Faire embarquer tous les fugitifs sur le bateau ne posa guère de problèmes une fois que Nynaeve eut mis les choses au point avec le capitaine. Quel que soit le prix qu’il estimait devoir facturer, il allait trouver de la place pour tout le monde, et au bout du compte, ce serait à la Sage-Dame de déterminer combien il méritait de recevoir – et le différentiel, sans nul doute, ne serait pas négligeable. Bien entendu, Nynaeve eut l’idée de demander à Uno et à ses hommes de montrer leurs armes, par exemple sous prétexte de les nettoyer, et cette initiative contribua au succès de l’opération. Quinze guerriers aux vêtements grossiers, aux traits durs maculés de sang et au crâne rasé (avec un toupet par-dessus le marché) en train d’aiguiser ou de huiler leur lame et de rire quand l’un d’eux racontait qu’il avait failli se faire embrocher comme un agneau, ne pouvaient qu’avoir un effet salutaire sur un capitaine enclin à la cupidité.
Nynaeve compta la somme tandis qu’elle laissait tomber les pièces dans la paume de Neres. Si cet exercice lui serra le cœur, il lui suffit de se souvenir des quais de Tanchico et des réfugiés désespérés pour continuer à compter. Car Neres avait raison sur un point : ces gens ne devaient pas avoir grand-chose dans les poches. En conséquence, la plus petite pièce de cuivre était précieuse pour eux.
Bien entendu, alors que cette affaire ne la regardait pas, Elayne crut bon de demander d’un ton mielleux si Nynaeve, pour avoir l’air de souffrir autant, venait de se faire arracher une dent.
Sur les ordres de Neres, l’équipage commença à larguer les amarres alors que les derniers réfugiés avaient à peine fini d’embarquer avec dans les bras les rares possessions qu’ils avaient pu préserver du désastre – pour ceux qui détenaient encore autre chose que les frusques qu’ils portaient. Voyant à quel point ils remplissaient le bateau, pourtant de bonne taille, Nynaeve se demanda si le capitaine n’avait pas eu raison sur un second point. Devant le soulagement qui s’afficha sur le visage des malheureux, une fois leurs deux pieds reposant solidement sur le pont, l’ancienne Sage-Dame eut honte d’avoir eu de telles pensées. D’autant que ces braves gens, lorsqu’ils surent qu’elle avait payé pour eux, vinrent se masser autour d’elle, lui baisant les mains voire l’ourlet de sa robe. Des larmes sur leurs joues crasseuses, les hommes comme les femmes, ils la couvrirent de remerciements et de bénédictions. Gênée, Nynaeve regretta de ne pas pouvoir disparaître sous les planches du pont.
Une fois les avirons sortis et les voiles déployées, l’Anguille s’ébranla et Samara commença à paraître de plus en plus petite dans son sillage. Malgré ses efforts, Nynaeve dut attendre encore un peu pour que les effusions des réfugiés cessent enfin. Et si Elayne ou Birgitte s’étaient permis une « réflexion spirituelle », elle leur aurait fait faire deux fois le tour du bateau à coups de pied dans le postérieur !
Le voyage à bord de l’Anguille dura cinq longues journées passées à descendre très lentement le fleuve Eldar, particulièrement sinueux, sous une chaleur caniculaire le jour et dans une moiteur à peine moins accablante la nuit. Dans ce laps de temps, certaines choses s’améliorèrent nettement, mais la « croisière » commença terriblement mal.
Le premier problème fut la cabine de Neres, située à la poupe, et ce parce que c’était la seule disponible. Non que le capitaine eût beaucoup rechigné à l’évacuer. En fait, il libéra les lieux à une telle vitesse – ses vêtements de rechange sur une épaule, son plat à barbe dans une main et son rasoir dans l’autre – que Nynaeve dut regarder très durement Uno, Thom et Juilin, histoire de leur apprendre à bien se tenir. Qu’elle les utilise lorsqu’elle avait besoin d’eux, pourquoi pas, au fond ? Mais s’ils commençaient à jouer les anges gardiens derrière son dos…
Bien entendu, les trois gaillards affichèrent leur sourire le plus franc – de véritables parangons d’innocence. Toujours opportuniste, Elayne en profita pour placer un nouveau sophisme de Lini. « Quand un homme a l’air innocent comme un agneau, il faut chercher le cadavre qu’il cache dans son placard. »
Dans cet ordre d’idées, Nynaeve se demanda si Neres ne dissimulait pas tout un cimetière dans le sien. Car le vrai problème, avec sa cabine, était l’odeur de renfermé, voire de moisi, qui y flottait en permanence, même en laissant ouverts les hublots – si minuscules, fallait-il ajouter, qu’ils laissaient pénétrer une très chiche lumière dans l’antre du marin aux grandes oreilles.
« Antre » était le mot idéal. Plus exiguë encore que la roulotte, la cabine était presque entièrement remplie par la lourde table, le fauteuil à haut dossier – tous deux rivetés au sol – et l’échelle qui donnait accès au pont. Le coin toilette intégré à la cloison proposait une cuvette ébréchée, un broc dans le même état et un miroir poussiéreux – un équipement minimal mais qui prenait énormément de place, dans ce trou à rats. Quelques étagères complétaient le « mobilier » et des patères tenaient lieu d’armoire à linge. Alors qu’il était difficile de se tenir debout, tant les poutres étaient basses – oui, même pour deux femmes plutôt petites –, il n’y avait qu’une couchette, heureusement un peu plus large que la moyenne, mais vraiment minimale pour deux. Grand comme il était, Neres aurait tout aussi bien pu élire domicile dans une boîte. Sans doute parce qu’il avait voulu limiter au maximum l’espace qui ne servait pas à stocker de la cargaison.
— Il est arrivé de nuit à Samara, marmonna Elayne en posant ses ballots. (Les mains sur les hanches, elle regarda autour d’elle, l’air accablée.) Et il voulait en repartir de nuit. De plus, je l’ai entendu confier son intention de naviguer également de nuit, quoi que puissent en penser les « femelles ». De toute évidence, il n’aime pas trop se montrer en plein jour.
Songeant aux coups de coude que lui flanquerait Elayne, sans même parler de ses pieds glacés, Nynaeve se demanda si elle n’aurait pas intérêt à dormir sur le pont avec les réfugiés.
— Où veux-tu en venir ?
— Nynaeve, ce type est un contrebandier.
— Avec ce bateau ?
Lâchant ses propres ballots, Nynaeve posa son sac de cuir sur la table et s’assit au bord de la couchette. Non, pas question de dormir sur le pont ! La cabine empestait, certes, mais on pouvait toujours l’aérer, et la couchette, bien que petite, était munie d’un épais matelas de plume. Le bateau tanguant hélas autant que tous les autres, se priver d’un peu de confort aurait été absurde. Et malgré toutes ses manigances, Elayne ne parviendrait pas à la faire déguerpir.
— De la contrebande ? Dans cette baignoire flottante ? Si nous atteignons Boannda dans deux semaines, ce sera un miracle ! Et la Lumière seule sait combien de temps il faudra pour arriver à Salidar.
Aucune des deux femmes ne sachant exactement où était Salidar, il eût été prématuré d’aborder cette délicate question avec le capitaine.
— Tout concorde, fit Elayne, même le nom du bateau. L’Anguille d’Eau Douce… Quel marin honnête baptiserait ainsi son navire ?
— Et même si tu avais raison ? Ce ne serait pas la première fois que nous aurions recours aux services d’un contrebandier.
Elayne leva les bras au ciel – enfin, aux poutres – pour manifester son agacement. À ses yeux, respecter les lois était essentiel, y compris quand les lois en question se révélaient ridicules. Au fond, elle avait plus de points communs avec Galad qu’elle le pensait.
Ainsi, Neres les avait traitées de « femelles », semblait-il ?
La deuxième difficulté concernait la place disponible pour les réfugiés. Si l’Anguille n’avait rien d’une coquille de noix, ce n’était pas non plus un très grand bateau, et on comptait largement plus de cent personnes à bord. L’équipage ayant besoin d’espace pour manier les avirons et s’occuper des voiles et des cordages, ça n’en laissait pas beaucoup pour les passagers. Pour ne rien arranger, et sans doute parce qu’ils en avaient soupé des soldats et autres pillards, les réfugiés se tenaient le plus loin possible des guerriers du Shienar. Du coup, la place manquait pour que tout un chacun puisse s’asseoir – quant à s’étendre, il ne fallait pas y penser.
Nynaeve attaqua Neres bille en tête :
— Ces gens ont besoin de plus d’espace vital. En particulier les femmes et les enfants. En l’absence de cabines, votre cale conviendra très bien.
Neres se rembrunit. Regardant sur la droite de Nynaeve, à un bon pas d’elle, il marmonna :
— Ma cale contient une cargaison précieuse. Oui, extrêmement précieuse.
— Je me demande si les douaniers sont très actifs sur cette partie du fleuve ? lança soudain Elayne en regardant alternativement les deux rives bordées d’arbres et séparées par une étendue d’eau assez étroite. Le Ghealdan d’un côté et l’Amadicia de l’autre… Avec une cale remplie de produits du Sud, vous vous dirigez vers le sud – ça pourrait éveiller les soupçons, non ? Naturellement, vous devez pouvoir produire tous les documents prouvant que les droits de douane ont été acquittés. Et vous pourrez toujours arguer que vous n’avez pas déchargé votre cargaison à Samara à cause des troubles. J’ai entendu dire que les agents chargés de collecter l’accise sont très compréhensifs…
Neres fit la moue et continua à ne regarder aucune des deux femmes.
Du coup, il eut une vue imprenable sur Thom quand celui-ci, comme par hasard, fit apparaître entre ses mains une jolie paire de couteaux, puis se contenta d’en escamoter un seul.
— Je m’entraîne pour ne pas perdre la main, expliqua le trouvère en lissant sa longue moustache blanche. Certaines compétences sont précieuses, par les temps qui courent.
Avec son cuir chevelu fendu, ses joues maculées de sang et sa veste déchirée par une lame à l’épaule et trouée en d’autres endroits, Thom réussissait à paraître presque aussi menaçant qu’Uno. Presque, car le sourire du vétéran, dépourvu de joie et somme toute plus proche du rictus, déformait désagréablement son ancienne balafre et la plaie toute fraîche qui lui zébrait l’autre joue. En comparaison, l’œil rouge peint sur son bandeau paraissait presque… bienveillant.
Neres ferma les yeux et prit une très profonde inspiration.
Une fois les écoutilles ouvertes, des caisses et des tonneaux, certains très lourds et d’autres légers et exhalant un parfum d’épices, passèrent très vite par-dessus bord. Grimaçant chaque fois qu’il voyait les eaux se refermer sur un nouveau conteneur, le capitaine rayonna – enfin, à sa morose façon – lorsque Nynaeve annonça que les tapis et les rouleaux de tissu ou de fine laine devaient être laissés dans la cale. Mais tout changea quand Neres comprit que ces trésors-là allaient servir de literie aux réfugiés. Déjà sinistre, son expression devint si acide qu’elle aurait sûrement pu faire cailler du lait à vingt pas de distance.
Cependant, il ne desserra pas les dents durant toute l’opération. Et quand des femmes commencèrent à puiser de l’eau dans des seaux pour laver les enfants sur le pont, il fila vers la poupe, l’air renfrogné et, mains croisées dans le dos, se perdit dans la contemplation des rares tonneaux qui n’avaient pas encore sombré.
En un sens, le mépris que Neres manifestait aux femmes commença à émousser sérieusement le tranchant de la langue d’Elayne et de Birgitte. Une sorte de solidarité féminine, selon Nynaeve, qui, pour sa part, ne s’était jamais départie de son caractère avenant coutumier.
Car le capitaine détestait les femmes ! Quand ils devaient s’adresser à l’une d’entre elles, les hommes d’équipage ne cessaient de jeter des regards inquiets à leur chef, et ils retournaient à leur devoir aussi vite que possible dès qu’ils en avaient terminé. Et quand un marin n’avait rien à faire pendant quelques minutes, il suffisait qu’il engage la conversation avec quiconque portait jupons pour que Neres, aboyant comme un roquet, lui affecte illico une corvée improvisée.
Les commentaires des matelots et leurs mises en garde discrètes ne laissèrent aucun doute sur les préjugés du capitaine. Selon lui, les femmes étaient des gouffres financiers, elles passaient leur temps à se battre entre elles comme des chattes de gouttière et elles provoquaient toutes sortes de problèmes. D’une façon ou d’une autre, tous les malheurs d’un mâle avaient un lien ou un autre avec la maudite engeance féminine. Lors de ce voyage, Neres s’attendait à voir une bonne moitié de ces dames se crêper le chignon sur son pont, et ce avant le premier coucher de soleil. De plus, toutes allaient tenter de séduire ses hommes, semant la zizanie quand elles ne déclencheraient pas carrément des rixes.
Bref, s’il avait pu bannir à jamais les femmes de son bord, le capitaine aurait été le marin le plus heureux du monde. Et si elles avaient en sus disparu de sa vie, il aurait connu l’extase.
Nynaeve n’avait jamais rencontré d’individu semblable. Bien évidemment, elle avait déjà entendu des hommes gémir au sujet des femmes et de l’argent, comme s’ils n’étaient pas les premiers à jeter l’or par les fenêtres – en la matière, ils étaient encore plus irresponsables qu’Elayne –, et elle avait également l’habitude de les voir accuser les femmes de toutes sortes de problèmes dont ils étaient en réalité responsables. Mais elle n’avait pas souvenir d’avoir seulement croisé un homme qui haïssait les femmes. Renseignements pris, elle eut la surprise de découvrir que Neres avait une épouse et une petite légion d’enfants à Ebou Dar. En revanche, elle ne s’étonna pas d’apprendre qu’il ne restait jamais chez lui plus de temps qu’il fallait pour embarquer une nouvelle cargaison.
En fait, dès qu’il le pouvait, Neres refusait simplement de s’adresser à une femme. Un comportement stupéfiant. De temps en temps, Nynaeve le regardait à la dérobée, comme s’il s’était agi d’un animal plus exotique encore que les s’redit et les autres monstres de la ménagerie de Luca.
Bien sûr, il était inenvisageable que Birgitte et Elayne aillent exercer leurs talents de mauvaise langue à portée d’oreille du sale type. Les regards lourds de sous-entendus qu’échangeaient Thom et les autres étaient déjà assez pénibles, même s’ils faisaient de louables efforts pour les dissimuler. Dans ce contexte, la jubilation de Neres, s’il voyait se réaliser ses stupides prédictions – car c’était sûrement ainsi qu’il interpréterait les choses –, serait carrément insupportable. En conséquence, les deux femmes n’avaient plus qu’à ravaler leur bile et à sourire.
Pour sa part, Nynaeve aurait vu d’un bon œil d’avoir, loin du regard de Neres, un petit entretien avec Thom, Juilin et Uno. Car une nouvelle fois, ils ne parvenaient pas à rester à leur place, oubliant qu’ils étaient censés faire ce qu’on leur disait. Leurs excellents résultats ne changeaient rien à l’affaire : ils auraient dû attendre des consignes. Au contraire, pour une raison inconnue, ils avaient entrepris de tourmenter Neres en racontant devant lui, et avec le sourire, force histoires de crânes fracassés et de gorges tranchées. Hélas, le seul endroit où éviter Neres à coup sûr, c’était la cabine. Même si Thom était grand et Uno carré d’épaules, les trois compères n’avaient rien de colosses. Ils auraient néanmoins occupé tout l’espace et dominé la pauvre Nynaeve de leur taille. Une configuration peu propice, quand on voulait passer un savon à des hommes. De toute façon, dès qu’ils avaient une chance de « dominer » quoi que ce soit, ils considéraient la bataille comme à demi gagnée.
Nynaeve prit donc le parti d’afficher une amabilité de tous les instants. Ignorant les froncements de sourcils de Thom et de Juilin, elle méprisa tout autant les regards incrédules d’Uno et de Ragan et se régala d’afficher sans vergogne l’humeur ensoleillée que ses deux compagnes avaient été contraintes de feindre.
Elle réussit même à rester souriante lorsqu’elle apprit pourquoi les voiles étaient si gonflées, les rives défilant sur les deux flancs de l’Anguille à la vitesse d’un cheval au galop. Après avoir donné l’ordre de retirer les avirons de l’eau et de les ranger le long du bastingage, Neres avait l’air presque heureux. Presque… Alors que Samara n’était qu’à quelques heures de là, une sorte de talus de glaise composait la berge du côté Amadicia, tandis qu’un long ruban de roseaux se déroulait du côté Ghealdan, séparant l’onde d’un rideau serré d’arbres.
— Tu as canalisé le Pouvoir…, grinça Nynaeve à l’intention d’Elayne.
L’ancienne Sage-Dame essuya d’un revers de la main la sueur qui ruisselait sur son front, puis elle résista à la tentation de secouer le bras pour en asperger le pont au tangage lent et régulier. Les autres passagers se tenaient à relativement bonne distance, Birgitte elle-même étant à quelques pas des deux femmes. Pourtant, Nynaeve continua à murmurer d’un ton affable plus que forcé. Ainsi secoué, son estomac menaçait de se vider à tout instant, et ça ne faisait rien pour améliorer son humeur.
— C’est toi qui génères ce vent…
Le cœur au bord des lèvres, Nynaeve espéra qu’il lui restait dans son sac assez de fenouil rouge pour se préparer des litres d’une infusion connue pour apaiser la nausée.
La mine rayonnante et les yeux écarquillés d’innocence, Elayne répondit, ses mots coulant comme du lait et du miel de sa bouche en cœur :
— Tu deviens plus peureuse qu’un lapin… Il serait temps de te ressaisir. Samara est loin derrière nous, et personne n’est capable de capter quoi que ce soit de significatif à une telle distance. Pour le savoir, elle aurait dû être sur le bateau avec nous.
Nynaeve craignit que sa peau se fissure si elle continuait à sourire hypocritement, mais elle fit un effort, car elle vit que Neres était en train de balayer du regard ses passagers en hochant pensivement la tête. Furieuse comme elle l’était, Nynaeve voyait la forme résiduelle des tissages de la Fille-Héritière. Influencer le temps pouvait se comparer à faire rouler un caillou jusqu’au pied d’une colline : quoi qu’on fasse après l’avoir mis en mouvement, il continuait dans le sens de la descente. Et lorsqu’il s’écartait de sa trajectoire, ainsi que ça arrivait tôt ou tard, il suffisait de lui donner une légère impulsion pour le remettre dans le droit chemin. Contrairement à ce que pensait Elayne, Moghedien avait pu sentir un tissage de cette importance – si elle était à Samara – mais sûrement pas assez précisément pour déterminer à quel endroit il avait été réalisé. Si on parlait en termes de puissance pure, Nynaeve était l’égale de Moghedien. Du coup, si elle s’estimait incapable de faire quelque chose, il semblait logique de postuler que c’était également hors de portée de la Rejetée. De plus, l’ancienne Sage-Dame désirait vraiment que le voyage soit le plus court possible. À cette heure, un jour de plus que strictement nécessaire passé dans la cabine avec Elayne et Birgitte lui semblait un châtiment tout aussi cruel que de devoir partager ladite cabine avec Neres. De toute façon, de manière générale, moins on restait sur l’eau et mieux ça valait. Mais pourquoi ce pont de malheur roulait-il ainsi sous ses pieds alors que le fleuve était aussi plat qu’un tapis ?
À force de sourire, Nynaeve commença à avoir les lèvres douloureuses.
— Tu aurais dû me demander, Elayne… Mais tu agis toujours sans réfléchir ni consulter quiconque. Il serait temps que tu comprennes une chose : si tu te jettes tête la première dans un trou, ta vieille nourrice ne viendra pas t’en sortir et elle ne te débarbouillera pas non plus si tu t’es sali les joues.
Au terme de cette tirade, la Fille-Héritière, les yeux démesurément ronds, retroussa les lèvres comme si elle avait l’intention de mordre quelque chose… ou quelqu’un.
Birgitte approcha, prit les deux femmes par le bras et, véritable incarnation de la joie de vivre – vue de l’extérieur –, elle déclara froidement :
— Si vous n’arrêtez pas, toutes les deux, je vous jette par-dessus bord histoire de vous rafraîchir les idées. Vous vous comportez comme des serveuses de taverne de Shago affligées d’une crise d’eczéma !
Leur visage lustré de sueur figé sur un masque d’amabilité, les trois femmes partirent dans des directions différentes et s’éloignèrent autant les unes des autres que le permettait l’espace à leur disposition.
Un peu avant le coucher du soleil, Nynaeve entendit Ragan dire qu’elle et ses « amies » devaient vraiment être ravies d’avoir laissé Samara derrière elles, pour rire ainsi ensemble dès qu’elles en avaient l’occasion. À l’évidence, tous les autres hommes semblaient penser la même chose. Les femmes, en revanche, considéraient les trois belligérantes d’un œil bien trop neutre pour être honnête. Parce qu’elles savaient anticiper les orages, contrairement à messires les hommes.
Pourtant, peu à peu, les choses s’arrangèrent et l’orage n’éclata jamais. Nynaeve n’aurait su dire pourquoi il en alla ainsi. L’effet de la bonne humeur forcée de Birgitte et d’Elayne, chacune se prenant au jeu malgré elle ? Ou le sentiment que tout cela devenait ridicule ? Car enfin, qu’y avait-il de plus stupide que d’afficher un sourire amical alors qu’on était en train de préparer une pique assassine à l’intention d’une personne ? Quelle que soit l’explication, Nynaeve fut plutôt satisfaite par l’évolution des choses. Lentement mais régulièrement, le ton et les propos se mirent au diapason des sourires et les deux chipies repenties parurent même une ou deux fois franchement embarrassées au souvenir de leur comportement indigne. Bien entendu, aucune des deux ne s’excusa, ce que l’ancienne Sage-Dame comprit parfaitement. Si elle s’était montrée aussi stupide et aussi perfide que la Fille-Héritière et l’héroïne, elle n’aurait sûrement pas voulu le rappeler à tout le monde en battant sa coulpe.
Les enfants jouèrent un rôle important dans la réhabilitation d’Elayne et de Birgitte. Bizarrement, ça commença le premier matin, lorsque Nynaeve s’occupa enfin des blessures des vaillants éclopés qui les escortaient. Sortant sur le pont avec son sac de cuir, elle avait appliqué des onguents, bandé des coupures et apposé des cataplasmes sur celles qui risquaient de s’infecter.
Ces plaies-là l’énervèrent assez pour qu’elle soit en mesure de recourir à la guérison, ce dont elle ne se priva pas, dans les cas les plus graves, même si elle resta très prudente. S’ils avaient vu disparaître une kyrielle de blessures, les réfugiés en auraient fait des gorges chaudes. Comme il avait toujours une oreille qui traînait, Neres aurait vite été au courant et la Lumière seule savait comment il aurait réagi en apprenant qu’il y avait des Aes Sedai sur son bateau. Le connaissant, il aurait très bien pu débarquer un homme un soir, du côté Amadicia, et le charger d’aller prévenir les Fils de la Lumière. De plus, certains réfugiés, s’ils l’avaient su, se seraient peut-être jetés à l’eau plutôt que de voyager avec des « sorcières de Tar Valon ».
Dans le cas d’Uno, par exemple, Nynaeve traita les contusions à l’épaule par une délicate application d’un liniment à base de marde-racine (le vétéran dut serrer les dents tant ça piquait), opta pour un onguent de soigne-tout pour sa nouvelle balafre (une noisette suffit, tout gaspillage étant proscrit) et choisit de panser la tête du pauvre homme, serrant si fort le nœud, sous le menton, qu’il se retrouva presque incapable d’ouvrir la bouche. Ensuite, elle s’autorisa une touche de guérison, arrachant un cri au soldat borgne et le faisant battre des bras comme un aliéné.
— Ne vous comportez pas comme un bébé ! Un homme fort comme vous, dérangé par une douleur si ridicule ? Bien, à partir de maintenant, interdit de toucher à vos blessures, c’est compris ? Si vous ne m’obéissez pas, je vous ferai boire une potion que vous n’oublierez pas de sitôt !
Uno acquiesça, son air confus indiquant qu’il ne savait pas ce que venait de lui faire Nynaeve. S’il comprenait lorsqu’il retirerait ses pansements, il serait sans doute assez malin pour ne pas porter l’affaire sur la place publique. Et avec un peu de chance, personne n’aurait en mémoire la gravité de ses blessures si miraculeusement disparues.
Une fois qu’elle eut commencé, Nynaeve trouva naturel de s’occuper de tous les autres passagers. Presque tous les adultes avaient un hématome ou une coupure, et une bonne partie des enfants semblaient souffrir de la fièvre ou avoir des vers. Pour ces derniers, la jeune femme recourut d’emblée à la guérison. Quand on leur donnait à boire quoi que ce fût d’amer, les marmots en faisaient toute une affaire. Et si ceux-là disaient à leurs mères que la dame leur avait fait quelque chose d’étrange, les braves femmes, habituées aux élucubrations enfantines, ne s’alarmeraient pas plus que ça.
Nynaeve n’avait jamais été vraiment à l’aise avec les enfants. Bien sûr, elle voulait porter ceux de Lan. Enfin, une partie d’elle-même le désirait. Mais les gosses pouvaient créer des problèmes à partir de n’importe quoi. De plus, leur spécialité semblait être de faire toutes les bêtises du monde dès qu’on avait le dos tourné, histoire de voir quelle réaction ça provoquerait. Pourtant, elle se surprit à lisser tendrement les cheveux noirs d’un petit garçon haut comme trois pommes qui levait gravement sur elle des yeux bleus brillants étrangement semblables à ceux de Lan.
Au début avec l’intention de maintenir un peu d’ordre dans cette effervescence, Elayne et Birgitte finirent elles aussi par se concentrer sur les enfants. Très bizarrement, la terrible archère semblait tout à fait dans son rôle avec un mioche de trois ou quatre ans calé sur chaque hanche et un cercle d’autres gamins autour d’elle, tous l’écoutant chanter une comptine particulièrement stupide sur des animaux dansants.
Elayne fut très vite occupée à faire circuler entre les chers petits un gros sac de bonbons rouges qu’elle avait déniché la Lumière seule savait où. Lorsque Nynaeve la surprit à glisser un bonbon dans sa bouche, la Fille-Héritière n’eut pas le moins du monde l’air coupable. Se contentant de sourire, elle retira doucement de la bouche d’une fillette le pouce qu’elle était en train de téter et le remplaça par une sucrerie.
Riant aux éclats comme s’ils venaient de redécouvrir la joie, les petits s’accrochèrent aux jupes de Nynaeve, Elayne et Birgitte aussi naturellement qu’à celles de leur mère. Dans ces conditions, rester de mauvaise humeur aurait tenu de l’exploit. Pour sa part, Nynaeve put à peine s’autoriser un soupir – presque inaudible – lorsque Elayne, dès le deuxième jour, commença à se calfeutrer dans la cabine pour étudier l’a’dam. Pour une raison mystérieuse, elle semblait de plus en plus convaincue que l’artefact seanchanien était le vecteur d’une sorte de lien. Histoire de montrer sa bonne volonté, l’ancienne Sage-Dame vint deux ou trois fois tenir compagnie à la Fille-Héritière. La seule vue de l’ignoble objet la mit assez en colère pour qu’elle soit capable de s’unir au saidar et de suivre visuellement les recherches de sa compagne.
Au fil des jours, les histoires personnelles des réfugiés furent révélées les unes après les autres. Des récits de familles séparées et déchirées, de chagrins et de deuils… Des fermes, des boutiques et des ateliers dévastés par les effets imparables des troubles dont le monde souffrait chaque jour un peu plus. Les gens ne pouvant plus rien acheter quand ils étaient dans l’incapacité de vendre, la mort du commerce avait été le prélude à la catastrophe. Le Prophète, au fond, n’avait été que le dernier pavé jeté sur la charrette – celui qui brise l’axe des roues, cela dit…
Nynaeve ne broncha pas lorsqu’elle vit Elayne glisser une couronne d’or dans la main d’un homme aux fins cheveux gris qui s’en tapa sur le front de stupeur puis voulut embrasser les doigts de sa bienfaitrice. Un jour ou l’autre, la Fille-Héritière finirait par apprendre que l’argent n’était pas inépuisable. Et de toute façon, Nynaeve elle-même avait distribué quelques pièces. Enfin, peut-être plus que « quelques », tout compte fait…
Parmi les réfugiés mâles, presque tous étaient soit grisonnants soit chauves, avec un visage parcheminé et des mains calleuses de travailleurs. Les jeunes hommes qui n’avaient pas été enrôlés de force dans l’armée avaient « rejoint » les partisans du Prophète, et les récalcitrants à l’une ou l’autre forme de soumission avaient fini au bout d’une corde. À l’exception, justement, de deux très jeunes gars – presque des gamins, à vrai dire, Nynaeve doutant qu’ils en soient déjà au stade de se raser tous les jours – qui semblaient terrorisés et sursautaient dès qu’un des guerriers du Shienar les regardait.
De temps en temps, les hommes mûrs parlaient de recommencer leur vie, par exemple en achetant un bout de terre ou en ouvrant une nouvelle boutique. Mais à leur ton, on devinait qu’il s’agissait d’innocentes fanfaronnades qui ne reposaient sur aucune espérance réelle. La plupart du temps, ces malheureux parlaient de leur famille : une femme perdue, des filles et des fils perdus, des petits-enfants perdus… Un seul mot, « perdu », revenait inlassablement dans la bouche de ces pauvres gens qui paraissaient eux-mêmes égarés dans un monde devenu cauchemardesque.
Le deuxième matin, un homme aux oreilles en chou-fleur manqua à l’appel. Alors qu’il semblait le plus déterminé à vivre parmi ses camarades résignés, il avait disparu durant la nuit. Volatilisé ! Peut-être avait-il sauté à l’eau et nagé jusqu’à la rive. En tout cas, Nynaeve espérait que c’était l’explication…
Les femmes éveillèrent encore plus la compassion de l’ancienne Sage-Dame. Sans plus de certitudes ni de perspectives d’avenir que les hommes, elles portaient en outre plus de fardeaux sur les épaules. Aucune n’était avec son mari et toutes ignoraient en fait si elles n’étaient pas déjà veuves. Mais leurs responsabilités écrasantes les incitaient en même temps à ne pas baisser les bras. Quand elle avait des enfants, une femme dotée de volonté était bien obligée de ne pas abandonner. Cela dit, même les autres n’abdiquaient pas. Du coup, ce qui n’était qu’illusion chez les hommes devenait une authentique étincelle d’espoir dans le cœur des femmes.
Nynaeve éprouvait une vive sympathie pour trois réfugiées en particulier.
Grande tisserande aux cheveux bruns d’à peu près son âge et sa taille, Nicola aux si grands yeux était sur le point de se marier quand son Hyran, du jour au lendemain, s’était mis dans l’idée que son devoir consistait à se rallier au Prophète pour la plus grande gloire du Dragon Réincarné. Naturellement, le mariage avait été repoussé à une date ultérieure. Très attaché à la notion de devoir, Hyran, selon Nicola, avait toutes les qualités pour faire un bon époux et un bon père. Hélas, les grandes et pures idées qui tournaient dans sa tête ne l’avaient guère aidé lorsque quelqu’un la lui avait fendue à coups de hache. Nicola ne savait rien de l’identité ou des motivations du meurtrier de son mari. En revanche, elle avait compris qu’il lui fallait fuir le plus loin possible du Prophète. Tôt ou tard, elle trouverait bien un endroit où on ne se tuait pas à tous les coins de rue et où il était possible de s’installer sans crever de peur à chaque instant.
Un peu plus vieille que Nynaeve, Marigan avait longtemps été bien en chair. Aujourd’hui, elle flottait dans sa robe marron usée et son visage défait portait les stigmates d’un épuisement infini. Âgés de six et sept ans, ses deux fils, toujours accrochés l’un à l’autre, regardaient le monde en silence avec des yeux voilés par la peur. De fait, ils semblaient terrorisés en permanence, même par leur propre mère. À Samara, Marigan tenait une herboristerie et jouait discrètement les guérisseuses. Ses théories sur le métier avaient souvent de quoi surprendre, mais quoi d’étonnant de la part d’une femme qui se piquait de guérir alors que l’Amadicia et ses Capes Blanches la guettaient depuis la berge opposée d’un fleuve ? Contrainte d’adopter profil bas, Marigan étant en plus une parfaite autodidacte. Soigner les malades avait toujours été son ambition, et elle affirmait y être bien parvenue, même si elle n’avait pas réussi à sauver son pauvre mari. Depuis sa mort, cinq ans plus tôt, rien n’avait été facile, et l’arrivée du Prophète n’avait rien arrangé. Après qu’elle eut guéri un homme d’une grosse fièvre – les rumeurs aidant, on avait fini par croire qu’elle l’avait ressuscité –, des fanatiques à la poursuite d’Aes Sedai l’avaient traquée, la forçant à se cacher.
Ressuscité ! L’ignorance des gens était donc si dramatique ? Pour une Aes Sedai, la mort était une « maladie » incurable. Pourtant, Marigan elle-même paraissait penser le contraire.
Comme Nicola, elle n’avait pas la moindre idée de sa destination. Peut-être un village, quelque part, où elle pourrait de nouveau exercer son métier en paix.
La plus jeune des trois, Areina aux yeux bleus si déterminés sur un visage marbré de coups, n’était pas originaire du Ghealdan. Assez semblables à ceux que portait à l’origine Birgitte, ses vêtements – une courte veste sombre et un pantalon bouffant – l’attestaient de manière incontestable. De plus, ils étaient tout ce qu’elle possédait en ce monde. Refusant de dire d’où elle venait, la jeune femme était plus prolixe en ce qui concernait les événements qui l’avaient conduite sur l’Anguille d’Eau Douce. Plus prolixe, mais pas exhaustive, ce qui força Nynaeve à boucher quelques trous en recourant à son imagination.
Areina était partie pour l’Illian avec l’intention d’en ramener son jeune frère avant qu’il ait prêté son serment de Quêteur. Dans une capitale bondée, elle n’était pas parvenue à le retrouver, mais elle avait fini par prononcer elle-même le fameux serment alors qu’elle ne croyait pas vraiment en l’existence du Cor de Valère. Alors qu’elle gardait toujours l’espoir de tomber sur le jeune Gwil et de le ramener au bercail, sa vie s’était considérablement compliquée. Sur les détails, la jeune femme ne s’était pas montrée franchement réticente, mais son optimisme naturel ne l’incitait pas à s’étendre sur les aspects sombres de son histoire. Chassée de plusieurs villages, elle avait été détroussée en une occasion et rouée de coups bien plus souvent que ça. Malgré ses déboires, elle n’avait aucune intention de renoncer ou de trouver refuge dans un paisible village. Le monde continuait d’exister, et elle avait l’intention de s’y frotter jusqu’à ce qu’il l’ait terrassée. Bien sûr, elle ne présentait pas les choses comme ça, mais Nynaeve était certaine qu’il s’agissait bien du fond de sa pensée.
Lucide, l’ancienne Sage-Dame savait très bien pourquoi ces trois femmes la touchaient particulièrement. Chacune de leur histoire aurait pu être la sienne, si la Roue avait tissé sa vie un peu autrement. Mais pourquoi préférait-elle nettement Areina ? Eh bien, il y avait un début de piste. Presque tous les ennuis de la Quêteuse, semblait-il, étaient attribuables à son franc-parler. Par exemple, ce n’était sûrement pas par hasard qu’elle avait été expulsée d’un village, sans même pouvoir récupérer son cheval, après avoir traité le bourgmestre de crétin à face de carême et expliqué à quelques villageoises que des vieilles momies comme elles, tout juste bonnes à balayer des cuisines, n’avaient aucun droit de la critiquer parce qu’elle errait seule sur les routes.
Si on considérait les propos qu’elle reconnaissait avoir tenus, Areina avait dû se laisser aller à des dérapages verbaux plus contestables encore. De ce point de vue, passer quelques jours avec une personne pondérée comme Nynaeve, sur laquelle elle pourrait prendre exemple, lui ferait le plus grand bien. Évidemment, l’ancienne Sage-Dame pensait être en mesure d’avoir une influence positive sur ses deux autres amies, puisqu’elle pouvait parfaitement comprendre qu’on aspire à la paix et à la sécurité.
Le deuxième matin, alors que l’atmosphère était encore explosive et que la langue de certaines personnes demeurait acérée, il y avait eu un très étrange dialogue. Alors que Nynaeve, avec sa modération coutumière, avait rappelé à Elayne qu’elle n’était pas dans le palais de sa mère – cela impliquant que l’ancienne Sage-Dame n’était absolument pas obligée de dormir toutes les nuits coincée contre la cloison –, la Fille-Héritière avait pointé le menton, prête à riposter, mais Birgitte était intervenue avant qu’elle ait trouvé ses mots :
— Tu es la Fille-Héritière d’Andor ? avait-elle demandé en regardant autour d’elle pour s’assurer que personne n’était en mesure d’entendre.
— Oui, avait répondu Elayne, recouvrant presque toute la sereine hauteur dont elle ne faisait plus montre ces derniers temps, mais avec dans la voix comme une…
Eh bien, comme une touche de satisfaction.
Sans réagir, Birgitte s’était détournée pour gagner la proue, où elle s’était assise sur un rouleau de corde afin de contempler pensivement l’onde. Perplexe, Elayne avait fini par aller s’asseoir à côté d’elle, engageant aussitôt la conversation.
Nynaeve ne se serait pas jointe aux deux femmes même si elles le lui avaient demandé. De quoi qu’elles aient pu parler, la Fille-Héritière avait paru contrariée, comme si elle s’était attendue à un autre résultat. Mais après cet incident, il n’y avait plus eu de prise de bec entre la future reine et l’archère.
Un peu plus tard, le même jour, Birgitte avait repris son véritable prénom – sur un coup de colère, cependant. Sachant Moghedien loin derrière elles, Elayne et l’archère avaient décidé de retrouver la couleur naturelle de leurs cheveux en les lavant avec une solution de feuilles de poke. Voyant l’une avec de longs cheveux blond tirant sur le roux et l’autre avec une natte sophistiquée d’un blond très clair – celle-ci brandissant un arc et portant un carquois à la ceinture –, Neres n’avait pas pu s’empêcher de faire ce qu’il pensait être de l’esprit :
— Birgitte tout droit sortie de ces fichues légendes !
Manque de chance pour le marin, l’archère l’avait entendu. Lançant que c’était bel et bien son nom, elle avait menacé le capitaine, si ce fait lui déplaisait, de lui clouer les oreilles au mât qu’il choisirait, et ce en portant un bandeau sur les yeux. Rouge comme une pivoine, Neres s’en était sorti en ordonnant à un pauvre matelot de tendre davantage un filin qui n’aurait pas pu supporter une once de pression de plus sans casser net.
En cet instant précis, Nynaeve n’aurait guère vu d’inconvénient à ce que l’héroïne mette sa menace à exécution. Même si la solution de lavage s’était révélée moins efficace sur une teinture rousse, ses cheveux avaient quasiment repris leur couleur naturelle, et elle avait presque dû se retenir de pousser des cris de joie. Et à moins qu’il y ait à bord une épidémie de gingivite ou de rage de dents, il lui restait assez de feuilles de poke pour venir à bout des reflets rouges résiduels. Ses réserves de fenouil rouge étant également suffisantes, elle n’aurait pas à trop redouter le mal de mer non plus. De quoi se serait-elle plainte ? Une fois ses cheveux secs et convenablement nattés, elle n’avait pas pu s’empêcher de soupirer d’aise.
Grâce aux vents favorables générés par Elayne et à la décision de naviguer de nuit comme de jour, les villages aux maisons au toit de chaume et les fermes défilaient en permanence à toute vitesse des deux côtés de l’Anguille. Le jour, de braves gens saluaient de la main les passagers. La nuit, les lumières qui brillaient derrière certaines fenêtres indiquaient qu’on n’avait pas encore peur, ici, d’attirer des soudards ou des pillards. En d’autres termes, les troubles qu’avait connus Samara épargnaient encore cette région, mais pour combien de temps ?
Baignoire flottante ou pas, le navire pansu – et donc si mal nommé – avalait la distance avec une régularité impressionnante. Bien que ravi de bénéficier de vents si favorables, Neres restait cependant très dubitatif sur la navigation diurne. Plus d’une fois, il regarda mélancoliquement un bras d’eau, une crique bordée d’arbres ou un bassin naturel où l’Anguille aurait pu mouiller discrètement durant la journée. Du coup, lorsqu’elle était sûre qu’il entendrait, Nynaeve multipliait les déclarations sur ce « brave » capitaine qui devait se réjouir à l’idée que les réfugiés de Samara débarquent bientôt de son navire. Afin d’accentuer la pression, elle ajoutait une remarque sur le dynamisme qu’avait retrouvé telle ou telle femme, maintenant qu’elle était reposée, et sur l’énergie débordante dont faisaient montre ses enfants. Cette tactique suffisait à ôter de l’esprit du marin toute idée de s’arrêter le jour. Il aurait été plus facile de le menacer par l’intermédiaire de Thom, de Juilin et des guerriers du Shienar, certes, mais tous ces gaillards avaient déjà la tête assez enflée comme ça. Quant à une approche directe, Nynaeve n’avait aucune intention de polémiquer avec un rustre qui persistait à ne pas la regarder ni lui adresser la parole.
Au matin du troisième jour, sous un ciel grisâtre, l’équipage utilisa de nouveau les avirons pour conduire le bateau à quai dans le port de Boannda. Plus grande que Samara, la ville était située à l’endroit où, venant de Jehannah, la rivière Boern, assez tumultueuse, se jetait dans le fleuve Eldar au cours bien plus majestueux. Bien protégées par un haut mur d’enceinte gris, trois grandes tours se dressaient au cœur de la cité et on distinguait un bâtiment blanc au toit de tuile rouge qui semblait avoir tous les attributs d’un palais – modeste, certes, mais un palais quand même. Alors que le navire était amarré au bout d’un quai, dans la moitié qui ne donnait pas sur une étendue de vase séchée, Nynaeve se demanda à haute voix pourquoi Neres avait pris la peine d’aller jusqu’à Samara alors qu’il aurait pu décharger sa cargaison à Boannda.
Elayne désigna du menton un homme costaud debout sur le quai. Portant autour du cou une chaîne à laquelle pendait une sorte de sceau, il surveillait du coin de l’œil l’Anguille d’Eau Douce. Vêtus d’une veste bleue similaire à la sienne, des collègues à lui, si on en jugeait par le fameux sceau, observaient très attentivement deux autres bateaux en train de vider leur cale.
— Les douaniers de la reine Alliandre, je pense, souffla la Fille-Héritière.
Pianotant nerveusement sur la rambarde du bastingage, Neres mobilisait toute sa volonté pour ne pas regarder les hommes en bleu – un effort si visible qu’il devenait très facile de lire dans son jeu.
— Le capitaine avait peut-être un arrangement avec les douaniers de Samara. En tout cas, il n’a pas l’air de vouloir parler à ceux-là.
Les hommes et les femmes de Samara étaient en train de gravir la passerelle en traînant les pieds. Personne n’ayant encore eu l’idée d’instituer des droits de douane sur les gens, les hommes en bleu ne leur accordaient pas l’ombre d’un regard.
Pour les réfugiés, après la parenthèse du voyage, c’était un retour brutal à l’incertitude. Leur vie entière derrière eux, ces malheureux, pour recommencer de zéro, n’avaient que les habits qu’ils portaient et les pièces offertes par Elayne et Nynaeve. Quand ils furent sur le quai, se massant toujours les uns auprès des autres, plusieurs femmes eurent soudain l’air aussi découragées que leurs compagnons, et certaines ne purent se retenir de pleurer.
Elayne ne dissimula pas sa frustration, car elle aurait voulu prendre soin de tout le monde et en toutes circonstances. Nynaeve ayant pris l’initiative de donner quelques pièces d’argent supplémentaires à une partie des femmes, elle espéra que la Fille-Héritière ne le découvrirait jamais.
Toutes les réfugiées n’avaient pas débarqué. Imitant Areina, Nicola et Marigan étaient restées à bord, la quasi-collègue de Nynaeve gardant autour d’elle ses fils, qui parurent plus angoissés que jamais après avoir vu tous les autres enfants quitter le navire. Depuis le départ de Samara, les deux pauvres gosses n’avaient pas dit un mot – que Nynaeve eût entendu, en tout cas.
— Je veux venir avec vous, déclara Nicola en se tordant nerveusement les mains. À vos côtés, je me sens en sécurité.
Marigan acquiesça vigoureusement. Areina ne dit rien, mais elle se rapprocha des deux autres femmes, leur manifestant son entière solidarité. Regardant Nynaeve dans les yeux, elle la mit au défi de les forcer à débarquer.
Thom secoua presque imperceptiblement la tête et Juilin eut une moue dubitative. Mais l’ancienne Sage-Dame consulta Elayne et Birgitte du regard. Sans hésitation, la Fille-Héritière fit « oui » de la tête, et l’héroïne réagit de la même façon avec une fraction de seconde de retard.
Nynaeve releva l’ourlet de sa jupe et se dirigea vers la poupe, où se tenait Neres.
— Je suppose que je vais enfin récupérer mon bateau, lâcha le capitaine sans daigner regarder Nynaeve. Ce n’est pas trop tôt ! Ce voyage a été le pire de ma carrière.
Nynaeve eut un grand sourire. Pour une fois, les yeux de Neres se posèrent sur elle avant qu’elle ait repris son expression austère.
De toute façon, le capitaine n’avait pas le choix. N’étant pas en position d’en appeler aux autorités de Boannda, il était obligé de continuer à descendre le fleuve. Donc, même s’il n’apprécia guère le paiement que lui proposait sa passagère, il fut contraint de faire contre mauvaise fortune bon cœur. L’Anguille appareilla de nouveau, cette fois avec Ebou Dar pour destination – et une escale avant dont Neres fut seulement informé lorsque Boannda commença à paraître très petite vue de la poupe.
— Salidar ! rugit-il en regardant un point connu de lui seul au-dessus du crâne de Nynaeve. Cette ville est abandonnée depuis la guerre des Capes Blanches. Il faut être une idiote de bonne femme pour vouloir s’y arrêter.
Malgré son amabilité stratégique, Nynaeve fut assez en colère pour s’ouvrir à la Source Authentique.
En criant de douleur, Neres se flanqua en même temps une grande claque sur la nuque et sur la hanche.
— Les taons sont très agressifs à cette période de l’année, souffla Nynaeve, feignant à merveille la compassion.
Pour éclater de rire, Birgitte n’attendit même pas qu’elles se soient éloignées de vingt pas.
Se campant à la proue, Nynaeve s’emplit les poumons d’air frais tandis qu’Elayne canalisait le Pouvoir pour générer de nouveau des vents favorables alors que l’Anguille se laissait déjà emporter par le courant plus puissant depuis que le fleuve avait reçu le renfort de la rivière Boern.
L’ancienne Sage-Dame suivait un régime à base de fenouil rouge, à l’exclusion de tout autre aliment. Mais à présent, elle ne se souciait plus d’avoir épuisé ses réserves avant d’arriver à Salidar, car le voyage était presque terminé. Toutes les épreuves qu’elle avait subies perdaient de leur importance en regard du résultat de toute cette affaire. Bien entendu, la jeune femme n’avait pas toujours eu une vision si optimiste des choses, et pas seulement à cause de ces langues de vipère d’Elayne et de Birgitte…
Dès le premier soir, allongée en sous-vêtements sur la couchette du capitaine – tandis qu’Elayne, bâillant à s’en décrocher la mâchoire, occupait l’unique siège et que Birgitte était adossée à la porte, sa tête touchant presque le plafond –, Nynaeve avait utilisé l’étrange anneau de pierre doté d’une seule face. Une simple lampe montée sur un pied articulé fournissait une chiche lumière. Surprise des surprises, elle diffusait aussi une bonne odeur d’encens, à croire que Neres non plus n’aimait pas que sa cabine empeste le renfermé.
Si Nynaeve avait très ostensiblement niché l’anneau entre ses seins, s’assurant que ses compagnes voyaient bien qu’il était en contact avec sa peau, ce n’était pas pour rien. Certes, Birgitte et Elayne s’étaient comportées un peu plus convenablement durant quelques heures, mais ça ne suffisait pas à endormir la méfiance de l’ancienne Sage-Dame.
Le Cœur de la Pierre ne s’était pas révélé différent de ce que Nynaeve avait vu lors de ses précédentes excursions. Une pâle lumière semblait provenir de partout à la fois – et en même temps, de nulle part en particulier – et l’épée de cristal, Callandor, restait fichée dans le sol sous la grande coupole entourée d’une myriade de colonnes en pierre rouge. Quant à la sensation d’être épiée, Nynaeve savait qu’elle était presque inévitable dans Tel’aran’rhiod. En tout cas, il fallait qu’elle s’en persuade pour ne pas s’enfuir à toutes jambes ou entreprendre de vaines recherches entre les colonnes à demi noyées dans la pénombre.
Se forçant à rester près de Callandor, la jeune femme avait compté jusqu’à mille en marquant une pause à chaque centaine pour appeler Egwene.
Sans mentir, elle ne pouvait rien faire de plus. Le contrôle sur le Monde des Rêves dont elle se vantait tant n’était plus qu’un lointain souvenir. Par exemple, ses vêtements changeaient selon qu’elle pensait à Moghedien, à Egwene, à Rand ou à Lan. En un éclair, elle passait d’une grossière robe de laine de Deux-Rivières à une cape de voyage munie d’un capuchon, puis à une cotte de mailles de Cape Blanche qui devenait soudain la funeste robe de soie écarlate – plus transparente encore que nature ! – pour se transformer ensuite en une cape encore plus épaisse, puis revenir à…
Nynaeve soupçonnait que son visage aussi changeait. Une fois, elle avait baissé les yeux sur ses mains à la peau soudain plus sombre que celle de Juilin. Mais au fond, si Moghedien était dans l’incapacité de la reconnaître, pourquoi s’en serait-elle plainte ?
— Egwene !
Après avoir appelé pour ce qui aurait dû être la dernière fois, Nynaeve s’était contrainte à rester sur place et à compter une nouvelle fois jusqu’à cent. Mais Egwene ne s’était jamais montrée. Déplorant d’éprouver plus de soulagement que de contrariété, Nynaeve était sortie à la hâte du Monde des Rêves.
Elle s’était retrouvée dans la couchette, serrant l’anneau de pierre et regardant les poutres du plafond tandis que les grincements du navire indiquaient qu’il continuait à descendre le fleuve dans l’obscurité.
— Egwene était là ? avait demandé Elayne. Tu n’es pas partie depuis longtemps, mais…
— J’en ai assez d’avoir peur, avait soufflé Nynaeve sans cesser de regarder les poutres. Et je ne supporte plus d’être si lâche…
Après avoir prononcé ce mot, l’ancienne Sage-Dame avait éclaté en sanglots – des larmes impossibles à cacher ou à endiguer, même en se frottant très fort les yeux.
Elayne s’était précipitée pour la prendre dans ses bras et lui caresser les cheveux. Puis Birgitte lui avait tamponné la nuque avec un morceau de tissu humide.
Alors que ses deux compagnes lui répétaient qu’elle n’était pas lâche du tout, Nynaeve avait pleuré toutes les larmes de son corps.
— Si je pensais que Moghedien me traque, avait fini par dire Birgitte, je m’enfuirais à la vitesse du vent. Et s’il n’y avait pas d’autre cachette qu’une tanière de putois, je me débrouillerais pour y entrer, m’y recroqueviller et attendre qu’elle soit partie en me bouchant le nez. Cela dit, je n’affronterais pas non plus la charge d’un des s’redit de Cerandin, et ça n’a pas davantage à voir avec la lâcheté. Nynaeve, tu dois choisir le moment et le lieu et déclencher les hostilités quand elle s’y attendra le moins. Je me vengerai de cette Rejetée, si c’est possible, mais en appliquant à la lettre cette tactique. Toute autre méthode serait suicidaire.
Ce n’était pas ce que Nynaeve aurait eu envie d’entendre, mais ses larmes et la sollicitude des deux femmes forèrent une brèche de plus dans les buissons d’épineux qui avaient poussé entre elles, risquant de les séparer irrémédiablement.
— Je vais te prouver que tu n’es pas lâche, avait dit Elayne. (Prenant la boîte noire sur l’étagère où elle l’avait rangée, elle en avait sorti le disque de fer orné d’un dessin en spirale.) Tu vas y retourner avec moi !
Ça, l’ancienne Sage-Dame aurait encore moins eu envie de l’entendre. Mais comment se dérober, après que ses compagnes lui eurent affirmé qu’elle n’était pas lâche ?
Elayne et Nynaeve étaient donc allées dans le Monde des Rêves. D’abord dans la Pierre de Tear, où elles avaient admiré Callandor – c’était toujours mieux que de jeter des coups d’œil par-dessus son épaule en se demandant si Moghedien était là – puis dans le palais royal de Caemlyn, avec Elayne comme guide, et enfin à Champ d’Emond sous la conduite de Nynaeve.
Cette dernière avait déjà vu des palais, avec leurs grandes salles, leurs plafonds peints, leurs sols de marbre, leurs dorures, leurs riches tapis et leurs tentures sophistiquées, mais là, c’était l’endroit où Elayne avait grandi. Cette visite avait donc aidé Nynaeve à comprendre un peu mieux la Fille-Héritière. Comment s’étonner qu’elle pense que le monde devait se plier à sa volonté ? Enfant, on lui avait appris que les choses fonctionnaient comme ça et que ses attentes étaient légitimes.
Au palais, alors que le ter’angreal qu’elle utilisait lui permettait de projeter uniquement une pâle image d’elle-même, Elayne s’était montrée étrangement silencieuse. Mais plus tard, à Champ d’Emond, Nynaeve n’avait pas été plus prolixe.
Pour commencer, le village lui avait paru plus grand que dans son souvenir, avec davantage de maisons au toit de chaume et un nombre étonnant de charpentes indiquant qu’on entendait en construire d’autres. À la lisière du bourg, quelqu’un avait mis en chantier une très grande demeure de trois niveaux à la configuration plutôt biscornue, et une stèle de pierre de quinze pieds de haut se dressait maintenant sur la place Verte. Des noms y étaient gravés, la plupart appartenant à des gens du territoire de Deux-Rivières. Deux poteaux flanquaient ce qui semblait bien être un monument. L’un servait de mât à un étendard arborant une tête de loup rouge et l’autre à un drapeau similaire où s’affichait un aigle rouge. Pour autant qu’on puisse le dire, en l’absence d’habitants – une constante dans le Monde des Rêves –, Champ d’Emond semblait un endroit prospère où il faisait bon vivre. Mais tout ça n’avait aucun sens. Que représentaient donc les deux étendards ? Et qui pouvait vouloir se faire construire une maison pareille ?
Les deux femmes étaient ensuite allées à la Tour Blanche, dans le fief même d’Elaida. En ce lieu, rien n’avait changé, sinon qu’il n’y avait plus que six tabourets disposés en demi-cercle devant le bureau de la Chaire d’Amyrlin. Si le triptyque représentant Bonwhin avait disparu, le tableau où figurait Rand était toujours là. Une réparation hâtive, sur le visage du jeune homme, laissait penser que quelqu’un avait jeté un objet sur la toile.
Elayne et Nynaeve avaient feuilleté les documents contenus dans la boîte laquée ornée de faucons d’or, puis ceux qui reposaient sur le bureau de la Gardienne, dans l’antichambre. Même si les textes changeaient tandis qu’elles les lisaient, elles avaient glané quelques informations précieuses.
Elaida savait que Rand avait traversé le Mur du Dragon pour entrer au Cairhien, mais rien ne laissait deviner ce qu’elle comptait faire à ce sujet. Dans une lettre, elle exigeait rageusement que toutes les Aes Sedai rentrent sans délai à la tour, sauf si elles avaient des ordres contraires venant directement de sa part. En fait, Elaida semblait énervée par beaucoup de choses : le peu de succès de son offre d’amnistie faite aux sœurs « dissidentes », le silence de la plupart des yeux et des oreilles du Tarabon, Pedron Niall qui continuait à rappeler les Capes Blanches en Amadicia sans qu’elle sache pourquoi et l’impossibilité de localiser Davram Bashere alors qu’il avait une armée avec lui. Tous les documents qui portaient le sceau de la Chaire d’Amyrlin avaient une tonalité furieuse. À part ça, si on exceptait la partie concernant les Fils de la Lumière, aucune de ces informations n’était d’une grande utilité aux deux femmes. Et même avec les Capes Blanches, elles ne risquaient guère d’avoir des ennuis tant qu’elles resteraient sur l’Anguille.
Quand elles étaient retournées dans leur corps, sur le navire, Elayne s’était levée en silence du fauteuil, puis elle avait remis le disque dans la boîte noire. Sans réfléchir, Nynaeve avait quitté la couchette pour venir l’aider à retirer sa robe. Et tandis qu’elles se couchaient toutes deux, Birgitte avait entrepris de gravir l’échelle, car elle avait l’intention de dormir au sommet.
Après avoir éteint la lampe avec le Pouvoir, Elayne était restée silencieuse un moment, puis elle avait soufflé :
— Le palais semblait si vide. Si désert…
En principe, c’était toujours le cas dans le Monde des Rêves, où on ne rencontrait jamais personne.
— C’est à cause du ter’angreal que tu utilisais. Je te voyais comme un fantôme…
— Vraiment ? Moi, je me suis trouvée très bien.
Si la remarque était ironique, elle n’avait rien d’agressif. Sur ce bref dialogue les deux femmes s’étaient rapidement endormies.
En ce qui concernait les coups de coude d’Elayne, la mémoire de Nynaeve ne l’avait pas trompée. Pourtant, ça ne gâcha pas plus sa bonne humeur que les récriminations de la Fille-Héritière, convaincue que c’étaient les pieds de sa compagne qui étaient glacés.
Nynaeve jubilait parce qu’elle avait surmonté sa peur. Enfin, elle l’avait oubliée, plutôt, et ça ne revenait peut-être pas exactement au même, mais en tout cas, elle était retournée dans le Monde des Rêves. Et un de ces jours, elle trouverait peut-être la force mentale de ne plus avoir la frousse.
Après avoir commencé, il se révéla plus difficile d’arrêter que de continuer. À partir de là, les deux femmes entrèrent toutes les nuits dans Tel’aran’rhiod – avec un bref passage à la tour pour voir ce qu’elles pouvaient apprendre.
La moisson fut plutôt maigre. Les deux visiteuses indiscrètes lurent cependant un ordre qui chargeait une émissaire d’aller à Salidar pour « inviter » les Aes Sedai qui s’y trouvaient à revenir à Tar Valon. Dans la mesure où Nynaeve put la lire, car le texte se transforma en une note recommandant d’évaluer les novices potentielles pour déterminer ce qu’elles pouvaient apprendre – quoi que ça pût vouloir dire –, l’invitation était en réalité un ultimatum intimant aux Aes Sedai dissidentes de se soumettre à Elaida en se réjouissant d’avoir encore la possibilité de le faire.
Au moins, c’était la confirmation que Nynaeve et Elayne ne couraient pas après des chimères.
Pour tout ce qu’elles virent d’autre, toujours de manière fragmentaire, elles ne savaient pas assez de choses pour reconstituer le puzzle. Qui était Davram Bashere, et pourquoi Elaida tenait-elle tant à le trouver ? Pareillement, pourquoi avait-elle interdit qu’on mentionne le nom de Mazrim Taim, le faux Dragon, sous peine de très dures sanctions ? Et pour quelle raison la reine Tenobia du Saldaea et le roi Easar du Shienar avaient-ils écrit des lettres où, poliment mais fermement, ils se plaignaient que la Tour Blanche se mêle de leurs affaires ?
Comme souvent, Elayne eut recours à un proverbe de Lini pour résumer la situation : « Pour compter jusqu’à deux, il faut commencer par un. »
À part les intrusions dans le bureau d’Elaida, les deux femmes mirent leurs « balades » à profit pour développer leur contrôle, dans le Monde des Rêves, sur elles-mêmes et sur leur environnement. Car Nynaeve était bien décidée à ne plus se laisser surprendre, comme ça lui était arrivé avec Egwene et avec les Matriarches. Moghedien, elle préférait l’oublier. Mieux valait se concentrer sur les Aielles.
Sur la méthode utilisée par Egwene pour apparaître dans leurs rêves, comme à Samara, elles ne découvrirent rien de nouveau. L’appeler ne donna aucun résultat, sinon d’augmenter le sentiment désagréable que quelqu’un les épiait, et l’ancienne disciple de Nynaeve ne se remontra plus dans leurs songes.
Tenter de retenir quelqu’un dans Tel’aran’rhiod fut une expérience incroyablement frustrante, même après qu’Elayne eut compris que l’astuce était de voir la personne en question comme une des composantes du rêve. Lorsque la Fille-Héritière réussit enfin, Nynaeve la félicita avec toute la sincérité dont elle pouvait faire montre, mais il lui fallut pas mal de temps pour pouvoir en faire autant. En d’autres termes, Elayne aurait très bien pu être le quasi-spectre auquel elle ressemblait et disparaître sur un sourire au moment où elle le décidait. Et quand l’ancienne Sage-Dame parvint enfin à retenir sa compagne, elle eut l’impression d’être vidée de ses forces, comme si elle avait soulevé un énorme rocher.
Créer des fleurs ou des formes géométriques fantastiques se révéla beaucoup plus amusant. L’effort nécessaire apparut très vite comme relatif à la taille de la création et à la possibilité qu’elle existe vraiment. Par exemple, des arbres portant des fleurs rouges, jaunes et pourpres aux contours inédits étaient bien plus difficiles à inventer qu’un miroir en pied visant à vérifier quelles modifications on avait apportées à sa tenue – ou de quelle farce de sa compagne on avait été victime. Faire surgir du sol un palais de cristal scintillant était encore plus dur, et même quand il semblait réel au toucher, l’image qu’on en avait en esprit devenait floue puis disparaissait dès que la projection mentale se dissipait. Après une expérience ratée – une sorte de cheval arborant une corne sur le nez qui les avait poursuivies jusqu’en haut d’une colline avant qu’elles puissent le faire se volatiliser – les deux femmes décidèrent sagement de s’interdire les animaux. L’incident faillit raviver la tension entre elles, car chacune accusa l’autre d’être responsable de ce désastre. Par bonheur, redevenue presque totalement elle-même, Elayne éclata de rire en évoquant la cocasse poursuite. À courir comme ça, en criant au monstre de leur ficher la paix, qu’est-ce qu’elles avaient dû avoir l’air bêtes. Bien qu’agacée par le déni de la Fille-Héritière – car c’était bien elle la coupable –, Nynaeve ne put s’empêcher de partager son hilarité.
En matière de ter’angreal, Elayne utilisait alternativement le disque de fer et la plaque qui semblait en ambre, mais elle n’aimait ni l’un ni l’autre. Malgré tous ses efforts, avec ces artefacts, elle ne se sentait pas totalement présente dans le Monde des Rêves, comme avec l’anneau. De plus, il fallait en permanence s’occuper du tissage. Nouer le flux d’Esprit était impossible, sous peine d’être immédiatement expulsée de Tel’aran’rhiod. Tisser quoi que ce fût d’autre en même temps était impossible, une limitation dont Elayne ne parvenait pas à déterminer la cause. Très intéressée par la manière dont les deux objets avaient été fabriqués, elle s’agaça beaucoup qu’ils ne lui livrent pas leurs secrets aussi aisément que l’a’dam. Pour elle, ne pas savoir le « pourquoi » était une torture permanente.
La nuit du départ de Boannda, alors qu’elles avaient rendez-vous avec Egwene, Nynaeve essaya un des deux ter’angreal. Tout allant plutôt bien, elle n’aurait pas été assez en colère pour ça sans la calamité qui la mettait si souvent hors d’elle. À savoir les hommes.
Neres fut le premier à lui taper sur les nerfs. Arpentant le pont alors que le soleil sombrait à l’horizon, il marmonna entre ses dents d’acides récriminations sur la façon dont on lui avait volé son navire. Bien entendu, Nynaeve ignora ces âneries. Mais alors qu’il étendait ses couvertures au pied du mât d’artimon, Thom crut malin de déclarer :
— Il n’a pas entièrement tort.
À l’évidence, dans la pénombre, il n’avait pas vu l’ancienne Sage-Dame. Juilin non plus, sans doute, car il s’agenouilla à côté de son ami en marmonnant :
— C’est un contrebandier, d’accord, mais il avait payé sa cargaison. Nynaeve n’avait aucun droit de la faire jeter à l’eau.
— Les droits d’une fichue femme sont très exactement ceux qu’elle estime avoir. En tout cas, c’est ce que disent nos sacrées bonnes femmes, au Shienar.
Apercevant enfin Nynaeve, les trois hommes se turent – chez eux, avoir un temps de retard était décidément une habitude. Mal à l’aise, Uno frotta sa joue redevenue intacte. Plus tôt dans la journée, il avait retiré ses bandages, donc il savait ce que Nynaeve lui avait fait. C’était peut-être pour ça qu’il semblait embarrassé. Thom et Juilin, en revanche, restaient de marbre, comme s’ils trouvaient leur comportement normal.
L’ancienne Sage-Dame ne fit rien aux trois cuistres, bien entendu, préférant s’éloigner en serrant fermement sa natte. Non sans effort, elle parvint ensuite à descendre l’échelle avec toute la sérénité d’une Aes Sedai.
La boîte noire ouverte posée sur la table, Elayne avait déjà saisi le disque de fer. Nynaeve s’empara de la plaque jaunâtre sur laquelle était gravée une femme endormie et la trouva lisse et douce – pas le genre de matière qui aurait pu entailler du métal. Grâce à la colère qui couvait en elle, le saidar apparaissait à l’ancienne Sage-Dame comme une chaude lumière qui aurait brûlé juste dans son dos.
— Je vais peut-être trouver pourquoi cet objet te laisse seulement canaliser des filaments de Pouvoir…
Un peu plus tard, dans le Monde des Rêves, Nynaeve se retrouva dans le Cœur de la Pierre, occupée à canaliser un flux d’Esprit sur la plaque – ici, cette dernière était glissée dans sa bourse. Comme souvent dans Tel’aran’rhiod Elayne portait une tenue qui n’aurait pas déparé à la cour de sa mère. En soie verte, brodée de fil d’or autour du cou, la robe mettait en valeur les bracelets et le collier d’or et de pierres de lune qu’arborait la Fille-Héritière.
Non sans surprise, Nynaeve s’avisa qu’elle était également vêtue de beaux atours, même si ses cheveux, de leur couleur naturelle, restaient nattés au lieu de cascader sur ses épaules. Bleu clair et argent, sa robe moins décolletée que celle fournie par Luca demeurait cependant plus audacieuse qu’elle l’aurait voulu. Cela dit, elle aimait la façon dont l’unique larme de feu qu’elle portait en pendentif brillait à la naissance de ses seins. Avec un peu de chance, Egwene aurait quelque hésitation à malmener une femme si superbement parée. Bien entendu, ça n’avait aucun rapport avec le choix vestimentaire de Nynaeve – un choix d’ailleurs inconscient, il fallait le préciser.
Dès la première seconde, elle comprit ce qu’Elayne avait voulu dire en déclarant qu’elle s’était trouvée très bien. À ses propres yeux, Nynaeve ne se trouvait pas différente de la Fille-Héritière, qui avait réussi à enfiler sur son collier l’anneau de pierre doté d’une seule surface. En revanche, Elayne assurait qu’elle avait une allure… fantomatique.
C’était également comme ça – une impression spectrale – que Nynaeve sentait le saidar, à l’exception du flux d’Esprit qu’elle avait commencé à tisser avant de s’endormir. Tout le reste manquait de substance, et même la chaleur toujours invisible de la Source semblait comme filtrée. Quant à sa colère, elle restait à peine assez forte pour lui permettre de canaliser le Pouvoir. Car si sa fureur contre Thom et les autres s’était vaporisée face à l’énigme qu’elle entendait résoudre, cette énigme avait en soi quelque chose qui lui tapait sur les nerfs. Devoir s’endurcir avant d’affronter Egwene ne jouait aucun rôle là-dedans. Et pour commencer, elle ne s’endurcissait pas le moins du monde !
Alors, pourquoi avait-elle sur la langue un arrière-goût de chiendent à chat ?
Quoi qu’il en soit, faire apparaître dans les airs une simple flamme – une des premières choses qu’apprenaient les novices – lui semblait aussi difficile que de hisser Lan sur son épaule. Même à ses propres yeux, la flamme paraissait faiblarde et le tissage se volatilisa dès l’instant où elle tenta de le nouer.
— Toutes les deux ? demanda Amys.
En jupe et chemisier typiques des Aielles, mais avec moins de bijoux en ce qui concernait la jeune femme de Champ d’Emond, la Matriarche et Egwene se tenaient de l’autre côté de Callandor.
— Pourquoi sembles-tu si bizarre, Nynaeve ? Aurais-tu appris à venir ici en restant éveillée ?
Nynaeve sursauta. Elle détestait être surprise ainsi.
— Egwene, comment as-tu… ? commença-t-elle à dire en tirant sur le bas de sa robe.
En même temps, Elayne lança :
— Egwene, nous ne comprenons pas comment tu…
— Rand et les Aiels ont remporté une grande victoire devant Cairhien, coupa Egwene.
À toute vitesse, elle raconta ce qu’elle avait déjà dit à ses amies dans leurs rêves, des attaques de Sammael au moignon de lance seanchanienne. Manquant s’emmêler la langue, elle ponctua son discours d’une série de regards entendus.
La Fille-Héritière et l’ancienne Sage-Dame se regardèrent pensivement. Enfin, elle leur avait déjà dit tout ça. Elles n’avaient pas pu imaginer tant de choses si précisément confirmées. Ses longs cheveux blancs soulignant l’éternelle jeunesse de ses traits – presque celle des Aes Sedai, mais pas tout à fait la même –, Amys semblait elle aussi surprise par ce flot de paroles.
— Mat a tué Couladin ! s’écria à un moment Nynaeve.
Cette information ne figurait pas dans les fameux rêves. D’ailleurs, ça ne ressemblait pas à Mat. Lui, commander des soldats ?
Quand Egwene eut enfin terminé, elle tira sur son châle tout en prenant une profonde inspiration.
— Il va bien ? demanda Elayne, qui semblait à présent douter de ce que lui disait sa mémoire.
— Aussi bien que possible, répondit Amys. Rand al’Thor ne se ménage pas, et il n’écoute personne, à part Moiraine.
À l’évidence, la Matriarche n’en était pas ravie.
— Aviendha est avec lui presque tout le temps, ajouta Egwene. Et elle veille bien sur lui en ton nom.
Nynaeve ne crut pas à cette dernière information. Même si elle ne savait pas grand-chose des Aiels, lorsque Amys disait « ne se ménage pas », quelqu’un d’autre aurait parlé de « se tuer à la tâche ».
Apparemment, Elayne partageait son sentiment.
— Dans ce cas, pourquoi le laisse-t-elle s’épuiser ? Et que fait-il, d’abord ?
Eh bien, Rand en faisait beaucoup, et même beaucoup trop. Pour commencer, il s’entraînait deux heures par jour à l’épée avec Lan ou tout autre partenaire disponible. (À cette évocation, Amys eut une moue dégoûtée.) Ensuite, deux autres heures à travailler les techniques de combat à mains nues des Aiels.
Même si Elayne trouvait ça étrange, Nynaeve comprenait trop bien à quel point on se sentait impuissant quand on ne pouvait pas canaliser le Pouvoir à volonté. Cela dit, Rand ne devait jamais se trouver dans cette situation de vulnérabilité. Il était devenu une sorte de roi, voire même plus que ça, entouré en permanence de Far Dareis Mai et assez puissant pour avoir à sa botte des dames et des seigneurs.
En réalité, corrigea Egwene, il passait tellement de temps à donner des ordres aux nobles, puis à les traquer pour s’assurer qu’ils lui obéissaient, qu’il n’aurait plus eu le temps de manger si les Promises n’avaient pas pris l’habitude de l’alimenter où qu’il soit.
Pour une raison inconnue, alors que ce dernier point parut agacer Egwene au moins autant qu’Elayne, Amys laissa transparaître un certain amusement – jusqu’à ce qu’elle s’aperçoive que Nynaeve l’avait remarqué, reprenant alors son impassibilité d’Aielle.
Rand consacrait aussi une heure par jour à une étrange école qu’il avait fondée et où il faisait venir des érudits, bien sûr, mais aussi des artisans, par exemple un type qui fabriquait des longues-vues ou une femme qui avait inventé une arbalète géante armée par un système de poulies et capable de projeter une lance à près d’une demi-lieue de distance. Rand n’avait confié à personne quel objectif il visait, sauf peut-être à Moiraine. Mais lorsque Egwene l’avait interrogée, l’Aes Sedai avait répondu, énigmatique, que tout être humain avait envie de laisser quelque chose derrière lui. En fait, elle ne semblait pas s’inquiéter de ce que faisait Rand.
— Les Shaido survivants se sont repliés au nord, dit Amys, et des guerriers franchissent chaque jour le Mur du Dragon pour les rejoindre. Mais Rand al’Thor ne paraît plus s’en inquiéter. Il envoie nos guerriers au sud, en direction de Tear. La moitié sont déjà partis. Selon Rhuarc, même les chefs ne savent pas pourquoi, et je ne crois pas qu’il me mentirait. Moiraine est aux côtés de Rand al’Thor plus que quiconque à part Aviendha. Mais elle refuse de lui poser la question… À sa décharge, j’avoue qu’Aviendha n’a rien appris non plus.
— La meilleure façon de garder un secret, c’est de ne le confier à personne, fit Elayne.
Cette remarque lui valut un regard glacial d’Amys, qui était presque aussi bonne que Bair au jeu des yeux qui tuent.
— Nous ne résoudrons pas l’énigme ici, dit Nynaeve en dévisageant Egwene, qui parut mal à l’aise. (Si elle voulait remettre les pendules à l’heure avec son ancienne élève, c’était le moment ou jamais.) Ce que je veux savoir…
— Tu as tout à fait raison, coupa Egwene. Nous ne sommes pas dans le bureau de Sheriam, où on peut prendre tout son temps pour bavarder. Qu’avez-vous à nous dire ? Vous êtes toujours avec la troupe de Luca ?
Nynaeve en resta muette et toutes les questions qu’elle voulait poser se diluèrent dans son esprit. Il y avait tant à raconter… et tant à passer sous silence. Prétendant avoir suivi seule Lanfear pour assister à la réunion des Rejetés, elle mentionna simplement avoir vu Moghedien espionner les autres. Non parce qu’elle ne voulait pas révéler comment Moghedien l’avait traitée – enfin, pas seulement pour ça –, mais parce que Birgitte ne les avait pas encore libérées, Elayne et elle, de leur promesse de ne rien dire à son sujet. Bien entendu, ça impliquait de ne pas mentionner du tout l’héroïne. Un peu étrange, sachant qu’Egwene était informée que l’archère les aidait – mais pas de tout le reste –, pourtant, Nynaeve parvint à s’en tirer pas trop mal, même si elle bafouilla un peu lorsque son ancienne disciple fronça les sourcils. La Lumière en soit louée, Elayne vint à son secours quand il s’agit de faire porter le chapeau du désastre de Samara à Galad et à Masema. Ce qui était pourtant la stricte vérité, en un sens. Si l’un ou l’autre l’avait simplement fait prévenir de l’arrivée du bateau, rien ne serait arrivé.
Quand elle eut fini, concluant avec Salidar, Amys lui posa la question évidente :
— Tu es sûre que ces Aes Sedai soutiendront le Car’a’carn ?
— Elles doivent connaître les Prophéties du Dragon aussi bien qu’Elaida, répondit Elayne. Le meilleur moyen pour elles de s’opposer à la nouvelle Chaire d’Amyrlin est de se lier à Rand et de clamer haut et fort qu’elles le suivront jusqu’à l’Ultime Bataille.
Au ton de sa voix, nul ne se serait douté que la Fille-Héritière ne parlait pas d’un parfait inconnu pour elle.
— Sinon, elles resteront des renégates sans aucune légitimité. Elles ont besoin de lui autant qu’il a besoin d’elles.
Amys acquiesça, mais elle n’était pas encore convaincue.
— Je crois me souvenir de Masema, dit Egwene. Des yeux enfoncés dans leurs orbites et un rictus amer… (Nynaeve fit signe que c’était bien ça.) Je l’imagine mal dans la peau d’un Prophète, mais je le vois très bien faire éclater des émeutes ou une guerre. Quant à Galad, il a dû faire ce qui lui semblait juste.
Egwene rosit légèrement – même le souvenir du jeune homme pouvait avoir cet effet sur une femme.
— Rand voudra savoir, au sujet de Masema et de Salidar. S’il tient en place assez longtemps pour m’écouter…
— Je veux savoir pourquoi vous êtes là toutes les deux, dit soudain Amys.
Faisant tourner entre ses mains la plaque que Nynaeve lui avait remise, la Matriarche écouta les explications des deux jeunes femmes. Sans doute parce que quelqu’un touchait le ter’angreal tandis qu’elle l’utilisait, Nynaeve eut la chair de poule.
— Je crois que tu es moins présente ici qu’Elayne, lui dit finalement la Matriarche. Quand une personne entre dans le Monde des Rêves pendant son sommeil, seule une infime fraction d’elle-même reste avec son corps afin de le maintenir en vie. Si cette personne se place dans un état de demi-sommeil pour être ici tout en continuant à parler aux gens dans le monde éveillé, elle a la même apparence que toi aux yeux de quelqu’un qui est totalement présent dans Tel’aran’rhiod. Peut-être est-ce un processus similaire… Je ne peux pas dire que j’apprécie cette découverte… N’importe quelle femme capable de canaliser susceptible d’entrer ici, même sous cet aspect spectral…
Amys rendit la plaque à Nynaeve, qui la remit à la hâte dans sa bourse en soupirant de soulagement.
— Si vous nous avez tout dit…, fit Amys, marquant une pause pour laisser aux deux jeunes femmes le temps d’acquiescer. Dans ce cas, nous allons devoir y aller. Je reconnais que ces rendez-vous sont plus enrichissants que je l’aurais cru, mais j’ai encore beaucoup de choses à faire.
La Matriarche jeta un coup d’œil à Egwene, puis toutes deux se volatilisèrent.
Nynaeve et Elayne n’hésitèrent pas un instant. Autour d’elles, les contours du Cœur de la Pierre se brouillèrent pour être remplacés par les sombres murs lambrissés d’une petite pièce très sobrement meublée. Si la colère de Nynaeve avait faibli, et donc son emprise sur le saidar, la vue du bureau de la Maîtresse des Novices renforça l’une comme l’autre. Insolente et entêtée, vraiment ! Avec un peu de chance, Sheriam serait à Salidar et il se révélerait très agréable de la rencontrer en étant sur un pied d’égalité. Cela dit, l’ancienne Sage-Dame aurait quand même préféré être ailleurs.
S’admirant dans le miroir au cadre doré décati, Elayne entreprit de se recoiffer avec les doigts. Sauf qu’elle n’aurait pas eu besoin de ses mains, ici… Elle aussi était mal à l’aise. Pourquoi Egwene avait-elle proposé ce lieu de rendez-vous ? Le bureau d’Elaida n’était pas l’endroit le plus accueillant au monde, mais c’était quand même encore mieux que cette pièce chargée de mauvais souvenirs.
Egwene se matérialisa soudain de l’autre côté du bureau, l’œil glacial et les mains sur les hanches, comme si elle était l’occupante légitime de la pièce.
Avant que Nynaeve ait pu ouvrir la bouche, son ancienne élève lâcha :
— Espèces de moulins à paroles, toutes les deux ! Seriez-vous en plus devenues des crétines incurables ? Quand je vous demande de garder un secret, le racontez-vous au premier passant que vous croisez ? Savez-vous qu’on n’est pas obligée de bavasser jour et nuit ? Je vous croyais au moins fiables sur un point, la discrétion…
Nynaeve sentit le rose lui monter aux joues. Au moins, se consola-t-elle, elle ne risquait pas d’être aussi écarlate qu’Elayne. Mais Egwene n’avait pas terminé.
— Quant à « comment je fais », eh bien, je ne peux pas vous l’enseigner. Pour ça, il faut savoir marcher dans les rêves. S’il est possible d’entrer dans les songes de quelqu’un par l’intermédiaire de l’anneau, j’ignore comment. Avec l’autre objet, je doute que vous réussissiez. Si vous tentiez plutôt de vous concentrer sur ce que vous faites ? Ce qui vous attend à Salidar pourrait être… surprenant. Bien, j’ai moi aussi des choses à faire. Puisque être intelligentes semble au-dessus de vos forces, essayez au moins de ne pas être totalement abruties.
Egwene disparut si brusquement que son dernier mot parut avoir retenti dans le vide.
Très gênée, Nynaeve sentit sa colère faiblir de nouveau. De fait, elle avait failli vendre la mèche au sujet du secret d’Egwene. Idem pour celui de Birgitte. Mais là, c’était plus excusable, car Egwene, une de ses deux interlocutrices, était au courant… L’embarras ayant gagné la partie, le saidar coula comme du sable entre les doigts de l’ancienne Sage-Dame.
Nynaeve se réveilla en sursaut, le ter’angreal couleur d’ambre serré dans une main. Alors que la lampe articulée était réglée au minimum, Elayne dormait toujours à côté d’elle et l’anneau passé à son cou avait glissé dans le creux de sa gorge.
En marmonnant, Nynaeve se leva en passant par-dessus sa compagne, alla ranger la plaque sur une étagère puis versa un peu d’eau dans la cuvette pour s’humidifier le visage et le cou. Même si l’eau était tiède, ça lui fit beaucoup de bien. Malgré la chiche lumière, elle s’aperçut dans le miroir et eut l’impression qu’elle était toujours rouge. Eh bien, pour ce qui était de remettre les pendules à l’heure, elle devrait attendre une autre fois !
Si le rendez-vous avait eu lieu ailleurs… Si elle n’avait pas jacassé comme une idiote… Bien sûr, ça se serait mieux passé si elle avait utilisé l’anneau et non la plaque, évitant ainsi d’apparaître comme un spectre aux yeux d’Egwene. Tout ça, c’était la faute de Thom, Juilin et Uno, qui l’avaient tellement énervée. Non, le coupable c’était Neres, qui…
Saisissant le broc à deux mains, Nynaeve se rinça la bouche. Rien à voir avec l’arrière-goût de chiendent à chat. Mais en se réveillant, elle avait souvent la bouche pâteuse. Voilà tout…
Quand elle se tourna vers la couchette, Elayne venait de s’asseoir et elle avait entrepris de dénouer la lanière de cuir où pendait l’anneau.
— Je t’ai vue perdre contact avec le saidar, dit-elle, donc je suis allée seule dans le bureau d’Elaida, où je ne suis pas restée longtemps, craignant que tu t’inquiètes. Je n’ai pas appris grand-chose, sinon que Shemerin doit être arrêtée et rétrogradée au rang d’Acceptée.
Elayne se leva et remit l’anneau dans la boîte noire.
— Elles peuvent destituer une Aes Sedai ?
— Je n’en sais rien, mais Elaida semble faire tout ce qui lui passe par la tête. Egwene ne devrait pas porter une tenue aielle. Ça ne lui va pas bien.
Nynaeve relâcha le souffle qu’elle retenait inconsciemment. À l’évidence, la Fille-Héritière entendait ignorer l’éclat d’Egwene – eh bien, c’était une excellente idée !
— Tu as raison, ce n’est pas très seyant.
Nynaeve retourna sur la couchette et se serra de nouveau contre la cloison. C’était chacune son tour, et ce soir, elle avait la mauvaise place.
— Je n’ai même pas eu le temps d’envoyer un message à Rand…, soupira Elayne en se couchant.
Elle éteignit la lampe, ne laissant plus dans la cabine que la chiche lueur de la lune qui filtrait des hublots.
— Et un autre à Aviendha… Si elle veille sur lui pour moi, elle doit le maintenir en forme.
— Rand n’est pas un cheval, Elayne. Ni toi sa propriétaire.
— Quand ai-je dit ça ? Mais qu’éprouverais-tu si Lan fricotait avec une Cairhienienne ?
— Ne sois pas stupide ! Et endors-toi !
Nynaeve enfonça la tête dans son petit oreiller. Elle aurait peut-être dû faire transmettre un petit mot à Lan. Toutes ces nobles dames, teariennes comme cairhieniennes… Du genre à donner du miel à un homme plutôt que de lui dire la vérité. Lan aurait rudement intérêt à ne pas oublier à qui il appartenait…
En aval de Boannda, une forêt particulièrement dense s’étendait des deux côtés du fleuve. Plus l’ombre d’un village ou d’une ferme – l’Eldar aurait très bien pu couler dans une région sauvage située à des milliers de lieues de la civilisation.
Cinq jours après le départ de Samara, en début d’après-midi, l’Anguille d’Eau Douce mouilla au milieu d’un lacet du fleuve tandis que son unique canot transportait ses derniers passagers jusqu’à une berge de vase séchée bordée d’arbres parmi lesquels même les grands saules et les chênes géants arboraient des feuilles mordorées.
— Il n’était pas utile de donner ce collier au capitaine, grogna Nynaeve.
Sur la berge, elle regardait le canot propulsé par cinq rameurs approcher avec Juilin et les cinq derniers guerriers du Shienar. Un peu plus tôt, Neres avait montré à Nynaeve l’emplacement de Salidar sur sa carte de la région.
En espérant que ce n’était pas un mauvais coup, vu que rien n’indiquait la présence d’un village dans ce coin désert.
— L’argent que je lui ai versé aurait suffi, Elayne.
— Pas pour compenser sa cargaison… C’est un contrebandier, certes, mais ça ne nous donne pas le droit de le dépouiller.
Nynaeve se demanda si la Fille-Héritière avait évoqué le sujet avec Juilin. Probablement pas. C’était encore son obsession de la loi.
— De toute façon, les opales dorées, c’est du tape-à-l’œil, surtout montées de cette manière. Et puis, ça valait la peine, pour voir la tête qu’il a tirée. (Elayne ricana.) Pour une fois, il m’a regardée, le bougre !
Nynaeve ne put pas s’empêcher de glousser aussi.
Près des arbres, Thom tentait de divertir les fils de Marigan en jonglant avec des balles de couleur qu’il sortait de ses manches. Jaril et Seve, serrés l’un contre l’autre, le regardaient en silence et sans sourire.
Nynaeve n’avait pas été surprise que Marigan et Nicola aient demandé à venir avec elle. Nicola suivait le numéro du trouvère en riant, mais s’il l’avait laissée faire, elle n’aurait pas quitté d’un pouce l’ancienne Sage-Dame. En revanche, qu’Areina ait voulu venir aussi avait été très étonnant. Assise sur une souche, un peu à l’écart, elle regardait Birgitte, occupée à bander son arc. Les trois réfugiées risquaient d’avoir un choc lorsqu’elles découvriraient ce qu’il y avait à Salidar. Au moins, Nicola aurait trouvé son refuge et Marigan pourrait recommencer à prescrire des herbes, s’il n’y avait pas beaucoup de sœurs jaunes dans le lot.
— Nynaeve, as-tu réfléchi à la façon dont on va nous recevoir ?
Étonnée, l’ancienne Sage-Dame se tourna vers Elayne. Ensemble, elles avaient traversé la moitié du monde et vaincu deux fois l’Ajah Noir. Avec un peu d’aide à Tear, mais à Tanchico, tout le mérite leur revenait. En plus, elles apportaient des nouvelles d’Elaida et de la tour que personne ne devait connaître à Salidar. Enfin, et c’était le plus important, elles pouvaient mettre les sœurs en contact avec Rand.
— Je ne suis pas sûre qu’elles nous fassent un triomphe, mais je parie qu’elles nous auront embrassées avant la fin de la journée.
Ne serait-ce que pour l’occasion de contacter Rand…
Alors que deux matelots aux pieds nus avaient plongé dans l’eau pour retenir le canot, Juilin et les cinq guerriers en descendirent. Aussitôt, les deux marins sautèrent dans l’embarcation. Sur l’Anguille, on était déjà en train de remonter l’ancre.
— Ouvrez-nous le chemin, Uno, dit Nynaeve. Je veux être arrivée avant la nuit.
Selon Neres, le village était à trois quarts de lieue de là. Dans une telle forêt, ça impliquait de marcher jusqu’au crépuscule. Si le capitaine ne les avait pas envoyés sur une fausse piste. Une possibilité qui angoissait beaucoup Nynaeve.