18 Une chienne apprivoisée

Le pli méprisant de sa bouche en cœur dissimulé dans les profondeurs de son bonnet aux flancs arrondis, Liandrin chevauchait dans les rues étroites d’Amador. Furieuse d’avoir dû renoncer à ses multiples tresses, elle pestait intérieurement contre la mode ridicule de cet absurde pays. Le bonnet et la tenue d’équitation jaune orangé, ça passait encore, s’il n’y avait pas eu des nœuds en velours comme décoration. Cela dit, la coiffe cachait ses yeux marron, et c’était un bien. Combinés à des cheveux blonds aux reflets de miel, ils auraient claironné qu’elle était originaire du Tarabon, une caractéristique qui n’avait pas bonne presse en Amadicia, ces derniers temps. Plus important encore, le bonnet dissimulait son visage sans âge d’Aes Sedai – et ça, c’était encore moins bien vu, ici !

Impossible à identifier, Liandrin pouvait accabler de son mépris les Fils de la Lumière qui devaient constituer un bon cinquième des passants. Les soldats réguliers – un autre cinquième de la foule, au minimum – n’auraient pas été plus obligeants, s’ils avaient su. Bien entendu, ni les uns ni les autres n’auraient l’idée de sonder les profondeurs de la coiffe. Les Aes Sedai étant interdites dans ce pays, pourquoi leur aurait-on fait la chasse ?

Malgré toutes ces assurances, Liandrin se mit à respirer un peu mieux quand elle franchit le portail en fer forgé de la maison de Jorin Arene. Encore un déplacement inutile dans l’espoir d’avoir des nouvelles de la Tour Blanche. Depuis qu’elle avait appris qu’Elaida croyait diriger les Aes Sedai, après la destitution et l’évasion de Siuan Sanche, Liandrin n’avait plus rien entendu de neuf.

Cette maudite Siuan s’en était sortie ! Mais elle ne valait plus rien, désormais. Une serpillière sans utilité, voilà tout…

Derrière le mur de pierre grise, le jardin se révéla plein de haies jaunissantes à cause du manque d’eau mais soigneusement taillées en carré ou en rond, à l’exception de celle qui représentait un cheval cabré. Il y en avait une seule de ce genre, bien entendu. Si les marchands comme Arene aimaient imiter les véritables élites, ils restaient dans la limite du raisonnable, de peur qu’on les accuse d’avoir des ambitions excessives.

Des balcons raffinés décoraient la grande maison de bois au toit de tuile rouge, et une belle colonnade venait y ajouter du style. Mais à l’inverse du manoir seigneurial qu’elle s’efforçait d’imiter, la demeure reposait sur des fondations de pierre à peine hautes de dix pieds. Tout bien pesé, une contrefaçon assez ridicule, pour qui s’y connaissait en architecture.

Le domestique aux cheveux gris qui se précipita pour tenir l’étrier de Liandrin tandis qu’elle mettait pied à terre – un type sec et nerveux – portait une livrée intégralement noire. Quelque couleur que choisisse un marchand, pour sa valetaille, elle était nécessairement déjà prise par un vrai noble. Et même le négociant le plus riche n’avait pas intérêt à s’attirer les foudres d’un seigneur, fût-il le plus mineur qu’on pût imaginer. Dans les rues, on avait baptisé le noir « livrée de marchand », et on disait ça avec une moue méprisante.

Liandrin abominait la tenue noire du larbin au moins autant que cette maison et son propriétaire. Un jour, contrairement à Arene, elle aurait un vrai manoir. Des manoirs, même ! Et pourquoi pas des palais ? On les lui avait promis, ainsi que la puissance qui allait avec.

Tout en retirant ses gants d’équitation, Liandrin gravit la ridicule rampe qui conduisait à la porte sculptée de feuilles de vigne. Les manoirs fortifiés des vrais seigneurs étant munis d’une rampe semblable, un marchand imbu de lui-même ne pouvait bien évidemment pas se contenter d’un escalier !

Dans l’entrée aussi pompeuse que le reste de la maison – pire encore que les colonnes et les balcons, il fallait voir le grotesque plafond en fausse mosaïque censé représenter un ciel étoilé ! – une servante également en noir prit les gants et la coiffe de Liandrin.

— Je prendrai mon bain dans une heure, ma fille. Cette fois, j’espère qu’il sera à la bonne température.

Blanche comme un linge, la servante détala après avoir balbutié les flatteries habituelles et promis que tout serait parfait.

Sur ces entrefaites, Amellia Arene, l’épouse de Jorin, sortit d’une des pièces en compagnie d’un gros type arborant un tablier blanc immaculé. Liandrin eut du mal à dissimuler son mépris. Cette parvenue ne se contentait pas de parler avec le maître queux, elle le faisait sortir de sa cuisine pour discuter du menu. À croire qu’elle traitait ce larbin comme… eh bien, comme un ami !

Dès qu’il vit Liandrin, soit avant que maîtresse Arene la remarque, le gros Evon sursauta puis détourna immédiatement les yeux. Détestant que les hommes la regardent, la sœur avait été très claire sur ce sujet dès son arrivée dans la maison. Les yeux d’Evon avaient tendance à se poser là où il ne fallait pas, mais ce défaut lui était vite passé. Au début, il avait tenté de le nier. Au début, seulement… Sans attendre que sa maîtresse lui donne congé, il détala vers sa cuisine.

L’épouse grisonnante du marchand était à l’origine une femme revêche. Ces derniers temps, très nerveuse, elle se passait sans cesse la langue sur les lèvres et lissait en permanence le devant de sa robe de soie verte qui n’en avait nul besoin.

— Ma dame, il y a quelqu’un à l’étage avec vos amies.

Le premier jour, cette misérable avait cru pouvoir appeler Liandrin par son prénom et elle s’était permis de la tutoyer !

— Elles sont dans le salon de devant… La personne vient de Tar Valon, je crois.

Se demandant de qui il s’agissait, Liandrin se dirigea vers l’escalier le plus proche – dans cette entrée, il y en avait à profusion, histoire de mimer l’opulence. Pour des raisons de sécurité, elle connaissait très peu de membres de l’Ajah Noir. Moins on en savait, moins on pouvait en dire, pas vrai ? Au sein de la Tour Blanche, elle était au courant de la véritable identité des douze femmes qui l’avaient accompagnée – et pas une de plus. Deux de ses complices étaient mortes, et elle savait très bien sur qui faire porter le blâme : Egwene al’Vere, Nynaeve al’Meara et Elayne Trakand. Tout s’était si mal passé, à Tanchico, qu’on aurait pu croire que ces minables Acceptées y étaient. Sauf qu’il s’agissait d’idiotes qui, par deux fois, s’étaient précipitées tête baissée dans les pièges qu’elle leur avait tendus. Elles s’en étaient sorties, certes, mais par hasard ! Et si elles avaient été à Tanchico, nul doute qu’elles seraient tombées entre ses mains, quoi que Jeaine ait prétendu avoir vu. Lors de leur prochaine rencontre, elles ne s’en tireraient pas, c’était couru d’avance. Ordre ou pas ordre, Liandrin avait bien l’intention d’en finir avec elles.

— Ma dame, balbutia Amellia, c’est au sujet de mon mari… L’une d’entre vous daignerait-elle l’aider ? Il ne pensait pas à mal, et il a retenu sa leçon.

Une main sur la rampe sculptée, Liandrin jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.

— Il n’aurait pas dû croire que le serment prêté au Grand Seigneur pouvait être oublié à sa convenance.

— Il a compris, ma dame ! Par pitié ! Même par cette chaleur, il est au lit, à grelotter sous une pile de couvertures. Il gémit dès qu’on le touche et sa voix n’est plus qu’un murmure.

Liandrin fit mine de réfléchir, puis elle hocha la tête.

— Je dirai à Chesmal de voir ce qu’elle peut faire… Mais je ne puis rien promettre, bien entendu.

La femme se répandit en remerciements que Liandrin ne se donna pas la peine d’écouter. Dans cette affaire, Temaile s’était laissé emporter. Ayant appartenu à l’Ajah Gris avant de se convertir au Noir, elle prenait garde à répartir équitablement la douleur, lorsqu’elle remplissait sa mission de diplomate. Adorant répandre la souffrance, elle avait fait des merveilles dans ses fonctions. Selon Chesmal, le marchand, dans quelques mois, serait de nouveau capable de s’acquitter de quelques tâches simples, à condition qu’on n’élève pas la voix près de lui. Depuis des générations, les sœurs jaunes n’avaient pas eu de membre aussi doué que Chesmal, donc, son diagnostic devait être bon.

Quand elle entra dans le salon de devant, Liandrin ne put cacher sa surprise. Neuf de ses dix sœurs noires se tenaient sur le périmètre de la pièce, contre les lambris sculptés et peints des murs. Pourtant, il y avait profusion de sièges rembourrés sur le tapis à franges dorées.

La dixième sœur, Temaile Kinderode, était en train de tendre une délicate tasse de porcelaine à une robuste et plaisante femme aux cheveux noirs vêtue d’une robe couleur bronze à la coupe très inhabituelle. Assise comme une reine, la visiteuse parut familière à Liandrin. Pourtant, ce n’était pas une Aes Sedai. Clamant haut et fort qu’elle approchait de la maturité, son visage n’avait absolument rien de « sans âge ».

L’atmosphère étrange incita Liandrin à la prudence. L’apparence fragile de Temaile, avec ses grands yeux bleus d’enfant qui lui auraient fait donner la Lumière sans confession, était dangereusement trompeuse. Pour l’heure, de l’inquiétude voilait son regard et la tasse tremblait sur sa soucoupe.

Toutes les femmes présentes paraissaient tendues, à part la visiteuse. Dans une de ces indécentes tenues domani qu’elle portait volontiers à l’intérieur, Jeaine Caide à la peau cuivrée avait les yeux brillants de larmes. Originaire de l’Ajah Vert, elle adorait s’exhiber devant les hommes – comme toutes les sœurs de cet Ajah, mais encore plus passionnément, semblait-il.

Rianna Andomeran, une ancienne sœur blanche, connue pour être une tueuse glaciale, lissait nerveusement la mèche claire qui striait sa chevelure brune, juste au-dessus de son oreille gauche. Pour l’instant, son arrogance n’était plus qu’un souvenir.

— Que s’est-il passé ici ? demanda Liandrin. Qui êtes-vous et que… ?

Soudain, le souvenir lui revint. Il s’agissait d’une servante de Tanchico – un Suppôt des Ténèbres – qui avait tendance à se prendre pour ce qu’elle n’était pas.

— Gyldin ! s’écria Liandrin.

Cette fille les avait suivies – comment, il faudrait le déterminer plus tard – et elle tentait à l’évidence de se faire passer pour une messagère de l’Ajah Noir apportant de terribles nouvelles.

— Cette fois, ma fille, tu es allée trop loin !

Liandrin voulut s’unir au saidar, mais une aura enveloppa soudain la servante, et la sœur noire percuta un obstacle invisible qui lui interdisait d’accéder à la Source Authentique, aussi visible pour elle que la lumière du soleil, mais hors de sa portée.

— Arrête de gober les mouches, Liandrin ! dit la servante. Tu as l’air d’un poisson mort. Je ne suis pas Gyldin, mais Moghedien. Temaile, il n’y a pas assez de miel dans cette infusion.

Haletante, la mince femme au profil de renard courut reprendre la tasse.

C’était logique, songea Liandrin. Qui d’autre aurait pu terroriser ainsi ses compagnes ? Balayant la pièce du regard, la sœur noire mesura l’étendue des dégâts.

Malgré l’habituelle tache d’encre sur son nez, Eldrith Jhondar au visage bien rond n’avait plus l’air du tout dans les nuages – elle acquiesçait même vigoureusement à tout ce que disait Moghedien. Et les autres paraissaient tout aussi bouleversées. Mais pourquoi une des Rejetés – un nom proscrit, mais ça n’empêchait pas les sœurs noires de l’utiliser entre elles – s’était-elle fait passer pour une domestique ? Car enfin, cette femme avait tout ce dont rêvait Liandrin. Une incroyable connaissance du Pouvoir, bien sûr, mais aussi une fabuleuse puissance séculière sur les gens et sur le monde. Sans parler de l’immortalité ! Car sa vie ne finirait jamais…

Liandrin et ses complices avaient souvent évoqué de possibles dissensions entre les Rejetés. Des ordres contradictoires avaient éveillé leur attention, ainsi que des consignes données à des Suppôts des Ténèbres et ne correspondant pas à celles qu’elles recevaient. Au fond, Moghedien se cachait peut-être de ses semblables.

Liandrin déploya de son mieux sa jupe-culotte d’équitation et se fendit d’une révérence.

— Sois la bienvenue, Grande Maîtresse. Avec les Élus à notre tête, nous vaincrons sûrement bien avant le Jour du Retour de notre Grand Seigneur.

— Joliment dit, lâcha Moghedien en acceptant la tasse que lui tendait Temaile. Oui, c’est bien mieux ainsi…

Temaile parut soulagée et pleine de gratitude, comme une enfant prise en faute. Qu’avait donc fait Moghedien aux sœurs noires ?

Soudain, une idée très désagréable traversa l’esprit de Liandrin. À Tanchico, elle avait traité une Élue comme une domestique…

— Grande Maîtresse, là-bas, j’ignorais que tu…

— Je sais bien que tu l’ignorais ! coupa Moghedien, agacée. À quoi bon passer mon temps dans l’ombre, si c’était de notoriété publique ? (Elle eut un sourire qui ne se communiqua pas à ses yeux.) Tu t’inquiètes d’avoir envoyé Gyldin se faire battre comme plâtre par le cuisinier ?

Le front soudain ruisselant de sueur, Liandrin se pétrifia.

— Tu crois que j’aurais permis ça ? Il te faisait son rapport, certes, mais moi, j’altérais ses souvenirs. En réalité, il avait beaucoup de compassion pour Gyldin, si mal traitée par sa maîtresse. (Moghedien eut un sourire sincèrement amusé.) Il me donnait une portion des desserts qu’il confectionnait pour vous. S’il était encore de ce monde, ça ne me fâcherait pas beaucoup…

Comprenant qu’elle ne mourrait pas aujourd’hui, Liandrin soupira de soulagement.

— Grande Maîtresse, il est inutile de me couper de la Source. Je sers le Grand Seigneur, comme toi, et j’ai prêté mes serments de Suppôt des Ténèbres avant même d’intégrer la Tour Blanche. Le jour où j’ai découvert que je pouvais canaliser le Pouvoir, je me suis mise en quête de l’Ajah Noir.

— Ainsi, tu serais la seule, dans cette meute indisciplinée, à n’avoir pas besoin d’apprendre qui est sa maîtresse ? Voilà qui m’étonne de toi. (L’aura de Moghedien se dissipa.) J’ai des missions à vous distribuer. À toutes, je précise. Oubliez ce que vous étiez en train de faire. Comme vous l’avez prouvé à Tanchico, vous ne valez rien – une dérisoire bande d’abruties ! Mais si c’est moi qui manie le fouet du dresseur, vous chasserez peut-être un peu plus efficacement.

— Nous attendons des ordres de la Tour Blanche, Grande Maîtresse, dit Liandrin.

Une meute indisciplinée ! Des abruties ! À Tanchico, elles avaient failli trouver ce qu’elles cherchaient, juste avant que la ville soit dévastée par des émeutes. Opposées à des Aes Sedai qui avaient fait intrusion au beau milieu de leur plan, elles avaient échappé de peu à la mort. Mais si Moghedien avait daigné se dévoiler – ou au moins leur donner un coup de pouce – elles auraient triomphé. En clair, la Rejetée était directement responsable de leur échec.

Liandrin tenta d’atteindre la Source Authentique. Non pour s’unir au saidar, mais pour s’assurer que le tissage qui l’en isolait n’avait pas été noué, permettant à Moghedien de le maintenir sans avoir besoin de canaliser. À son grand soulagement, il n’en était rien. Le bouclier avait bel et bien disparu.

— De lourdes responsabilités pèsent sur nos épaules, Grande Maîtresse, et il nous reste de grandes tâches à accomplir. À coup sûr, on nous ordonnera de continuer…

Moghedien coupa sèchement la parole à Liandrin.

— Tes complices et toi servez celui des Élus qui vous tient en son pouvoir, voilà tout ! La femme qui vous envoie des ordres depuis la Tour Blanche les reçoit de l’un de nous, et je te fiche mon billet qu’elle rampe à plat ventre devant son supérieur ou sa supérieure. Tu m’obéiras, Liandrin, n’en doute pas un instant.

Ainsi, Moghedien ignorait l’identité de la sœur qui dirigeait l’Ajah Noir. Une fascinante révélation ! La Rejetée n’était pas omnisciente. Jusque-là, Liandrin imaginait que les « Élus » étaient bien au-dessus des humains ordinaires – des créatures omnipotentes, en quelque sorte. Moghedien tentait-elle vraiment de se cacher des autres Rejetés ? Dans ce cas, la leur livrer vaudrait sûrement à la sœur noire une belle récompense. Qui sait, elle pourrait même devenir une Élue ?

À l’instar de beaucoup de sœurs, Liandrin avait un « truc » bien à elle, appris durant son enfance. Et elle n’était pas coupée de la Source Authentique.

— Grande Maîtresse, nous servons le Grand Seigneur, comme toi. Et on nous a promis la puissance et la vie éternelle, le jour où notre maître reviendra.

— Tu te prends pour mon égale, petite sœur ? demanda Moghedien avec un rictus dégoûté. Es-tu allée dans la Fosse de la Perdition afin de consacrer ton âme au Grand Seigneur ? As-tu savouré le goût délicieux de la victoire à Paaran Disen ? Et senti celui des cendres lors de la défaite de l’Asar Don ? Tu n’es qu’un pauvre chiot mal entraîné, pas la maîtresse de la meute, et tu iras où je t’indiquerai d’aller jusqu’à ce que je décide de te confier une position moins humiliante. Tes complices se croyaient également plus fortes qu’elles le sont en réalité. Veux-tu mettre ta puissance à l’épreuve contre la mienne ?

— Bien entendu que non, Grande Maîtresse…

Sûrement pas quand Moghedien était prévenue et prête à se défendre !

— Mais je…

— Tu y songeras tôt ou tard, alors, je préfère que tout soit bien clair dès le début. Pourquoi crois-tu que tes compagnes ont l’air si guillerettes ? Figure-toi que je leur ai donné aujourd’hui une leçon dont je sais que tu auras besoin un jour ou l’autre. Alors autant en finir tout de suite. Essaie de m’attaquer !

Se passant nerveusement la langue sur les lèvres, Liandrin balaya du regard les femmes qui se plaquaient toujours contre les murs lambrissés. Seule Asne Zeramene osa faire un peu plus que battre des paupières, puisqu’elle alla jusqu’à secouer très légèrement la tête. Avec ses yeux inclinés, ses pommettes hautes et son nez imposant, Asne aurait pu difficilement nier qu’elle venait du Saldaea, et elle avait hérité de toute la témérité des natifs de son pays. Si elle déconseillait à Liandrin de tenter l’aventure, de l’angoisse passant dans ses yeux sombres, il valait sans doute mieux caresser Moghedien dans le sens du poil et oublier toute épreuve de force. Cela dit, Liandrin disposait de son atout secret…

Elle tomba à genoux, la tête baissée, puis leva vers la Rejetée un regard voilé par la peur – une angoisse pas entièrement réelle, mais pas totalement imaginaire non plus.

Se calant dans son fauteuil, Moghedien entreprit de siroter son infusion.

— Grande Maîtresse, si je me suis montrée présomptueuse, je te prie de me pardonner. Je ne suis qu’un vermisseau qui grouille à tes pieds, et j’en ai conscience. Comme un chien fidèle, je t’implore d’avoir pitié de moi !

Moghedien baissa les yeux sur sa tasse. Alors qu’elle n’avait pas encore terminé sa phrase, Liandrin s’unit à la Source et canalisa le Pouvoir, cherchant la faille dans la façade de confiance de la Rejetée – la faiblesse dont souffraient toutes les murailles, qu’elles fussent de pierre ou non.

À l’instant où la sœur noire allait frapper, l’aura du saidar enveloppa Moghedien. Aussitôt, la douleur étreignit Liandrin comme un étau. Elle se recroquevilla sur le tapis, tentant de hurler, mais une souffrance comme elle n’en avait jamais connu la rendit muette. Certaine que les yeux allaient lui sortir de la tête et que sa peau éclaterait sur sa chair, se délitant en fines lanières, la sœur noire eut le sentiment de se débattre pendant une éternité. Quand son calvaire cessa d’un coup, elle ne put rien faire d’autre que rester étendue en position fœtale, pleurant comme une enfant.

— Tu commences à comprendre ? demanda Moghedien.

Elle rendit la tasse à Temaile et souffla :

— Très bonne, cette infusion… Mais la prochaine fois, fais-la un peu plus forte. (Temaile blêmit comme si elle allait s’évanouir.) Liandrin, tu n’es pas assez rapide, pas assez forte et surtout, pas assez formée. Ce pitoyable truc que tu as essayé contre moi, veux-tu voir ce que c’est, en réalité ?

La Rejetée canalisa le Pouvoir.

Regardant l’Élue avec adoration, Liandrin rampa sur le tapis et parvint à psalmodier à travers ses sanglots :

— Pardonne-moi, Grande Maîtresse !

Pour la sœur noire, Moghedien apparaissait désormais telle une étoile dans les cieux – non, mieux, une comète, plus admirable que tous les rois et toutes les reines.

— Pardonne-moi ! s’écria Liandrin en embrassant l’ourlet de la robe de Moghedien. Je ne suis qu’une chienne, une misérable limace !

Honteuse, la sœur noire songea qu’elle avait dit les mêmes choses un peu plus tôt, mais sans y croire. Alors que c’était une vérité révélée. Oui, devant cette femme, tout devenait limpide.

— Permets-moi de te servir, Grande Maîtresse, je t’en supplie.

— Je ne suis pas Graendal, lâcha Moghedien en repoussant la « limace » du bout d’un pied délicatement chaussé de velours.

Soudain, toute adoration disparut de l’esprit de Liandrin. Mais le souvenir de sa soumission demeura, la poussant à regarder la Rejetée avec des yeux écarquillés de terreur.

— Tu es convaincue, Liandrin ?

— Oui, Grande Maîtresse…

C’était la stricte vérité. La sœur noire était convaincue de ne plus jamais retenter une attaque avant d’être sûre de triompher. Son « truc » n’était que le pâle reflet de celui de Moghedien. Mais tout pouvait s’apprendre…

— Nous verrons si tu dis vrai… Selon moi, tu fais partie de celles qui auront besoin d’une deuxième leçon. Prie pour que je me trompe, parce que la deuxième est bien plus douloureuse que la première. À présent, va prendre place avec les autres. Bientôt, tu découvriras que j’ai réquisitionné une partie des artefacts que tu gardais dans ta chambre, mais tu peux conserver les quelques babioles qui restent. Ne suis-je pas bienveillante ?

— La Grande Maîtresse est un parangon de bienveillance, parvint à dire Liandrin malgré les sanglots qu’elle ne réussissait pas à étouffer.

Se relevant sur des jambes mal assurées, elle alla se placer à côté d’Asne – s’appuyer aux lambris apportait un certain soulagement, il fallait l’avouer. Puis elle vit que Moghedien tissait des flux d’Air qui vinrent la bâillonner et lui obstruer les oreilles. Instruite par l’expérience, elle ne tenta pas de résister et ne s’autorisa même pas à songer au saidar. Qui connaissait les pouvoirs réels d’une Rejetée ? Moghedien était peut-être en mesure de lire ses pensées. À cette idée, elle fut tentée de s’enfuir à toutes jambes. Mais c’était ridicule. Si Moghedien avait pu lire ses pensées, elle l’aurait tuée – ou en tout cas, elle n’aurait pas cessé si vite de la torturer.

Tremblant de tous ses membres, Liandrin se félicita de la présence du bâillon d’Air – au moins, il empêchait ses dents de claquer.

Moghedien répéta son tissage sur toutes les sœurs, sauf Rianna, à laquelle elle fit signe de venir s’agenouiller devant elle. Puis elle la congédia, et dès qu’elle fut sortie, libéra Marillin Gemalphin et la fit également venir devant elle.

De sa position, Liandrin voyait le visage de la Rejetée et celui des femmes qui défilaient l’une après l’autre à ses pieds. Même si elle n’entendait rien, la sœur noire devina que chacune de ses complices recevait des ordres précis.

Soulagée de s’en tirer à si bon compte, Rianna avait à peine écouté avant de s’éclipser sans demander son reste. Marillin avait paru surprise, puis curieuse, mais c’était à l’origine une sœur marron, donc programmée pour s’enthousiasmer dès qu’elle avait la moindre occasion de découvrir quelque chose de nouveau ou une antique connaissance depuis longtemps oubliée. L’air horrifiée, Jeaine Caide avait d’abord tenté de couvrir de ses mains sa robe scandaleuse, mais devant l’air dur de Moghedien, elle avait fini par détaler comme Marillin, mais avec moins de guillerette légèreté.

Experte en manipulation, la maigrichonne Berylla Naron resta tout aussi impassible que Rianna. Il en alla de même pour Falion Bhoda, même si son angoisse était évidente pour quelqu’un qui la connaissait un peu.

Originaire du Tarabon, comme Liandrin, mais dotée de cheveux noirs, Ispan Shefar baisa l’ourlet de la robe de Moghedien avant de se relever.

Lorsque ses liens d’Air disparurent, Liandrin pensa que c’était à son tour d’être envoyée en mission secrète pour les Ténèbres. Mais elle vit que les autres sœurs restantes étaient également libérées de leurs entraves.

Obéissant à Moghedien, Liandrin s’agenouilla entre Asne et Chesmal Emry, une grande et belle femme aux cheveux et aux yeux noirs. Anciennement membre de l’Ajah Jaune, Chesmal pouvait guérir ou tuer avec la même aisance. À la façon dont elle regardait Moghedien, ses mains tremblantes étreignant le devant de sa robe, elle avait uniquement l’intention d’obéir, pour l’instant.

Liandrin devrait à l’avenir tenir compte de ces indices. Confier à une sœur son idée au sujet de Moghedien – quelle monnaie d’échange elle ferait si on la livrait aux autres Rejetés – serait dangereux si la sœur en question avait résolu de devenir le petit chien de compagnie de la « divine Élue ». Et à la seule idée de recevoir une « deuxième leçon », Liandrin avait envie de gémir d’angoisse.

— Vous, je vous garde avec moi, dit Moghedien, pour remplir la mission la plus importante. Les tâches des autres auront sûrement des résultats satisfaisants, mais cette mission-là, eh bien, ce sera notre chef-d’œuvre. Et je tiens au succès pour des raisons personnelles. Il existe une femme nommée Nynaeve al’Meara… (Voyant Liandrin réagir, Moghedien fronça les sourcils.) Tu la connais ?

— Et je la méprise ! C’est une minable Naturelle qui n’aurait jamais dû être admise à la tour.

Liandrin abominait les Naturelles. Rêvant d’intégrer l’Ajah Noir, elle avait elle-même commencé à apprendre à canaliser un an avant d’entrer à la Tour Blanche. Mais elle n’avait rien de comparable avec ces sauvageonnes du Pouvoir.

— Parfait… Vous cinq, vous allez la débusquer pour moi. Et je la veux vivante. Oui, vivante, surtout !

Le sourire de Moghedien fit frissonner Liandrin. Lui livrer Nynaeve et les deux autres n’irait en rien contre son plan.

— Avant-hier, elle était dans un village appelé Sienda. C’est à vingt-deux ou vingt-trois lieues à l’est d’ici. Nynaeve y était avec une autre jeune femme qui pourrait m’intéresser. Hélas, elles se sont volatilisées. Mais vous allez…

Liandrin ouvrit en grand ses oreilles. Sur ce sujet, elle voulait bien être un chien fidèle. Pour le reste, elle attendrait patiemment.


Загрузка...