2 Rhuidean

À Rhuidean, au dernier étage d’un très haut bâtiment, Rand al’Thor se tenait devant une grande fenêtre dont la vitre, ou ce qui en avait tenu lieu, brillait depuis longtemps par son absence. En bas, les ombres s’allongeaient très nettement vers l’est. Derrière Rand, une harpe de barde jouait une douce mélodie. Dès que de la sueur perlait sur le visage du jeune homme, elle se volatilisait en un clin d’œil. Pour lutter contre la chaleur, Rand avait ouvert sa veste rouge brodée imbibée de transpiration dans le dos et déboutonné la chemise qu’il portait dessous. Dans le désert des Aiels, la nuit était glaciale. Le jour, en revanche, même la brise n’avait rien de rafraîchissant.

Rand ayant les mains levées et appuyées à l’encadrement de la fenêtre, les manches de sa veste tombaient assez vers le bas pour révéler les deux étranges dessins qui ornaient ses avant-bras. Deux créatures jumelles à la crinière de lion et au corps de reptile couvert d’écailles rouge et or et muni de quatre pattes terminées par cinq griffes d’or. Il ne s’agissait pas de tatouages, mais d’une part de lui-même – comme si, après s’être fondus à sa peau, ces monstres brillant tel du métal précieux et des gemmes étaient presque devenus des entités vivantes.

Pour le peuple qui résidait de ce côté de la chaîne nommée le Mur du Dragon – ou la Colonne Vertébrale du Monde – ces marques indiquaient qu’il avait en face de lui Celui qui Vient avec l’Aube. Comme les hérons gravés au fer dans ses paumes – mais pour ceux qui vivaient de l’autre côté de la chaîne – ces symboles annoncés par les prophéties signifiaient que Rand était bel et bien le Dragon Réincarné.

Pour les deux côtés, un élu destiné à unifier, à sauver… et à détruire.

Un avenir et des surnoms dont Rand se serait bien passé, s’il avait eu le choix. Mais le temps où il l’avait, en supposant qu’il l’ait eu un jour, était très largement révolu et il ne se torturait plus l’esprit à y penser. Et s’il contrevenait à cette règle, en de très rares occasions, c’était avec la fugace mélancolie d’un homme qui garde en mémoire un rêve insensé de son enfance.

Comme s’il n’avait pas été encore assez près de l’enfance pour s’en remémorer jusqu’au moindre détail…

Réaliste, Rand tentait de se concentrer sur ce qu’il avait à faire. Même si sa mission et son destin le gardaient sur le droit chemin, comme les rênes d’un cheval, on l’avait souvent accusé d’être trop indépendant – une « tête de pioche », pour tout dire. Certes, il devrait atteindre le bout du chemin, mais s’il y arrivait en suivant un autre itinéraire, ce ne serait pas nécessairement le bout. Au moins, il y avait une minuscule chance qu’il en soit ainsi.

Minuscule ? Non, inexistante ! Les prophéties exigeaient qu’il verse son sang.

À ses pieds s’étendait Rhuidean, une cité inachevée cuite et recuite par un soleil qui restait de plomb alors qu’il sombrait déjà à moitié derrière des montagnes presque totalement dépourvues de végétation. Terre aride et hostile où des hommes s’entre-tuaient pour la possession d’un point d’eau qu’un seul pas suffisait à traverser, le désert des Aiels était le dernier endroit au monde où on se serait attendu à trouver une mégalopole. Bien que ses bâtisseurs n’aient jamais terminé le travail, les myriades de bâtiments d’une incroyable hauteur – parfois inclinés selon des angles improbables – laissaient imaginer ce qu’aurait été la cité, si le destin n’en avait pas décidé autrement. Certains palais de sept ou huit étages n’étaient pas couronnés par une toiture mais se terminaient sur l’ébauche parfaitement reconnaissable d’un niveau supplémentaire. Les nombreuses tours étaient encore plus hautes, mais également tronquées, ou dotées seulement d’une moitié de sommet.

Dans la cité, un bon quart des immenses structures étaient désormais en ruine, leurs somptueuses colonnes et leurs grandes fenêtres à vitraux appartenant depuis des lustres au passé. Dans les rues qui séparaient encore ces tas de gravats, des zones non pavées attendaient toujours les arbres qu’on aurait dû y planter. Quant aux innombrables et splendides fontaines, elles étaient asséchées depuis des siècles et des siècles.

Tant d’efforts inutiles, de bâtisseurs morts avant d’avoir pu achever leur œuvre… Un gâchis ? Parfois, Rand se disait que cette mégalopole avait été mise en chantier seulement pour qu’il la découvre un jour. Une sorte de consolation…

Pour qui te prends-tu ? pensa-t-il. Pour être si orgueilleux, un homme doit avoir à moitié perdu la raison…

Rand ne put s’empêcher de ricaner. Les hommes et les femmes qui étaient venus ici si longtemps auparavant avaient pour compagnie des Aes Sedai qui connaissaient Le Cycle de Karaethon, également appelé les Prophéties du Dragon. Ou qui l’avaient peut-être même écrit, ce cycle… Comment savoir ?

Oui, tu as vraiment la tête qui enfle…

Au pied du bâtiment où se trouvait Rand s’étendait une esplanade, presque recouverte d’un linceul d’ombre à cette heure, jonchée de tout un bazar de statues, de sièges en cristal et autres artefacts en verre, en métal ou en pierre, auxquels Rand aurait été bien incapable de donner un nom. Un dépotoir géant, comme si ces débris avaient été déposés là par une tempête.

Les ombres du crépuscule n’apportant encore qu’une fraîcheur toute relative, des hommes en vêtements grossiers – pas des Aiels – suaient sang et eau pour charger dans des chariots les objets choisis par une petite et frêle jeune femme en robe de soie bleue immaculée. Les épaules et le dos bien droits, elle papillonnait d’un endroit à un autre comme si l’écrasante chaleur n’avait aucun effet sur elle. Voyant qu’elle avait un bandeau humide noué autour du crâne, Rand comprit qu’elle refusait de montrer que la touffeur ambiante l’affectait aussi. Pour renforcer l’illusion, il aurait parié qu’elle ne transpirait pas.

Le chef des hommes de peine, un colosse brun nommé Hadnan Kadere, prétendait être un colporteur. Vêtu d’une tenue en soie couleur crème constellée de taches de sueur, il s’épongeait en permanence le front avec un mouchoir tout en insultant copieusement ses conducteurs de chariot et ses gardes du corps reconvertis en débardeurs. Cela dit, il obéissait au doigt et à l’œil à la femme, exactement comme eux.

Pour imposer leur volonté, les Aes Sedai n’avaient jamais eu besoin d’être grandes et fortes. Mais même si elle n’avait jamais fréquenté la Tour Blanche, Moiraine aurait excellé dans cet exercice, ça ne faisait pas l’ombre d’un doute.

Dans un coin, deux hommes tentaient de manipuler ce qui semblait être un portique de pierre rouge bizarrement distordu. En effet, les coins ne semblaient pas se joindre correctement et l’œil refusait en quelque sorte de suivre sur toute leur longueur les parties droites. Posé sur sa base, cet étrange objet acceptait de pivoter sur lui-même, mais il s’obstinait à ne pas s’incliner d’un pouce.

Perdant l’équilibre, un des deux hommes bascula en avant et traversa à moitié le portique.

Rand se tendit comme un arc. La moitié supérieure de son corps disparaissant comme si elle avait cessé d’exister, le pauvre type, paniqué, battit désespérément des jambes pour s’arracher à ce piège.

Lan accourut, saisit le malheureux par la ceinture et le tira en arrière. Champion de Moiraine, Lan était lié à elle d’une manière subtile qui dépassait la compréhension de Rand. À part ça, c’était un grand gaillard dur comme l’acier qui se déplaçait avec la discrétion et la puissance contenue d’un loup en approche, exactement comme les Aiels. Et l’épée qui battait son flanc était bel et bien une partie de lui-même, si éculée que cette image ait pu paraître au premier abord.

Laissant tomber sur le sol l’homme qu’il venait de sauver, Lan s’éloigna sans lui accorder une once d’attention. Malgré la distance, Rand capta les beuglements de terreur du miraculé, et il vit que ses compagnons étaient tous à un cheveu de détaler.

Ceux qui avaient tout vu de très près se regardaient, s’interrogeant sur leurs chances de se défiler sans être vus.

Moiraine se matérialisa au milieu d’eux – en s’aidant du Pouvoir de l’Unique, peut-être bien – et les passa en revue l’un après l’autre. Bien qu’il fût très loin, Rand crut entendre les ordres qu’elle donnait avec un glacial et trompeur détachement – une manière de souligner que l’idée même de lui désobéir était une dangereuse fantaisie. En quelques minutes, elle vint ainsi à bout des réticences de son équipe de débardeurs, tous retournant au travail la queue entre les jambes.

Les deux types chargés du portique se remirent à tirer dans tous les sens. Regardant Moiraine du coin de l’œil quand ils pensaient qu’elle ne les surveillait pas, ils comprirent vite que rien n’échappait à cette femme-là. Et malgré sa taille, elle pouvait avoir l’air encore plus dur que Lan, quand ça s’imposait…

Pour ce que Rand en savait, tous les « débris » étaient en réalité des angreal, des sa’angreal ou des ter’angreal fabriqués avant la Dislocation du Monde pour célébrer le Pouvoir de l’Unique ou l’utiliser de façons diverses et variées. Des artefacts conçus avec l’aide du Pouvoir, ce n’était pas douteux, même si les Aes Sedai actuelles auraient été incapables d’imiter cet exploit.

Rand avait bien plus que sa petite idée sur l’usage du portique distordu. Un portail donnant sur un autre monde, tout « simplement »… Pour le reste, il donnait sa langue au chat, comme tout le monde. Désirant que la Tour Blanche puisse étudier ces trésors, Moiraine travaillait d’arrache-pied afin d’en emporter le plus possible en partant. Bien qu’elle fût censée détenir la plus grande et plus riche collection du monde, il se pouvait tout à fait qu’on trouve à la tour moins d’artefacts que dans cette gigantesque décharge publique. Sachant que les Aes Sedai ignoraient déjà l’utilité d’une bonne partie de leur « patrimoine », elles risquaient d’avoir du pain sur la planche…

Pour sa part, Rand se moquait éperdument des objets qu’on jetait dans des chariots et de ceux qui restaient en plan. Dans ce bazar, il avait déjà fait ses emplettes – et même trouvé plus de choses qu’il l’aurait voulu, en un sens.

Au centre de l’esplanade, près des restes calcinés d’un arbre haut de quelque cent pieds, se dressait une petite forêt de colonnes de verre aussi hautes que le végétal et si fines qu’on aurait pu redouter que le premier souffle de vent les renverse comme des quilles. Même si le linceul d’ombre commençait à les envelopper, ces tours restituaient la lumière du soleil en une myriade d’étincelles aveuglantes. Des siècles durant, des Aiels mâles étaient entrés dans cette forêt de cristal pour en sortir marqués comme Rand, mais sur un seul bras – le symbole des chefs de tribu.

Pour en sortir ou pas, car la survie n’était jamais assurée.

Afin de devenir des Matriarches, les Aielles aussi devaient entrer dans la cité. Personne d’autre n’avait le droit de s’y aventurer. Et en cas de violation de cette règle, c’était la mort garantie.

Selon les Matriarches, un homme pouvait aller une fois à Rhuidean, et une femme deux… C’était encore vrai quelques jours plus tôt. À présent, il s’agissait d’une ville ouverte.

Des centaines d’Aiels arpentaient les rues et ils occupaient les bâtiments en nombre sans cesse croissant. Chaque jour, les zones non pavées se transformaient en potagers où on plantait des haricots, des courges ou du zemai. Pour les arroser, on allait plonger son seau dans le tout nouveau lac qui occupait toute la partie sud de la vallée – la seule étendue d’eau de ce genre dans le désert.

Des milliers d’Aiels campaient dans les montagnes environnantes, y compris le mont Chaendaer, où ils venaient naguère uniquement pour les cérémonies, envoyant dans la cité un seul homme ou une seule femme à la fois.

Partout où il passait, Rand laissait dans son sillage le changement et la destruction. Cette fois, il espérait contre toute logique que le changement serait bénéfique. Et logique ou pas, il en serait peut-être ainsi…

Pour l’heure, l’arbre calciné semblait le narguer. Avendesora, le légendaire Arbre de Vie… Dans les récits, on ne disait jamais où il était, et le trouver ici s’était révélé une sacrée surprise. Selon Moiraine, l’arbre n’était pas mort et il donnerait d’autres jeunes pousses. D’après ce qu’il voyait, Rand en doutait fort.

Avec un soupir, il se tourna pour faire face à une très grande salle – mais pas la plus grande de Rhuidean – dotée d’une série de fenêtres sur deux côtés et d’une voûte en mosaïque représentant des humains et des animaux ailés. Malgré la sécheresse de l’air, la plupart des meubles, partout en ville, avaient fini par pourrir et les rares qui subsistaient étaient rongés par la moisissure et les vers à bois. Pourtant, à l’autre bout de la salle se dressait un fauteuil à haut dossier pratiquement intact, dorures comprises, mais très mal assorti à son énorme table aux pieds et aux angles sculptés de fleurs grossières. Très récemment, quelqu’un avait ciré ces meubles pour qu’ils brillent malgré leur âge plus que vénérable. Des trésors que les Aiels avaient dénichés pour Rand, même s’ils les considéraient avec une certaine méfiance. De fait, il n’existait presque aucun arbre, dans leur désert, qui aurait pu fournir des planches assez longues et assez droites pour la fabrication du fauteuil – et plus encore de la table.

En matière de mobilier, la liste s’arrêtait là. Butin rapporté de quelque antique bataille, un tapis illianien bleu et or couvrait fièrement le centre du sol de tomettes rouges. Des coussins de soie à pompons y étaient installés dans le plus grand désordre. Les « sièges » qu’utilisaient les Aiels, quand ils ne s’asseyaient pas simplement sur les talons, se sentant aussi à l’aise que Rand dans un fauteuil rembourré.

Six chefs de tribu avaient pris place sur ces coussins. Les représentants des six tribus qui s’étaient jusque-là ralliés à Rand. Ou plutôt, à Celui qui Vient avec l’Aube. Des ralliements pas toujours enthousiastes. S’il pensait que Rhuarc éprouvait pour lui une forme d’amitié, le jeune homme savait que les autres ne partageaient pas ce sentiment.

Et il n’y avait ici que six chefs sur les douze…

Délaissant le fauteuil, Rand s’assit en tailleur en face des Aiels. Hors de Rhuidean, les seuls sièges qu’on trouvait dans le désert étaient ceux des chefs, qui les utilisaient exclusivement en trois occasions : pour fêter sous les acclamations leur accession au titre de chef, pour accepter la soumission d’un ennemi en lui rendant honneur ou pour rendre la justice. Si Rand avait opté pour le siège, ç’aurait immédiatement été interprété dans un de ces sens, et aucun n’était adapté.

Comme à l’accoutumée, les Aiels portaient le cadin’sor, une tenue ocre qui leur permettait de passer inaperçus dans le paysage désertique, et ils avaient au pied les bottes souples traditionnelles lacées jusqu’au genou. Même ici, avec l’homme qu’ils avaient proclamé Car’a’carn – le chef suprême –, ces guerriers arboraient à la ceinture un couteau à lame large. Un shoufa autour de la tête, ils incarnaient la tradition aielle jusque dans ses plus infimes détails. Incidemment, quand l’un de ces hommes relevait le voile noir intégré au shoufa, ça signifiait qu’il était sur le point de tuer.

Cela risquait-il d’arriver aujourd’hui ? Eh bien, ça n’était pas totalement exclu. Depuis toujours, les tribus s’affrontaient en un cercle infini de raids, de représailles et de querelles de sang. Pour l’heure, les chefs regardaient Rand, attendant qu’il prenne la parole. Mais un Aiel immobile était toujours un Aiel qui se préparait à bondir et à frapper, si les circonstances l’exigeaient.

Bael, l’homme le plus grand que Rand ait connu, se tenait le plus loin possible de Jheran, un type fin comme une lame et rapide comme la lanière d’un fouet. Entre les Goshien de Bael et les Shaarad de Jheran, il existait une querelle de sang. Si elle avait été mise de côté en l’honneur de Celui qui Vient avec l’Aube, rien ne laissait supposer qu’on l’avait enterrée.

La Paix de Rhuidean tenait-elle encore malgré tout ce qui s’était passé ? Peut-être, mais quoi qu’il en soit, le son harmonieux de la harpe ne collait pas du tout avec l’antagonisme de Bael et de Jheran, qui refusaient obstinément de se regarder dans les yeux.

À propos d’yeux, les regards de six chefs aiels, piqués sur des visages tannés par le soleil, auraient pu faire passer pour amicaux ceux d’un vol entier de faucons.

— Que dois-je faire pour que les Reyn nous rejoignent ? demanda Rand. Rhuarc, tu m’as assuré qu’ils viendraient.

Le chef des Taardad soutint sans broncher le regard de Rand.

— Il faut attendre. C’est tout. Dhearic les conduira jusqu’ici. Probablement.

Installé près de Rhuarc, Han, un guerrier aux cheveux blancs, fit mine de cracher sur le tapis. Comme d’habitude, il affichait une profonde morosité.

— Dhearic a vu trop d’hommes et de Promises rester assis pendant des jours, les yeux dans le vague, puis se lever et jeter leurs lances. Je dis bien les jeter !

— Avant de détaler comme des lapins, ajouta Bael. J’en ai vu de mes yeux parmi les Goshien, même dans mon propre clan. C’est pareil pour toi, Han, avec les Tomanelle. Nous pouvons tous en dire autant. Je doute que ces fugitifs sachent où ils vont ; en revanche, ils sont tout à fait conscients de ce qu’ils fuient.

— Des serpents et des lâches ! s’écria Jheran. (Son front se plissa sous ses cheveux grisonnants – parmi les chefs, on ne trouvait pas d’homme jeune.) Des vipères puantes effrayées par leur propre ombre, et qui se tortillent comme des limaces !

Un discret coup d’œil à Bael, assis à l’autre bout du tapis, précisa, au cas où on ne l’aurait pas compris, que cette description, selon Jheran, convenait à tous les Goshien, pas seulement à ceux qui avaient jeté leurs lances.

Bien entendu, l’air sinistre, Bael fit aussitôt mine de se lever. Mais l’homme allongé à ses côtés lui posa une main sur le bras. Chef des Nakai, Bruan était assez grand et assez fort pour équivaloir à deux forgerons lambda. Il faisait pourtant montre d’une placidité assez rare chez un Aiel.

— Nous avons tous vu des guerriers et des Promises partir en courant, dit-il d’un ton presque nonchalant.

Les yeux mi-clos, il aurait pu passer pour un homme doux et inoffensif, mais Rand savait qu’il ne fallait pas se fier à cette apparence. Rhuarc lui-même tenait Bruan pour un adversaire redoutable et un stratège particulièrement rusé.

Par bonheur, le chef des Nakai était encore plus loyal au jeune homme que Rhuarc lui-même. Mais sa fidélité s’adressait à Celui qui Vient avec l’Aube, et il n’avait rien à faire de Rand al’Thor.

— Nous les avons vus comme toi, Jheran, reprit Bruan, et tu sais à quel point il était dur pour eux d’affronter ce qui leur fut révélé. Si tu ne peux pas traiter de lâches ceux qui sont morts parce qu’ils ne pouvaient pas accepter ça, au nom de quoi oses-tu insulter ceux qui ont fui pour la même raison ?

— Ils n’auraient jamais dû savoir la vérité, marmonna Han en serrant entre ses mains un coussin bleu à pompons rouges comme s’il tordait le cou d’un ennemi. Elle était réservée à ceux qui pouvaient aller à Rhuidean et en revenir vivants.

La remarque semblait n’être adressée à personne en particulier. En réalité, elle visait Rand, car c’était lui qui avait clamé haut et fort ce qu’un homme apprenait durant son séjour dans la forêt de verre. Après son éclat, les Matriarches et les chefs n’avaient plus pu se dérober aux questions qu’on leur posait. S’il restait un Aiel non informé dans le désert, c’était un ermite qui n’avait plus parlé à personne depuis un mois.

Très loin du glorieux héritage martial qu’ils revendiquaient, les Aiels étaient à l’origine des réfugiés impuissants jetés sur les routes par la Dislocation du Monde. À l’époque, tous les peuples étaient dans ce cas, mais les Aiels n’auraient jamais cru possible qu’on leur associe la notion d’impuissance. Plus grave encore, ils étaient en ce temps-là fidèles au Paradigme de la Feuille, refusant toute violence, même pour défendre leur vie. Dans l’ancienne langue, le mot « Aiel » signifiait « dévoué », et c’était à la paix que les Aiels se dévouaient à l’origine. Les guerriers actuels étaient en fait les descendants d’hommes et de femmes qui avaient tourné le dos au Paradigme, violant ainsi le serment prêté par une longue succession de générations. De cette antique tradition, il ne restait plus qu’une prescription : plutôt que de saisir une épée, un Aiel aurait préféré mourir. Une particularité que ce peuple tenait pour le symbole de sa fierté – la preuve qu’il était différent de tous ceux qui vivaient ailleurs que dans son désert.

À ce propos, Rand avait entendu certains Aiels affirmer qu’ils avaient été exilés dans cette terre hostile pour expier une faute originelle. Désormais, ils savaient en quoi elle consistait. Les hommes et les femmes qui avaient bâti Rhuidean au prix de leur vie – les rares fois où on en parlait, on les appelait les Jenn, la tribu qui n’existait pas – avaient compté parmi les loyaux serviteurs des Aes Sedai d’avant la Dislocation du Monde. Découvrir que la vérité n’avait rien à voir avec ce qu’on croyait depuis toujours n’était pas une expérience facile à vivre.

— Il fallait que la vérité éclate au grand jour, dit Rand.

Ils avaient le droit de savoir, car nul ne devrait être condamné à vivre dans le mensonge. Leur propre prophétie annonce que je les briserai…

« Il répandra le sang de ceux qui se nomment les Aiels comme de l’eau dans le sable et les brisera comme des brindilles desséchées. Mais il sauvera les derniers des derniers, et ceux-là survivront. »

De toute façon, même si je l’avais voulu, je n’aurais pas pu agir différemment.

Et puis, à quoi bon pleurer sur le lait répandu ? Seul l’avenir comptait.

Certains de ces hommes ne m’aiment pas et certains me haïssent parce que je ne suis pas né parmi eux. Mais ils me suivent, et j’ai besoin d’eux tous.

— Et qu’en est-il des Miagoma ?

Installé entre Rhuarc et Han, le chef Erim secoua la tête. Ses cheveux jadis roux à moitié blancs, il gardait cependant le regard vif d’un jeune homme. Ses longues mains encore impressionnantes indiquaient qu’il en avait toujours la vigueur et la force.

— Quand il saute, Timolan ne juge pas bon d’informer ses pieds de l’endroit où ils atterriront…, dit Jheran. Il a tenté d’unifier les tribus et essuyé un cinglant échec. Il n’appréciera pas que quelqu’un d’autre ait réussi, à mon humble avis.

— Il viendra, affirma Rhuarc. Timolan ne s’est jamais pris pour Celui qui Vient avec l’Aube. Et Janwin viendra aussi avec ses Shiande. Mais pas tout de suite. Ces deux-là doivent d’abord assimiler et digérer certaines réalités dérangeantes.

— Ils doivent accepter que Celui qui Vient avec l’Aube est un homme des terres mouillées ! s’écria Han. Ne vois aucune offense dans mes propos, Car’a’carn.

Rand n’entendit pas la moindre trace d’obséquiosité dans la voix de l’Aiel. Un chef n’était pas un roi, et le chef suprême ne faisait pas exception à cette règle. Au mieux, il était le premier parmi des égaux.

— Les Daryne et les Codarra nous rejoindront aussi, au bout du compte, dit Bruan très calmement.

Mais très vite, de peur que le silence, si on ne le comblait pas, ne devienne un prétexte pour danser avec les lances.

Au mieux, le premier parmi des égaux…

— Au terme de la Sidération, ils ont perdu bien plus de guerriers et de Promises que les autres tribus.

La Sidération… Le nom que les Aiels avaient donné à la période de stupéfaction qui avait précédé la fuite – ou plutôt, la désertion – de nombre d’entre eux.

— Pour l’instant, Mandelain et Indirian se soucient surtout de maintenir l’unité de leur tribu. Ils voudront tous les deux voir de leurs propres yeux les Dragons, sur tes bras, mais ils finiront par se joindre à nous.

Le doute ne planait donc plus que sur un clan – celui dont les chefs présents auraient préféré ne pas parler.

— Quelles nouvelles de Couladin et de ses Shaido ? demanda Rand.

Un long silence s’ensuivit, heureusement adouci par le fond musical de la harpe. Chacun attendant qu’un autre prenne la parole, les six Aiels, malgré leur stoïcisme fondamental, ne pouvaient s’empêcher de trahir leur inconfort. Jheran regardait pensivement l’ongle d’un de ses pouces, Bruan jouait avec les pompons d’argent de son coussin vert et Rhuarc lui-même s’abîmait dans la contemplation du tapis.

Des hommes et des femmes en robe blanche, tous plus gracieux les uns que les autres, vinrent faire le service du vin, posant une coupe d’argent devant chaque homme. Puis ils disposèrent sur le tapis de petits plateaux d’argent où on trouvait des olives, une rareté dans le désert, du fromage de brebis et les noix toutes ridées et de couleur très claire que les Aiels appelaient des pecara.

Sous la capuche de leur robe, les Aiels baissaient en permanence leurs yeux voilés par une soumission peu coutumière parmi leur peuple.

Capturés lors de batailles ou durant un raid, les gai’shain devaient jurer de servir docilement pendant un an et un jour. S’interdisant durant ce délai de toucher une arme ou de commettre un acte violent, ils retournaient ensuite dans leur tribu et dans leur clan comme si de rien n’était. Une étrange réminiscence du Paradigme de la Feuille… Le ji’e’toh – honneur et devoir était une traduction possible – exigeait que les captifs se comportent ainsi. Et ne pas respecter ce code était un des pires crimes dont un Aiel pouvait se rendre coupable. Le pire, peut-être… Parmi ces hommes et ces femmes, certains étaient peut-être en train de servir du vin à leur propre chef de tribu. Mais pas question qu’il le montre, même par un frémissement de paupière. Tant qu’il n’en avait pas fini avec son engagement, un gai’shain aurait fait mine de ne pas reconnaître son fils ou sa fille.

Rand s’avisa que ce point avait un lien direct avec la réaction de certains Aiels face à ses révélations. Pour eux, cela devait vouloir dire que leurs ancêtres avaient prêté le serment des gai’shain à vie – pour eux-mêmes et pour les générations à venir. Du coup, leurs descendants avaient tous violé le ji’e’toh en brandissant leurs armes.

Les six chefs s’étaient-ils à un moment ou à un autre tenu ce raisonnement ? Pour les Aiels, le ji’e’toh était une chose terriblement sérieuse.

Sans un bruit grâce à leurs chaussures aux semelles très souples, les gai’shain se retirèrent furtivement. Aucun chef ne saisit sa coupe ni ne s’intéressa à la nourriture.

— Y a-t-il un espoir que Couladin accepte de me rencontrer ? demanda Rand, sachant que la réponse serait négative.

Depuis qu’il savait que Couladin les faisait écorcher vivants, il avait cessé de lui envoyer des messagers. Mais c’était une façon comme une autre de relancer la conversation.

— Tout ce qu’il nous a dit, c’est qu’il a l’intention de t’écorcher de ses propres mains, s’il recroise ta route. Ça te semble une invitation au dialogue ?

— Puis-je conduire les Shaido à se séparer de lui ?

— Ils le suivent, intervint Rhuarc. Couladin n’est pas un chef, mais ils font comme si.

Couladin n’était jamais entré dans la forêt de verre. Au fond, il croyait peut-être dur comme fer que les révélations de Rand étaient des mensonges.

— Il prétend être le Car’a’carn et les Shaido le croient aussi. Les Promises de la tribu qui nous ont rejoints l’ont fait par fidélité à leur ordre, parce que les Far Dareis Mai dans leur ensemble ont juré de défendre l’honneur du vrai Car’a’carn. Sinon, elles ne seraient pas là.

— Les Shaido tuent la plupart des éclaireurs que nous avons chargés de les surveiller, dit Bruan. Couladin est déjà le « père » d’une bonne demi-douzaine de querelles de sang, mais jusque-là, il n’a pas fait mine de nous attaquer. D’après ce qu’on dit, il nous accuse d’avoir souillé Rhuidean. Nous châtier ici, prétend-il, serait un blasphème de plus.

Erim grogna et s’agita sur son coussin.

— En réalité, il sait qu’il y a assez de lances ici pour tuer deux fois chaque Shaido – et il nous en resterait encore !

Erim goba un morceau de fromage et continua tout en mâchant :

— Les Shaido ont toujours été des voleurs et des lâches.

— Des chiens sans honneur ! s’écrièrent en même temps Bael et Jheran.

Avant de se regarder eux-mêmes en chiens de faïence…

— Sans honneur ou pas, dit Bruan, toujours aussi calme, les forces de Couladin grandissent chaque jour.

Très lentement, il but une gorgée de vin puis continua :

— Vous savez tous de quoi je parle… Après la Sidération, tous les fuyards n’ont pas jeté leurs lances. Beaucoup se sont joints au Shaido, intégrant leurs ordres respectifs.

— Aucun Tomanelle n’a jamais renié sa tribu ! s’écria Han.

Regardant le chef des Tomanelle par-dessus Rhuarc et Erim, Bruan enfonça pourtant le clou :

— C’est arrivé dans toutes les tribus… (Sans attendre une autre explosion de Han, Bruan s’allongea plus confortablement.) Et il ne s’agit pas d’un reniement, puisque les fugitifs ont rejoint leur ordre. Exactement comme les Promises Shaido qui nous ont rejoints.

À part quelques murmures agacés, aucune contestation ne s’éleva, cette fois. Les règles régissant les ordres de guerriers étaient fort complexes, et leurs membres se sentaient parfois aussi liés à leur groupe qu’à leur tribu. Par exemple, même si leurs tribus avaient une querelle de sang, les membres d’un ordre ne s’affrontaient jamais. Sur un autre plan, certains hommes refusaient d’épouser une parente d’un membre de leur ordre, comme si cela les exposait à une union consanguine.

Quant aux traditions des Promises de la Lance, Rand préférait ne pas y songer, tant elles étaient tarabiscotées.

— Je dois apprendre ce que mijote Couladin.

Le Shaido était aussi dangereux et aussi imprévisible qu’un taureau qui a une abeille dans l’oreille.

— Serait-il contraire à l’honneur, continua Rand, non sans hésitation, d’envoyer des gens à nous se joindre à leur ordre, au sein des Shaido ?

À des fins d’espionnage, bien entendu… Mais le jeune homme n’eut pas besoin de préciser sa pensée, car ses interlocuteurs se raidirent, Rhuarc lui-même lui jetant un regard glacial.

— Ce serait une vilenie, cracha Erim, comme si un Aiel espionnait son propre clan. Pour agir ainsi, il faudrait n’avoir aucun honneur.

Rand se retint de demander s’il n’était pas possible de trouver quelques volontaires un peu moins susceptibles sur le code de l’honneur. Le sens de l’humour des Aiels, fort particulier, pouvait se révéler très noir et parfois cruel. Sur certains sujets, il était tout simplement inexistant.

— Y a-t-il des nouvelles de « l’autre côté du Mur du Dragon » ? demanda Rand afin de détendre un peu l’atmosphère.

Il connaissait la réponse, car les informations de ce genre se répandaient très vite, même quand il y avait beaucoup d’Aiels au même endroit, comme actuellement autour de Rhuidean.

— Rien qui vaille d’en parler…, répondit Rhuarc. Avec les troubles que connaissent les tueurs d’arbre, très peu de colporteurs s’aventurent dans la Tierce Terre.

Le nom que les Aiels donnaient à leur désert. Le « Tierce » faisait référence à la triple signification de leur pays : une punition pour leur péché originel, un lieu où éprouver leur courage et une enclume pour les forger. Quant à « tueurs d’arbre », c’était ainsi qu’ils appelaient les Cairhieniens.

— L’étendard du Dragon flotte toujours au-dessus de la Pierre de Tear. Comme tu l’as ordonné, l’armée de Tear est entrée au Cairhien pour distribuer de la nourriture aux tueurs d’arbre. On ne sait rien de plus.

— Tu aurais dû les laisser crever de faim ! grommela Bael.

Jheran referma brusquement la bouche. Sans doute, soupçonna Rand, parce qu’il allait dire exactement la même chose.

— Les tueurs d’arbre ne sont bons à rien, à part être abattus comme des chiens ou vendus comme du bétail au Shara.

C’étaient les deux sorts que les Aiels réservaient en principe aux intrus. Seuls les trouvères, les colporteurs et les Zingari avaient le droit de passage dans leur désert. Cela dit, les Aiels évitaient les Gens de la Route comme s’ils avaient eu la peste. « Shara » était le nom des terres qui s’étendaient au-delà du désert – une région dont les Aiels eux-mêmes ne savaient pas grand-chose.

Du coin de l’œil, Rand vit que deux femmes se tenaient sous l’arche d’entrée de la salle, devant le rideau de perles colorées que quelqu’un avait accroché là pour remplacer la porte. Reconnaissant Moiraine, Rand envisagea un moment de faire attendre les visiteuses. Comme d’habitude, l’Aes Sedai affichait son exaspérante assurance, à croire qu’il allait de soi qu’on interrompe, pour lui obéir et lui complaire, tout ce qu’on était en train de faire. Hélas, tous les sujets étaient épuisés, et les six chefs, à voir leur expression, n’avaient aucune envie de bavarder amicalement. Après avoir parlé de la Sidération et des Shaido, ils ne devaient pas être d’humeur à ça.

En soupirant, Rand se leva et les chefs de tribu l’imitèrent. Sur les six, cinq étaient de sa taille ou plus grands que lui. Là où Rand avait grandi, Han aurait été considéré comme un homme de taille moyenne. Parmi les Aiels, il était petit.

— Vous savez ce qu’il vous reste à faire, dit Rand. Assurer que les autres tribus nous rejoignent et garder un œil sur les Shaido.

Il marqua une pause puis ajouta :

— Tout se terminera bien pour les Aiels. En tout cas, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour qu’il en soit ainsi.

— La prophétie dit que tu nous briseras, grommela Han, et tu as très bien commencé ! Pourtant, nous te suivrons.

Il prit une grande inspiration et récita :

« Jusqu’à ce que l’ombre s’efface, jusqu’à ce que l’eau ne coule plus, souriant dans les Ténèbres, hurlant son défi avec son dernier souffle, et prêt à cracher dans l’œil du Faiseur d’Aveugles le jour du Jugement Dernier… »

Le Faiseur d’Aveugles était un des noms que les Aiels donnaient au Ténébreux…

Rand n’eut d’autre choix que de déclamer la réponse rituelle qu’il avait très récemment apprise :

— « Sur mon honneur et au nom de la Lumière, ma vie sera la dague qui traversera le cœur du Faiseur d’Aveugles. »

— « Le jour du Jugement Dernier, compléta Han, au cœur même du mont Shayol Ghul. »

Dans son coin, le harpiste continua à jouer une mélodie apaisante.

Les chefs sortirent avec un regard respectueux pour Moiraine lorsqu’ils passèrent à côté des deux femmes. Respectueux, mais sans une once d’appréhension. Admiratif, Rand regretta de ne pas pouvoir faire montre d’une telle assurance. Mais Moiraine avait trop de plans pour lui, trop de façons de tirer les ficelles qu’elles avaient attachées à ses bras et ses jambes sans qu’il s’en aperçoive…

Les deux femmes avancèrent aussitôt que les Aiels furent sortis. Petite et très jolie – avec ou sans ces traits d’Aes Sedai auxquels Rand n’avait jamais pu donner un âge –, Moiraine était aussi élégante et aussi pimpante qu’à l’accoutumée. Le bandeau humide ne lui servant plus, elle l’avait abandonné au profit d’une petite pierre bleue pendue au bout d’une chaîne d’or qui lui enserrait le sommet du crâne. Mais cet infime changement n’avait aucun impact. Même avec le bandeau, l’Aes Sedai aurait encore eu un port de reine. Grâce à cette caractéristique, elle parvenait à paraître une bonne tête plus grande qu’en réalité. Et ses yeux pleins d’autorité lui conféraient quelques pouces de plus…

L’autre femme était plus grande, bien qu’elle arrivât à peine à l’épaule de Rand. Simplement jeune, pas sans âge, c’était Egwene, l’amie avec qui Rand avait grandi. N’étaient ses grands yeux noirs, elle aurait aisément pu passer pour une Aielle, et pas seulement à cause de ses mains et de son visage hâlés par le soleil. Vêtue d’une jupe de laine marron typique des femmes du désert, elle portait au-dessus un ample chemisier blanc en algode. En fibre végétale, ce tissu était plus doux que la laine la plus finement tissée. Un matériau qui ferait fureur sur les marchés de tous les pays, si Rand parvenait à convaincre les Aiels d’en faire commerce.

Un châle gris sur les épaules, Egwene avait noué autour de sa tête un foulard gris qui retenait sa crinière brune. Contrairement à la plupart des Aielles, elle ne portait qu’un seul bracelet – de l’ivoire sculpté pour représenter un cercle de flammes – et un unique collier de perles d’ivoire et d’or.

Un troisième bijou attira l’attention de Rand : la bague au serpent, à la main gauche de la jeune femme.

Pendant un temps, Egwene avait étudié sous la coupe de quelques Matriarches. S’il ignorait dans quel domaine, Rand suspectait que ça avait un rapport étroit avec les rêves. Sur ce sujet, Egwene et les Matriarches se montraient muettes comme des tombes. Mais l’amie de Rand avait aussi été formée à la Tour Blanche. Élevée au rang d’Acceptée, elle serait bientôt admise parmi les Aes Sedai. Pour plus de commodité, elle se faisait depuis quelque temps passer pour une sœur – en tout cas, à Tear et dans le désert des Aiels. Lorsque Rand la taquinait à ce sujet, elle ne réagissait pas bien du tout…

— Les chariots seront bientôt prêts à partir pour Tar Valon, annonça Moiraine de sa voix musicale et cristalline.

— Prévoyez une solide escorte, dit Rand, parce que Kadere, sinon, pourrait ne jamais les conduire à destination. (Il se tourna vers la fenêtre, désireux de regarder dehors et de réfléchir au colporteur.) Jusque-là, vous ne m’avez jamais demandé de vous tenir la main, ni de vous donner ma permission.

Un bâton très dur – du genre en noyer, et très épais – s’abattit soudain en travers des épaules de Rand. Sentant la chair de poule courir le long de ses bras – par une chaleur pareille, ça ne pouvait guère être un phénomène naturel –, il comprit qu’une des deux femmes venait de canaliser le Pouvoir.

Se retournant, il s’unit au saidin et s’emplit de Pouvoir. Aussitôt, il eut le sentiment que l’essence même de la vie se déversait en lui, multipliant par dix ou même par cent son énergie vitale. En même temps, la souillure du Ténébreux l’envahit, la mort et la corruption grouillant dans sa bouche comme des asticots. Face à ce torrent qui menaçait à tout moment de l’emporter, il se battit pied à pied pour ne pas lâcher prise. Depuis le temps, il s’était presque habitué à ce phénomène, avec la sensation totalement contradictoire qu’il ne s’y accoutumerait jamais. Mais comment concilier des sentiments si opposés ? Le désir de s’accrocher à jamais au saidin, savourant sa douceur, et l’envie presque irrépressible de vomir… Tout ça pendant que la tempête qui faisait rage en lui tentait de lui arracher la chair des os puis de réduire ceux-ci en cendres.

Si le Pouvoir ne le tuait pas avant, la souillure finirait par le rendre fou. Une étrange course entre les deux dont il était l’enjeu. Depuis le début de la Dislocation du Monde, ce jour où Lews Therin Telamon et ses Cent Compagnons avaient scellé la prison du Ténébreux, au cœur du mont Shayol Ghul, tous les hommes capables de canaliser avaient fini par perdre la raison. La dernière exhalaison méphitique du Ténébreux, juste avant que sa prison fût scellée, avait souillé la moitié masculine de la Source Authentique. Les hommes capables de canaliser – ou plutôt, les fous ! – avaient alors entrepris de disloquer le monde.

Rand s’emplit de Pouvoir… et fut incapable de déterminer laquelle des deux femmes s’en était prise à lui. Le regardant avec de grands yeux innocents, toutes les deux arquaient un sourcil à la fois amusé et interrogateur. L’une d’entre elles était-elle unie au saidar, la moitié féminine de la Source Authentique ? Les deux ? Il n’était pas en mesure de s’en apercevoir.

Le coup de bâton n’était cependant pas dans le style de Moiraine, qui préférait des châtiments bien plus subtils et, au bout du compte, beaucoup plus douloureux. Pourtant, bien qu’il fût sûr de la culpabilité d’Egwene, Rand ne fit rien.

Des preuves !

Cette pensée dérivait à l’extérieur du cocon de Vide où flottait Rand, coupé de ses émotions, de sa réflexion et même de sa colère.

Je ne ferai rien sans preuves… Pas question de me laisser provoquer…

Ce n’était plus l’Egwene qu’il avait connue. Depuis que Moiraine l’y avait envoyée, son ancienne amie était devenue membre à part entière de la Tour Blanche. Moiraine, encore Moiraine et toujours Moiraine ! Parfois, il aurait donné cher pour en être débarrassé !

Parfois, seulement ?

— Que me voulez-vous ? demanda-t-il à l’Aes Sedai.

Rand trouva sa propre voix d’une froideur terrifiante. Rien d’anormal, puisque le Pouvoir se déchaînait en lui. Selon Egwene, entrer en contact avec le saidar était une expérience comparable à une étreinte. Pour un homme, la relation avec le saidin était une lutte à mort.

— Et ne vous avisez pas de reparler des chariots, petite sœur… En règle générale, je découvre vos intentions longtemps après que vous avez agi.

L’Aes Sedai plissa le front, une réaction qui n’avait rien de surprenant. Elle n’avait pas l’habitude qu’on lui parle ainsi – surtout pas un homme, serait-il le Dragon Réincarné.

Rand lui-même aurait été incapable de dire d’où était sorti le « petite sœur ». Ces derniers temps, les mots semblaient parfois exploser tout seuls dans sa tête. Le début de la folie, peut-être. Certaines nuits, il n’en dormait pas jusqu’aux premières lueurs de l’aube, le cœur rongé par l’inquiétude. Mais dans le cocon de Vide, ces préoccupations lui semblaient appartenir à un étranger.

— Nous devons parler en privé, fit Moiraine avec un regard noir pour le harpiste.

Le dos contre un des murs sans fenêtres, Jasin Natael (comme il se faisait appeler ici) était à demi allongé sur des coussins et tirait une douce musique d’une harpe aux montants sculptés pour évoquer les créatures incrustées sur les bras de Rand – des Dragons, selon le nom que leur donnaient les Aiels. Sur l’endroit où Natael avait trouvé l’instrument, Rand n’avait pour l’instant que des soupçons…

Les cheveux bruns, encore dans la force de l’âge, Natael aurait été qualifié de « grand » partout dans le monde, excepté dans le désert des Aiels. Sa tenue de soie bleu sombre richement brodée, et présentement fermée jusqu’au dernier bouton en dépit de la canicule, aurait très bien convenu à une cour royale. En comparaison, la cape qui gisait à côté de lui faisait un contraste frappant. Non qu’elle fût miteuse, mais les carreaux multicolores cousus dessus – assez lâchement, afin qu’ils volettent au moindre souffle de vent – signalaient que son propriétaire était un amuseur public qui jonglait, faisait des acrobaties, jouait de la musique et racontait des histoires de village en village. Bref, pas le genre de type à porter de la soie. Mais Natael avait sa fierté… Pour l’heure, il semblait entièrement concentré sur sa harpe.

— Natael peut tout entendre, dit Rand. Après tout, n’est-il pas le trouvère du Dragon Réincarné ?

Si les motivations de Moiraine étaient vraiment sérieuses, elle allait insister. Et dans ce cas, même s’il détestait ne pas garder un œil sur lui, Rand consentirait à faire sortir Natael.

Ajustant son châle sur ses épaules, Egwene eut un soupir agacé.

— Ta tête commence à ressembler à un melon trop mûr, Rand al’Thor, dit-elle d’un ton neutre, comme si elle parlait de la pluie et du beau temps.

À l’extérieur du Vide, la colère bouillonna. Pas à cause de la pique d’Egwene, car elle adorait depuis leur enfance rabattre le caquet à Rand, qu’il l’ait mérité ou non. Mais ces derniers temps, elle semblait avoir résolu de collaborer avec Moiraine, travaillant à déstabiliser Rand afin qu’il soit plus aisément influençable.

Dans leur jeune temps, pas si lointain que ça, avant que le jeune homme ait découvert sa véritable identité, les deux amis d’enfance pensaient qu’ils se marieraient un jour. Et voilà qu’Egwene se rangeait dans le camp d’une Aes Sedai !

Les traits tendus, Rand parla plus brusquement qu’il l’aurait voulu :

— Dites-moi ce que vous voulez, Moiraine ! Dites-le vite, ou retirez-vous et attendez que j’aie du temps à vous consacrer. Ça risque de ne pas être tout de suite, parce que je suis très occupé.

Un mensonge éhonté ! La plupart du temps, Rand s’exerçait à l’épée avec Lan ou à la lance avec Rhuarc – quand ce n’était pas au corps à corps avec les deux. Mais si quelqu’un devait faire montre d’autorité aujourd’hui, ce serait lui et personne d’autre ! Natael pouvait en effet tout entendre. Enfin presque tout, tant que Rand savait à chaque instant où il était.

Moiraine et Egwene se rembrunirent toutes les deux. Mais l’authentique Aes Sedai comprit que Rand ne se laisserait pas faire, ce coup-ci. Regardant Natael avec une moue peu flatteuse, elle sortit de sa sacoche de ceinture un petit ballot de soie grise. Après l’avoir ouvert, elle posa son contenu sur la table.

Un disque de la taille d’une main d’homme, moitié noir et moitié blanc, les deux parties étant séparées par une ligne brisée qui les faisait apparaître sous la forme de deux larmes jointes l’une à l’autre. Avant la Dislocation, c’était l’emblème des Aes Sedai, mais ce disque signifiait bien plus que ça. Il n’en existait que sept – les sceaux de la prison du Ténébreux. Ou plutôt, les points focaux de chacun de ces sceaux…

Moiraine dégaina son couteau au manche enveloppé de fil d’argent. Avec la pointe de la lame, elle gratta délicatement le bord du disque, en détachant un minuscule fragment d’un matériau noir très fin.

Même dans son cocon de Vide, Rand ne put retenir une exclamation. L’écho de ce cri fit vibrer le cocon, et le Pouvoir, un court instant, menaça de submerger le jeune homme.

— C’est un faux ? Une copie ?

— Je l’ai trouvé en bas, sur l’esplanade, répondit Moiraine. C’est un vrai, identique à celui de Tear que j’ai apporté avec moi.

À son ton, l’Aes Sedai aurait tout aussi bien pu être en train de dire qu’elle voulait de la soupe de pois à midi. Egwene, en revanche, tira sur les pans de son châle comme si elle avait soudain très froid.

Rand sentit des ondes d’angoisse rider la surface du Vide. Bien que cela lui coûtât un gros effort, il se sépara du saidin. S’il se déconcentrait, le Pouvoir risquait de le tuer sur-le-champ, et il entendait se consacrer entièrement au mystère du disque. Malgré la souillure, la séparation d’avec la Source fut comme d’habitude un crève-cœur.

Le petit fragment noir était tout simplement impossible. Composés de cuendillar – de la pierre-cœur –, les disques ne pouvaient être brisés ou endommagés par rien, même pas le Pouvoir de l’Unique. Toute tentative de les casser les renforçait, et c’était tout. Si le secret de fabrication de la pierre-cœur s’était perdu durant la Dislocation du Monde, tous les objets fabriqués avec ce matériau pendant l’Âge des Légendes étaient encore intacts – jusqu’au plus petit vase, même si la Dislocation l’avait projeté au fond d’un océan ou fait écraser par une montagne.

Bien entendu, trois des sept disques avaient été brisés quand même, mais il avait fallu bien davantage qu’une pointe de couteau.

En y réfléchissant, Rand se demanda comment c’était possible. Si le Pouvoir de l’Unique était incapable de briser la pierre-cœur, il ne restait plus qu’une réponse : le Créateur lui-même.

— Comment est-ce possible, Moiraine ? demanda Rand, étonné que sa voix soit aussi assurée que lorsqu’il était protégé par le Vide.

— Je n’en sais rien, répondit l’Aes Sedai. Mais tu vois le problème, n’est-ce pas ? Pour qu’il se brise, il suffirait que ce disque tombe de la table. Si les autres, où qu’ils soient, sont dans le même état, il suffira de quatre hommes armés d’un marteau pour rouvrir la brèche de la prison du Ténébreux. Actuellement, nous ignorons si un seul de ces sceaux est encore efficace…

Rand vit très bien le problème.

Je ne suis pas encore prêt !

Le serait-il un jour ? Rien n’était moins sûr, mais en tout cas, c’était beaucoup trop tôt. Jetant un coup d’œil à Egwene, il trouva qu’elle avait l’air d’être en train de contempler la fosse qui deviendrait bientôt sa tombe.

Moiraine remballa le disque et le remit dans sa sacoche.

— Avec un peu de chance, j’aurai une idée avant d’apporter cet artefact à Tar Valon. Si nous savons ce qui se passe, nous pourrons peut-être intervenir…

Rand n’écouta qu’à moitié. En pensée, il voyait le Ténébreux émerger de nouveau du mont Shayol Ghul, et pour se libérer totalement, cette fois. Alors, le monde serait dévasté par des flammes qui le consumeraient sans générer de lumière, et une chape d’obscurité dure comme de la pierre tomberait sur tout ce qui vivrait encore.

Absorbé par ses visions de cauchemar, il réagit avec un net retard à la dernière phrase de Moiraine.

— Vous comptez le faire vous-même ?

Lui qui aurait juré qu’elle entendait s’accrocher à lui comme de la mousse à un rocher.

Ce n’était donc pas ton but, Aes Sedai ?

— Il faudra bien que ça arrive… Un jour ou l’autre, nous devrons nous séparer. Ce qui doit se passer se passe…

Rand eut l’impression que l’Aes Sedai tremblait. Elle se reprit si vite qu’il se demanda s’il n’avait pas rêvé.

— Il faut que tu sois prêt !

L’art de retourner le couteau dans la plaie ! Décidément, Moiraine savait viser juste.

— Nous devons parler de tes plans… Rand, tu ne peux pas t’attarder ici. Même si les Rejetés n’ont pas l’intention de t’attaquer en ce lieu, ils sont libres et ils tissent leur toile. Unifier les Aiels ne te servira à rien si tu découvres que tout ce qui s’étend de l’autre côté de la Colonne Vertébrale est entre les mains de l’ennemi.

Avec un petit rire, Rand s’adossa à la table. Ainsi, c’était une nouvelle ruse ? S’il la croyait sur le départ, espérait-elle, il serait mieux disposé envers elle et accepterait même d’être guidé ? Bien entendu, Moiraine ne pouvait pas mentir. Un des fameux Trois Serments l’empêchait de ne pas dire la vérité. Certes, mais ça laissait aux Aes Sedai une énorme marge de manœuvre, tout compte fait.

« Un jour ou l’autre, nous devrons nous séparer »… Bien sûr ! Quand il serait mort, par exemple !

— Vous voulez parler de mes plans, dit-il sèchement.

Rand sortit de sa poche un brûle-gueule et une blague à tabac. Quand il eut bourré la petite pipe, il s’unit au saidin très brièvement afin de l’allumer.

— Pourquoi cette prétention ? Ce sont mes plans !

Tirant sur sa pipe, il attendit la réponse sans se soucier du regard noir d’Egwene.

L’Aes Sedai ne broncha pas, mais une lueur inquiétante dansa dans ses grands yeux noirs.

— Chaque fois que tu as refusé mes conseils, qu’est-il arrivé ? demanda-t-elle d’un ton égal et pourtant cinglant. Partout où tu es allé, tu as laissé derrière toi la mort, la destruction et la guerre.

— C’est faux pour Tear, dit Rand, un peu trop vite.

Être sur la défensive était déjà un pas vers la défaite. Pour regagner du terrain, il tira plusieurs fois sur sa pipe, très lentement, puis exhala la fumée au ralenti.

— C’est exact, concéda Moiraine, pas pour Tear… Pour une fois, toute une nation se dressait derrière toi, et qu’en as-tu fait ? Instaurer la justice à Tear et dans le reste du pays était louable. Tout comme rétablir l’ordre au Cairhien et nourrir la population. Dans d’autres circonstances, je te féliciterais chaleureusement… (D’autant plus qu’elle était originaire du Cairhien…) Mais qu’est-ce que ça t’apporte dans la perspective de Tarmon Gai’don ?

Une femme obstinée, décidément, et glaciale face à tout ce qui déviait de son obsession, y compris son propre pays. Mais Rand n’aurait-il pas été inspiré de l’imiter ?

— Qu’aurais-je dû faire, selon vous ? Pourchasser les Rejetés un par un ?

Non sans effort, Rand parvint à tirer plus lentement sur son brûle-gueule.

— Savez-vous seulement où ils sont ? Sammael est en Illian, c’est de notoriété publique. Et les autres ? Que se passera-t-il si je l’attaque, comme vous le souhaitez, et qu’il a deux, trois ou quatre de ses semblables avec lui ? Il se peut même qu’ils y soient tous les neuf !

— Tu pourrais en affronter deux, trois, quatre, voire neuf à la fois, si tu n’avais pas laissé Callandor à Tear. La vérité, c’est que tu vas et viens comme une fourmi affolée. Tu n’as aucun plan, pas la moindre idée de la façon d’être prêt pour l’Ultime Bataille. Tu cours d’un endroit à un autre en espérant que les choses se mettront en place toutes seules. L’espoir, Rand, c’est le refuge de ceux qui ignorent que faire. Si tu m’écoutais, tu pourrais au moins…

Sa pipe à la main, Rand fit un geste brusque pour interrompre l’Aes Sedai. Le regard furibond des deux femmes ne lui fit ni chaud ni froid.

— J’ai un plan, au contraire !

Si elles voulaient savoir, eh bien, elles allaient être servies ! Et que la Lumière le brûle s’il modifiait d’un iota sa stratégie !

— Pour commencer, je veux mettre un terme aux guerres et aux massacres, que j’en sois responsable ou non. Si des soldats doivent tuer, qu’ils abattent des Trollocs, pas leurs frères humains. Pendant la guerre des Aiels, quatre tribus ont traversé le Mur du Dragon et sont restées de notre côté pendant plus de deux ans. Ces hordes ont pillé et incendié Cairhien, écrasant toutes les armées qu’on leur opposait. Si elles l’avaient voulu, elles auraient pu prendre Tar Valon. La tour aurait été impuissante à cause de vos Trois Serments.

L’un des trois interdisait aux Aes Sedai d’utiliser le Pouvoir comme une arme, sauf contre les Suppôts ou les Créatures des Ténèbres – ou en cas de légitime défense. Les Aiels n’ayant jamais menacé la tour, aucune intervention des sœurs n’avait été possible.

Comme ça, il s’agitait et il espérait ? Eh bien, on allait voir ce qu’on allait voir !

— Quatre tribus ont suffi pour mettre à genoux tous nos pays. Que se passera-t-il lorsque je franchirai la Colonne Vertébrale du Monde à la tête des onze qui me sont fidèles ?

Il faudrait se contenter de ça. La douzième, les Shaido, semblait définitivement perdue.

— Le temps que les diverses nations songent à s’unir, il sera déjà trop tard. Elles devront accepter la paix du Dragon, et sinon, que je sois enterré dans le Can Breat !

La harpe émit soudain un « couac » qui fit sursauter tout le monde. Baissant les yeux sur l’instrument, Natael secoua la tête, puis il reprit sa douce mélodie.

— Ce n’est plus un melon, mais une citrouille, marmonna Egwene en croisant les bras. Une pierre serait moins obtuse que toi. Moiraine essaie de t’aider ! Tu ne t’en aperçois pas ?

L’Aes Sedai lissa lentement sa jupe, qui n’en avait aucun besoin.

— Conduire les Aiels de l’autre côté du Mur du Dragon risque d’être la pire erreur que tu peux commettre.

L’agacement enfin audible dans la voix de Moiraine ravit Rand. Au moins, elle finissait par comprendre qu’il n’était pas une vulgaire marionnette.

— Avant que tu arrives, continua l’Aes Sedai, la Chaire d’Amyrlin aura contacté les dirigeants de tous les pays qui en ont encore, leur fournissant toutes les preuves que tu es bien le Dragon Réincarné. Ces gens connaissent les prophéties et ils savent pourquoi tu es venu au monde. Dès qu’ils seront convaincus, ils se rangeront à tes côtés, parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement. L’Ultime Bataille approche et tu es le seul espoir de l’humanité.

Rand éclata d’un rire amer. Sa pipe entre les dents, il se hissa sur la table et s’assit en tailleur, les yeux rivés sur les deux femmes.

— Ainsi, comme Siuan Sanche, vous pensez toujours que vous savez tout…

C’était loin d’être le cas, et avec l’aide de la Lumière, il en serait ainsi jusqu’au bout.

— Vous êtes deux idiotes !

— Un peu de respect, au moins ! explosa Egwene.

Mais Rand l’ignora.

— Les Hauts Seigneurs de Tear connaissent aussi les prophéties, et ils ont su qui j’étais quand ils m’ont vu brandir l’Épée Qui Ne Peut Pas Être Touchée. La moitié d’entre eux ont espéré que je leur apporte la gloire ou le pouvoir, voire les deux. Les autres m’auraient volontiers planté un couteau entre les omoplates avant d’essayer d’oublier que le Dragon Réincarné était venu chez eux. Voilà comment les nations m’accueilleront. Sauf si je calme d’abord leur ardeur, comme dans le cas de Tear. Savez-vous pourquoi j’ai laissé Callandor dans la Pierre ? Pour qu’on ne m’oublie pas ! Chaque jour, ces gens pensent que l’épée est plantée dans le sol du Cœur de la Pierre, attendant que je revienne la chercher. C’est pour ça qu’ils ne me trahiront pas.

En réalité, c’était une des raisons pour lesquelles il n’avait pas emporté l’épée. L’autre, il préférait ne pas y penser.

— Sois très prudent, souffla Moiraine.

Pas un mot de plus… et d’une voix glaciale. Mais Rand reconnut la menace. Un jour, sur le même ton, elle avait déclaré qu’elle préférait le voir mort plutôt que de le laisser tomber entre les mains des Ténèbres.

Une femme impitoyable.

Un long moment, elle le regarda, ses yeux tels des puits profonds où il aurait pu basculer et se noyer. Puis elle se fendit d’une parfaite révérence.

— Avec votre permission, seigneur Dragon, je vais aller indiquer à maître Kadere quelle zone de l’esplanade il doit débarrasser demain.

L’ironie, presque de la moquerie, était à peine perceptible, mais Rand la sentit très bien. Tout ce qui pouvait le déstabiliser, le rendre coupable ou le faire douter était bon à prendre pour Moiraine, et elle ne reculerait devant rien.

Il la regarda partir jusqu’à ce qu’elle ait disparu derrière le rideau de perles.

— Tu n’as pas besoin d’avoir ce regard furieux, Rand al’Thor ! marmonna Egwene en serrant son châle comme si elle avait voulu étrangler quelqu’un avec. Le seigneur Dragon, rien que ça ? Seigneur ou non, tu n’es qu’une brute dépourvue de bonnes manières ! Te montrer poli te tuerait ? Tu aurais mérité de te faire rouer de coups !

— Donc, c’est toi qui m’as frappé ! s’écria Rand.

À la grande surprise du jeune homme, Egwene commença à secouer la tête, puis elle se reprit.

Ainsi, c’était Moiraine… Pour qu’elle en arrive à ces extrémités, quelque chose devait sérieusement lui taper sur les nerfs. Ou quelqu’un… Lui, par exemple. Devait-il s’excuser ? Après tout, la politesse n’avait jamais tué personne. Mais pourquoi se montrer courtois avec une Aes Sedai qui tentait de le manipuler comme un vulgaire pantin ?

Mais si Rand se remettait (un peu) en question, Egwene était toujours sur sa lancée, et ses yeux auraient ressemblé à des charbons ardents, si ceux-ci avaient pu être marron foncé.

— Tu es une tête de pioche, Rand al’Thor, et je n’aurais jamais dû dire à Elayne que tu étais digne d’elle. Tu ne serais pas digne d’une fouine ! Baisse donc le nez ! Je me souviens de toi, dans notre enfance, transpirant à grosses gouttes pendant que tu essayais de te tirer de je ne sais plus quel pétrin dans lequel Mat t’avait fourré. Je me rappelle que Nynaeve t’a un autre jour donné la badine jusqu’à ce que tu demandes grâce, et ensuite, il t’a fallu un coussin pour t’asseoir, au moins jusqu’au lendemain. Ces deux événements ne remontent pas à si longtemps, en plus… Je devrais dire à Elayne de t’oublier. Si elle connaissait seulement la moitié de ce que tu es devenu…

Éberlué, Rand écouta la tirade de son amie, qui s’énervait de plus en plus, attisant toute seule les flammes de sa colère. Puis soudain, le jeune homme comprit. Le petit signe de tête involontaire, un peu plus tôt, lui apprenant que c’était Moiraine qui l’avait frappé avec le Pouvoir… Depuis toujours, Egwene s’efforçait de bien faire tout ce qu’elle entreprenait. Depuis qu’elle étudiait avec les Matriarches, elle portait des vêtements aiels, et il se pouvait tout à fait qu’elle essaie d’adopter certaines coutumes du peuple du désert. En même temps, bien qu’elle ne fût qu’une Acceptée, elle ne ménageait pas ses efforts pour être en toutes circonstances une parfaite Aes Sedai. En général, les sœurs parvenaient à contrôler leur tempérament, si explosif fût-il. Et quoi qu’il arrive, elles ne dévoilaient jamais ce qu’elles avaient décidé de cacher.

Ilyena ne se défoulait jamais sur moi quand elle était en colère contre elle-même… Lorsqu’elle me criait après, c’était parce que…

Rand se pétrifia. De sa vie, il n’avait jamais rencontré une femme nommée Ilyena. Pourtant, il pouvait mettre un visage sur ce prénom. Un joli visage… Une peau laiteuse, des cheveux blonds exactement comme ceux d’Elayne…

Un autre effet de la folie. Voilà qu’il se souvenait d’une femme imaginaire. Encore un effort, et il tiendrait de grandes conversations avec des gens invisibles.

Elayne interrompit brusquement sa harangue et regarda le jeune homme avec quelque chose comme de l’inquiétude.

— Rand, tu vas bien ? (La colère ? Disparue, comme si elle n’avait jamais été là…) Tu as un problème ? Veux-tu que j’aille chercher Moiraine ?…

— Non ! s’écria Rand.

Il se reprit et continua sur un ton plus doux :

— Elle ne pourra rien contre…

Même une Aes Sedai était impuissante face à la folie. Le mal qui le rongeait était hors de portée des sœurs.

— Comment va Elayne ?

— Très bien.

Malgré ses récentes invectives, Egwene répondit avec un rien de compassion dans la voix. À part ça, elle ne lui livrerait pas d’informations, Rand le savait. Ce qu’Elayne était censée faire après son départ de Tear était une affaire d’Aes Sedai qui ne le concernait en rien. Egwene le lui avait rappelé plus d’une fois, et Moiraine ne s’en était pas privée non plus. Les trois Matriarches capables d’entrer dans le Monde des Rêves, celles qui formaient Egwene, ne lui avaient rien appris. Sans doute parce qu’elles avaient leurs propres raisons d’être mécontentes de lui.

— Il vaut mieux que j’y aille, dit Egwene en ajustant le tombé de son châle sur ses bras. Tu es fatigué… Au fait, ça veut dire quoi, être enterré dans le Can Breat ?

Juste avant de demander à son amie de quoi elle parlait, Rand se souvint qu’il avait prononcé ces mots.

— Une expression que j’ai entendue je ne sais plus où, dit-il.

En réalité, il aurait donné cher pour savoir ce qu’était le Can Breat, et comment il connaissait son existence.

— Il faut te reposer, dit Egwene comme si elle avait vingt ans de plus que Rand, pas deux ans de moins. Promets-le-moi !

Le jeune homme acquiesça. Un long moment, Egwene le dévisagea, sans doute pour déterminer s’il était sincère, puis elle se dirigea vers la sortie.

La coupe de vin de Rand se souleva dans les airs et flotta jusqu’à lui. Alors qu’il la rattrapait au vol malgré sa surprise, Egwene le regarda par-dessus son épaule.

— Je ne devrais pas te le dire, mais… Elayne ne m’a pas chargée de te transmettre un message, et pourtant… Elle a dit qu’elle t’aime. Tu le sais peut-être déjà, mais dans le cas contraire, ça devrait te faire réfléchir.

Sur ces mots, la jeune femme sortit, le rideau de perles tintinnabulant derrière elle.

Rand sauta de la table, jeta au loin la coupe, souillant le sol de vin, et, fou de rage, se tourna vers Jasin Natael.


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