Les rues d’Eianrod, parfaitement rectilignes, se croisaient à angle droit, coupant ainsi nécessairement à travers des collines qui étaient sinon soigneusement configurées en terrasses avec des pierres. Quant aux bâtiments en dur, ils avaient une allure… angulaire, comme s’ils étaient entièrement en lignes verticales.
Eianrod n’était pas tombée sous les assauts de Couladin. Quand les Shaido avaient déboulé, la ville était déjà déserte. Pourtant, une grande partie des maisons n’étaient plus que des charpentes calcinées ou des coquilles vides à demi écroulées – et il en allait de même pour la majorité des demeures en marbre à trois niveaux qui, selon Moiraine, avaient appartenu à des marchands. Partout, des meubles brisés, des vêtements, de la vaisselle en morceaux, des bris de verre venant des fenêtres, des bottes, des outils et des jouets jonchaient les rues.
Comme Rand avait pu s’en apercevoir lui-même à l’état des poutres carbonisées – une exposition différente aux intempéries leur donnait un aspect varié – et à la puissance de l’odeur de brûlé, les incendies n’avaient pas tous eu lieu au même moment. Plus expérimenté, Lan avait réussi à établir une chronologie des batailles à l’issue desquelles la ville avait été prise et reprise. Très probablement par des maisons s’affrontant pour la conquête du Trône du Soleil. Même si les vestiges d’un pillage, dans les rues, laissaient penser que les derniers maîtres de la cité avaient été des brigands. Car les bandes qui écumaient le Cairhien n’étaient loyales à personne et ne songeaient qu’à s’enrichir.
Rand se dirigeait vers une des demeures de marchand. Située sur la plus grande des deux places de la ville, la maison consistait en trois niveaux carrés de marbre gris ornés de lourds balcons. Muni d’une double balustrade de pierre, un large escalier menait à un grand perron d’où on dominait une fontaine asséchée au bassin rond rempli de poussière.
Refusant de laisser passer l’occasion de dormir dans un vrai lit, Rand espérait en outre qu’Aviendha choisirait de rester sous une tente – la sienne ou celle des Matriarches, il s’en fichait royalement. L’essentiel était de ne pas avoir à s’endormir, ou plutôt à essayer, en écoutant respirer la jeune femme. Depuis peu, il imaginait entendre battre son cœur, même lorsque le saidin n’amplifiait pas ses perceptions.
Mais si elle n’avait pas décidé de rester à l’écart, il avait pris ses précautions…
Les Promises s’arrêtèrent au pied des marches, certaines entreprenant de faire le tour du bâtiment pour surveiller tous ses côtés. Craignant qu’elles annexent l’endroit, le bombardant Toit des Promises, même pour une nuit, Rand avait imaginé une manœuvre défensive. Sitôt le bâtiment choisi – un des rares qui eussent encore un toit en bon état et des vitres intactes – il avait informé que ce lieu, par sa volonté, serait désormais le Toit de la Confrérie de la Cascade à Vin. Pas question d’y entrer si on n’avait jamais bu à la source qui jaillissait à Champ d’Emond !
D’après le regard qu’elle lui avait jeté, Sulin n’avait pas été dupe un instant. Cela dit, aucune Promise n’avait fait mine de franchir avec lui les larges portes de la maison, qui semblaient elles aussi faites de panneaux verticaux.
À l’intérieur, les grandes pièces étaient vides. Dans l’immense entrée au plafond de plâtre divisée en austères carrés, des gai’shain avaient cependant disposé leurs couvertures. Malgré tous ses efforts, Rand ne parvenait jamais à se débarrasser des étranges serviteurs en robe blanche – un peu comme il échouait à empêcher Moiraine d’entrer, si elle n’était pas en train de dormir ailleurs. Même s’il exigeait de ne pas être dérangé, l’Aes Sedai trouvait toujours un moyen de convaincre les Promises de la laisser passer. Et pour qu’elle consente à s’en aller, il devait immanquablement le lui ordonner très directement.
Tous les gai’shain se levèrent avant même qu’il ait refermé la porte. Hommes comme femmes, ils ne dormiraient pas avant qu’il ait fermé l’œil, et certains veilleraient au cas où il aurait besoin de quelque chose pendant la nuit.
Rand avait tenté d’interdire cette pratique. Mais dire à un gai’shain de ne pas se conformer aux coutumes revenait à tirer un coup de pied dans une pelote de laine. Quelle que soit la force qu’on y mettait, elle reprenait toujours sa forme ensuite…
Rand fit signe aux gai’shain de s’écarter, puis il s’engagea dans l’escalier intérieur. Les serviteurs avaient réussi à récupérer quelques meubles, dont un lit et deux matelas de plume, et il avait hâte de faire ses ablutions avant de…
Dès qu’il eut ouvert la porte de sa chambre, Rand se pétrifia. Aviendha n’avait pas décidé de rester dans le camp. Debout devant le coin toilette, avec sa cuvette et son broc ébréchés habituels, elle tenait un carré de tissu dans une main et un morceau de savon jaune dans l’autre.
Bien entendu, elle était nue comme au jour de sa naissance.
Aussi stupéfiée que Rand, elle semblait comme lui incapable de parler ou de bouger.
— Je…, tenta-t-elle de dire. (Elle déglutit péniblement, ses grands yeux verts rivés dans ceux de Rand.) Je n’aurais pas pu faire une tente-vapeur dans cette… ville…, alors, j’ai pensé essayer ta façon de…
Toute en muscles de fer et en courbes de velours, Aviendha scintillait d’humidité de la tête aux pieds. Et ses jambes étaient bien plus longues que Rand les aurait jamais imaginées…
— J’ai cru que tu resterais plus longtemps sur le pont… (Au bord de la panique, l’Aielle écarquilla les yeux.) Je n’ai pas fait ça pour que tu me voies ! D’ailleurs, il faut que je m’en aille. Oui, aussi loin que possible. Je le dois !
Une ligne verticale brillante apparut soudain dans les airs, à côté d’Aviendha. Comme s’il tournait sur lui-même, ce trait s’élargit pour devenir un portail. Un vent glacial en jaillit, charriant un épais rideau de neige.
— Je dois partir ! s’écria Aviendha.
Sur ces mots, elle s’engouffra dans le portail. Aussitôt, celui-ci commença à se refermer. Sans réfléchir, Rand canalisa le Pouvoir et stabilisa l’ouverture à la moitié de sa largeur maximale. Ignorant ce qu’il avait fait, et comment il s’y était pris, il identifia cependant un portail destiné à Voyager. Asmodean lui en avait parlé, même s’il s’était révélé incapable de lui apprendre à en faire un.
L’heure n’était plus à la réflexion. Où qu’Aviendha soit allée, elle était nue au cœur d’une tempête hivernale. Tout en nouant les flux qu’il avait tissés, Rand arracha toutes les couvertures du lit et en enveloppa les vêtements et les tapis de la paillasse de l’Aielle. Son ballot sous le bras, il franchit le portail quelques secondes derrière la jeune femme.
Hurlant à la mort, un vent glacial faisait tourbillonner la neige. Même dans son cocon de Vide, Rand sentit qu’il tremblait. Les yeux plissés, il distingua des ombres dans l’obscurité – des arbres, supposa-t-il. À part le froid, il ne captait rien d’autre. Mais devant lui, une silhouette avançait, à peine visible à cause du rideau de neige et de la nuit. Avec sa vision normale, il ne l’aurait pas repérée…
Aviendha courait aussi vite qu’elle en était capable. Le ballot serré contre sa poitrine, Rand se lança à sa poursuite dans la poudreuse qui lui montait jusqu’aux genoux.
— Aviendha, arrête !
Un instant, il redouta que le vent couvre son appel, mais l’Aielle l’entendit. Et courut encore plus vite, si c’était possible. Rand accéléra le pas, trébuchant à cause de la neige qui faisait ventouse sous ses semelles. Les empreintes des pieds nus d’Aviendha se comblaient vite, avec cette tempête. S’il perdait sa trace…
— Arrête-toi, espèce d’idiote ! Tu veux te suicider ?
Une fois encore, le son de la voix de Rand encouragea la fugitive à courir plus vite.
Rand ne renonça pas. Manquant à chaque pas de s’étaler, glissant parfois en arrière – ou y étant poussé par le vent –, se cognant aux arbres qu’il voyait trop tard, il continua, les yeux rivés sur la jeune femme. Par bonheur, dans cette forêt, les arbres n’étaient pas trop proches les uns des autres…
Des plans se succédèrent dans le Vide pour être immédiatement rejetés. Il pouvait tenter d’apaiser la tempête – oui, avec le risque de transformer l’air en glace, doué comme il était ! Un tissage d’Air en forme de cloche, pour retenir la neige qui continuait à tomber, n’aurait rien fait contre celle qu’ils avaient sous les pieds… Quant à se frayer un chemin avec du Feu, c’était un moyen radical pour avancer dans une mer de boue. Sauf si…
Rand canalisa le Pouvoir. Aussitôt, la neige fondit devant lui sur une bande d’une largeur de trois ou quatre pas qui avançait en même temps que lui. De la vapeur s’éleva, et la neige qui tombait se volatilisa un pied au-dessus du sol sablonneux. À travers ses bottes, Rand sentit la chaleur qui en montait et ses pieds, soudain en sueur, se recroquevillèrent pour échapper à la brûlure. Mais au-dessus de ses chevilles, tout son corps tremblait encore de froid.
Il gagnait du terrain, désormais. Encore cinq minutes, et…
Soudain, la silhouette indistincte qu’il poursuivait disparut comme si elle était tombée dans un trou. Gardant les yeux braqués sur le dernier endroit où il l’avait vue, Rand accéléra encore le pas. Brusquement, il se retrouva en train de patauger dans une eau glacée qui montait jusqu’à ses chevilles, imbibant ensuite son pantalon à mi-chemin de ses genoux. Devant lui, la neige en train de fondre lui révéla une sorte de lac dans lequel une plaque de glace s’enfonçait lentement. Aucune vapeur ne montait de cette onde noire. Qu’il s’agisse d’un lac, d’un ruisseau ou d’une rivière, cette étendue de liquide était trop grande pour que la quantité de Pouvoir qu’il canalisait puisse la réchauffer ne serait-ce qu’un peu.
Aviendha avait dû courir sur la glace, celle-ci cédant sous ses pieds. Pour la sauver, plonger à son tour ne servirait à rien. Le saidin l’emplissant, il avait à peine conscience du froid, mais ça n’empêchait pas ses dents de claquer.
Reculant vers la berge, les yeux toujours braqués sur l’endroit où l’Aielle avait disparu – pensait-il –, il dirigea des flux de Feu vers le sol encore débarrassé de la neige. À bonne distance de l’eau, le sable commença à fondre, émettant une lueur blanche. Même avec la tempête, il resterait chaud pendant un moment.
Rand posa son ballot dans la neige, à ses pieds – pour la survie d’Aviendha, il faudrait impérativement qu’il le retrouve –, puis il pataugea dans la poudreuse, gagnant un côté du chemin dégagé par le Pouvoir, et se coucha sur le ventre. Très lentement, il rampa sur la glace couverte de neige.
Le vent mugissant lui gifla le visage et le corps. Sous de tels assauts, sa veste aurait très bien pu ne pas exister. Ses mains s’ankylosaient et ses pieds ne tarderaient pas à les imiter. En revanche, il ne tremblait plus, n’était un frisson de temps en temps. D’un calme inébranlable dans son cocon de Vide, il comprenait parfaitement ce qui lui arrivait. Chez lui, le blizzard était un phénomène connu – et peut-être même plus violent qu’ici. Son corps cédait peu à peu au froid. S’il ne se réchauffait pas très bientôt, il allait devoir se regarder mourir, indifférent dans son refuge de Vide. Et s’il périssait, Aviendha ne survivrait pas non plus. À supposer qu’elle soit encore en vie.
Sans l’entendre, à cause du vent, Rand sentit la glace craquer sous son poids. Puis ses mains tendues entrèrent en contact avec l’eau. Il y était, mais avec les flocons tourbillonnants, il n’y voyait rien. Il battit des bras, plongeant dans l’onde glacée ses mains déjà engourdies. Touchant quelque chose, il ordonna à ses doigts de se refermer sur ce qu’il identifia comme des cheveux gelés au point de crisser sous la pression.
Sors-la de cette eau !
Rand rampa en arrière, tentant de tirer Aviendha avec lui. Inconsciente, elle n’était plus qu’un poids mort.
Tant pis si la glace l’écorche. Mieux vaut ça que la mort !
En arrière…
Ne t’arrête pas ! Si tu renonces, elle est perdue. Continue, bon sang !
Ramper. Tirer avec les jambes, pousser avec sa main libre, l’autre ne lâchant pas les cheveux d’Aviendha. Impossible de changer de prise, et de toute façon, elle ne devait rien sentir.
Tu te la coules douce depuis trop longtemps ! Des seigneurs s’agenouillent devant toi, des gai’shain se coupent en quatre pour te servir, et même Moiraine file doux.
En arrière !
Il est temps de te bouger un peu, seigneur Dragon ! Allons, courage, fils bâtard d’une chèvre à trois pattes ! Bouge-toi !
Soudain, les pieds de Rand lui firent un mal de chien, et la douleur commença à remonter le long de ses jambes. Tardant un peu à regarder derrière lui, il comprit ce qui se passait et roula à l’écart du chemin de sable en fusion. Montant de ses jambes de pantalon, des volutes de fumée furent emportées par le vent.
Dès qu’il eut retrouvé son ballot, Rand enveloppa Aviendha dans le tout – les couvertures, ses tapis et ses vêtements. La moindre couche protectrice était vitale. Les yeux fermés, la jeune femme ne bougeait plus. Écartant les linges, Rand plaqua une oreille contre sa poitrine. Son cœur battait-il encore, ou imaginait-il qu’il l’entendait ? Quatre couvertures et six tapis ne semblaient pas suffire à la réchauffer, et il ne pourrait pas canaliser en elle des flux de Feu. Même en réduisant le plus possible l’intensité du tissage, une telle intervention risquait de la tuer plus que de la ranimer.
Rand sentit le tissage qu’il avait noué pour stabiliser le portail, à un quart de lieue de là au minimum. S’il tentait de porter la jeune femme jusque-là, ils y resteraient tous les deux. Il leur fallait un abri, et là où ils étaient !
Rand canalisa des flux d’Air, forçant la neige à glisser sur le sol – contre le vent – puis à former des murs carrés d’environ dix pieds de long, avec une ouverture sur un des quatre côtés. La poudreuse décrivit alors un arc de cercle pour composer un toit, puis se compacta jusqu’à ce que l’ensemble tienne debout tout seul.
Rand prit Aviendha dans ses bras, entra dans l’abri obscur et, dans les quatre coins, invoqua puis stabilisa des flammes qui fourniraient à la fois de la lumière et de la chaleur. En un dernier effort, il contraignit la neige à obstruer hermétiquement l’ouverture.
Dès que le vent ne pénétra plus dans le refuge, il y fit bien plus chaud, mais ça ne suffirait pas. Recourant à un « truc » que lui avait appris Asmodean, Rand réalisa un tissage d’Air et de Feu qui réchauffa immédiatement l’atmosphère. Prudent, il préféra ne pas nouer son œuvre. S’il s’endormait, le tissage livré à lui-même risquait de faire fondre l’abri. Les flammes étaient également dangereuses, mais dans son état, il ne se sentait pas en mesure de maintenir plusieurs tissages.
À l’intérieur du refuge, le sol avait été déblayé lors du processus de construction. C’était une sorte de sable sur lequel gisaient quelques feuilles mordorées qu’il n’identifia pas et des touffes d’herbes desséchées qu’il ne reconnut pas non plus. Relâchant le tissage qui réchauffait l’air, le jeune homme l’utilisa pour tiédir un peu ce sable, puis il le réaffecta à sa tâche précédente. Mobilisant ses dernières forces, il réussit à déposer Aviendha sur le sol plutôt que de l’y laisser tomber.
Glissant une main sous les couvertures, il tâta les joues puis les épaules de la jeune femme. Alors que ses cheveux se dégelaient, une eau glacée ruisselait sur ses joues. S’il avait froid, la pauvre était totalement gelée. Elle avait besoin de toute la chaleur qu’il pouvait générer, mais il n’osait pas réchauffer davantage l’air, car les parois intérieures de l’abri commençaient déjà à fondre. Même s’il frissonnait, Rand conservait plus de chaleur corporelle qu’Aviendha.
Après s’être dévêtu, il se glissa sous les couvertures avec elle. Bien qu’ils fussent trempés, il ajouta ses vêtements au ballot, car ils contribueraient à préserver la chiche chaleur qui émanait de lui.
La sensibilité de son épiderme, exacerbée par le saidin et le Vide, atteignit un zénith quand il entra en contact avec le corps d’Aviendha. Comparée à sa peau, la soie aurait paru râpeuse ! Et le satin…
Arrête d’y penser !
Rand écarta du front d’Aviendha des mèches de cheveux mouillés. Il aurait pu les sécher, mais ils n’étaient plus si froids que ça, et avec quoi aurait-il pu le faire ?
Les yeux clos, Aviendha respirait faiblement, sa poitrine se soulevant à peine contre celle de Rand. La tête posée sur l’épaule du jeune homme, si elle n’avait pas été glacée, l’Aielle aurait pu dormir, tout simplement. Paisible, enfin douce et calme… Et si belle…
Arrête d’y penser !
Un ordre impératif venu de l’extérieur du Vide qui entourait Rand.
Parle !
Il évoqua la première chose qui lui vint à l’esprit : les deux lettres d’Elayne et la confusion qui en avait découlé. Mauvaise pioche ! Aussitôt, il se revit en train d’embrasser la superbe jeune femme, dans tous les coins un peu discrets de la Pierre.
Ne pense pas à des baisers, triple buse !
Rand se concentra sur Min. Au moins, il n’avait jamais pensé à elle de cette façon, si on voulait bien exclure une poignée de rêves dont il n’était après tout pas responsable. S’il avait tenté de l’embrasser, Min l’aurait giflé, ou elle aurait éclaté de rire, le traitant d’idiot – dans le meilleur des cas.
Certes, mais évoquer n’importe quelle femme lui rappelait qu’il en serrait une dans ses bras. Une femme nue, en plus de tout. Et avec le Pouvoir en lui, il sentait son odeur délicieuse et chaque pouce carré de sa peau comme si ses mains…
Le Vide lui-même en fut ébranlé.
Que la Lumière te brûle ! Tu tentes seulement de la réchauffer. Ordonne donc au cochon qui sommeille en toi de se rendormir !
Acharné à penser à autre chose, Rand parla de ses espoirs pour le Cairhien : ramener la paix et mettre un terme à la misère. Ensuite, il rallierait les nations à sa cause sans effusions de sang inutiles. Hélas, il en vint tout naturellement à son chemin personnel, qui le conduisait au mont Shayol Ghul, où il devrait affronter le Ténébreux et mourir, si les prophéties ne mentaient pas. Dire qu’il espérait pouvoir survivre contre toute attente aurait pu passer pour de la lâcheté. Une faiblesse que les Aiels ne connaissaient pas. Car le moins téméraire d’entre eux avait encore le courage d’un lion.
Comme Bair l’avait dit un jour, si la Dislocation du Monde avait éliminé les faibles, la Tierce Terre s’était chargée de tuer les lâches.
Rand parla ensuite de l’endroit où Aviendha les avait entraînés en s’enfuyant sans réfléchir. Un lieu lointain et étrange, pour qu’il y neige à cette époque de l’année. S’enfuir sans réfléchir ? Non, c’était bien pire que ça. De la folie furieuse, d’autant plus que c’était lui qu’elle fuyait.
Lui ! Comme elle devait le détester pour avoir réagi ainsi au lieu de lui dire simplement d’attendre qu’elle ait fini sa toilette.
— J’aurais dû frapper…
À la porte de sa propre chambre ?
— Aviendha, je sais que tu ne veux pas être avec moi, et tu n’y es pas obligée. Quoi que disent et quoi que veuillent les Matriarches, tu retourneras dormir avec elles. Plus besoin de venir me retrouver. En fait, si tu essaies, je te chasserai…
Pourquoi n’était-il pas bien sûr de ce qu’il disait ? Quand elle ne dormait pas, Aviendha lui battait froid – au mieux – et quand elle dormait…
— C’était de la folie… Tu aurais pu te tuer.
Rand s’avisa qu’il caressait de nouveau les cheveux de la jeune femme, comme s’il ne pouvait pas s’en empêcher.
— Si tu refais une chose pareille, je te tordrai le cou ! Quand je ne t’entendrai plus respirer la nuit, sais-tu à quel point ça me manquera ?
Que racontait-il ? L’entendre le rendait fou, au contraire. Au fond, il était encore plus cinglé qu’elle. Et tout ça ne pouvait plus durer.
— Tu vas t’éloigner de moi, même si pour ça, il faut que je te renvoie à Rhuidean. Si c’est le Car’a’carn qui parle, les Matriarches ne pourront pas s’y opposer. Ainsi, tu n’auras plus jamais à me fuir.
La main qui ne pouvait cesser de caresser les cheveux d’Aviendha se pétrifia lorsque la jeune femme bougea un peu. Elle était plus chaude, s’avisa Rand. Et même très chaude… Il était temps qu’il s’écarte et l’enveloppe pudiquement d’une couverture…
Aviendha ouvrit les yeux, le regardant gravement à moins de dix pouces de son visage. Ne paraissant pas surprise de le voir, elle n’eut aucun mouvement de recul.
Rand retira le bras qu’il avait passé autour de ses épaules et fit mine de s’écarter. Mais elle lui saisit les cheveux d’une main étonnamment puissante. S’il insistait, il risquait bien d’avoir une tonsure.
— J’ai promis à ma presque-sœur de veiller sur toi… et de te garder à l’œil, dit Aviendha comme si elle se parlait toute seule. Afin de préserver mon honneur, je t’ai fui de toutes mes forces, mais tu m’as suivie jusqu’ici. Les cercles ne mentent pas, et je ne peux plus fuir. Non, je ne fuirai plus, il en sera ainsi !
Tout en essayant de dégager ses cheveux, Rand voulut demander à la jeune femme ce qu’elle voulait dire, mais il n’en eut pas l’occasion. Saisissant une autre touffe de ses cheveux de sa main libre, Aviendha l’attira vers elle et leurs bouches entrèrent en contact.
Toute pensée rationnelle déserta l’esprit de Rand. Alors que le Vide explosait, le saidin l’abandonna. Même s’il l’avait voulu, le jeune homme doutait qu’il aurait pu s’arrêter – de toute façon, il ne le voulait pas, et sa compagne ne semblait pas désirer qu’il en ait envie.
En réalité, songea-t-il avant de se laisser emporter durant un très long moment par ce tourbillon, même s’il en avait eu l’intention, il semblait fort douteux qu’il ait pu convaincre Aviendha de s’arrêter…
Très longtemps après – deux heures, peut-être trois, comment le dire ? –, étendu sur les tapis, les couvertures sur lui et les mains croisées derrière la tête, Rand regardait Aviendha, occupée à étudier les parois lisses de leur refuge. De manière assez surprenante, elles avaient conservé une très grande partie de la chaleur, rendant inutile un nouveau recours au saidin pour empêcher le froid d’entrer ou réchauffer l’atmosphère. S’étant contenté de se passer les doigts dans les cheveux en se levant, la jeune femme semblait ne pas être le moins du monde gênée par sa nudité. En un sens, c’était assez logique, après ce qui venait de se passer. En la tirant hors de l’eau, Rand avait eu peur de la blesser, mais elle arborait moins d’égratignures que lui, et celles-ci n’enlevaient rien à sa beauté.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle en désignant une paroi.
— De la neige…
Rand expliqua du mieux qu’il pouvait de quoi il s’agissait, mais l’Aielle hocha la tête comme si elle n’en croyait pas ses oreilles. Pour quelqu’un qui avait grandi dans le désert, le concept d’eau glacée tombant du ciel devait sembler aussi incongru que l’idée de voler pour un être humain. Selon tous les témoignages, la seule fois qu’il avait plu sur la Tierce Terre, ç’avait été l’œuvre de Rand.
Le jeune homme ne put retenir un soupir déçu quand sa compagne entreprit de se rhabiller.
— Les Matriarches pourront nous marier dès notre retour, dit-il.
Il sentait toujours le tissage qui gardait le portail ouvert.
La tête rousse d’Aviendha émergea du col de sa sous-chemise, et elle dévisagea Rand avec une parfaite neutralité. Et sa détermination habituelle.
— Qu’est-ce qui te fait croire qu’un homme a le droit de me demander ça ? De toute façon, tu appartiens à Elayne.
Rand en resta un moment bouche bée.
— Aviendha, nous venons… Toi et moi… Nous devons nous marier, au nom de la Lumière ! Ne va pas croire que je le fasse parce que je m’y sens obligé. J’en ai envie, bien sûr.
Pour être franc, il n’en était pas certain du tout. Il pensait bien aimer Aviendha, mais il croyait aussi aimer Elayne. Et Min hantait ses pensées.
Aussi obsédé que Mat, Rand al’Thor ?
Mais pour une fois, il allait pouvoir faire ce qui était juste parce que c’était juste.
Aviendha lui coula un regard en biais, puis elle vérifia que ses bas étaient secs et s’assit afin de les enfiler.
— Egwene m’a parlé des coutumes matrimoniales de Deux-Rivières.
— Tu veux attendre un an ?
— L’année… Oui, c’est à ça que je faisais allusion.
Jusqu’à ce jour, Rand n’avait jamais mesuré à quel point une femme mettait en valeur ses jambes lorsqu’elle enfilait ses bas. Après qu’il l’avait vue nue, en sueur et… bref, après tout ça, comment ce spectacle pouvait-il être encore si troublant ? Bien, mieux valait se concentrer sur ce qu’elle disait.
— Egwene m’a dit qu’elle avait songé à demander la permission de t’épouser, mais avant qu’elle ait pu placer un mot, sa mère lui a paraît-il répondu qu’elle devait attendre un an de plus, même si elle avait déjà les cheveux nattés.
Un genou touchant presque son menton, Aviendha plissa le front.
— C’est la vérité ? Elle m’a dit qu’une fille n’avait pas le droit de se natter les cheveux avant d’être en âge de se marier. Rand, tu comprends ce que je te dis ? Tu ressembles à ce… poisson… que Moiraine a pêché dans une rivière.
Dans le désert, il n’y avait pas de poissons. Les Aiels n’en avaient qu’une connaissance livresque.
— Bien sûr que je comprends, se défendit Rand.
En réalité, il aurait pu être sourd et aveugle, tant il était largué. Se tortillant sous ses couvertures, il parvint pourtant à reprendre avec une belle assurance :
— Eh bien… Tu sais, nos coutumes sont compliquées, et je ne suis pas sûr de savoir à quelle partie tu fais allusion.
Aviendha lui jeta un regard soupçonneux. Les coutumes aielles étant pour de bon très complexes, elle fut bien obligée de le croire. En fait, à Deux-Rivières, on se fréquentait pendant un an, et si ça collait, on se fiançait puis on se mariait. En matière de coutumes, les choses s’arrêtaient là.
— Je parle du fait qu’une fille doive demander la permission de sa mère et celle de la Sage-Dame, durant cette fameuse année, dit Aviendha tout en enfilant son chemisier blanc, qui étouffa brièvement ses propos. C’est quelque chose que je ne comprends pas. Si elle désire un homme, et si elle est en âge de se marier, qu’a-t-elle à faire d’une permission ? En tout cas, selon mes coutumes, c’est à moi de choisir si je veux te demander en mariage, et je ne le veux pas.
D’après le ton de sa voix, Aviendha n’accordait d’importance qu’à ses coutumes…
— Et selon les tiennes, continua-t-elle en bouclant sa ceinture, on pourrait dire que je n’ai pas la permission de ma mère. Toi, tu dois avoir besoin de celle de ton père, non ? Ou du frère de ton père, puisque celui-ci est mort. Tu vois ? Sans tout ça, impossible de nous marier.
La jeune femme commença à plier le foulard qu’elle nouerait autour de sa tête.
— Je vois…, souffla Rand, accablé.
Chez lui, un garçon qui aurait demandé à son père ce genre de permission se serait fait sérieusement frictionner les oreilles, au minimum. Quand il pensait à tous les pauvres gars qui avaient failli mourir d’inquiétude à l’idée que quelqu’un – n’importe qui – découvre ce qu’ils faisaient avec leur future épouse…
À ce propos, il se souvenait du jour où Nynaeve avait surpris Kimry Lewin et Bar Dowtry dans le grenier à foin du père de Bar. Alors que Kimry se nattait les cheveux depuis cinq ans, maîtresse Lewin avait pris le relais de la Sage-Dame, une fois qu’elle en avait eu terminé avec la coupable. Les femmes du Cercle avaient presque écorché vif le malheureux Bar, et ce n’était rien à côté de ce que Kimry avait subi durant le mois qui avait précédé son mariage – le plus court délai décent possible selon le Cercle. Une plaisanterie soigneusement gardée loin des oreilles de ces dames affirmait que Bar et Kimry avaient été incapables de s’asseoir durant toute la semaine suivant leur union.
Rand supposait que Kimry avait omis de demander la fameuse permission…
— Mais j’ai l’impression qu’Egwene ne connaît pas à fond les coutumes des hommes, fit-il. Après tout, les femmes ne sont pas omniscientes. Puisque c’est moi qui ai… commencé, nous devons nous marier. Les histoires de permission ne comptent pas.
— Toi qui as commencé ? fit Aviendha avec ce mélange de soupir et de ricanement si caractéristique des femmes.
Qu’elles soient aielles, andoriennes ou quoi que ce fût d’autre, il s’agissait d’une sorte d’aiguillon dont elles se servaient pour faire avancer ou châtier le mâle.
— Bien sûr que ça ne compte pas, puisque nous suivons les coutumes aielles ! Rand al’Thor, ça ne se reproduira jamais !
Non sans surprise – et avec plaisir – Rand entendit du regret dans la voix d’Aviendha.
— Tu appartiens à la presque-sœur de ma presque-sœur… Désormais, j’ai un toh vis-à-vis d’Elayne, mais ça ne te regarde pas. Bon, tu vas rester couché comme ça jusqu’à quand ? J’ai entendu dire que les hommes se montraient paresseux, après, mais les tribus se remettront en route dans pas très longtemps, et il faut que tu sois là. (Une ombre passa sur le visage d’Aviendha, et elle se laissa tomber à genoux.) Rand al’Thor, je ne suis pas sûre de me rappeler comment j’ai fait ce trou. Tu vas devoir trouver un moyen de nous ramener là-bas.
Rand raconta à Aviendha qu’il avait bloqué son portail et qu’il sentait que ça tenait toujours. L’air soulagée, la jeune femme alla même jusqu’à lui sourire.
La voyant plier les jambes et arranger sa jupe, Rand devina qu’elle n’avait aucune intention de se détourner lorsqu’il s’habillerait.
— Après tout, ce n’est que justice…, marmonna-t-il quand il se décida afin à s’extraire de sous les couvertures.
Il tenta de se montrer aussi nonchalant qu’elle, mais ce ne fut pas facile, car il sentait la brûlure de son regard même quand il détournait la tête.
Et pourquoi cette remarque sur son joli petit derrière ? S’était-il permis de dire quoi que ce fût au sujet du sien ? De toute façon, c’était exclusivement pour le faire rougir, car les femmes ne regardaient pas les hommes de cette façon-là.
Et elles ne demandent pas la permission de leur mère pour… ?
Malgré l’évolution de leur relation, la coexistence avec Aviendha, aurait juré le jeune homme, n’allait pas devenir plus facile…