4 Crépuscule

Avec son escorte de guerrières, Rand chemina jusqu’au Toit des Promises de Rhuidean. Ses abruptes marches de marbre aussi larges que le bâtiment était haut, un escalier se terminait devant d’imposantes colonnes cannelées en spirale qui semblaient noires après le coucher du soleil mais se révélaient bleu vif durant la journée. La façade de l’édifice, une mosaïque de carreaux vernis, composait une succession de spirales blanc et bleu qui semblaient toutes se dérouler à l’infini. Un grand vitrail, au-dessus des colonnes, représentait une femme brune de quelque quinze pieds de haut. Vêtue d’une robe bleue sophistiquée, l’inconnue levait majestueusement les mains. Pour bénir les visiteurs, ou pour leur intimer de marquer une pause ? C’était impossible à dire. Le visage à la fois serein et austère, la mystérieuse femme n’était sûrement pas une Aielle – avec une peau si pâle et des yeux si noirs, il n’y avait aucune place pour le doute. Une Aes Sedai, peut-être…

Tapotant le talon de sa botte avec son brûle-gueule, afin de le vider, Rand rangea ce dernier dans sa poche et s’attaqua aux marches.

Si on excluait les gai’shain, les hommes étaient interdits sous le Toit des Promises. Il en allait ainsi dans toutes les forteresses du désert des Aiels, et il n’existait pas d’exception. Même un chef de tribu, ou le parent d’une Promise, auraient risqué la mort s’ils avaient tenté l’aventure, ce qu’aucun Aiel doué de raison n’aurait seulement envisagé.

Les autres ordres de guerriers étaient d’ailleurs tout aussi stricts. Seuls les membres et les gai’shain avaient accès à leur Toit.

Les deux Promises qui montaient la garde devant la grande porte de bronze eurent un bref dialogue – dans leur langage des signes – puis rivèrent les yeux sur Rand, qui se tenait déjà entre les colonnes, et eurent un petit sourire. Que s’étaient-elles donc dit ? Hélas, le jeune homme n’en avait pas la première idée.

Même sous un climat sec comme celui du désert, le bronze finissait par se ternir au fil du temps. Mais des gai’shain avaient lustré les portes jusqu’à ce qu’elles semblent comme neuves. Les deux battants étant ouverts, Rand continua son chemin sans ralentir, Adelin et les autres sur ses talons. Bien entendu, les sentinelles ne firent pas un geste pour l’arrêter.

À l’intérieur du bâtiment, les larges couloirs aux dalles blanches et les immenses pièces étaient remplis de Promises. Dans les salles, les guerrières installées sur des coussins bavardaient, polissaient leurs armes ou jouaient aux pierres, à des jeux de ficelle ou aux Mille Fleurs – un casse-tête aiel qui consistait à reconstituer des diagrammes avec des petits carrés de pierre gravés d’une infinité de symboles énigmatiques.

Comme de juste, des gai’shain, une véritable petite armée, s’affairaient pour assurer le bien-être des Promises. Nettoyant, servant le vin, raccommodant à l’occasion, ils s’occupaient aussi des lampes, faisant en sorte qu’elles ne s’éteignent jamais. Qu’elles soient simplement en terre, qu’elles proviennent d’un quelconque butin ou qu’elles aient été réquisitionnées un peu partout en ville, ces lampes composaient une étonnante collection qui allait de l’objet à deux sous au trésor quasiment inestimable.

Les tapis qui couvraient le sol et les tentures des murs reflétaient cet œcuménisme esthétique, car on y retrouvait tous les styles possibles et imaginables. Dans toutes les pièces, les plafonds et les murs eux-mêmes étaient en revanche des mosaïques qui représentaient des forêts, des rivières ou des ciels d’orage tels qu’on n’en avait sûrement jamais vu dans ce désert aride.

Jeunes filles en fleur ou femmes plus mûres, toutes les Promises sourirent quand elles virent Rand. Certaines le saluèrent de la tête et d’autres, plus téméraires, lui tapotèrent l’épaule. Des questions fusèrent de partout. Comment allait-il ? Avait-il dîné ? Voulait-il qu’un gai’shain lui apporte de l’eau ou du vin ?

Rand répondit courtoisement qu’il se portait à merveille et n’avait ni faim ni soif. Il se garda de ralentir le pas, car il aurait inévitablement dû finir par s’arrêter, et il n’était pas d’humeur à jacasser.

À leur façon, les Far Dareis Mai l’avaient adopté, certaines le traitant comme leur frère et d’autres comme leur fils. Bizarrement, l’âge n’avait aucune influence sur cette distinction. Des femmes aux cheveux grisonnants lui parlaient comme à un frère invité à boire une infusion, et des Promises à peine plus vieilles que lui le couvaient sans retenue, allant jusqu’à vérifier qu’il était habillé comme il fallait pour supporter la chaleur. Même s’il n’aimait guère qu’on le materne, Rand devait prendre son mal en patience. Ou utiliser le Pouvoir afin d’obtenir la paix. Mais cette solution semblait un rien trop radicale.

Un moment, il avait envisagé de confier sa sécurité à un autre ordre de guerriers. Les Chiens de Pierre, peut-être, voire les Boucliers Rouges – la société à laquelle appartenait Rhuarc, avant de devenir un chef. Mais qu’aurait-il pu dire pour motiver sa décision ? Certainement pas la vérité… La seule idée d’exposer son malaise devant Rhuarc et les autres le mettait mal à l’aise. L’humour aiel étant ce qu’il était, même ce vieux ronchon de Han s’en serait étranglé de rire. De toute manière, quoi qu’il dise, il serait certain d’offenser, voire de fouler aux pieds, l’honneur de toutes les Promises du désert.

Par bonheur, les guerrières le maternaient rarement hors du Toit, où il n’y avait que les gai’shain comme témoins. Et ceux-là ne risquaient pas de s’épancher partout…

« Les Far Dareis Mai se chargeront de mon honneur », avait-il eu l’imprudence de dire un jour. Tout le monde s’en souvenait, et les Promises se rengorgeaient comme s’il les avait toutes assises sur un trône. De fait, elles s’en chargeaient, mais à leur manière, souvent assez inattendue.

Adelin et les quatre autres guerrières abandonnèrent Rand pour aller rejoindre leurs amies. S’engageant dans un escalier en colimaçon, il n’eut pas la paix pour autant, car presque à chaque marche, il dut répondre aux questions rituelles sur sa santé, sa faim et sa soif. Sans compter sa résistance à la chaleur – oui, c’était vrai, il n’avait pas l’habitude – et au soleil qui pouvait cuire la tête d’un homme, s’il n’y prenait pas garde. Même s’il ne trahit aucun signe d’impatience, le jeune homme ne put s’empêcher de soupirer de soulagement quand il eut dépassé de deux étages le haut vitrail géant. Ici, pas de Promises ou de gai’shain dans les couloirs, et pas davantage dans l’escalier qui menait chez lui.

Après son bain de foule, un peu plus tôt, Rand trouva très rafraîchissante cette soudaine cure de solitude.

Située non loin du cœur de l’édifice, sa chambre sans fenêtres était une des rares à offrir des dimensions humaines, même si son plafond restait démesurément haut pour le reste de ses cotes. Une chambre, à l’origine ? Rien n’était moins sûr. En guise de décoration, il n’y avait qu’une mosaïque représentant des vignes, autour de la petite cheminée.

Une chambre de domestique ? Oui, ça se tenait, n’était que ces pièces-là avaient rarement des portes revêtues de bronze. Un battant très ordinaire cependant, même si les gai’shain l’avaient lustré jusqu’à ce qu’il brille comme un petit soleil.

Quand il eut poussé cette porte, la refermant presque, Rand balaya son fief du regard. Sur les carreaux bleus du sol, on avait disposé quelques coussins à pompons et une paillasse reposait sur plusieurs tapis empilés, afin d’isoler le dormeur de la pierre. Près de ce lit de fortune, une carafe d’eau et un gobelet semblaient veiller sur la pile de livres rangés dans un coin. Deux lampadaires à trois pieds fournissaient une lumière amplement suffisante… et complétaient l’aménagement minimaliste.

Sans se déshabiller, Rand s’étendit sur la paillasse. Tapis ou pas tapis, on se sentait aussi mal à l’aise que sur le sol nu.

Malgré la fraîcheur nocturne, Rand ne prit pas la peine de rallumer les bouses de vache sèches qui tenaient lieu de bois dans la cheminée. À son goût, il valait mieux grelotter que subir leur puanteur. Asmodean avait voulu lui montrer une manière simple d’entretenir une température agréable dans la pièce, mais il s’était révélé trop faible, désormais, pour en faire la démonstration. La seule fois qu’il avait essayé, Rand s’était réveillé au milieu de la nuit, toussant comme un perdu à cause de la fumée qui montait des tapis embrasés par la chaleur émanant du sol. Bien entendu, il n’avait jamais recommencé…

Rand avait choisi ce bâtiment parce qu’il était en bon état et très proche de l’esplanade. Le jour, ses hauts plafonds fournissaient un semblant de fraîcheur, et la nuit, l’épaisseur de ses murs faisait un rempart efficace contre le froid. Au moment où il l’avait investi, l’édifice n’était bien entendu pas le Toit des Promises. Mais tout avait changé un matin. Se réveillant, il avait constaté que les deux premiers niveaux grouillaient de Promises. Un peu plus tard, voyant qu’elles avaient placé des sentinelles à l’entrée, il s’était avisé que les guerrières venaient de se choisir un Toit à Rhuidean – mais sans espérer pour autant qu’il déménage. Au contraire, elles semblaient résolues à transférer leur fief partout où il irait. Entre autres inconvénients, c’était pour ça qu’il avait dû rencontrer les chefs de tribu dans un bâtiment différent.

Au moins, les Promises avaient accepté de rester un niveau au-dessous de celui où il dormait. Une exigence qui les avait beaucoup amusées.

Le Car’a’carn lui-même n’est pas un roi…, se dit-il, non sans amertume.

En deux occasions, déjà, Rand avait dû migrer en hauteur pour échapper à une invasion de Promises. Déjà somnolent, il tenta de calculer dans combien de temps, à ce rythme-là, il serait obligé de dormir sur le toit.

C’était toujours mieux que de penser à Moiraine et à la façon dont il la laissait lui empoisonner la vie. À l’origine, il avait prévu de lui cacher ses plans jusqu’au jour du départ des Aiels. Mais elle avait l’art de jouer sur ses faiblesses pour le forcer à en dire plus qu’il aurait voulu.

Je ne m’emportais pas comme ça, avant… Pourquoi est-il si dur de garder le contrôle de mes nerfs ?

Cela dit, Moiraine n’avait aucun moyen de lui glisser des bâtons dans les roues. À première vue, en tout cas… Mais même ainsi, il ne devait pas baisser sa garde quand il était avec elle. Parce que ses pouvoirs augmentaient, il lui arrivait parfois d’être trop détendu face à l’Aes Sedai. Bien sûr, il était plus puissant qu’elle dans le Pouvoir. Mais elle restait beaucoup plus expérimentée, même avec les leçons d’Asmodean…

En un sens, révéler ses plans au Rejeté était bien moins grave que les dévoiler à Moiraine.

Pour elle, je ne suis qu’un pauvre berger qu’elle peut manipuler au bénéfice de la tour. Pour lui, je représente une planche de salut dans un naufrage.

Cela posé, les deux n’étaient guère fiables.

Asmodean… Si son lien avec le Ténébreux l’avait protégé de la souillure, ça signifiait qu’on pouvait y arriver par d’autres moyens. Par exemple, en purifiant le saidin.

Hélas, il y avait un problème. Avant de se tourner vers les Ténèbres, les Rejetés comptaient parmi les plus puissants Aes Sedai de l’Âge des Légendes, une époque où des miracles dont la Tour Blanche n’osait pas rêver aujourd’hui étaient pure routine. Bref, si Asmodean ne savait pas comment faire, pour la souillure, ça signifiait probablement qu’il n’y avait pas de solution.

Non, il faut qu’il y en ait une ! Je ne vais pas attendre la folie et la mort, assis les bras ballants.

Des préoccupations futiles ! Selon les prophéties, il avait un certain rendez-vous au mont Shayol Ghul. Il ignorait quand, mais après, il n’aurait plus de souci à se faire au sujet de la folie.

Frissonnant, Rand envisagea de dérouler sa couverture.

Des bruits de pas presque inaudibles, dans le couloir, le firent se lever d’un bond.

Je le leur ai pourtant dit ! Si elles sont incapables de…

La femme qui poussa la porte, les bras lestés d’épaisses couvertures de laine, n’était aucune de celles qu’il s’attendait à voir.

S’arrêtant sur le seuil de la pièce, Aviendha regarda Rand, ses yeux bleu-vert parfaitement neutres. Cette très belle femme, presque du même âge que lui, avait très récemment renoncé à la Lance pour devenir une Matriarche. Ses cheveux roux foncé ne lui arrivaient toujours pas aux épaules et pour ne pas lui tomber sur les yeux, ils n’auraient pas eu besoin du foulard ocre qu’elle portait sur la tête. Habituée à la tenue des guerrières, elle semblait ne pas trop savoir que faire de sa jupe grise et de son châle.

Voyant qu’elle portait un collier d’argent – une série de disques très délicatement travaillés –, Rand eut une petite poussée de jalousie.

Qui lui a offert ça ?

Aviendha n’avait sûrement pas choisi le collier seule, car les bijoux ne l’intéressaient pas, même si elle en portait un autre – un bracelet d’ivoire sculpté de roses dont Rand lui avait fait cadeau. Un geste qu’elle ne lui avait peut-être pas encore pardonné, à vrai dire. Et quoi qu’il en soit, être jaloux n’avait aucun sens.

— Voilà dix jours que je ne t’ai pas vue, dit le jeune homme. Je pensais que les Matriarches, depuis que je leur ai interdit l’accès à mes rêves, t’auraient ordonné de me suivre comme mon ombre.

Amusé par la première chose que Rand avait voulu apprendre, Asmodean s’était ensuite agacé qu’il lui faille si longtemps.

— Je dois suivre ma formation, Rand al’Thor…

Aviendha serait une des rares Matriarches capables de canaliser le Pouvoir. Cette aptitude-là faisait bien entendu partie de sa formation.

— Je ne suis pas une femme des terres mouillées. Ne compte pas que je sois toujours dans les environs, attendant que tu me siffles.

Bien qu’elle connût Egwene – et Elayne aussi, d’ailleurs –, l’Aielle avait une idée bien arrêtée sur les femmes de ce qu’elle appelait « les terres mouillées ». Et sur les hommes aussi, soit dit en passant.

— Elles ne sont pas contentes de ce que tu as fait.

« Elles », c’étaient Amys, Bair et Melaine, les trois Matriarches – capables de marcher dans les rêves – qui formaient Aviendha et tentaient d’espionner Rand.

— Elles n’ont pas aimé non plus que je t’aie dit qu’elles faisaient intrusion dans tes songes.

— Tu leur as raconté ça ? En réalité, tu ne me l’as pas vraiment dit – j’ai deviné. Et même si tu ne m’avais pas donné d’indice, j’aurais fini par comprendre. De leur bouche, j’avais appris qu’elles pouvaient parler à quelqu’un en rêve. J’aurais tiré la conclusion tout seul.

— Tu aurais voulu que je me déshonore encore plus ? demanda Aviendha d’un ton neutre.

Mais les braises de ses yeux auraient pu allumer la cheminée…

— Je ne me déshonorerai plus pour toi, ni pour aucun homme. Je t’ai indiqué la piste à suivre, et je dois assumer ma honte. J’aurais dû te laisser trembler de froid !

Aviendha jeta ses couvertures à la figure de Rand.

Le jeune homme les retira de sa tête et les posa sur la paillasse en réfléchissant à ce qu’il allait dire. Le ji’e’toh, encore et toujours. Décidément, Aviendha était aussi « piquante » qu’un cactus… Mais pas pour tout. Alors qu’elle était censée lui apprendre les coutumes aielles, elle l’espionnait pour le compte des Matriarches. Et si l’espionnage était mal vu chez les Aiels, les Matriarches ne semblaient pas concernées par cet anathème.

Elles savaient que Rand les avait percées à jour, mais à l’évidence, ça ne les dérangeait pas. Et si elles s’accommodaient de la situation, Rand n’y voyait aucun inconvénient. D’abord parce que Aviendha n’était pas une espionne très douée. N’essayant presque jamais d’obtenir des informations, elle n’était pas assez calme, et de loin, pour énerver ou culpabiliser Rand à la manière de Moiraine. Ensuite parce que la belle Aielle pouvait se montrer d’une fort agréable compagnie, quand elle oubliait de darder ses piquants.

Plus important encore, Rand savait ainsi qui était chargé de l’épier, et ça lui épargnait la peine de soupçonner tout le monde en permanence. Enfin, Aviendha ne le regardait jamais comme s’il était un fauve en liberté.

Mat, Egwene et même Moiraine posaient sur lui des regards inquiets parce qu’ils voyaient en lui le Dragon Réincarné – ou au minimum, un homme capable de canaliser, donc potentiellement dangereux. Pour les chefs de tribu et les Matriarches, Celui qui Vient avec l’Aube, dont les prophéties annonçaient la venue, était destiné à les briser comme de vulgaires brindilles. S’ils ne le craignaient pas, ils le traitaient bien souvent comme une vipère rouge qu’ils étaient obligés de réchauffer contre leur sein.

De quelque façon qu’Aviendha le voie, ça ne l’empêchait pas de lui lancer des piques quand elle en avait envie, à savoir pratiquement en permanence.

De maigres consolations, tout cela ? Certes, mais comparé aux autres relations de Rand, c’était déjà pas mal. Du coup, Aviendha lui avait manqué. Pour en témoigner, il était même allé cueillir des fleurs sur des buissons d’épineux – s’écorchant les mains jusqu’à ce qu’il pense à recourir au Pouvoir – afin de les lui envoyer. Pas une seule fois, mais cinq ou six ! Des Promises s’étaient chargées de la livraison, au lieu d’envoyer des gai’shain. Bien entendu, Aviendha ne l’avait jamais remercié de ses attentions.

— Merci pour les couvertures, dit-il. (Un sujet inoffensif, en principe.) Avec ces nuits froides, elles ne seront pas de trop.

— Quand elle a su que je venais pour te voir, Enaila m’a demandé de te les apporter. (Aviendha eut l’ombre d’un sourire.) Beaucoup de sœurs de la Lance semblent craindre que tu n’aies pas assez chaud la nuit. Elles m’ont chargée de vérifier que tu allumerais bien ton feu, ce soir. La nuit dernière, tu ne l’as pas fait…

Rand sentit qu’il rosissait. Elle savait tout.

Bien entendu, qu’elle sait tout ! Ces Promises de malheur ne lui racontent peut-être plus tout, mais elles doivent encore lui parler comme si elle était des leurs.

— Pourquoi voulais-tu me voir ?

Sous l’œil étonné de Rand, la jeune femme croisa les bras, traversa deux fois la chambre de long en large, puis s’arrêta pour le foudroyer du regard.

— Ce n’était pas un présent d’inclination ! s’écria-t-elle en agitant son poignet orné du bracelet. Tu l’as avoué toi-même !

Certes, mais s’il ne l’avait pas fait, ce jour-là, elle lui avait semblé d’humeur à lui planter un poignard dans la poitrine.

— C’était seulement l’imbécile cadeau d’un homme qui se fiche de ce que mes sœurs… hum, les sœurs de la Lance peuvent en penser. Eh bien, ceci n’a aucune signification non plus ! Mais il n’y a plus de dette entre nous.

Sortant un objet de sa bourse, Aviendha le jeta sur la paillasse, à côté de Rand.

C’était une boucle de ceinture en fer de très bonne qualité incrusté d’or – et en forme de dragon.

— Merci, Aviendha… C’est très beau. Tu sais, il n’y avait aucune dette…

— Si tu n’en veux pas pour annuler ma dette, jette cet objet. Je trouverai autre chose pour te rembourser. Ce n’est qu’une babiole.

— Une babiole ? Je parie que tu as fait fabriquer cette boucle.

— Ne va surtout pas croire que c’est important, Rand al’Thor. Quand j’ai renoncé à la Lance, on m’a pris toutes mes armes. (Par réflexe, Aviendha porta une main à sa ceinture, où était naguère attaché un couteau.) Mon couteau, mes lances et même la pointe de mes flèches, tout ça fut remis à un forgeron pour qu’il fabrique avec des objets utilitaires à distribuer. La plupart, je les ai offerts à des amies. Mais les Matriarches m’ont forcée à citer les trois hommes et les trois femmes que je déteste le plus, puis elles m’ont ordonné de leur offrir à tous un cadeau fait de mes mains avec le métal de mes armes. Selon Bair, c’est une excellente façon d’apprendre l’humilité.

Le dos bien droit, le ton agressif et le regard plein de défi, Aviendha n’était pas vraiment l’incarnation de l’humilité.

— Donc, ne te fais pas d’idées au sujet de cette boucle.

— Elle ne signifie rien, j’ai compris…, soupira Rand.

Aurait-il préféré qu’il en soit autrement ? Pas vraiment, mais il aurait eu plaisir à penser qu’elle commençait à le considérer comme un ami. À part ça, éprouver de la jalousie était absurde, bien entendu.

Mais qui lui a offert ce collier ?

— Je compte parmi les trois hommes que tu détestes le plus ?

— Oui, Rand al’Thor ! (La voix soudain rauque, Aviendha se détourna un bref instant.) Je te déteste de tout mon cœur ! Et ça ne changera jamais.

Rand s’abstint de demander pourquoi. Un jour, il s’était aventuré à la questionner sur l’hostilité qu’elle lui manifestait, et elle avait failli lui arracher les yeux. Sans daigner lui répondre, bien entendu. Mais là, on semblait au-delà d’une banale antipathie.

— Si tu me hais tant que ça, je demanderai aux Matriarches de m’envoyer une autre formatrice.

— Non !

— Mais si tu…

— Non !

Tremblant pour une raison inconnue, Aviendha plaqua les poings sur ses hanches et se lança dans une tirade enflammée :

— Même si les Matriarches m’autorisaient à arrêter, mon devoir et mes obligations envers Elayne – le toh – me forceraient à continuer de veiller sur toi – et de te garder à l’œil ! – comme je le lui ai promis. Tu lui appartiens, Rand al’Thor ! Ne l’oublie pas. Tu es à elle et à aucune autre femme.

Rand eut envie de baisser les bras. Au moins, cette fois, elle ne lui décrivait pas Elayne sans vêtements – décidément, certaines coutumes aielles étaient plus difficiles à intégrer que d’autres. Parfois, il se demandait si Elayne et Aviendha avaient bien passé un accord visant au bout du compte à le « garder à l’œil ». Il avait du mal à y croire, mais les femmes, y compris les non-Aielles, pouvaient se montrer très bizarres. Mais de qui Aviendha était-elle censée le « protéger » ? À part les Promises et les Matriarches, les Aielles semblaient le considérer comme l’incarnation des prophéties – donc, tout sauf un homme – et comme un serpent venimeux lâché parmi des enfants. Quand il s’agissait de le manipuler, les Matriarches étaient presque aussi dangereuses que Moiraine. Quant aux Promises, il préférait ne pas y penser. En fait, toute cette histoire le rendait fou de rage.

— Tu veux bien m’écouter ? J’ai embrassé Elayne en quelques occasions, et je crois que ça lui a plu autant qu’à moi. Mais je ne suis engagé avec personne. Et je ne suis même pas sûr qu’elle veuille encore de moi.

En l’espace de quelques heures, Elayne lui avait écrit deux lettres. Dans l’une, elle le qualifiait de « plus chère lumière de son cœur », avant de continuer sur un ton qui lui avait fait bouillir le sang dans les veines.

Dans l’autre, elle le traitait de « rustre au cœur glacé », affirmait qu’elle ne voulait plus jamais le revoir, puis le taillait en pièces avec une efficacité que même Aviendha aurait enviée. Oui, les femmes étaient bizarres, mais quand même…

— Aujourd’hui, je n’ai plus le temps de penser aux femmes. Mon objectif, c’est d’unifier les Aiels, les Shaido compris, si j’y parviens. Et je…

Rand s’interrompit, car la dernière femme qu’il aurait espéré voir dans sa chambre venait d’y entrer dans un cliquètement de bijoux. Sur un plateau d’argent, elle portait une carafe de vin en verre soufflé et deux coupes d’argent.

Le foulard de soie rouge enroulé autour de la tête d’Isendre ne parvenait pas à voiler la beauté de son visage laiteux en forme de cœur. Ses cheveux et ses yeux noirs indiquant clairement qu’elle n’était pas une Aielle, elle arborait un sourire séducteur qui se transforma en un rictus dès qu’elle aperçut Aviendha. À part son foulard, la belle portait sa petite collection de colliers habituelle, des bracelets alourdissant ses chevilles et ses poignets. Sinon, elle était nue comme au jour de sa naissance.

Rand se força à ne regarder que son visage, mais même ainsi, il sentit son cœur s’emballer.

Aviendha ressemblait à un orage sur le point d’éclater et Isendre à une femme venant d’apprendre qu’on allait la mettre à cuire dans un chaudron. Rand, quant à lui, aurait donné cher pour être n’importe où ailleurs, par exemple dans la Fosse de la Perdition. Il parvint quand même à se lever et s’en félicita. Debout, il aurait moins le sentiment que les deux furies le dominaient.

— Aviendha…, commença-t-il.

Mais l’Aielle l’ignora.

— Quelqu’un t’a dit de lui apporter ça ?

Isendre ouvrit la bouche, certainement pour mentir, mais elle put simplement couiner :

— Non…

— On t’a pourtant prévenue, sorda !

Le sorda était une sorte de rat particulièrement vicieux et qui ne servait absolument à rien, pas même à nourrir les chats, qui s’abstenaient le plus souvent de manger ceux qu’ils tuaient, tant leur chair avait mauvais goût.

— Adelin pensait que la dernière fois t’aurait servi de leçon.

Isendre tituba comme si elle allait s’évanouir.

Rand décida d’intervenir :

— Aviendha, qu’on l’ait chargée de venir ou non, son initiative est la bienvenue, parce que j’ai un peu soif. Elle a été assez gentille pour m’apporter à boire, et il faut l’en remercier.

Aviendha regarda fixement les deux coupes et fronça les sourcils.

— J’insiste, il ne faut pas la punir parce qu’elle m’apporte à boire. (Rand évita soigneusement de regarder le plateau et ses deux coupes.) La moitié des Promises m’ont demandé si…

— Elle a été appréhendée par les Promises pour les avoir volées, Rand al’Thor, rappela Aviendha d’un ton très dur. Tu t’es déjà trop mêlé des affaires des Far Dareis Mai. Même le Car’a’carn n’est pas au-dessus de la justice. Cette affaire ne te regarde pas.

Rand eut une grimace… et capitula. Isendre avait amplement mérité son sort. Alors qu’elle était entrée dans le désert avec Hadnan Kadere, celui-ci n’avait pas bougé le petit doigt lorsque les Promises avaient arrêté sa compagne en possession des bijoux volés qui, depuis, lui tenaient lieu d’uniques « vêtements ». Cette punition était tout ce que Rand avait pu obtenir en matière de clémence, mais ça valait quand même mieux que de partir pour Shara avec des fers aux pieds et aux chevilles ou que de tenter de gagner le Mur du Dragon sans chaussures ni habits et avec une seule outre d’eau.

Voyant Isendre implorer la pitié des Promises, il n’avait pas pu s’empêcher d’intercéder en sa faveur. Un jour, il avait tué une femme. Une meurtrière qui en voulait à sa vie, peut-être, mais ce souvenir continuait à le hanter. Même si sa peau en dépendait, il pensait être incapable de recommencer. Une grossière erreur, sachant que les Rejetées étaient aussi assoiffées de son sang que leurs homologues masculins, mais c’était ainsi. Et s’il ne pouvait pas prendre la vie d’une femme, comment aurait-il pu en laisser mourir une sans intervenir ? Même si elle avait bien cherché son châtiment.

C’était tout le problème. Dans tous les pays à l’ouest du Mur du Dragon, Isendre aurait eu droit à la potence ou à la hache du bourreau. Kadere et la plupart de ses hommes aussi, fallait-il ajouter. Car ils étaient tous des Suppôts des Ténèbres. Hélas, il ne pouvait pas les dénoncer. Et ils ignoraient eux-mêmes qu’il les avait percés à jour.

Si l’un d’eux était démasqué…

Être une servante nue étant préférable à crever sous le soleil, Isendre supportait tant bien que mal son sort. Mais si Moiraine lui mettait la main dessus – ou sur un de ses compagnons – elle n’aurait aucun mal à lui délier la langue. Impitoyables avec tout le monde, les Aes Sedai étaient encore pires avec les Suppôts.

Asmodean aussi était entré dans le désert avec la caravane. Aux yeux de Kadere, c’était un Suppôt comme lui, bien que d’un grade plus élevé. S’il s’était mis au service du Dragon Réincarné, pensaient sans doute le colporteur et ses hommes, ce devait être sur les ordres d’une autorité encore supérieure.

Bref, pour conserver son formateur et empêcher Moiraine de les tuer, Asmodean et lui, Rand était obligé de couvrir les Suppôts.

Par bonheur, personne ne se demandait pourquoi les Aiels tenaient ainsi à l’œil le colporteur et ses sbires. Pensant que c’était dû à la méfiance instinctive des guerriers – d’autant plus qu’on était à Rhuidean –, Moiraine avait dû user de toute sa persuasion pour que Kadere et ses chariots puissent entrer dans la cité. D’ailleurs, la méfiance était bel et bien là, et les chefs auraient sans doute fait poster des gardes, même si Rand ne le leur avait pas demandé. Kadere, lui, semblait ravi qu’on ne lui ait pas encore passé une lance en travers du corps.

Rand ignorait comment se sortir de ce casse-tête. En supposant que ce soit possible. Dans les récits des trouvères, seuls les méchants se fourraient dans un tel pétrin.

Quand elle fut sûre que Rand ne s’en mêlerait plus, Aviendha se tourna vers l’autre femme.

— Tu peux laisser le vin.

Isendre se baissa pour poser le plateau sur la paillasse. La voyant tordre bizarrement la bouche, Rand mit un moment à comprendre qu’elle tentait de lui sourire sans que l’Aielle s’en aperçoive.

— Maintenant, continua Aviendha, cours raconter ce que tu viens de faire à la première Promise que tu croiseras. File, sorda !

En se tordant les mains, Isendre détala comme un lapin dans un concert de cliquètements.

Dès qu’elle fut sortie, Aviendha se tourna vers Rand :

— Tu appartiens à Elayne ! Séduire des femmes t’est interdit, et encore plus quand il s’agit de celle-là !

— Elle ? Tu imagines que… Aviendha, crois-moi, si elle était la dernière femme au monde, je me tiendrais quand même aussi loin d’elle que possible.

— Ça, c’est ce que tu dis… Elle a reçu le fouet en sept occasions – sept ! – pour avoir tenté de se glisser dans ton lit. Crois-tu qu’elle insisterait comme ça sans encouragements de ta part ? Cette femme est soumise à la justice des Promises, et ça ne regarde personne, pas même le Car’a’carn ! C’est compris ? Considère que c’est ta leçon du jour sur nos coutumes. Et souviens-toi que tu appartiens à ma presque-sœur.

Sans laisser à Rand le loisir de répondre, Aviendha sortit comme une furie. Si Isendre lui tombait entre les mains, il ne donnait pas cher de sa peau.

Avec un soupir, Rand ramassa le plateau et le posa dans un coin. Il pleuvrait des pierres avant qu’il boive un vin qu’Isendre lui avait apporté.

Sept fois, vraiment ?

Isendre avait dû apprendre qu’il avait plaidé sa cause. La connaissant, elle devait se dire que s’il s’était mouillé ainsi pour un sourire et un regard charmeur, il ferait n’importe quoi en échange d’un « service complet ». Frissonnant à cette idée, et aussi parce qu’il se gelait, Rand songea qu’il aurait préféré avoir un scorpion dans son lit. Si les Promises ne parvenaient pas à la calmer, il lui dirait tout ce qu’il savait d’elle. Voilà qui devrait mettre un terme à ses manigances.

Après avoir éteint les lampes, il rejoignit sa paillasse à tâtons, se coucha sans se dévêtir et chercha dans le noir jusqu’à ce qu’il ait trouvé une couverture. Quand il l’eut tirée sur lui, il songea qu’il serait sans doute reconnaissant à Aviendha, le lendemain, surtout sans feu dans la cheminée.

Mettre en place le tissage d’Esprit qui protégeait ses rêves était devenu une routine. Pourtant, au lieu de s’en féliciter, il se traita intérieurement d’idiot. S’il avait eu recours au Pouvoir, il aurait pu éteindre les lampes après s’être couché. Mais il ne songeait jamais à utiliser ses talents pour les petites choses de la vie.

Un long moment, il attendit que sa chaleur corporelle se soit communiquée à la couverture. Comment pouvait-on avoir si chaud le jour et si froid la nuit ?

Glissant une main sous ses vêtements, il palpa la cicatrice à demi guérie, sur son flanc. Cette blessure que Moiraine ne pourrait jamais vraiment soigner finirait par le tuer. Il en était sûr. Son sang sur la roche du mont Shayol Ghul… Les prophéties étaient très claires.

Pas ce soir ! Il ne faut pas penser à ça ce soir. J’ai encore un peu de temps. Mais si les sceaux peuvent être effrités par un couteau, sont-ils encore assez solides pour… ? Non, pas ce soir !

Un peu moins glacé, Rand se tourna et se retourna sans trouver une position confortable pour dormir.

J’aurais dû me laver…

En ce moment même, Egwene devait être sous une tente chauffée par des pierres. Presque toujours, quand il voulait en utiliser une, des Promises l’accompagnaient et se tordaient de rire, se roulant presque par terre, quand il leur demandait de rester dehors. Déjà qu’il était désagréable de se déshabiller et de se rhabiller dans la vapeur…

Le sommeil finit quand même par venir, peuplé de rêves protégés de toute intrusion des Matriarches ou de quiconque d’autre. Mais pas des pensées du rêveur, bien évidemment. Trois femmes y tournaient en boucle. Pas Isendre – sauf dans un bref cauchemar qui faillit le réveiller – mais Elayne, Min et Aviendha. L’une après l’autre, puis toutes ensemble. Des trois, seule Elayne éprouvait pour lui les sentiments qu’une femme nourrit pour un homme, mais toutes se souciaient de qui il était, non de ce qu’il était.

Hormis le cauchemar, Rand passa une nuit des plus agréables.


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