Une main sur le pommeau de son épée, l’autre serrant le moignon de lance au gland vert et blanc, un souvenir du Seanchan, Rand oublia la présence de ses compagnons au sommet de la colline chichement boisée et continua à observer les trois camps qui s’étendaient à ses pieds sous le soleil du milieu de matinée. Trois camps distincts, c’était bien ça le problème. La totalité des « forces » du Cairhien et de Tear mises à sa disposition. Tous les autres hommes capables de manier une épée ou une lance devaient être massés dans la cité ou en quelque autre endroit que seule la Lumière connaissait.
Entre la passe de Jangai et la position de Rand, les Aiels avaient rassemblé une multitude de réfugiés, certains étant même venus de leur plein gré, attirés par les rumeurs affirmant que ces Aiels-là ne tuaient pas tout ce qui bougeait. D’autres encore, totalement découragés, se fichaient de tout, pourvu qu’on consente à leur servir un dernier repas avant de les massacrer.
La plupart de ces gens pensaient qu’ils allaient mourir de la main des guerriers du désert ou du Dragon Réincarné – voire durant l’Ultime Bataille, qui selon eux, allait très bientôt commencer. Une sacrée masse d’hommes, quand on y réfléchissait, mais composée pour l’essentiel de fermiers, d’artisans et de boutiquiers. Certains savaient chasser avec un arc ou une fronde, mais il n’y avait pas un seul soldat dans le lot, et pour qu’ils puissent faire leurs classes, le temps manquait cruellement.
Cairhien se dressait à quelque deux lieues de là, à l’ouest, certaines de ses célèbres « tours tronquées » visibles au-dessus de la cime des arbres. Située au bord de la rivière Alguenya, la capitale encerclée par les Shaido de Couladin s’étendait sur une série de collines.
Dans la longue et peu profonde vallée, aux pieds de Rand, un camp des plus anarchiques – une constellation aléatoire de tentes et de feux de cuisson – abritait près de huit cents soldats de Tear. Environ la moitié étaient des Défenseurs de la Pierre en plastron poli et casque à larges bords, les amples manches de leur veste rayées de noir et de jaune. Les autres appartenaient à des forces levées par une poignée de seigneurs dont les étendards et les bannières, au centre du camp, dessinaient un cercle parfait autour du drapeau au Croissant et aux Étoiles du Haut Seigneur Weiramon.
Prêtes à bondir, les sentinelles chargées de veiller sur les chevaux semblaient redouter une attaque imminente.
À trois cents pas de là, dans le deuxième camp, on veillait tout aussi jalousement sur les montures d’une incroyable disparité. Alors que quelques-unes auraient pu rivaliser avec la superbe race à l’encolure cambrée de Tear, les plus ordinaires, aurait parié Rand, étaient des chevaux de trait ou d’attelage reconvertis pour l’occasion. Si les Cairhieniens étaient plus nombreux que les Teariens – peut-être une centaine de plus – ils avaient moins de tentes et semblaient préférer une configuration plus serrée. Du coup, leur camp paraissait plus petit, même si leurs étendards et leurs fanions représentaient quelque soixante-dix seigneurs. Au Cairhien, peu de nobles avaient encore une multitude de vassaux, et l’armée s’était désintégrée dès le début de la guerre civile.
Le dernier camp se trouvait à cinq cents pas au moins du deuxième. Bien qu’il fût pour l’essentiel plein de Cairhieniens, la distance n’était pas, loin de là, ce qui l’en séparait le plus. Plus grand que les deux autres, ce camp contenait pourtant moins de tentes et de chevaux. On n’y apercevait pas d’étendards, seuls les officiers portant dans le dos de petits fanions qui servaient davantage à les identifier, lors d’une bataille, qu’à louer la gloire de telle ou telle maison. Dans les opérations à venir, l’infanterie se révélerait sûrement utile, mais peu de seigneurs cairhieniens ou teariens auraient eu la bonne grâce d’en convenir. Et pas un seul n’aurait accepté de commander des hommes à pied. À part ça, c’était le camp le plus ordonné, avec ses tentes et ses feux précisément alignés et ses faisceaux de piques disposés aux meilleurs endroits pour que les hommes puissent s’armer au plus vite en cas d’urgence. Sur tout le périmètre, des archers et des arbalétriers montaient la garde. Selon Lan, sur un champ de bataille, c’était la discipline qui maintenait les hommes en vie. Les fantassins étaient bien plus susceptibles de connaître cette règle et d’y adhérer que les cavaliers.
Arrivés du Sud tard la veille, le Haut Seigneur Weiramon à leur tête, les trois groupes étaient en principe placés sous un seul commandement. Hélas, les deux camps de cavaliers faisaient montre envers les fantassins d’une défiance presque égale à celle qu’ils manifestaient aux Aiels massés sur les collines environnantes. Les Teariens ajoutaient à cette méfiance une dose non négligeable de mépris à laquelle les Cairhieniens faisaient écho en regardant de haut leurs propres compatriotes, qui se vengeaient en considérant tout ce petit monde sans une once d’aménité.
Les partisans de Rand… Ses alliés, prêts à se battre entre eux autant que contre l’ennemi.
Faisant toujours mine d’observer les camps, Rand étudia subrepticement Weiramon, debout non loin de lui. Tête nue, le dos droit comme s’il avait été doté d’une colonne vertébrale en fer, le Haut Seigneur était en compagnie de deux nobles mineurs plus jeunes. Comme leur chef, ils arboraient des barbes taillées et huilées, mais la sienne était striée de gris. Quant à leur plastron, porté sur une veste rayée de couleur vive, il semblait à peine moins ornementé de dorures que celui du commandant suprême. Se tenant à l’écart de toutes les autres personnes présentes au sommet de la colline, mais très près de Rand, ces trois hommes auraient très bien pu attendre que s’ouvre quelque cérémonie militaire dans la grande salle d’un palais. À un détail près : la sueur qui ruisselait sur leur visage. Mais ils faisaient mine de ne pas s’en apercevoir.
Avec quelques étoiles de plus, le sceau du Haut Seigneur aurait pu être la réplique parfaite de celui de Lanfear. Cela dit, avec ses cheveux gris huilés comme sa barbe et ramenés en arrière en une vaine tentative de dissimuler combien ils se raréfiaient, ce vétéran au long nez n’était pas une des incarnations de la Fille de la Nuit. S’étant mis en route vers le sud avec des renforts de Tear, il avait appris en chemin que la capitale du Cairhien était attaquée par les Aiels. Au lieu de rebrousser chemin ou de rester où il était, il avait continué, poussant les chevaux à leurs limites et enrôlant toutes les forces qu’il croisait en avançant.
Ça, c’étaient les bonnes nouvelles au sujet de Weiramon. Hélas, il y en avait une mauvaise. Persuadé en arrivant que ses forces suffiraient à mettre en déroute les Shaido qui encerclaient la ville, il n’avait toujours pas changé d’avis. Du coup, il voyait d’un très mauvais œil que Rand ne l’autorise pas à agir seul, et il se plaignait amèrement d’être « cerné » par des Aiels. À ses yeux, il n’y avait aucune différence entre un guerrier du désert et un autre. Chaque fois que ses yeux se posaient sur un Aiel, un des jeunes assistants du Haut Seigneur croyait bon de porter à son nez un mouchoir de soie parfumé. Se demandant combien de temps cet imbécile survivrait, Rand s’interrogeait aussi sur les mesures qu’il devrait prendre quand il serait passé de vie à trépas.
Weiramon remarqua que Rand le regardait.
— Seigneur Dragon, dit-il d’un ton grave après s’être raclé la gorge, une bonne charge et l’ennemi se dispersera comme une bande de cailles ! (Il se frappa la main avec ses gantelets, produisant un bruit sourd.) Les fantassins sont impuissants face à la cavalerie. J’enverrai d’abord les Cairhieniens pour les faire sortir de leurs trous, puis mes…
Rand leva une main pour intimer le silence au Haut Seigneur. Ce type était-il incapable de compter ? Le nombre d’Aiels qu’il voyait ici ne lui donnait-il pas une idée sur ceux qui encerclaient la ville ? Aucune importance ! Rand en avait largement assez entendu.
— Vous êtes certain des nouvelles que vous rapportez de Tear ?
Weiramon en cilla de surprise.
— Des nouvelles, seigneur Dragon ? Que… ? Oh, je vois ! Que la Lumière brûle mon âme, ce n’est rien ! Les pirates illianiens tentent souvent des raids sur notre côte.
D’après ce que Weiramon avait dit en arrivant, on en était à bien plus que des « tentatives ».
— Et les attaques dans les plaines de Maredo ? C’est également habituel ?
— Il s’agit seulement de brigands, que la Lumière brûle mon âme ! (Une simple constatation plutôt qu’une réponse.) Ce ne sont peut-être pas des Illianiens, et en tout cas, il ne s’agit pas de soldats. Avec la confusion qui règne en Illian, comment savoir si c’est le roi, l’Assemblée ou le Conseil des Neuf qui exerce le pouvoir à un moment donné ? Cela dit, s’ils décident de bouger, ça sera dans tous les cas une attaque de l’armée sous l’étendard aux Abeilles d’Or. Pas des pillards qui incendient les caravanes des marchands et les fermes frontalières. Sur ce point, vous pouvez me faire confiance.
— Si vous le dites…, répondit Rand, aussi courtoisement qu’il le put.
Quel que soit le pouvoir dont disposaient l’Assemblée, le Conseil des Neuf ou Mattin Stepaneos den Balgar, c’étaient uniquement les miettes que Sammael consentait à leur laisser. Mais peu de gens savaient que les Rejetés arpentaient déjà le monde. Et certaines personnes qui auraient dû le savoir refusaient d’y croire, se cachaient la tête dans le sable – comme si ça pouvait faire partir les Rejetés – ou se consolaient en imaginant que ça se produirait dans un lointain futur. Sans savoir auquel de ces groupes appartenait Weiramon, Rand avait conscience d’être dans l’incapacité de le faire changer d’idée. Et les croyances ou les doutes du Haut Seigneur ne modifiaient rien à l’affaire.
Weiramon baissa les yeux sur la vallée, observant en particulier les deux camps de Cairhieniens.
— Sans gouvernement bien défini ici, maugréa-t-il, qui peut dire quelle racaille a afflué vers le sud ?
Il tapa plus fort dans sa main avec ses gantelets, eut une moue dégoûtée et se tourna vers Rand :
— Nous le materons en votre nom, seigneur Dragon, croyez-moi sur parole. Si vous vouliez bien m’en donner l’ordre, je pourrais…
Sans écouter, Rand passa devant le Haut Seigneur et s’éloigna. Mais Weiramon le suivit, ses deux assistants sur les talons, insistant pour qu’il lui donne le droit d’attaquer. Décidément, ce type était un crétin fini.
Bien entendu, Rand n’était pas seul avec les trois Teariens. En fait, le sommet de la colline était bondé de gens. Pour commencer, Sulin avait placé une centaine de Promises de la Lance sur tout le périmètre, chacune ayant l’air plus avide de se voiler que le plus agressif des Aiels en temps normal. Et si Sulin se montrait si nerveuse, ce n’était pas seulement à cause de la proximité des Shaido. Malgré le mépris souverain que Rand affichait au sujet des soupçons qu’éveillaient les trois camps, dans la vallée, Enaila et deux Far Dareis Mai suivaient comme leurs ombres le Haut Seigneur et ses nobliaux. Plus ils approchaient de Rand, et plus les trois Promises semblaient tentées de se voiler de noir.
Non loin de là, Aviendha conversait avec une dizaine de Matriarches, voire un peu plus. Le châle enroulé sur les coudes, toutes ces femmes, à l’exception de l’ancienne Promise, arboraient une collection de colliers et de bracelets. Bizarrement, une femme maigre aux cheveux blancs, plus âgée que Bair, semblait conduire les débats. Rand aurait cru que ce rôle reviendrait à Bair, justement, ou à Amys, mais toutes deux se taisaient dès que Sorilea prenait la parole.
Melaine et Bael se tenaient à mi-chemin entre les autres Matriarches et les autres chefs de tribu. Comme si Bael avait été incapable de se vêtir tout seul, Melaine ne cessait d’ajuster la veste de son cadin’sor. Sur le visage du chef, Rand crut reconnaître l’air patient d’un homme en train de se rappeler toutes les raisons qui l’ont poussé à se marier. Il pouvait s’agir d’une affaire personnelle, mais Rand aurait parié que les Matriarches essayaient de nouveau d’influencer les chefs. Si c’était le cas, il serait informé des détails bien assez tôt.
Pour l’heure, c’était Aviendha qui attirait son regard. S’en apercevant, elle lui sourit avant de recommencer à écouter Sorilea. Un sourire amical, rien de plus. En un sens, c’était déjà pas mal. Depuis ce qui était arrivé entre eux, elle ne s’en était pas prise à lui très violemment, se contentant de remarques acides qui auraient très bien pu sortir de la bouche d’Egwene. Sauf l’unique fois où il avait reparlé mariage. Les cris d’Aviendha lui ayant percé les tympans, il avait décidé de ne plus remettre ce sujet sur le tapis.
Devenue amicale, leur relation n’allait cependant jamais au-delà, même si la jeune femme, à l’occasion, n’hésitait plus à se déshabiller devant lui, certains soirs. Car elle insistait pour ne jamais dormir à moins de trois pas de lui.
Les Promises semblaient persuadées qu’il y avait beaucoup moins de trois pas entre leurs paillasses. Et ce qu’elles pensaient ne resterait pas toujours entre elles, Rand l’aurait juré, même s’il n’y avait pas de fuites pour le moment. Si elle soupçonnait quelque chose, Egwene lui tomberait dessus comme un arbre qu’on vient de couper, ça ne faisait aucun doute. Pour elle, il était facile de gloser sur Elayne, alors qu’il était pour sa part incapable de comprendre Aviendha, pourtant présente en permanence sous ses yeux. Pour résumer, Rand était plus nerveux que jamais dès que son regard se posait sur Aviendha, alors qu’elle semblait plus détendue que jamais. En d’autres termes, exactement le contraire de ce que ç’aurait dû être. Mais avec elle, rien ne se passait jamais comme prévu. Le monde à l’envers… Cela dit, Min était la seule femme qui ne lui ait pas donné le sentiment, la moitié du temps, d’être en train de faire le poirier.
Rand soupira et continua son chemin, toujours sans écouter Weiramon. Un jour, il finirait par comprendre les femmes. Par exemple, dès qu’il aurait le temps de se pencher vraiment sur le sujet. En supposant qu’une vie entière suffise, ce dont il doutait fort.
Les chefs de tribu tenaient leur propre réunion avec les chefs de clan et ceux des divers ordres de guerriers. Rand reconnut certains des participants. Dont Heirn au teint mat, le chef du clan Jindo des Taardad, et le guerrier Mangin, qui lui fit un signe de tête amical et adressa aux Teariens une grimace pleine de mépris.
Rand identifia aussi Juranai, le chef mince comme une lance des Aethan Dor – les Boucliers Rouges – qui participait à cette campagne en dépit des mèches blanches qui striaient sa chevelure châtain clair. Roidan était là aussi, un homme aux larges épaules et aux cheveux gris qui dirigeait les Sha’mad Conde – les Marche-Tonnerre. Depuis le départ de la passe de Jangai, ces quatre hommes s’étaient parfois joints à lui lorsqu’il s’entraînait à se battre à mains nues, un art guerrier typiquement aiel.
— Veux-tu aller chasser aujourd’hui ? demanda Mangin à Rand lorsque celui-ci passa à côté de lui.
— Chasser ? répéta Rand, surpris.
— Il n’y a pas grand-chose pour passer le temps, ici, mais nous pourrions essayer de fourrer des moutons dans un sac.
Le regard que Mangin coula aux Teariens laissa peu de doutes sur la nature des « moutons » dont il parlait. Bien entendu, Weiramon et les deux autres ne s’aperçurent de rien, ou firent semblant. Le nobliau au mouchoir crut cependant bon de le renifler une fois de plus.
— Une autre fois, peut-être, répondit Rand en secouant la tête.
Pensant pouvoir être ami avec les quatre Aiels, il en était particulièrement sûr en ce qui concernait Mangin, dont le sens de l’humour lui rappelait celui de Mat. S’il manquait de temps pour étudier les femmes, ce n’était sûrement pas pour avoir celui de se faire de nouveaux amis. Déjà qu’il n’en avait presque plus pour les anciens. Alors que Mat l’inquiétait beaucoup.
Tout en haut de la colline, on avait érigé une tour en rondins qui dépassait la cime des arbres, la grande plate-forme qui la couronnait culminant à près de cent pieds du sol. Si les Aiels étaient parfaitement incapables de concevoir et de construire une telle charpente, les compétences n’avaient pas manqué parmi les réfugiés cairhieniens.
En compagnie de Lan et Egwene, Moiraine attendait au pied de la première échelle. Après avoir pris abondamment le soleil, l’amie d’enfance de Rand aurait pu passer pour une Aielle, n’étaient ses yeux noirs. Une petite Aielle, cela dit.
L’étudiant brièvement, Rand ne vit rien sur son visage, à part une grande lassitude. Amys et ses autres formatrices se montraient sûrement trop exigeantes avec elle. Mais si Rand était intervenu, elle ne l’en aurait sûrement pas remercié.
— As-tu pris ta décision ? demanda Rand en s’immobilisant.
Miraculeusement, Weiramon cessa de jacasser.
Egwene hésita. Avant de répondre, nota Rand, elle ne regarda pas Moiraine.
— Je ferai ce que je pourrai…
Un manque de détermination qui inquiéta Rand. Moiraine ne pouvant pas utiliser le Pouvoir de l’Unique contre les Shaido – sauf s’ils la menaçaient directement ou s’il parvenait à la convaincre qu’ils étaient tous des Suppôts des Ténèbres –, Rand ne lui avait rien demandé. Mais Egwene n’avait pas prêté les Trois Serments, et elle aurait dû être capable de mesurer l’urgence de la situation. Au lieu de ça, quand il le lui avait demandé, elle était devenue blanche comme un linge, l’évitant ensuite comme la peste jusqu’à cet instant précis. Mais de bon cœur ou non, elle venait d’accepter, et tout ce qui raccourcirait la bataille contre les Shaido serait bon à prendre.
Moiraine resta impassible, bien entendu, mais Rand n’eut aucun doute sur ce qu’elle pensait. Sans changer d’un iota, les traits lisses et les yeux d’une Aes Sedai pouvaient exprimer une désapprobation glaciale.
Rand glissa le moignon de lance dans sa ceinture et posa le pied sur le premier barreau de l’échelle.
— Pourquoi portes-tu de nouveau une épée ? demanda Moiraine.
La dernière question que le jeune homme attendait.
— Pourquoi pas ? murmura-t-il avant de continuer son ascension.
Une réponse plutôt médiocre, mais l’Aes Sedai l’avait pris au dépourvu.
Pendant qu’il grimpait, la vieille blessure au flanc de Rand se rappela à son bon souvenir. Sans lui faire mal, mais en lui donnant le sentiment qu’elle allait se rouvrir à tout instant. Comme toujours, il ne prêta pas attention à cette sensation, familière dès qu’il faisait un effort.
Rhuarc et les autres chefs suivirent Rand, Bael attendant le dernier moment pour quitter Melaine. La Lumière en soit louée, Weiramon et ses deux larbins restèrent au sol. Puisqu’il savait ce qu’il convenait de faire, le Haut Seigneur jugeait inutile de glaner des informations.
Rand sentit les yeux de Moiraine peser sur lui. Se retournant, il constata son erreur. C’était Egwene qui le regardait, désormais si semblable à une Aes Sedai qu’il se révélait pratiquement impossible de faire la différence. Moiraine, elle, s’entretenait avec Lan.
Rand espéra qu’Egwene ne finirait pas par changer d’avis.
Sur la grande plate-forme, deux petits jeunes hommes, en sueur, étaient en train de mettre en place un cylindre de bois cerclé de cuivre – six bons pieds de long, et un diamètre supérieur à celui de leurs bras – sur un support pivotant fixé à la rambarde. Un cylindre identique était en place à quelques pas de là, et ce pratiquement depuis qu’on avait achevé de construire la tour, un jour plus tôt. Un troisième homme en bras de chemise s’épongeait le front avec un grand mouchoir tout en dirigeant la manœuvre.
— Doucement, bon sang ! J’ai dit : doucement ! Espèces de cloportes orphelins, si vous me désalignez une lentille, je vous tordrai le cou jusqu’à ce que vous ayez les yeux dans le dos ! Jol, serre-moi bien ces fixations ! Oui, à fond ! Si tout s’écroule pendant que le seigneur Dragon observe le terrain, vous aurez aussi vite fait de sauter aussi dans le vide. Et pas seulement à cause de lui. Si vous cassez le fruit de mon travail, vous regretterez de ne pas vous être brisé le crâne en même temps !
Jol et son compagnon, nommé Cail, s’activèrent sans paraître particulièrement troublés. Depuis des années, ils avaient eu tout le temps de s’habituer aux manières de Kin Tovere.
Après avoir déniché parmi les réfugiés un artisan capable de fabriquer des lentilles et des cylindres de longue-vue – avec l’aide de ses deux apprentis – Rand avait eu l’idée de faire ériger cette tour d’observation.
Au début, Jol, Cail et leur patron ne s’aperçurent pas qu’ils n’étaient plus seuls. Les chefs avaient grimpé en silence, et la harangue de Tovere s’était révélée assez tonitruante pour couvrir le bruit des bottes de Rand.
Le jeune homme lui-même fut surpris lorsqu’il vit apparaître Lan à la suite de Bael. Bottes ou pas bottes, le Champion parvenait à faire aussi peu de bruit qu’un Aiel.
Parmi les nouveaux venus, même Han, pourtant pas bien grand pour un Aiel, faisait une bonne tête de plus que les trois Cairhieniens.
Lorsqu’ils s’avisèrent enfin qu’il y avait du monde, les deux apprentis écarquillèrent les yeux comme s’ils n’avaient jamais vu de guerriers du désert. Puis ils se plièrent en deux devant Rand et ne bougèrent plus. Sursautant autant qu’eux à la vue des Aiels, leur patron se contenta d’une révérence moins marquée à l’intention de Rand – et en s’épongeant le crâne en plein milieu.
— Je vous avais bien dit que la seconde lunette serait en place aujourd’hui, seigneur Dragon, déclara-t-il d’un ton qui parvenait à être respectueux sans dégouliner d’obséquiosité. Une idée formidable, cette tour ! Je n’y aurais jamais pensé, mais quand vous m’avez demandé à quelle distance on peut voir avec mes petits bijoux… Si vous m’en laissez le temps, j’en fabriquerai un qui vous permettra de voir Caemlyn d’ici. À condition d’avoir une tour assez haute… (Une précision judicieuse.) Il y a des limites à tout…
— Maître Tovere, ce que vous avez déjà réalisé est remarquable.
Supérieur à ce que Rand espérait, en tout cas, car il avait déjà jeté un coup d’œil au paysage en utilisant la première lunette.
— Vous devriez peut-être descendre avec vos apprentis, afin que nous ayons plus de place.
Quatre fois plus de monde aurait pu tenir sur la plate-forme, mais Tovere s’empressa de tapoter l’épaule de Cail.
— Allons, bouge-toi, espèce de garçon d’écurie aux pognes maladroites. Et toi aussi, Jol ! Nous sommes dans les jambes du seigneur Dragon.
Les apprentis se redressèrent à peine assez pour suivre Tovere. En s’engageant sur l’échelle, ils regardèrent Rand avec des yeux ronds comme des soucoupes – à croire qu’il les impressionnait encore plus que les Aiels. Pourtant, Cail avait un an de plus que le Dragon Réincarné, et Jol deux. Nés dans des villes dont il n’aurait pas imaginé la taille avant de quitter Champ d’Emond, ils avaient visité Cairhien, apercevant le roi et la Chaire d’Amyrlin – de loin, mais c’était déjà ça – alors qu’il gardait encore des moutons. En un sens, ils connaissaient toujours le monde mieux que lui, très probablement…
Secouant la tête, Rand se pencha sur la deuxième lunette.
Cairhien lui sauta littéralement aux yeux. Semblant assez peu denses à quelqu’un qui venait de Deux-Rivières, les forêts s’arrêtaient bien entendu à courte distance de la cité. Parfaitement droit devant la rivière, le haut mur d’enceinte gris muni de tours de garde carrées épousait ensuite la forme irrégulière des collines. À l’intérieur, d’autres tours se dressaient selon une configuration très précise – les pointes d’un quadrillage, semblait-il – et certaines étaient une bonne vingtaine de fois plus hautes que le mur, voire davantage. Cela dit, toutes étaient entourées d’un échafaudage. Après avoir brûlé lors de la guerre des Aiels, les légendaires tours tronquées étaient encore en reconstruction.
La dernière fois qu’il avait vu la capitale, une autre cité l’entourait d’une berge à l’autre de la rivière – la Ceinture, un labyrinthe entièrement en bois aussi anarchique et aussi joyeux que Cairhien pouvait être ordonnée et solennelle. Désormais, il n’en restait plus que des cendres. Mais par miracle, cet incendie terrifiant ne s’était pas propagé à la capitale.
Des étendards flottaient sur toutes les tours, bien trop loin pour qu’on puisse les identifier. Mais des éclaireurs les avaient décrits à Rand. Une moitié arboraient les Croissants de Tear et les autres, sans que ce fût une surprise, étaient la copie conforme de l’étendard du Dragon que Rand avait laissé battre au vent au-dessus de la Pierre de Tear. Pas un n’affichait le Soleil Levant du Cairhien.
Rand déplaça très légèrement la lunette et la cité glissa hors de son champ de vision. Sur la berge la plus éloignée de la rivière, on distinguait les ruines noircies des silos à grains. Selon certains Cairhieniens avec qui s’était entretenu Rand, l’incendie des silos avait suscité des émeutes, provoqué la mort du roi Galldrian et conduit en conséquence à la guerre civile. D’autres affirmaient au contraire que l’assassinat du roi était la cause des émeutes et des incendies. Rand doutait de jamais connaître la vérité, à supposer qu’il n’y ait pas une autre explication…
De nombreux navires incendiés s’alignaient le long des deux berges, mais jamais à courte distance de la ville. Les Aiels avaient une sorte d’appréhension – « peur » aurait été un mot bien trop fort – envers les cours d’eau qu’ils ne pouvaient pas enjamber ou traverser à pied. Mais Couladin, en amont et en aval de Cairhien, avait réussi à disposer des sortes de barrages de rondins flottant sur la rivière Alguenya, les faisant surveiller par assez de guerriers pour que nul n’ait pu venir les détruire. Des flèches enflammées avaient fait le reste. À part les rats et les oiseaux, plus personne ne pouvait entrer ou sortir de la capitale sans la permission de Couladin.
Dans les collines qui entouraient la ville, on voyait peu de signes indiquant qu’une armée l’assiégeait. De-ci de-là, des vautours battaient des ailes, sans doute parce qu’ils étaient en train de festoyer sur les cadavres résultant de quelque tentative malheureuse de sortie. Mais on ne voyait pas l’ombre d’un Shaido. Tant qu’ils ne voulaient pas qu’on les voie, les Aiels étaient pratiquement indétectables.
Encore que… Replaçant la lunette face au sommet déplumé d’une colline, à environ une demi-lieue du mur d’enceinte, Rand constata qu’il avait bien aperçu un groupe d’hommes. Sans pouvoir distinguer leurs visages, il nota cependant que tous portaient le cadin’sor traditionnel. Mais il n’y avait pas que ça. L’un d’eux exhibait ses bras nus. Couladin ! Même si ça devait être son imagination, lorsque l’homme bougea, Rand crut voir la lumière du soleil se refléter sur les écailles qui couvraient la peau des poignets et des avant-bras de Couladin – une parfaite imitation de celles qu’il portait aussi.
L’œuvre d’Asmodean… Une tentative de détourner l’attention de Rand pendant que le Rejeté s’occupait de mener à bien ses propres plans. Mais sans ça, à quel point les choses auraient-elles été différentes ? Eh bien, pour commencer, Rand n’aurait pas été au sommet d’une tour d’observation à étudier une ville en attendant qu’éclate une bataille.
Soudain, une sorte de long trait flou s’abattit sur cette lointaine colline et deux hommes s’écroulèrent dans la même seconde en battant des bras. Les yeux baissés sur leurs deux compagnons, apparemment transpercés par le même projectile, Couladin et les autres Shaido semblaient aussi stupéfiés que Rand. Déplaçant la lunette, ce dernier chercha à repérer l’homme qui avait projeté une lance avec une telle force. Pour approcher assez, il fallait qu’il soit très courageux, et un peu idiot.
Rand élargit sa recherche à une portée qui excluait que le lanceur soit un homme. Un Ogier, en revanche… Mais pour pousser à la violence un membre de ce peuple, il en fallait beaucoup, et…
Un autre trait indistinct zébra l’air.
Surpris, Rand se releva à demi avant de se baisser de nouveau et de braquer la lunette sur le mur d’enceinte de Cairhien. Cette lance, si c’en était une, était partie de là, il en aurait mis sa main au feu. Comment ? Eh bien, c’était une tout autre question. À cette distance, il parvenait dans le meilleur des cas à voir une silhouette se déplacer sur les remparts ou au sommet d’une tour.
Rand leva la tête et vit que Rhuarc s’écartait de l’autre lunette pour céder sa place à Han. C’était la raison d’être de la tour et des deux lunettes. Certes, les éclaireurs faisaient des rapports sur le déploiement des Shaido, mais grâce à ce dispositif, les chefs pouvaient voir de leurs propres yeux le terrain où se déroulerait la bataille. Bien entendu, ils avaient déjà mis au point un plan, mais un coup d’œil de plus sur la configuration de la zone ne pouvait pas faire de mal.
Rand n’y entendait pas grand-chose en matière de batailles. Cela dit, le plan, selon Lan, était d’excellente qualité.
Quand il évoquait son ignorance des choses militaires, Rand pensait bien entendu à son esprit actuel. Parfois, des souvenirs qui ne lui appartenaient pas revenaient à la surface, et il se découvrait soudain bien plus compétent qu’il le croyait – et qu’il le souhaitait.
— Tu as vu ça ? Ces… lances ?
Rhuarc semblait tout aussi perplexe que Rand, mais il hocha pourtant la tête.
— La dernière a touché un Shaido, mais il s’est éloigné en rampant. Manque de chance, ce n’était pas Couladin.
Rhuarc désigna la lunette, et Rand lui offrit sa place.
Était-ce vraiment un manque de chance ? La mort de Couladin n’aurait pas mis un terme aux menaces qui pesaient sur Cairhien et d’autres endroits. Maintenant qu’ils avaient traversé le Mur du Dragon, les Shaido ne rentreraient pas chez eux simplement parce que l’homme qu’ils prenaient pour le vrai Car’a’carn serait passé de vie à trépas. La disparition de Couladin les aurait secoués, mais pas assez pour qu’ils s’en aillent. Et après tout ce qu’il avait vu, il pensait que son rival ne méritait pas une fin si douce.
Je peux être dur comme l’acier, songea-t-il, la main sur la poignée de son épée. Et même plus dur encore, quand il s’agit de Couladin !