut alors l’idée de regarder derrière lui, où un autre Draghkar finissait de se consumer sur le sol. Hors de lui, il n’avait pas entendu crépiter les flammes ni même senti l’odeur de la graisse brûlée. Et même pas la puanteur du mal !
Pour tuer, un Draghkar volait d’abord l’âme de sa victime, puis il s’emparait de sa vie. Un contact était nécessaire, mais ce monstre se tenait à moins de deux pas de l’endroit d’où Rand avait plongé. Le chant d’une de ces horreurs agissait-il sur un homme empli par le saidin ? Rand n’en savait rien, et il se félicitait de ne pas avoir eu à le découvrir.
Après avoir pris une grande inspiration, il s’agenouilla devant le rabat de la tente.
— Aviendha ?
Pas question d’entrer ! Une lampe brûlait, et la jeune femme pouvait être assise, nue, sur ses couvertures, le maudissant comme il le méritait.
— Aviendha, je suis désolé… Excuse-moi. J’ai été idiot de t’agresser sans demander pourquoi tu avais agi. Je devrais savoir que tu ne me veux pas de mal. Oui, je suis un crétin !
— Quelle sagesse, Rand al’Thor ! Et quelle clairvoyance. Car tu es bel et bien un crétin !
Comment un Aiel s’excusait-il ? Rand n’avait jamais posé la question à sa formatrice. Songeant au ji’e’toh, aux coutumes matrimoniales et aux hommes à qui on apprenait à chanter, il jugea plus judicieux de s’en abstenir.
— C’est vrai, et je m’excuse. (Pas de réponse.) Es-tu sous tes couvertures ?
Silence…
En marmonnant, Rand se releva et sauta sur la pointe de ses doigts de pied gelés dans leurs chaussettes de laine. Même sans veste ni bottes, il allait devoir rester dehors tant qu’il n’aurait pas la certitude qu’Aviendha était… visible. Recourant au saidin, tant pis pour la souillure, il s’isola du froid en se réfugiant dans le Vide.
Les trois Matriarches capables de marcher dans les rêves ne tardèrent pas à arriver, avec Egwene, bien entendu. Regardant le Draghkar carbonisé, elles le contournèrent tout en tirant nonchalamment sur leur châle.
— Un seul…, dit Amys. J’en remercie la Lumière, mais ça me surprend.
— Il y en avait deux, corrigea Rand. J’ai détruit l’autre…
Pourquoi être si vague ? Parce que Moiraine l’avait mis en garde contre les Torrents de Feu ? Après tout, c’était une arme comme les autres.
— Si Aviendha n’avait pas éliminé celui-là, je ne serais peut-être plus de ce monde.
— Nous avons senti qu’elle canalisait le Pouvoir, dit Egwene, et c’est pour ça que nous sommes venues.
Voyant qu’elle l’étudiait attentivement, Rand pensa d’abord qu’elle cherchait à voir s’il était blessé. Quand elle fronça les sourcils en avisant ses pieds sans bottes, puis regarda la tente, d’où filtrait de la lumière, il comprit qu’il n’en était rien.
— Tu l’as encore brutalisée, c’est ça ? Elle t’a sauvé la vie, et toi… Vraiment, les hommes !
L’air dégoûtée, Egwene passa devant Rand et entra sous la tente. Presque aussitôt, des murmures s’élevèrent, mais il ne comprit pas ce que disaient les deux femmes.
— Si tu n’as pas besoin de nous, dit Melaine en ajustant son châle, nous devons aller voir ce qui s’est passé en bas.
Elle partit sans même attendre les deux autres.
— On parie sur l’identité de la première personne de qui elle voudra des nouvelles ? demanda Bair à Amys tandis que les deux femmes emboîtaient le pas à leur collègue. Mon collier d’améthyste, celui que tu aimes tant, contre ton bracelet de saphirs ?
— Tope là ! Je mise sur Dorindha.
— Melaine a encore les yeux pleins de Bael. Une presque-sœur, c’est important, mais un nouveau mari…
Quand les trois femmes furent hors de vue, Rand s’agenouilla devant le rabat de la tente. Pour entendre, il aurait dû y coller l’oreille, et ça, c’était hors de question. Egwene étant là, Aviendha avait dû se couvrir, non ? Sauf si son amie d’enfance, convertie aux coutumes aielles, s’était au contraire dévêtue.
Des bruits de pas légers annonçant l’approche de Moiraine et de Lan, Rand se redressa. Les bruits de pas, c’était ceux de Moiraine, car le Champion parvenait à marcher dans un silence presque total.
Les cheveux défaits, l’Aes Sedai s’était enveloppée dans une robe de soie sombre qui brillait sous la lune. Habillé, botté et équipé, Lan portait la cape qui lui permettait de se confondre avec la nuit. Dans les collines, les échos de la bataille mouraient.
— Je suis étonné que vous ne soyez pas arrivée plus tôt, Moiraine.
Rand trouva sa voix glaciale, mais il préférait ça à se geler lui-même. Relié au saidin, luttant contre la souillure, il n’était pas affecté par le froid. Il en avait conscience, comme il sentait la chair de poule le long de ses bras, mais ça ne le touchait pas.
— En général, vous venez me voir dès que vous sentez un problème.
— Je n’ai jamais expliqué à personne ce que je fais ou ne fais pas…
Le ton serein, glacé et mystérieux, l’Aes Sedai paraissait telle qu’en elle-même. Pourtant, Rand aurait juré qu’elle rougissait. Lan aussi semblait troublé, même si avec lui, c’était difficile à déterminer.
— Rand, je ne te tiendrai pas toujours la main. Il faudra apprendre à marcher seul.
— Ne l’ai-je pas fait ce soir ?
Une vague honte s’insinua dans le Vide. Exprimé comme ça, ça semblait dire qu’il avait tout fait seul.
— Aviendha s’est chargée de mes arrières.
Le Draghkar était presque consumé, à présent.
— Alors, je me félicite qu’elle ait été là. Comme ça, tu n’as pas eu besoin de moi.
La peur n’expliquait sûrement pas l’absence de l’Aes Sedai. Plus d’une fois, il l’avait vue charger des Créatures des Ténèbres en maniant le Pouvoir aussi habilement que Lan maniait son épée. La peur étant exclue, pourquoi n’était-elle pas venue lorsqu’elle avait senti les Draghkars ? Car elle avait dû les sentir, c’était dans ses aptitudes, et également dans celles de Lan, au moins indirectement – un des dons qu’un Champion retirait du lien qui l’unissait à son Aes Sedai.
Rand aurait pu obliger Moiraine à répondre en jouant du serment qu’elle lui avait prêté et de l’interdiction de mentir liée à son statut de sœur. Mais non, il ne le ferait pas. Traiter ainsi quelqu’un qui s’efforçait de l’aider aurait été indigne.
— Au moins, nous savons à quoi servait l’attaque « massive », dit-il. Une manière de détourner mon attention pendant que des Draghkars se glissaient dans mon dos. Nos ennemis ont essayé cette tactique à la forteresse des Rocs Froids, et ça n’a pas mieux marché qu’ici.
En fait, ça avait failli réussir, ici. Si c’était vraiment le plan…
— On aurait pu croire qu’ils tenteraient autre chose…
Couladin devant lui et les Rejetés partout autour. Pourquoi Rand ne pouvait-il pas affronter un ennemi à la fois ?
— Ne va surtout pas croire que les Rejetés ne sont pas très malins, dit Moiraine, car ça pourrait être une erreur mortelle. (Elle tira sur sa robe, comme si elle regrettait qu’elle ne soit pas plus épaisse.) Il est très tard. Si tu n’as plus besoin de moi…
Tandis que l’Aes Sedai et le Champion s’éloignaient, des Aiels commencèrent à revenir. Certains crièrent quand ils aperçurent le Draghkar, puis réveillèrent quelques gai’shain pour qu’ils emportent au loin la dépouille. La plupart, cependant, jetèrent à peine un regard au monstre mort avant de retourner sous la tente. Dans le sillage de Rand, certaines choses ne les étonnaient plus…
Adelin et les Promises revinrent aussi, mais en traînant des pieds. Regardant la dépouille que des hommes en robe blanche tiraient à l’écart, elles se consultèrent longuement du regard avant d’approcher de Rand.
— Il ne s’est rien passé ici, annonça Adelin. L’attaque a eu lieu plus bas… Des Suppôts et des Trollocs.
— Qui criaient « Sammael et les Abeilles d’Or », précisa une autre guerrière. J’ai entendu…
La Promise portant son shoufa, Rand ne parvint pas à l’identifier. À sa voix, elle devait être jeune – certaines guerrières n’avaient pas plus de seize ans.
Adelin prit une grande inspiration, puis, sans trembler, elle tendit à l’horizontale une de ses lances. Toutes ses compagnes l’imitèrent.
— Nous… J’ai échoué, dit Adelin. Nous aurions dû être ici quand les Draghkars t’ont attaqué. Mais nous avons préféré aller danser avec les lances comme des gamines.
— Et que suis-je censé faire des lances que vous me tendez ?
— Ce qu’il te plaira, Car’a’carn. Nous sommes prêtes et nous ne résisterons pas.
Ces maudits Aiels et leur ji’e’toh de malheur !
— Eh bien, gardez vos armes et retournez veiller sur ma tente. Compris ? Exécution !
Après s’être regardées, les Promises commencèrent à obéir, mais là aussi en traînant les pieds.
— Et que l’une de vous dise à Aviendha que je ne resterai pas dehors, quand je reviendrai.
Pas question qu’il passe toute la nuit à se demander si l’Aielle était visible ou pas. En attendant, il partit à grands pas, le sol rocheux lui gelant les pieds à travers ses chaussettes.
La tente d’Asmodean n’était pas loin de la sienne. Depuis le début de l’attaque, pas un son n’en était sorti. Ouvrant le rabat, Rand se pencha et entra. Assis dans le noir, le Rejeté se mordait la lèvre inférieure. Sursautant lorsqu’il vit Rand, il ne lui laissa pas l’occasion de parler.
— Tu ne pensais pas que j’allais m’en mêler, pas vrai ? J’ai senti les Draghkars, mais tu es de taille à t’en sortir contre eux – et d’ailleurs, tu l’as fait. Je n’ai jamais aimé ces monstres. Leur donner le jour fut une erreur. Sais-tu qu’ils sont encore plus idiots que les Trollocs ? Même si on leur donne un ordre précis, ils tuent tout ce qui bouge. Si j’étais sorti pour intervenir… Que serait-il arrivé si quelqu’un s’en était aperçu ? En voyant, par exemple, que ce n’était pas toi qui canalisais le Pouvoir…
— Tu as bien fait de ne pas prendre ce risque, coupa Rand en s’asseyant en tailleur dans l’obscurité. Si tu étais sorti, empli de saidin, je t’aurais peut-être bien tué.
— J’avoue avoir pensé à ça aussi, fit Asmodean avec un rire qui sonnait faux.
— L’attaque venait de Sammael. Enfin, celle des Suppôts et des Trollocs.
— Perdre des troupes pour rien ne lui ressemble pas. En revanche, il sacrifierait bien dix mille vies, voire dix fois plus, si l’enjeu lui semblait en valoir la peine. Un des autres veut peut-être te faire croire que c’était lui. Même si les Aiels ont fait des prisonniers… Les Trollocs n’ont rien dans la tête et les Suppôts croient tout ce qu’on leur raconte.
— C’était lui… Jadis, à Serendahar, il a recouru à la même méthode pour tenter de m’inciter à l’attaquer.
Par la Lumière ! j’ai parlé comme si ça m’était vraiment arrivé !
En réalité, il ignorait où était Serendahar et ce qui avait bien pu s’y passer. Mais les mots étaient sortis tout seuls.
— Je n’étais pas au courant…, dit Asmodean après un assez long silence.
— La question, c’est : Pourquoi avoir agi ainsi ?
Rand avait choisi ses mots avec précaution, histoire d’être sûr que c’étaient bien les siens. Il se souvenait du visage de Sammael, un homme…
Non, ce ne sont pas mes souvenirs !
… Un homme petit et râblé avec une courte barbe blonde. Et si Asmodean lui avait décrit tous les Rejetés, il savait que cette image ne venait pas de là. Sammael avait toujours voulu être plus grand, et il enrageait que le Pouvoir ne puisse rien faire pour lui sur ce plan. Et ça, Asmodean n’y avait jamais fait allusion.
— D’après ce que tu m’as dit, il n’est pas du genre à m’affronter sans être sûr de vaincre – et encore, puisque selon toi, il préférerait me laisser au Ténébreux. Alors, pourquoi est-il certain qu’il gagnerait si je l’attaquais maintenant ?
Les deux hommes conversèrent jusqu’à très tard dans la nuit. Asmodean n’en démordit pas : un autre Rejeté avait voulu faire croire à Rand que c’était Sammael, histoire de provoquer un duel et de se débarrasser au moins de l’un d’eux.
Durant tout le dialogue, Rand sentit peser sur lui le regard intrigué du Rejeté. Bien entendu, sa boulette au sujet de Serendahar n’était pas passée inaperçue…
Lorsque le jeune homme retourna finalement à sa tente, Adelin et les dix autres Promises se levèrent toutes d’un bond pour lui annoncer avec un bel ensemble qu’Egwene était partie, qu’Aviendha dormait et que les deux jeunes femmes étaient furieuses contre lui. Il s’ensuivit une telle avalanche de conseils sur la manière de régler le problème que Rand, ne sachant plus où donner de la tête, n’en comprit aucun.
Puis les guerrières se turent enfin, laissant parler Adelin.
— Nous devons revenir sur ce qui est arrivé ce soir. Ce que nous avons fait, et ce que nous n’avons pas su faire. Nous…
— Ce n’était rien, et dans le cas contraire, ce serait déjà pardonné et oublié. Pour une fois, j’aimerais bien dormir. Si vous avez besoin de vous épancher, allez voir Amys ou Bair. Je suis certain qu’elles comprendront mieux que moi vos tourments.
Contre toute attente, cette déclaration laissa les Promises sans voix, et Rand en profita pour entrer sous sa tente.
Aviendha était sous ses couvertures, une fine jambe nue en dépassant. Bien entendu, elle avait laissé une lampe allumée ! S’efforçant de ne pas regarder la peau nue de la jeune femme, Rand se glissa sous ses propres couvertures, éteignit la lampe avec le Pouvoir et se coupa du saidin.
Cette fois, il rêva qu’Aviendha projetait des lances de feu – mais pas sur un Draghkar ! Et Sammael, assis à côté d’elle, riait aux éclats.
23 « LE CINQUIÈME, JE VOUS LE CONCÈDE ! »
Au sommet d’une butte herbeuse, montée sur sa jument Brume, Egwene regardait les flots d’Aiels qui se déversaient de la passe de Jangai. Comme souvent, être en selle avait fait remonter sa jupe au-dessus de ses genoux, mais elle ne s’en formalisait plus. Car enfin, on ne pouvait pas passer son temps à s’occuper de ces détails. De plus, elle portait des bas, alors…
À ses pieds, les Aiels défilaient par tribu, clan et ordre de guerriers. Des milliers d’hommes et de femmes, avec leurs chevaux de bât et leurs mules, et les gai’shain qui s’occuperaient de l’intendance pendant que les autres iraient se battre. Une marée humaine – une nation en marche, même si les enfants manquaient à l’appel – qui s’étendait sur près d’une demi-lieue, sans compter les gens qui étaient encore dans la passe et ceux qui se trouvaient déjà hors de vue, loin devant. À cet endroit, la piste de la Soie était jadis une vraie route large de plus de cinquante pas et couverte de pavés – une voie qui coupait bien droit à travers les collines, afin de rester en permanence à niveau.
Bien que les Aiels préfèrent marcher sur l’herbe, ils étaient obligés d’emprunter la route, rendant très difficile de voir qu’elle était en fort mauvais état, avec des pavés soulevés ou au contraire enfoncés d’un côté. Depuis plus de vingt ans, le trafic s’était réduit à quelques charrettes de paysans et une poignée de chariots…
Egwene trouvait presque surprenant de revoir de vrais arbres – des chênes et des lauréoles, regroupés en bosquets, pas seulement des végétaux solitaires et rabougris – et de l’herbe assez luxuriante pour moutonner au gré de la brise. Au nord, il y avait même une authentique forêt, et des nuages dérivaient dans le ciel. Après le désert des Aiels, l’air paraissait délicieusement frais et humide. Pourtant, à voir la couleur des feuilles et de certaines étendues d’herbe, il devait faire plus chaud et plus sec que la normale saisonnière, de ce côté du Mur du Dragon.
Au nord, passant sous un petit pont plat, un cours d’eau serpentait non loin du lit desséché de ce qui semblait bien être un affluent. Dans cette direction, à quelques lieues, se trouvait la rivière Gaelin. Egwene se demanda comment les Aiels réagiraient devant cet obstacle liquide. Déjà, le cours d’eau suscitait une stupeur sans nom chez les guerriers et les Promises, qui marquaient une courte pause respectueuse avant de l’enjamber sans difficulté.
Dans une cacophonie de grincements, les chariots de Kadere perdaient du terrain sur les Aiels malgré les efforts de leurs attelages. La traversée de la passe, extrêmement sinueuse, avait pris trois jours, et Rand semblait décidé à s’enfoncer autant que possible au cœur du Cairhien avant la tombée de la nuit.
Moiraine et Lan chevauchaient avec les chariots. Pas en éclaireurs, ni même au niveau de la roulotte blanche du colporteur, mais à côté du deuxième véhicule où le portique distordu – un ter’angreal – était solidement attaché et protégé par une bâche. Dans cette caravane, une partie du chargement était soigneusement emballée ou rangée dans les coffres et les tonneaux que Kadere avait apportés dans le désert – pleins des marchandises qu’il entendait vendre – et une autre était au contraire constituée d’une incroyable collection d’objets en métal ou en verre entassés les uns sur les autres à la va-vite. Dans le lot, il y avait un fauteuil en cristal rouge, deux statuettes représentant un homme et une femme nus, des bâtons d’ivoire ou d’os et toutes sortes d’artefacts indéfinissables souvent taillés dans une mystérieuse matière noire. Face aux trois quarts de ces « trésors », Egwene aurait été incapable de commencer à dire à quoi ils servaient, mais Moiraine avait tenu à emporter le plus de choses possible, tant qu’il restait de la place dans un chariot.
Pourquoi s’intéressait-elle de si près au deuxième véhicule de la file ? Personne d’autre, peut-être, n’avait remarqué son manège, mais Egwene n’était pas dupe. Hélas, elle ne connaîtrait pas la réponse de sitôt. Sa toute nouvelle « égalité » avec l’Aes Sedai restait très théorique, ainsi qu’elle l’avait découvert en posant la question, alors qu’ils chevauchaient encore tous dans la passe. Son imagination lui jouait des tours, avait affirmé Moiraine, et si elle était assez désœuvrée pour pouvoir l’espionner, une petite conversation avec les Matriarches, et le problème serait sans nul doute résolu. Bien évidemment, Egwene s’était excusée platement, et l’Aes Sedai avait dû se laisser adoucir, car Amys et les autres, depuis, ne prenaient pas plus qu’avant sur son temps de sommeil.
Une centaine de Far Dareis Mai Taardad cheminaient sur la route à côté d’Egwene. Leur voile abaissé, certes, mais un carquois plein à la hanche, certaines brandissaient leur arc de corne incurvé, une flèche encochée, alors que d’autres le gardaient dans l’étui attaché à leur dos, afin d’avoir les mains libres pour leurs lances et leur rondache.
Derrière les guerrières, une dizaine de gai’shain, tenant des mules par la bride, tentaient de ne pas se laisser distancer par le rythme frénétique des Promises. Parmi ces serviteurs, un seul ne portait pas du blanc. Une seule, plutôt : Isendre, qui continuait à expier ses crimes en travaillant comme quatre.
Egwene repéra Adelin et trois ou quatre autres Promises qui gardaient sous ses ordres la tente de Rand, la nuit de l’attaque. Toutes trimballaient en plus de leurs armes une poupée de chiffon en jupe et chemisier blanc. Plus impassibles encore que d’habitude, elles réussissaient à faire semblant de rien – enfin, elles le croyaient…
Egwene ne connaissait pas le fin mot de cette histoire. Une fois leurs diverses missions accomplies, les guerrières impliquées dans l’affaire étaient venues voir Bair et Amys, passant un long moment avec elles. Le lendemain matin, avant même les premières lueurs de l’aube, elles avaient entrepris de confectionner les fameuses poupées. Sans oser les interroger sur cette bizarrerie, Egwene s’était permis un commentaire devant Maira, une Tomanelle rousse du clan Serai. La poupée, avait répondu la femme d’un ton qui n’incitait pas à continuer la conversation, servirait à lui rappeler qu’elle n’était plus une enfant.
Une des « Promises à poupée » avait seize ans, certes, mais Maira était au moins de l’âge d’Adelin. Bref, ça n’avait guère de sens, et c’était très frustrant. Chaque fois qu’Egwene pensait avoir compris la culture aielle, un événement lui démontrait qu’il n’en était rien.
Bien malgré elle, Egwene tourna la tête vers la sortie de la passe, derrière elle. La rangée de pieux était toujours là, s’étendant d’un flanc de montagne à l’autre, sauf aux endroits où les Aiels avaient ménagé des trouées à coups de pied. De ce côté du Mur du Dragon, Couladin avait laissé un autre message : des hommes et des femmes empalés sur le chemin des Shaido et qui pourrissaient au soleil depuis sept jours. Sur la droite, les grands remparts de Selean s’accrochaient à la montagne, mais on n’y distinguait pas le moindre signe de vie.
Selon Moiraine, la ville n’était plus que l’ombre de sa splendeur passée, mais elle restait une cité de très bonne taille, assurément bien plus grande et bien plus prospère que Taien. Eh bien, il n’en restait rien. Et pas de survivants non plus, sauf les gens que les Shaido avaient enlevés – et quelques fugitifs, probablement partis pour des régions plus hospitalières.
Sur les collines, des fermes se dressaient à intervalles réguliers. Même si la plus grande partie de l’est du Cairhien avait été abandonnée après la guerre des Aiels, une cité continuait d’avoir besoin de nourriture. Après le passage de Couladin, il ne restait plus que des ruines carbonisées. Et plus rien qui vive, à part les mouches qui bourdonnaient sur les carcasses des moutons et des vaches abattus pour le plaisir de semer la terreur. Dans les poulaillers, il ne restait plus une volaille et tous les champs et pâturages – comme la colline où chevauchait Egwene – avaient été brûlés.
Couladin et les Shaido étaient des Aiels. Oui, comme Aviendha, Bair, Amys, Melaine et Rhuarc – l’homme qui pensait à une de ses filles dès qu’il voyait Egwene. Ces Aiels-là avaient été révulsés par le massacre. Cela dit, ils semblaient penser, intimement, que les tueurs d’arbre méritaient un sort à peine plus clément.
Au fond, le seul moyen de comprendre les Aiels, c’était peut-être d’en être un – ou une, dans le cas d’Egwene.
Après avoir jeté un dernier regard à la ville martyre, Egwene chevaucha jusqu’à la clôture du pâturage où elle s’était permis une pause, se pencha pour ouvrir le portail et, par la force de l’habitude, faillit le refermer une fois qu’elle fut sortie.
Dire que Moiraine avait émis l’hypothèse que Selean puisse se rallier à Couladin ! Pas une absurdité, en réalité, si le Shaido avait laissé le choix aux gens. Entre un envahisseur aiel et un homme qui avait envoyé des Teariens au Cairhien – des Teariens ! – rien ne disait que la balance aurait penché du côté de Rand.
Egwene remonta la large route jusqu’à ce qu’elle ait rattrapé son ami d’enfance – porteur de sa veste rouge, en ce jour – puis se joignit à Aviendha, Amys, Bair, Melaine et une trentaine d’autres Matriarches qu’elle ne connaissait pas et qui suivaient toutes de près le Car’a’carn.
Avec son éternel chapeau et sa lance à hampe noire, Mat chevauchait, tout comme Jasin Natael, l’étui de sa harpe accroché dans le dos et l’étendard rouge calé dans un de ses étriers. Des flots d’Aiels à pied dépassaient cependant les cavaliers qui allaient au pas pour suivre Rand. Tenant son étalon par la bride, celui-ci conversait avec les chefs et il semblait d’humeur à flâner.
En jupe ou non, les Matriarches ne se seraient laissé distancer par personne si elles n’avaient pas tenu à suivre le jeune homme comme son ombre. S’apercevant à peine de l’arrivée d’Egwene, elles se concentraient sur le jeune homme et les six chefs, tendant le cou pour entendre ce qu’ils disaient.
— … et quiconque franchira la passe après Timolan devra recevoir le même message…, était en train de dire Rand d’un ton très ferme.
Un rapport des Chiens de Pierre laissés en arrière-garde à Taien indiquait que les Miagoma étaient entrés dans la passe la veille.
— Je suis venu pour empêcher Couladin de piller ce pays, pas pour participer à la razzia.
— Un message dur à entendre, dit Bael, et pour nous aussi, si tu entends nous interdire de prendre le cinquième.
Han, les autres chefs et même Rhuarc acquiescèrent.
— Le cinquième, je vous le concède, comme s’il s’agissait d’un impôt. (Rand n’éleva pas le ton, pourtant, ses mots avaient la puissance du tonnerre.) Mais ça n’englobe pas les vivres, compris ? Nous subsisterons avec ce que nous pourrons chasser, cueillir ou acheter – s’il reste des marchands – tant que je n’aurai pas forcé les Teariens à augmenter leur aide alimentaire. Si un Aiel prend un sou de plus que le cinquième – ou une miche de pain sans l’avoir payée – ce sera la pendaison ! Idem s’il brûle ne serait-ce qu’une cabane parce qu’elle appartient à un tueur d’arbre, ou s’il tue quelqu’un qui ne menaçait pas sa vie.
— Ce sera dur à annoncer aux tribus, dit Dhearic, presque aussi ombrageux que Rand. Je suis ici pour suivre Celui qui Vient avec l’Aube, pas pour materner les parjures !
Bael et Jheran parurent vouloir renchérir sur cette déclaration. S’apercevant qu’ils risquaient d’être d’accord, pour une fois, ils s’abstinrent de tout commentaire.
— Dhearic, grave bien mes paroles dans ton esprit. Moi, je suis ici pour sauver ce pays, pas pour finir de le dévaster. Et ce que je dis vaut pour toutes les tribus, y compris les Miagoma et tous les autres Aiels qui pourraient suivre. Toutes les tribus ! C’est bien compris ?
Cette fois, personne ne parla et Rand sauta en selle, puis laissa Jeade’en avancer parmi les chefs, tous aussi impassibles que d’habitude.
Egwene en resta ébahie. Tous ces hommes, assez vieux pour être le père de Rand, étaient les chefs de leur peuple – l’équivalent de rois, malgré leurs dénégations, et des rois ayant acquis leur expérience à la dure sur les champs de bataille. Rand, lui, était hier encore un gamin, et pas seulement à cause de son âge. Un jeune homme plein d’espoir qui posait des questions, pas un dirigeant qui entendait être obéi. Désormais, il changeait trop vite pour qu’Egwene puisse suivre le rythme. Une très bonne chose, si ça l’aidait à empêcher ces chefs de faire subir à d’autres villes le sort que Couladin avait réservé à Taien et à Selean. Au moins, on pouvait voir les choses comme ça. En regrettant cependant, comme Egwene, que le jeune homme se montre de plus en plus arrogant de jour en jour. D’ici peu, exigerait-il qu’elle lui obéisse à l’instar de Moiraine ? Voudrait-il que toutes les Aes Sedai se soumettent ? Il fallait vraiment espérer que ce ne soit que de l’arrogance.
Désireuse de converser un peu avec Aviendha, elle sortit un pied de son étrier et tendit une main pour inviter l’Aielle à monter derrière elle. Mais l’ancienne guerrière refusa d’un signe de tête. L’équitation ne lui plaisait guère, c’était vrai, et la « meute » de Matriarches qui l’entouraient ne devait pas l’encourager à se distinguer par des fantaisies. Certaines de ces femmes n’auraient pas accepté de monter à cheval, même les deux jambes cassées.
Avec un soupir, Egwene sauta à terre, prit Brume par la bride et releva ses jupes en marmonnant entre ses dents. Les bottes souples montantes qu’elle portait semblaient confortables – et elles l’étaient, mais pas pour marcher longtemps sur une route pavée.
— C’est vraiment lui le chef, dit Egwene à Aviendha.
L’Aielle détourna à peine les yeux du dos de Rand.
— Je ne le connais pas, et je ne peux pas le connaître… Regarde ce qu’il porte !
Elle parlait de l’épée du jeune homme, bien sûr. À vrai dire, il ne la portait pas vraiment, puisque l’arme glissée dans un fourreau ordinaire en cuir de sanglier pendait au pommeau de sa selle. La longue poignée, couverte du même matériau, atteignait la hauteur de sa taille. Pendant la traversée de la passe, il avait chargé un survivant de Taien de lui fabriquer la poignée et le fourreau. Pourquoi avoir fait ça, alors qu’il pouvait invoquer une épée de flamme ? Et d’autres armes qui faisaient passer la plus terrible lame pour un jouet.
— C’est toi qui la lui as donnée, Aviendha…
L’Aielle eut un regard noir.
— Il a tenté de me faire accepter la poignée, également… Mais il s’en est servi, donc, elle est à lui. Il s’en est servi devant moi, comme pour me narguer en ayant une épée au poing.
— Tu n’es pas en colère à cause de l’épée…
En tout cas, Aviendha n’avait pas évoqué ce sujet-là, cette fameuse nuit sous la tente de Rand.
— En revanche, tu lui en veux toujours de t’avoir très mal traitée, et je te comprends. Je sais qu’il regrette. Parfois, il parle sans réfléchir, et si tu voulais bien le laisser s’excuser…
— Je ne veux pas de ses excuses ! Je ne veux pas… C’est insupportable ! Pas question que je dorme plus longtemps sous sa tente.
Aviendha prit le bras d’Egwene. Si elle ne l’avait pas mieux connue, la jeune femme aurait juré que l’Aielle était au bord des larmes.
— Egwene, tu dois leur parler en ma faveur ! Amys, Bair et Melaine t’écouteront. Après tout, tu es une Aes Sedai. Il faut qu’elles me laissent revenir sous leur tente. Il le faut !
— Que faut-il donc ? demanda Sorilea, qui s’était laissé distancer par les autres Matriarches pour cheminer avec les deux jeunes femmes.
La Matriarche de la forteresse Shende avait des cheveux blancs épars, la peau tendue à craquer sur le visage… et des yeux verts d’une clarté et d’une limpidité extraordinaires – du genre qui semblaient pouvoir foudroyer un cheval à dix pas. Et elle regardait tout le monde comme si elle avait cette intention. Du coup, quand elle était en colère, les autres Matriarches filaient doux et les chefs trouvaient une excuse pour s’en aller en douce.
Melaine et une autre Matriarche du clan de l’Eau Noire des Nakai rejoignirent le petit groupe.
— Si tu ne passais pas ton temps à rêver à ton nouveau mari, dit Sorilea à Melaine, la giflant du regard, tu saurais qu’Amys veut te parler. Et à toi aussi, Aeron.
Melaine s’empourpra et fila comme le vent. Mais malgré son grand âge, Aeron rejoignit plus vite qu’elle le gros des Matriarches.
— Voilà, nous allons pouvoir parler tranquillement…, fit Sorilea. Aviendha, tu ne veux pas faire quelque chose ? en dépit d’un ordre qu’on t’a donné, bien entendu ? Et tu penses que cette gamine Aes Sedai peut plaider ta cause ?
— Sorilea, je…
Aviendha n’eut pas l’occasion de continuer.
— De mon temps, une fille sautait quand une Matriarche lui disait : « Saute. » Et elle continuait jusqu’à ce qu’on lui permette de s’arrêter. Comme je suis encore vivante, nous sommes toujours de mon temps. Dois-je me montrer plus explicite ?
Aviendha inspira à fond.
— Non, Sorilea, dit-elle piteusement.
La vieille femme posa ses yeux assassins sur Egwene.
— Et toi ? Vas-tu implorer qu’on lui épargne un sort injuste ?
— Non, Sorilea, souffla Egwene, se demandant si elle n’allait pas se fendre d’une révérence.
— Très bien, fit la Matriarche. (Sans jubiler, simplement comme si elle ne s’était jamais attendue à un autre résultat.) Donc, je peux aborder le sujet qui m’intéresse. On dit que le Car’a’carn, Aviendha, t’a offert un présent d’inclination, hors du commun – un bijou lesté de rubis et de pierres de lune.
Aviendha sursauta comme si une souris venait de s’introduire sous sa jupe. Enfin, non, une souris ne lui aurait pas fait cet effet-là, mais Egwene, elle, aurait sursauté face à un tel assaut.
Trébuchant sur les mots tant elle voulait parler vite, Aviendha éructa des explications confuses au sujet de l’épée de Laman et du fourreau.
En ajustant son châle, Sorilea râla d’abondance sur les filles qui portaient une épée – même enveloppée dans des couvertures – et promit qu’elle en toucherait un mot à la « jeune Bair ».
— Ainsi, il ne s’agit pas d’inclination… Quel dommage ! Ça le lierait à nous. À ses yeux, trop de gens sont les « siens », désormais… (Sorilea étudia Aviendha de pied en cap.) Il faudra que je te présente à Feran. Son grand-père est le fils de ma sœur. Tu peux servir bien mieux ton peuple qu’en devenant une Matriarche. Avec des hanches pareilles, on fait des enfants !
Aviendha trébucha sur un pavé relevé et manqua s’étaler de toute sa longueur.
— Je… Je penserai à lui, quand le moment sera venu. Il me reste tant à apprendre, pour devenir une des vôtres, et Feran est un Seia Doon – et les Yeux Noirs ont juré de ne plus dormir sous un Toit ou une tente tant que Couladin serait de ce monde.
Couladin était lui aussi un Seia Doon.
La très vieille Matriarche acquiesça comme si tout était réglé.
— Toi, jeune Aes Sedai, on dit que tu connais bien le Car’a’carn. Mettra-t-il sa menace à exécution ? Ira-t-il jusqu’à faire pendre un chef ?
— Eh bien… c’est très… possible.
Plus vite, Egwene ajouta :
— Mais je suis sûre qu’on peut le ramener à la raison.
Elle n’en était pas sûre du tout. De plus, était-ce vraiment ça, la raison ? Au fond, la position de Rand était juste. Mais si les autres Aiels se tournaient contre lui, comme les Shaido, quel bien cela lui ferait-il ?
Sorilea dévisagea la jeune femme sans dissimuler sa surprise. Puis elle posa sur les chefs qui marchaient autour du cheval de Rand un regard assez furibard pour les renverser comme un jeu de quilles.
— Tu m’as mal comprise. Il doit montrer à cette meute de loups galeux qu’il est le mâle dominant. Un chef doit être plus dur qu’un homme ordinaire, jeune Aes Sedai, et le Car’a’carn plus dur que tous les autres chefs. Chaque jour, quelques hommes de plus – et même des Promises – sont frappés par la Sidération. Mais ils ne sont que l’écorce friable d’un tronc d’ostryer plus dur que le fer. Quand on retire l’écorce, il reste un bois impossible à fendre, et Rand al’Thor doit être encore plus résistant s’il veut diriger ces hommes.
Egwene nota le « ces hommes ». À l’évidence, Sorilea n’incluait pas les Matriarches dans le lot des gens que Rand avait à diriger.
En marmonnant au sujet des « loups galeux », Sorilea alla rejoindre les autres Matriarches, qui se mirent aussitôt à l’écouter religieusement. Hélas, rien de ce qu’elle dit n’était compréhensible de si loin.
— Qui est Feran ? demanda Egwene à son amie. Je ne t’ai jamais entendue prononcer son nom. À quoi ressemble-t-il ?
Les yeux rivés sur le dos de Sorilea, à demi cachée par le cercle de femmes, Aviendha répondit assez distraitement :
— Il ressemble à Rhuarc, en plus jeune, en plus grand et en plus beau – et aussi en plus roux. Depuis un an, il essaie d’attirer l’intérêt d’Enaila. Mais elle préférera lui apprendre à chanter plutôt que d’abandonner la Lance pour lui.
— Je ne comprends pas… Entends-tu le partager avec Enaila ?
Poser une telle question avec tant de nonchalance faisait toujours un peu drôle…
Aviendha faillit de nouveau s’étaler.
— Le partager ? Je ne veux rien de lui ! Il est beau, c’est vrai, mais il rit comme un âne qui brait, et en plus, il se cure sans arrêt les oreilles !
— D’après ce que tu as dit à Sorilea, j’ai cru que… Eh bien, qu’il te plaisait. Pourquoi ne lui as-tu pas tenu le même discours qu’à moi ?
Aviendha eut un rire étranglé.
— Egwene, si elle pense que j’essaie de passer entre les gouttes, si j’ose dire, elle fabriquera la couronne nuptiale elle-même et nous forcera à nous unir, Feran et moi. As-tu déjà vu quelqu’un refuser quelque chose à Sorilea ? En serais-tu capable ?
Egwene ouvrit la bouche pour dire que ça ne lui poserait bien sûr aucun problème… puis elle la referma. Tenir tête à Nynaeve était une chose. Face à Sorilea… Eh bien, ça reviendrait à se camper devant une avalanche pour lui ordonner de s’arrêter.
— Je parlerai en ta faveur à Amys et aux autres, dit-elle histoire de changer de sujet.
Là où en étaient les choses, ça ne risquait pas de faire grand bien, car il aurait fallu commencer dès le début. Au moins, Aviendha voyait maintenant ce que la situation avait d’inconvenant. Alors, peut-être…
— Si nous allions les voir ensemble, elles écouteraient.
— Non, je dois obéir aux Matriarches, comme l’exige le ji’e’toh.
À croire que l’Aielle n’avait pas demandé de l’aide quelques instants plus tôt. Et qu’elle n’avait jamais imploré les Matriarches de ne pas la faire dormir sous la tente de Rand.
— Mais pourquoi mon devoir ne correspond-il jamais à mes désirs ? Pourquoi est-ce toujours quelque chose que je donnerais ma vie pour ne pas faire ?
— Aviendha, personne ne t’obligera à te marier ou à avoir des enfants. Même pas Sorilea…
Egwene douta d’avoir prononcé sa dernière phrase avec toute la conviction requise.
— Tu ne comprends pas… et je ne peux pas t’expliquer.
Tirant sur son châle, l’ancienne guerrière plongea dans un mutisme têtu. Sur ce sujet, en tout cas. En revanche, elle accepta d’évoquer ses leçons avec Rand, de gloser sur le comportement futur de Couladin – allait-il faire demi-tour et livrer bataille ? – et d’évoquer le récent mariage de Melaine, qui semblait devoir faire un effort pour être cassante, désormais.
Tout, sauf ce sujet sur lequel elle ne pouvait rien expliquer.