Au pied de la masse sombre de la Colonne Vertébrale du Monde, Rand guidait Jeade’en sur la pente rocheuse qui prolongeait les contreforts, donnant naissance à la passe de Jangai. Ramenant au statut de naines toutes les autres chaînes de montagnes, le Mur du Dragon tutoyait le ciel, ses pics couronnés de neige semblant défier le soleil de plomb de l’après-midi. Les plus hauts transperçaient les nuages qui paraissaient se gausser du désert des Aiels en lui promettant des pluies qui ne viendraient jamais. D’après ce qu’on disait, des hommes qui avaient tenté d’escalader ces sommets avaient dû rebrousser chemin, broyés par la peur et presque incapables de respirer. S’il ne comprenait pas au nom de quoi on pouvait avoir envie d’escalader un mont, Rand imaginait parfaitement que la peur puisse empêcher les poumons de s’emplir d’air, quand on s’attaquait à un défi si démesuré.
— … même si le Grand Jeu dévaste le Cairhien, disait Moiraine à côté du jeune homme, ces gens te suivront tant que tu leur montreras ta force. Donc sois ferme avec eux – mais également juste, je te le demande. Un dirigeant équitable…
Rand tenta d’ignorer le discours de l’Aes Sedai, s’en abstrayant comme il parvenait à s’isoler du vacarme que produisaient les chariots de Kadere, derrière lui. Si la caravane avait enfin laissé derrière elle les ravins et les gorges du désert, les contreforts presque aussi désolés n’étaient guère plus cléments pour les véhicules. À l’évidence, en plus de vingt ans, personne n’avait suivi ce chemin.
S’il lui en laissait l’occasion, Moiraine lui tenait des discours des premières lueurs de l’aube jusqu’au coucher du soleil. Ses « cours » pouvaient porter sur des détails – le protocole en vigueur à la cour du Cairhien, du Saldaea ou d’un autre pays – ou sur des sujets fondamentaux comme l’influence des Fils de la Lumière ou le poids des considérations commerciales dans la réflexion pouvant pousser un dirigeant à entrer en guerre. On eût dit que l’Aes Sedai voulait lui donner l’éducation convenant à un noble avant qu’il soit arrivé de l’autre côté de la chaîne de montagnes. Très souvent, ce qui ne laissait pas de surprendre Rand, les propos de Moiraine étaient le fidèle écho de ce qu’on nommait le « bon sens » à Champ d’Emond. Cela dit, presque aussi souvent, c’était l’exact contraire…
De temps en temps, Moiraine rompait avec sa routine et lui lâchait une information sortant de l’ordinaire. Un jour, ne lui avait-elle pas dit qu’il ne devait se fier à aucune femme, à la tour, à part elle, Egwene, Elayne et Nynaeve ? Un autre, elle lui avait appris qu’Elaida était devenue la nouvelle Chaire d’Amyrlin. Bien qu’elle eût juré d’être docile, l’Aes Sedai avait refusé de révéler à Rand comment elle avait eu cette information. À l’en croire, ce secret ne lui appartenait pas, et ce n’était pas à elle de le dévoiler.
Rand avait immédiatement songé aux Matriarches capables de marcher dans les rêves, mais il n’avait bien entendu pas réussi à leur tirer un mot sur la question. Si seulement il avait pu leur faire prêter le même serment qu’à Moiraine ! Dès qu’elles le pouvaient, ces femmes se mettaient entre les chefs et lui, comme si elles voulaient qu’il passe par elles pour contacter les dirigeants aiels.
En cet instant, Rand n’avait aucune envie de songer à Elaida ou aux Matriarches, et encore moins d’écouter Moiraine. Pour l’heure, il voulait étudier la passe qui serpentait entre les montagnes comme si la hache d’un géant s’y était abattue pour les couper en deux. Sans jamais y parvenir, mais en y laissant de profondes entailles.
Encore quelques minutes de chevauchée soutenue, et il y serait.
Sur un côté de l’entrée de la passe, une falaise avait été lissée sur une largeur de trois cents pieds puis sculptée pour représenter un serpent enroulé autour d’un bâton qui devait faire dix-huit cents bons pieds de haut. Un monument, un point de repère ou le sceau de quelque souverain ? Quoi qu’il en fût, un vestige d’une nation disparue bien avant l’époque d’Artur Aile-de-Faucon, voire celle des guerres des Trollocs. Rand avait déjà vu de tels témoignages d’un passé que nul ne gardait en mémoire. Et Moiraine elle-même n’avait pas été en mesure d’éclairer sa lanterne…
De l’autre côté de l’entrée de la passe, à une telle hauteur que Rand n’était pas bien sûr de voir ce qu’il pensait voir, juste à la lisière de la couronne de neige, se trouvait quelque chose de plus étrange encore. À côté, le premier monument, si antique fût-il, avait quelque chose de commun – voire de banal. En plissant les yeux pour mieux voir, Rand aurait juré qu’il s’agissait de ruines dont la pierre grise se détachait particulièrement bien sur la roche presque noire de la montagne. Plus bizarre encore, une sorte de quai fait du même matériau – un quai oui, comme dans un port ! – semblait accroché au flanc du pic. Si l’imagination de Rand ne lui jouait pas des tours, tout cela était antérieur à la Dislocation. Et à cette époque, la face du monde avait considérablement changé. Les contreforts des montagnes, en ce temps-là, étaient peut-être bien le fond d’un océan.
Rand décida de demander à Asmodean. Même s’il en avait eu le temps, il ne se serait pas risqué à une telle escalade pour voir par lui-même de quoi il retournait.
Au pied du serpent géant se dressait Taien, une ville de taille moyenne entourée d’une haute muraille. Un vestige du temps où le Cairhien avait le droit d’envoyer des caravanes dans la Tierce Terre. À cette époque, des biens arrivaient à flots de Shara par la piste de la Soie, et…
Rand remarqua soudain que des oiseaux tournaient au-dessus de la cité et vit qu’il y avait des taches sombres à intervalles réguliers sur toute la longueur de la muraille grise.
Se dressant sur ses étriers, Mat leva vers le ciel ses yeux protégés du soleil par les larges bords de son chapeau.
Aussi inexpressif qu’à l’accoutumée, Lan plissait lui aussi les yeux. Un souffle de vent – déjà plus frais, ici – faisant onduler sa cape-caméléon, toute la partie de son corps comprise entre les épaules et les pieds sembla se fondre dans le décor composé de buttes rocheuses et de buissons rachitiques.
— Tu m’écoutes ? demanda soudain Moiraine, sa jument blanche venant se placer à côté du cheval de Rand. Tu dois…
Elle se ressaisit :
— Rand, s’il te plaît… J’ai tant de choses à te dire. Tant de choses que tu dois savoir !
Le ton très discrètement implorant de l’Aes Sedai incita Rand à se tourner vers elle. En des temps pas si lointains, se souvint-il, cette femme l’intimidait. Aujourd’hui, en dépit de ses manières de reine, elle lui semblait plus petite encore que nature. Si fou que ça puisse paraître, il éprouvait comme une envie de la protéger…
— Nous avons beaucoup de temps devant nous, Moiraine… Je ne prétends pas en savoir aussi long que vous sur le monde et j’ai bien l’intention de vous garder à mes côtés, à partir de maintenant.
Quel changement, par rapport au temps où c’était elle qui le tenait au bout d’une laisse à laquelle elle ne donnait presque pas de mou ! Pourtant, Rand avait à peine conscience de cette petite révolution.
— Mais pour l’instant, quelque chose d’autre me préoccupe.
— Comme tu voudras… Au fond, c’est vrai, il nous reste encore du temps…
Rand talonna sa monture, et tous les autres le suivirent. Les chariots firent de leur mieux, mais sur la pente, ils prirent rapidement du retard. La cape multicolore d’Asmodean – non, du trouvère Jasin Natael – battit au vent derrière lui comme l’étendard dont il avait calé la hampe dans un de ses étriers. Sur un fond rouge éclatant, l’antique symbole noir et blanc des Aes Sedai s’y affichait fièrement. Appréciant modérément d’avoir été bombardé porte-étendard, Natael tirait franchement la tête.
Selon la Prophétie de Rhuidean, Rand était promis à conquérir sous cet emblème. Et avec un peu de chance, cet étendard plus discret effraierait moins les gens que celui du Dragon – le drapeau de Lews Therin qu’il avait laissé derrière lui, au sommet de la Pierre de Tear.
Les taches sombres, sur la muraille grise, se révélèrent être des cadavres pendus aux remparts, tout autour de la ville, afin de pourrir au soleil. Les oiseaux, eux, étaient d’énormes corbeaux noirs et des vautours au bec et au cou poisseux de sang. Se fichant des nouveaux arrivants, les plus gros corbeaux continuaient à festoyer sur les dépouilles. Mêlée à des relents de chair carbonisée, une odeur de décomposition flottait dans l’air.
Arrivé devant les portes ouvertes de la cité, Rand vit qu’elle n’était plus qu’un champ de ruines où plus rien ne bougeait à l’exception des charognards.
Comme à Mar Ruois…
Le jeune homme tenta de chasser cette pensée de son esprit, mais l’image de la grande cité y demeura gravée. Après qu’elle eut été reprise, ses immenses tours brûlées et effondrées, de grands bûchers avaient fini de se consumer à tous les coins de rue. On y avait brûlé vivants tous ceux qui s’étaient refusés à jurer allégeance aux Ténèbres.
Bien qu’il n’en eût pas parlé avec Moiraine, Rand savait très bien à qui appartenaient ces sinistres souvenirs.
Je suis Rand al’Thor ! Lews Therin Telamon est mort il y a trois mille ans. Je suis Rand !
Une bataille qu’il entendait gagner. S’il devait mourir au mont Shayol Ghul, ce serait sous son véritable nom, en étant lui-même.
Pour l’heure, il préféra penser à autre chose.
Quinze jours s’étaient écoulés depuis le départ de Rhuidean. Oui, deux semaines, même si les Aiels, à pied, avaient imposé du matin au soir un rythme qui avait fini par fatiguer les chevaux. Mais Couladin était parti une semaine avant Rand. Et si sa colonne n’avait pas gagné un peu de terrain, ce fou aurait sept longs jours pour dévaster le Cairhien. Plus que ça, en fait, car il faudrait un moment pour neutraliser les Shaido. Une idée qui n’avait rien de réjouissant.
— Sur ces rochers, à notre gauche, quelqu’un nous observe, dit Lan d’un ton égal. (Comme fasciné par les ruines de Taien, il regardait fixement devant lui.) Pas un ou des Aiels, parce que je ne m’en serais pas aperçu.
Rand se félicita d’avoir fait en sorte qu’Egwene et Aviendha restent avec les Matriarches. Le triste sort de la cité lui donnait doublement raison, mais la ou les sentinelles dont parlait Lan étaient prévues dans son plan originel, celui où il espérait encore que Taien aurait été épargnée.
Egwene était toujours vêtue comme Aviendha, et deux Aielles n’auraient pas été bien accueillies dans cette cité – encore moins par des survivants, s’il y en avait.
Se retournant, Rand jeta un coup d’œil aux chariots qui s’étaient arrêtés un peu derrière lui. Maintenant qu’ils voyaient clairement la muraille et ses sinistres « ornements », les conducteurs marmonnaient dans leur barbe. Tout de blanc vêtu, Kadere s’épongeait le nez sans manifester d’émotion particulière.
Rand aurait parié que Moiraine devrait se trouver d’autres conducteurs, une fois la passe traversée. Dès qu’ils en auraient l’occasion, Kadere et ses hommes détaleraient sans demander leur reste. Et il devrait les laisser filer. Ce n’était pas normal – et encore moins juste – mais nécessaire pour protéger Asmodean. Depuis combien de temps Rand faisait-il ce qui s’imposait et non ce qui était moral ? Dans un monde idéal, les deux notions auraient dû se confondre.
Cette idée fit ricaner le jeune homme. S’il n’avait plus grand-chose à voir avec le gamin qu’il était naguère – un jeune paysan –, il en restait toujours quelque chose en lui. Voyant que ses compagnons le regardaient, il résista à l’envie de leur annoncer qu’il n’était pas encore cinglé.
Après de longues minutes, deux hommes en bras de chemise et une femme émergèrent de derrière les rochers. Pieds nus, en haillons, ils approchèrent d’un pas hésitant, les yeux balayant sans cesse les cavaliers et les chariots, comme s’ils s’attendaient à devoir filer au premier cri. Les joues creuses, le pas titubant, ces gens devaient crever de faim.
— Que la Lumière soit remerciée ! dit enfin un des hommes.
Grisonnant, comme son compagnon et sa compagne, le visage parcheminé, il regarda d’abord Asmodean, sans doute à cause de son col et de ses poignets rehaussés de dentelle. Mais il conclut vite que le chef d’une caravane ne pouvait pas chevaucher une mule et porter un étendard.
Du coup, le type s’accrocha nerveusement à l’étrier de Rand.
— Mon seigneur, vous êtes sorti vivant de ces terribles terres, que la Lumière en soit louée !
Était-ce la veste bleue brodée de Rand ? L’étendard qui l’accompagnait ? De la pure flatterie ? L’homme n’avait aucune raison de croire qu’il n’était pas face à de simples marchands un peu mieux attifés que la moyenne.
— Ces sauvages ont recommencé. Nous allons vivre une nouvelle guerre des Aiels. De nuit, ils ont franchi notre muraille sans que nul s’en aperçoive. Ils ont perpétré un massacre et volé tout ce qui n’était pas fixé au sol.
— Une attaque nocturne ? lança Mat, qui étudiait toujours les ruines. Vos sentinelles dormaient ? Vous en postez bien sur les remparts, en étant si près de l’ennemi. Avec de bons tours de garde, même les Aiels n’auraient pas dû entrer chez vous comme dans un moulin.
Lan gratifia le jeune homme d’un regard approbateur.
S’avisant que la veste verte de Mat, digne d’un seigneur, était déboutonnée et froissée comme s’il avait dormi dedans, le vieil homme préféra répondre à Rand.
— Nous postons seulement un garde à chaque porte… Il y a beau temps que les sauvages ne se montraient plus. Mais là… Ce qu’ils n’ont pas emporté, ils l’ont brûlé, nous condamnant à crever de faim. Si vous n’étiez pas arrivé, seigneur, nous serions morts ici. Je me nomme Tal Nethin. Sellier de mon état. Enfin, je l’étais… Un bon artisan, seigneur. Voici Aril, ma sœur, et Ander Corl, son mari. Un excellent bottier.
— Ils ont aussi enlevé des gens, dit la femme d’une voix tremblante.
Un peu plus jeune que son frère, elle avait dû être jolie dans un passé pas si lointain que ça. Mais l’angoisse avait creusé dans son visage des rides qui ne s’effaceraient sûrement jamais. Le regard un peu voilé, son mari semblait ne pas savoir exactement où il était.
— Ma fille, mon seigneur, et mon fils… Tous les jeunes de plus de seize ans, et même des personnes qui avaient deux fois cet âge, voire plus. Des… gâche-âne, je crois qu’ils ont dit. En tout cas, ils les ont déshabillés en pleine rue, puis ils les ont emmenés. Mon seigneur, pouvez-vous… ?
Consciente qu’elle allait demander l’impossible, la femme se tut. En fait, il y avait très peu de chances qu’elle revoie un jour ses enfants.
Sautant à terre, Moiraine vint se placer à côté d’Aril, qui sursauta et poussa un petit cri lorsque l’Aes Sedai la toucha. Puis elle interrogea Moiraine du regard, mais celle-ci se contenta de la soutenir.
Ander, le mari de la pauvre femme, ouvrit soudain la bouche en grand. Les yeux rivés sur la boucle de ceinture de Rand – un cadeau d’Aviendha –, il parvint à balbutier :
— Ses bras étaient marqués comme ça… Comme le serpent de la falaise, tout enroulé autour…
— Il parle du chef des sauvages, seigneur, expliqua Tal. Il portait l’étrange tenue des sauvages, mais les manches étaient coupées, et on voyait ses bras – il les exhibait, même, pourrait-on dire.
— Cette boucle est un cadeau que j’ai reçu dans le désert, dit Rand.
Il s’assura de garder les mains sur le pommeau de sa selle. Les manches de sa veste cachaient les Dragons qu’il portait aussi sur les bras, à part les têtes, visibles sur le dos de ses mains pour quiconque était un peu observateur.
Aril ne pensant plus à se demander ce qu’avait fait Moiraine, les trois survivants semblaient sur le point de détaler comme des lapins.
— Quand sont-ils partis ? demanda Rand.
— Il y a six jours, seigneur… Il leur a fallu une nuit et un jour pour saccager la ville, puis ils sont partis. Nous aurions bien filé aussi, mais que faire au cas où ils auraient décidé de rebrousser chemin ? Car à Selean, on a dû les refouler, pas vrai ?
Selean se trouvait à l’autre bout de la passe. Et sûrement pas en meilleur état que Taien…
— Combien y a-t-il de survivants, en tout ?
— Une centaine, peut-être un peu plus. Personne n’a compté.
Rand ne put plus contenir sa colère.
— Vous êtes cent ? Et six jours ont passé ? Alors, pourquoi vos morts sont-ils livrés en pâture aux charognards ? Que font ces cadavres sur les remparts ? Pourquoi leur puanteur emplit-elle encore vos narines ?
— Nous avons peur, tenta d’expliquer Tal. Ils sont partis, mais ils peuvent revenir. Et leur chef, celui avec les marques sur les bras, nous a ordonné de ne toucher à rien.
— Un message…, souffla Ander, sinistre. Il a sélectionné des gens au hasard pour les pendre. L’essentiel, c’était qu’il y en ait assez pour couvrir toute la muraille. Des hommes, des femmes, il s’en fichait.
Les yeux rivés sur la boucle de Rand, il ajouta :
— Un message pour l’homme qui le suivrait, a-t-il dit. Pour qu’il sache ce qu’il avait l’intention de faire de l’autre côté de la Colonne Vertébrale du Monde. Il a précisé qu’il infligerait à cet homme un sort encore plus terrible.
Aril écarquilla soudain les yeux. Les trois survivants regardèrent un moment derrière Rand, puis ils se détournèrent et s’enfuirent en hurlant.
Des Aiels voilés de noir venaient de sortir de derrière des rochers pour s’élancer dans une autre direction. D’autres Aiels apparurent, les encerclant, puis tous s’étreignirent, tombant à genoux et sanglotant à l’unisson.
Moiraine ne broncha pas, mais une vague inquiétude voila son regard.
Rand se tourna sur sa selle. Tout en abaissant leur voile et en défaisant leur shoufa, Rhuarc et Dhearic gravissaient la pente. Ses cheveux blonds striés de mèches presque blanches, le nez proéminent, Dhearic était plus massif que Rhuarc. Comme ce dernier l’avait prédit, ce chef était venu avec ses Reyn.
Timolan et ses Miagoma les avaient accompagnés vers le nord – suivant une route parallèle – en envoyant des messagers mais sans jamais préciser leurs intentions.
Les Codarra, les Shiande et les Daryne étaient encore quelque part à l’est. Selon Amys et les autres Matriarches capables de marcher dans les rêves, ils suivaient, mais lentement. Et les Matriarches à qui Amys avait parlé n’en savaient pas plus long sur les intentions de leur chef que Rand sur celles de Timolan.
— C’était vraiment nécessaire ? demanda-t-il quand les deux chefs arrivèrent près de lui.
Il avait lui aussi effrayé ces gens, mais pour une bonne raison, et sans jamais leur laisser penser qu’ils allaient mourir.
Rhuarc se contenta de hausser les épaules.
— Nous avons encerclé cette place forte sans qu’on nous voie, comme tu nous l’as demandé, et il semblait n’y avoir plus aucune raison de nous cacher, puisqu’il ne reste plus personne pour danser avec les lances. De toute façon, ce sont des tueurs d’arbre…
Rand ravala un profond soupir. Cette affaire de tueurs d’arbre pouvait se révéler aussi gênante que la sédition de Couladin. Quelque cinq cents ans plus tôt, les Aiels avaient offert au Cairhien une bouture d’Avendesora, et par la même occasion, le droit de traverser la Tierce Terre pour gagner Shara – un privilège refusé à toute autre nation. Pourquoi cette générosité ? Alors qu’ils n’appréciaient guère les habitants des terres mouillées, et c’était peu de le dire, il s’était agi d’une affaire de ji’e’toh. Durant les longues années de voyage qu’il leur avait fallu pour atteindre le désert, un seul peuple ne les avait pas attaqués, consentant même au partage de l’eau alors que la sécheresse devenait un fléau. Bien des siècles plus tard, les Aiels avaient découvert les descendants de leurs bienfaiteurs : les Cairhieniens.
Pendant cinq cents ans, la soie et l’ivoire avaient apporté la prospérité au Cairhien. Et Avendoraldera avait grandi dans ce pays. Puis le roi Laman avait coupé l’arbre pour se faire fabriquer un trône. Toutes les « terres mouillées » savaient pourquoi les Aiels, vingt ans plus tôt, avaient traversé la Colonne Vertébrale du Monde. À cause de la faute de Laman, motivée par sa fierté. Mais fort peu de gens avaient conscience que pour les Aiels, il ne s’était pas agi d’une guerre. Quatre tribus étaient venues pour tuer un parjure, puis elles étaient retournées dans la Tierce Terre. Mais ça n’avait pas mis un terme à leur mépris pour les tueurs d’arbre.
La qualité d’Aes Sedai de Moiraine compensait ses origines cairhieniennes, mais Rand n’aurait su dire jusqu’à quel point…
— Ces gens ne sont pas des parjures, dit-il. Trouvez les autres. Selon le sellier, ils sont une centaine. Traitez-les bien, surtout. Si certains vous ont vus, ils doivent être en train de s’enfuir dans les montagnes.
Les deux Aiels se détournèrent, mais Rand les rappela :
— Avez-vous entendu ce qu’ils m’ont dit ? Que pensez-vous du comportement de Couladin ?
— Trop de meurtres, fit Dhearic, l’air révulsé. Comme des furets noirs qui fondent sur un nid de poule de roche, au fond d’un ravin…
Comme le disaient les Aiels, tuer était aussi facile que mourir, puisque n’importe quel imbécile pouvait faire les deux.
— Et les prisonniers ? Des gai’shain ?
Rhuarc et Dhearic se consultèrent du regard, le second ayant une moue amère. À l’évidence, ils avaient entendu, et ça les mettait mal à l’aise. Et pour qu’un Aiel réagisse ainsi, il en fallait beaucoup.
— Ce n’est pas… ainsi, dit enfin Rhuarc. Gai’shain… eh bien, ça implique le ji’e’toh. Quelqu’un qui ne suit pas le ji’e’toh ne peut pas devenir un gai’shain – sinon, il s’agit simplement de bétail humain, comme on en trouve à Shara.
— Couladin s’est détourné du ji’e’toh, dit Dhearic, troublé comme s’il venait d’annoncer qu’il poussait des ailes aux pierres.
Jouant des genoux, Mat fit avancer Pépin et rejoignit le petit groupe. Sans grande passion pour l’équitation, il n’avait rien d’un cavalier émérite. Pourtant, quand il pensait à autre chose, il lui arrivait de chevaucher comme s’il était né sur le dos d’un étalon.
— Ça vous étonne ? lança-t-il. Après tout ce qu’il a fait d’autre ? Ce type serait capable de tricher aux dés en jouant avec sa mère.
Les deux chefs foudroyèrent du regard le jeune impertinent. Les Aiels s’identifiaient au ji’e’toh. Et Couladin, à leurs yeux, restait un Aiel. Le clan avant la tribu, la tribu avant les autres tribus, mais le peuple aiel bien avant les habitants des terres mouillées.
Quelques Promises se joignirent au petit groupe, dont Adelin, Enaila, Jolien et Sulin, une mince femme aux cheveux blancs choisie pour être la Maîtresse du Toit des Promises, à Rhuidean. Après avoir dit aux guerrières restées en arrière de nommer une autre maîtresse, elle dirigeait celles qui accompagnaient Rand.
Sentant la tension ambiante, les Promises ne dirent rien et enfoncèrent dans la terre la pointe de leurs lances. En matière de patience, les Aiels pouvaient en remontrer aux pierres, affirmait-on.
— Si Couladin pense que tu le poursuivras, dit Lan, il risque de te laisser une surprise quelque part dans la passe. Cent hommes pourraient empêcher une armée d’avancer, et un millier…
— Nous allons camper ici, coupa Rand, et envoyer des éclaireurs s’assurer que la voie est libre. Duadhe Mahdi’in ?
— Des Sourciers, oui, approuva Dhearic, originaire de cet ordre de guerriers avant de devenir chef de sa tribu.
Tandis que le chef des Reyn s’éloignait, Sulin et les autres Promises jetèrent des regards noirs à Rand. Ces trois derniers jours, il avait choisi des éclaireurs parmi d’autres ordres, quand il avait commencé à redouter ce qu’il risquait de trouver ici. À l’évidence, les Promises se doutaient qu’il ne s’était pas contenté de donner son tour à tout le monde…
Il tenta d’ignorer leurs regards – surtout celui de Sulin, assez dur, aurait-on dit, pour transpercer de l’acier.
— Rhuarc, quand vous aurez retrouvé les survivants, assure-toi qu’on les nourrisse. Nous les emmènerons avec nous…
Rand leva les yeux vers la muraille. Des Aiels tiraient déjà à l’arc sur les corbeaux. Parfois, les Créatures des Ténèbres utilisaient ces oiseaux et d’autres charognards comme espions. Les Yeux des Ténèbres, comme les appelaient les Aiels.
Ceux-là semblaient surtout vouloir festoyer, et il fallait qu’une flèche les transperce pour qu’ils cessent, mais un sage ne prenait jamais aucun risque avec les corbeaux et les rats.
— Ordonne aussi que les morts soient enterrés.
Au moins, sur ce point, la nécessité et la morale se rejoignaient.