Assise à son bureau, Elaida do Avriny a’Roihan jouait distraitement avec la longue étole rayée de sept couleurs qui reposait sur ses épaules. L’étole de la Chaire d’Amyrlin…
Au premier coup d’œil, n’importe qui eût qualifié cette femme de « belle » voire de « superbe ». Mais au deuxième regard, la froideur de son visage sans âge, une caractéristique de toutes les Aes Sedai, gâchait cette impression. Et si l’accablante austérité d’Elaida ne devait rien à quelque contrariété séculière, la lueur furieuse qui dansait dans son regard aggravait encore les choses. En supposant que quelqu’un l’eût remarquée…
Bouillant de rage, Elaida écoutait à peine les sœurs assises sur des tabourets en face d’elle. Vêtues de robes qui allaient du blanc le plus pur au rouge le plus vif – en soie ou en laine, selon ce que leur dictait leur goût –, toutes ces femmes, à l’exception d’une seule, arboraient leur châle de cérémonie orné d’une Flamme de Tar Valon dans le dos. La couleur des franges indiquant à quel Ajah elles appartenaient, on se serait cru dans une réunion du Hall de la Tour. Mais si elles débattaient des rapports et des rumeurs concernant les événements en cours dans le monde – avec l’intention louable de séparer la vérité des affabulations et de prendre des décisions judicieuses –, ces Aes Sedai daignaient à peine jeter de temps en temps un coup d’œil à la dirigeante qu’elles avaient pourtant juré de servir fidèlement.
Elaida ne parvenait pas à se concentrer sur leur bavardage. Ces femmes ne savaient pas ce qui comptait vraiment. Ou plutôt, elles le savaient mais redoutaient d’en parler.
— On dirait bien qu’il se passe quelque chose au Shienar, fit Danelle.
Trop encline à la rêverie pour son propre bien, cette mince jeune femme était l’unique représentante de l’Ajah Marron. Le Vert et le Jaune aussi n’avaient qu’une seule sœur présente, et les trois ordres s’en plaignaient amèrement. Le Bleu, lui, brillait tout simplement par son absence.
Une petite tache d’encre sur la joue, sa robe de laine grise froissée, Danelle semblait vraiment plongée dans un autre monde.
— On parle d’escarmouches…, continua-t-elle. Pas contre les Trollocs ni contre les Aiels, même si les raids via les passes de Niamh se font de plus en plus fréquents. Des affrontements entre factions du Shienar… Dans les Terres Frontalières, c’est très rare…
— Eh bien, s’ils veulent s’offrir une guerre civile, ils ont choisi le meilleur moment, lâcha froidement Alviarin.
Sa grande taille et sa finesse mises en valeur par sa robe de soie blanche, c’était la seule qui ne portait pas de châle. À la place elle arborait l’étole de la Gardienne des Chroniques – blanche afin de symboliser son Ajah d’origine. Contrairement à Elaida, elle n’était pas issue du Rouge – une entorse à la tradition voulant que la Chaire d’Amyrlin choisisse une Gardienne venant de son ancien Ajah.
Quant à la froideur, c’était la marque de fabrique des sœurs blanches…
— On pourrait croire que les Trollocs se sont volatilisés. La Flétrissure est si calme que deux fermiers aidés d’une novice suffiraient à la surveiller.
Sans baisser les yeux dessus, Teslyn battit comme un jeu de cartes les feuilles de parchemin qui reposaient sur ses genoux. Faisant partie des quatre sœurs rouges présentes – une majorité écrasante –, elle n’avait pas grand-chose à envier à Elaida en matière d’austérité. Et face à elle, personne n’avait jamais eu l’idée saugrenue de songer à une quelconque forme de beauté…
— Il vaudrait mieux, peut-être, qu’il y ait un peu plus d’action, fit Teslyn, son accent illianien à couper au couteau. Ce matin, un message m’a appris que le Maréchal du Saldaea a mis une armée en mouvement. Pas vers la Flétrissure, mais dans la direction opposée. Au sud-est… Si le calme ne régnait pas le long de la Flétrissure, il n’aurait jamais pris une telle initiative.
— On reparle de Mazrim Taim, dit Alviarin comme si elle évoquait la pluie et le beau temps – ou le prix d’un tapis – et non une catastrophe potentielle.
Pour capturer Taim, la Tour Blanche n’avait pas ménagé ses efforts. Et elle en était au moins aussi prodigue pour dissimuler son évasion. Si on apprenait que les Aes Sedai n’étaient pas fichues de garder un faux Dragon après l’avoir arrêté, ça n’ajouterait certainement pas à leur gloire…
— On dirait bien que la reine Tenobia ou Davram Bashere – voire les deux – nous pensent incapables de résoudre de nouveau le problème.
Un silence de mort accueillit cette déclaration. Capable de canaliser le Pouvoir, Mazrim Taim était en route vers Tar Valon pour y être apaisé lorsqu’on l’avait aidé à s’évader. Mais ce n’était pas ça qui incitait toutes ces femmes au silence. Naguère, la seule existence d’un homme en mesure d’utiliser le Pouvoir de l’Unique était l’abomination ultime. L’Ajah Rouge se consacrait à traquer ces horreurs de la nature, et tous les autres Ajah ne reculaient devant rien pour l’aider. Mais les choses avaient changé. Si les sœurs s’agitaient nerveusement sur leur siège, évitant soigneusement de se regarder dans les yeux, c’était pour une tout autre raison. Parler de Taim, en effet, risquait de les entraîner sur un terrain glissant qu’elles entendaient éviter à tout prix. Elaida elle-même en avait des remontées de bile…
De toute évidence, Alviarin ne partageait pas le malaise de ses compagnes.
— Je m’assurerai que nous redoublions nos efforts pour capturer Taim, dit-elle avec un rictus qui, chez quelqu’un d’autre, aurait pu passer pour un demi-sourire. Et je propose que nous envoyions une sœur auprès de Tenobia, afin qu’elle lui tienne lieu de conseillère. Il faudra choisir une femme assez expérimentée pour venir à bout de la résistance têtue que pourrait lui opposer une jeune souveraine.
Le silence retombant, Joline se dévoua pour le dissiper :
— C’est vrai, dit-elle en ajustant sur ses épaules un châle aux franges vertes. (Elle eut un sourire forcé.) Tenobia a besoin d’une Aes Sedai capable de tenir tête à Bashere. Cet homme a trop d’influence sur la reine. Il faut qu’il rappelle son armée afin qu’elle puisse intervenir si la Flétrissure se « réveillait » soudain…
Au goût d’Elaida, le décolleté de Joline en dévoilait beaucoup trop, sa robe de fine soie verte était bien trop moulante et elle souriait plus qu’il était décent – surtout aux hommes. Mais ça, c’était une caractéristique de toutes les sœurs vertes.
— Une autre armée en mouvement, voilà bien la dernière chose dont nous avons besoin ! s’exclama Shemerin.
Rondelette de nature, cette sœur jaune n’avait jamais vraiment réussi à afficher le calme extérieur seyant à une Aes Sedai. Depuis toujours, une vague angoisse voilait son regard, et ça ne s’était pas arrangé ces derniers temps.
— Il faudrait aussi envoyer quelqu’un au Shienar, ajouta Javindhra, une autre sœur rouge.
Le visage taillé à la serpe, elle parlait d’un ton dur, comme si elle lançait en permanence des accusations.
— Je déteste qu’il y ait des troubles de ce genre dans les Terres Frontalières. Imaginez que le Shienar s’affaiblisse au point de ne plus pouvoir repousser une attaque des Trollocs…
— C’est une idée terrifiante, concéda Alviarin. Mais nous avons déjà des yeux et des oreilles au Shienar. Liés aux sœurs rouges, à coup sûr – et peut-être à d’autres Ajah ?
Bien qu’à contrecœur, les quatre sœurs rouges acquiescèrent, et elles furent les seules.
— Eh bien, continua Alviarin, ces agents pourront nous avertir si les escarmouches prennent un tour inquiétant.
Dans la tour, tout le monde faisait mine d’ignorer que les Ajah, à l’exception du Blanc, dédié à la logique et à la philosophie, avaient des « yeux » et des « oreilles » dans tous les pays. La « toile d’araignée » de l’Ajah Jaune avait cependant la réputation d’être de bien piètre qualité. Sur la maladie ou la guérison, que pouvait-on apprendre de personnes incapables de canaliser le Pouvoir ?
Certaines sœurs avaient des agents privés dont l’identité était encore mieux protégée que celle des espions des Ajah. Et en matière de réseau, tant institutionnel que personnel, l’Ajah Bleu avait longtemps eu le plus complet et le plus tentaculaire…
— Au sujet de Tenobia et de Davram Bashere, reprit Alviarin, sommes-nous toutes d’accord sur le principe qu’ils doivent être contrôlés par des sœurs ?
Elle laissa à peine le temps à ses compagnes d’acquiescer et enchaîna :
— Parfait ! L’affaire est entendue… Pour Tenobia, Memara sera idéale. Elle ne gobera aucune des fadaises de la reine tout en étant assez subtile pour laisser assez de mou à sa laisse, histoire qu’elle n’en soupçonne pas l’existence. Quelqu’un a des nouvelles récentes de l’Arad Doman ou du Tarabon ? Si nous n’agissons pas très vite, là-bas, nous risquons de découvrir que Pedron Niall et ses Capes Blanches sont allés de Bandar Eban à la côte des Ombres. Evanellein, tu as des informations ?
La guerre civile faisait rage en Arad Doman et au Tarabon, entre autres fléaux. En fait, le désordre régnait partout.
Elaida s’étonna que quelqu’un ait osé remettre le sujet sur le tapis.
— Non, seulement de vagues rumeurs, répondit Evanellein.
Avec sa robe de soie très bien coupée et son décolleté audacieux, la sœur grise aurait tout aussi bien pu appartenir à l’Ajah Vert – au moins, là, il était commun d’accorder toute son attention à son apparence et à ses vêtements.
— Dans ces infortunés pays, tous les gens sont sur les routes pour fuir les violences, y compris nos informateurs. La Panarch Amathera s’est volatilisée, et on murmure qu’une Aes Sedai y est pour quelque chose…
Elaida serra nerveusement son étole. Rien ne transparut sur son visage, mais une lueur brûlante dansa dans son regard. La question de l’armée du Saldaea était réglée. Au moins, Memara appartenait à l’Ajah Rouge, et ça, c’était une bonne surprise. Mais personne ne lui avait demandé son avis. Une affaire rondement menée ! En supposant qu’il ne s’agissait pas d’une des innombrables histoires à dormir debout qui arrivaient sans cesse de la côte occidentale, l’idée pourtant choquante qu’une Aes Sedai soit impliquée dans la disparition de la Panarch ne parvenait pas à détourner l’attention d’Elaida de ses inquiétudes « internes ». Il y avait des Aes Sedai partout, de l’océan d’Aryth à la Colonne Vertébrale du Monde, et les sœurs bleues – au minimum – étaient parfaitement imprévisibles. Moins de deux mois plus tôt, toutes les femmes présentes s’étaient prosternées devant la nouvelle Chaire d’Amyrlin pour lui jurer fidélité. Et voilà qu’elles prenaient déjà des décisions majeures sans daigner l’en informer !
Au cœur de la tour, le bureau de la dirigeante n’était pas situé au dernier étage, loin de là. Pourtant, il dominait tout l’édifice de sa puissance, exactement comme la Tour Blanche, de la couleur des vieux ossements, dominait la grande cité insulaire de Tar Valon nichée entre les bras du fleuve Erinin. Et la glorieuse ville dominait ou en tout cas aurait dû dominer le monde…
Avec son sol en pierre rouge venue des montagnes de la Brume, sa grande cheminée en marbre du Kandor et ses murs lambrissés d’un antique bois clair sculpté d’oiseaux et d’animaux mystérieux, le bureau témoignait du pouvoir dont bénéficiaient depuis les origines toutes les femmes qui l’avaient occupé. Ultime touche de splendeur, la grande porte-fenêtre à l’encadrement composé d’une variété de pierre aussi brillante qu’une perle – un trésor rapporté d’une cité inconnue naufragée dans la mer des Tempêtes lors de la Dislocation du Monde – donnait sur un fabuleux jardin privé.
Le siège même du pouvoir, parfait reflet de toutes les Chaires d’Amyrlin qui faisaient depuis près de trois mille ans danser les royaumes au rythme de leur musique.
Et ces fichues sœurs avaient osé ne pas demander son avis à Elaida !
Ces vexations devenaient de plus en plus fréquentes. Plus grave encore, et plus énervant, ces femmes usurpaient l’autorité de leur dirigeante comme si c’était la chose la plus naturelle du monde. Bien entendu, elles savaient comment Elaida avait accédé à son poste. Sans elles, force lui était de l’admettre, elle n’aurait jamais pu poser l’étole sur ses épaules. En un sens, Elaida en était elle-même beaucoup trop consciente. Cela dit, il ne fallait quand même pas exagérer. Bientôt, la Chaire d’Amyrlin devrait remettre de l’ordre dans tout ça. Mais l’heure n’avait pas encore sonné.
Histoire d’apporter sa touche à la pièce, du moins autant que possible, Elaida y avait fait installer un superbe bureau sculpté d’un motif spécial – trois anneaux imbriqués – et un majestueux fauteuil dont le haut dossier orné d’une Flamme de Tar Valon en ivoire s’élevait au-dessus des cheveux noirs de son occupante comme une grande larme de neige immaculée. Sur le bureau, trois coffrets laqués d’Altara reposaient à équidistance les uns des autres. Dans l’un d’eux, Elaida avait rangé les plus belles pièces de sa collection de figurines.
Sur un socle très simple, contre un mur, les roses rouges contenues par un beau vase blanc embaumaient l’atmosphère de la pièce. Depuis l’intronisation d’Elaida, il n’avait pas plu un seul jour, mais quand on savait canaliser le Pouvoir, on ne manquait jamais de fleurs, quelle que fût la saison. Elaida aimait depuis toujours les fleurs, si faciles à tailler et à arranger quand on désirait créer de la beauté.
Les deux uniques tableaux étaient disposés afin que la Chaire d’Amyrlin, assise à son bureau, n’ait qu’à lever légèrement les yeux pour les contempler. À l’exception d’Alviarin, la seule qui y jetât parfois un coup d’œil, toutes les autres Aes Sedai admises dans le fief de la dirigeante évitaient soigneusement de les regarder.
— Des nouvelles d’Elayne ? demanda Andaya d’une voix hésitante.
Petite, fine, et apparemment d’une timidité maladive malgré son masque typique d’Aes Sedai, la seconde sœur grise ne semblait pas taillée pour arbitrer harmonieusement des conflits. En réalité, elle était un des membres les plus doués de son Ajah diplomatique. En tendant l’oreille, on captait dans sa voix des vestiges de l’accent du Tarabon.
— Ou de Galad ? Si Morgase s’avise que nous avons perdu la trace de son beau-fils, elle risque de devenir plus insistante au sujet de ce qu’il est advenu de sa fille. Et si elle découvre que nous avons également perdu cette trace-là, le royaume d’Andor risque de nous regarder d’un aussi mauvais œil que l’Amadicia…
Quelques sœurs acquiescèrent. Hélas, il n’y avait pas de nouvelles des deux jeunes gens.
— Une sœur rouge s’est infiltrée au palais royal, dit Javindhra. Ayant reçu son châle récemment, elle n’a aucun mal à dissimuler son identité d’Aes Sedai.
En d’autres termes, cette sœur n’avait pas encore le visage sans âge caractéristique des femmes qui canalisent le Pouvoir depuis longtemps. Si un profane avait tenté de déterminer l’âge des Aes Sedai présentes dans le bureau, il se serait dans chaque cas trompé d’une bonne vingtaine d’années – dans un sens ou un autre – et parfois même de plus du double.
— Mais elle a été bien formée, elle est puissante dans le Pouvoir, et elle n’a pas les yeux dans sa poche. Pour l’instant, Morgase se consacre à son grand projet visant à revendiquer le trône du Cairhien.
Voyant plusieurs sœurs s’agiter sur leur siège, Javindhra sembla s’apercevoir qu’elle venait d’aborder un sujet brûlant. Du coup, elle se hâta d’enchaîner :
— Et son nouveau galant, le seigneur Gaebril, suffit à meubler son temps libre… Savez-vous qu’elle est folle de cet homme ?
— Il l’aide à rester concentrée sur le Cairhien, dit Alviarin. Dans ce pays, tout va presque aussi mal qu’au Tarabon et en Arad Doman. La famine sévit et toutes les maisons nobles s’écharpent pour s’approprier le Trône du Soleil. Morgase rétablira l’ordre, mais pour ça, il lui faudra du temps. Jusqu’à ce qu’elle ait réussi, il ne lui restera pas assez d’énergie pour s’occuper d’autre chose, sa Fille-Héritière comprise. De plus, j’ai ordonné à une scribe de lui envoyer des lettres de temps en temps. Cette femme imite très bien l’écriture d’Elayne. Ça occupera Morgase jusqu’à ce que nous ayons retrouvé sa précieuse fille.
— Au moins, nous tenons fermement son fils, dit Joline, souriante.
— En ce qui concerne Gawyn, « tenir » est un bien grand mot, lâcha froidement Teslyn. Avec sa Jeune Garde, sur les deux rives du fleuve, il multiplie les escarmouches contre les Fils de la Lumière. En réalité, loin de nous obéir, il n’en fait qu’à sa tête.
— Mais nous le reprendrons en main, assura Alviarin.
Au fil du temps, la sérénité inébranlable de cette femme commençait à taper sur les nerfs d’Elaida.
— Puisqu’on parle des Fils, intervint Danelle, il semble que Pedron Niall soit en train de mener des négociations secrètes pour convaincre l’Altara et le Murandy de céder des terres à l’Illian. Tout ça pour empêcher le Conseil des Neuf d’envahir un des pays, voire les deux…
Bien à l’abri dans la tour, les femmes assises en face d’Elaida se perdirent en bavardages au sujet du seigneur général des Capes Blanches. Son initiative n’allait-elle pas valoir trop d’influence aux Fils de la Lumière ? Dans ce cas, ne fallait-il pas interrompre les négociations afin que la Tour Blanche puisse y faire irruption et prendre la place de Niall ?
Elaida eut une moue accablée. Tout au long de son histoire, la Tour Blanche avait souvent dû se montrer prudente par nécessité, car trop de gens en avaient peur et s’en méfiaient. Mais elle n’avait jamais eu peur de rien ni de quiconque. Désormais, elle tremblait de terreur…
La Chaire d’Amyrlin leva les yeux vers ses tableaux. Le premier, un triptyque, représentait Bonwhin, la dernière sœur rouge élevée avant elle au poste suprême, un millénaire plus tôt. Sur le premier panneau, Bonwhin, grande et fière, orchestrait les menées et manipulations des Aes Sedai contre Artur Aile-de-Faucon. Sur le deuxième, campée sur les remparts de Tar Valon, elle défiait du regard les hordes d’assaillants du monarque. Sur le troisième, agenouillée dans le Hall de la Tour, elle subissait l’humiliation d’être dépouillée de son étole et de son sceptre – le châtiment pour avoir failli provoquer la destruction de la Tour Blanche.
Beaucoup de sœurs se demandaient pourquoi Elaida avait fait exhumer le triptyque du débarras obscur où il croupissait, couvert de poussière. Si personne n’osait l’interroger à ce sujet, la Chaire d’Amyrlin avait entendu bien des murmures. À l’évidence, ces femmes ne comprenaient pas qu’avoir en permanence sous les yeux le prix terrible de l’échec était une absolue nécessité.
Simple tableau réalisé sur une toile, comme c’était désormais la mode, la seconde peinture était une copie de l’esquisse d’un artiste des rues de l’Ouest lointain. Chez les Aes Sedai, sa vue semait encore plus le trouble que celle du triptyque.
Entourés de nuages, deux hommes s’affrontaient dans ce qui semblait être le ciel, des éclairs leur tenant lieu d’armes. L’un avait un visage de flammes et l’autre, grand et jeune, arborait des cheveux roux. C’était en le voyant que les sœurs serraient les dents, et Elaida n’échappait pas à la règle. Mais elle n’aurait su dire si c’était de colère ou pour les empêcher de claquer. Cela posé, la peur pouvait être contrôlée, et dans ce cas précis, c’était impératif.
— Nous avons terminé, je crois, dit Alviarin en commençant à se lever.
Les autres l’imitèrent, tirant sur leur jupe et leur châle pour les défroisser.
— Vous ai-je autorisées à vous retirer, mes filles ? demanda Elaida.
Les premiers mots qu’elle prononçait depuis qu’elle avait invité ses visiteuses à s’asseoir. Et bien entendu, toutes lui jetèrent un regard surpris. Un regard surpris, rien que ça ? Certaines daignèrent bien revenir vers leur siège, sans précipitation, évidemment, mais aucune ne songea à s’excuser. Décidément, Elaida leur avait trop longtemps laissé la bride sur le cou.
— Puisque vous êtes debout, inutile de vous rasseoir en attendant que j’aie fini de parler…
Les sœurs qui avaient déjà la moitié d’une fesse sur leur siège se relevèrent, l’air effarées.
— Je n’ai rien entendu au sujet des recherches concernant cette femme et ses complices.
« Cette femme » désignait la Chaire d’Amyrlin précédente, nul n’avait besoin d’un dessin. C’était tant mieux, car avec chaque jour qui passait, Elaida avait de plus en plus de mal à évoquer, même en pensée, le nom de celle qui occupait le poste avant elle – et qui était responsable de tous ses problèmes actuels, du premier jusqu’au dernier.
— Ce n’est pas simple, répondit Alviarin, puisque nous avons fait circuler des rumeurs sur son exécution.
Furieuse que cette sœur ait de la glace dans les veines à la place du sang, Elaida la dévisagea jusqu’à ce qu’elle consente à ajouter un « mère » totalement dénué de ferveur et de conviction.
Elaida balaya les autres sœurs du regard.
— Joline, dit-elle d’un ton dur, tu es chargée de ces recherches et de l’enquête sur l’évasion… Dans les deux cas, je n’entends qu’une seule phrase : « C’est difficile… » Ma fille, une pénitence quotidienne serait-elle de nature à te stimuler ? Écris donc un rapport qui tienne la route et soumets-le-moi. Si je le trouve sans intérêt, tu auras droit à trois pénitences quotidiennes…
L’éternel sourire de Joline s’effaça, une petite victoire pour la Chaire d’Amyrlin.
— J’obéirai, mère, lâcha-t-elle à contrecœur sous le regard furibond de la dirigeante.
Une soumission rien moins que sincère, mais qui ferait l’affaire en attendant mieux.
— Et où en sont nos tentatives pour ramener à la tour les fugitives ? demanda Elaida d’un ton encore plus coupant.
Le retour des sœurs qui avaient fui après la chute de « cette femme » impliquait que l’Ajah Bleu soit de nouveau présent à la tour. Doutant de pouvoir accorder sa confiance à des sœurs bleues, Elaida n’était pas sûre d’être capable de pardonner à toute personne qui s’était enfuie au lieu de célébrer comme il se devait sa nomination. Pourtant, il fallait bien que la tour soit au complet…
— Là encore, ce n’est pas simple, répondit Javindhra, chargée de cette délicate mission. (Voyant qu’Elaida la foudroyait du regard, l’austère Aes Sedai se passa nerveusement la langue sur les lèvres.) Mère…
— J’ai assez entendu cette chanson-là, ma fille… Demain, tu me remettras la liste de toutes les actions que tu as entreprises, sans oublier celles qui visent à cacher au monde extérieur les dissensions qui sévissent dans la tour.
Ce point était d’une importance capitale. Malgré la nomination mouvementée d’une nouvelle Chaire d’Amyrlin, la tour devait afficher plus que jamais sa force et son unité.
— Si tu n’as pas assez de temps pour faire le travail que je te confie, tu devrais envisager de renoncer à ton poste de conseillère au Hall de la Tour. Je vais y réfléchir, n’aie aucune crainte…
— Mère, ce ne sera pas nécessaire. Le rapport sera sur ton bureau demain. Mais je suis sûre que beaucoup de fugitives reviendront bientôt.
Elaida n’aurait pas parié là-dessus, même si c’était son plus cher souhait. La tour devait être forte et unie ! C’était vital.
À part Alviarin, toutes les sœurs parurent pensives et troublées. Si Elaida était prête à attaquer durement une sœur appartenant à son ancien Ajah – et à rudoyer encore plus une Aes Sedai verte qui la soutenait depuis le premier jour –, la traiter comme une dirigeante de paille n’était peut-être pas judicieux. Certes, ses compagnes avaient rendu possible sa nomination, mais elle était bel et bien la Chaire d’Amyrlin, désormais.
Quelques démonstrations de force de ce genre, durant les prochains jours, remettraient les sœurs sur le droit chemin. Et dans le cas contraire, Elaida les accablerait de pénitences jusqu’à ce qu’elles lui demandent grâce.
— Il y a des soldats de Tear au Cairhien, et également des Andoriens… Les premiers ont été envoyés par l’homme qui a conquis la Pierre de Tear.
Shemerin croisa ses mains potelées à s’en faire blanchir les phalanges et Teslyn tressaillit. Comme toujours, seule Alviarin ne broncha pas, aussi peu sillonnée de remous qu’une mare glacée.
— Regardez ça ! s’écria Elaida en désignant le tableau où deux hommes se battaient à grands coups d’éclairs. Regardez, c’est un ordre ! Sinon, vous finirez toutes par briquer le sol à genoux ! Si vous n’avez pas le cran de faire face à une peinture, comment réagirez-vous à ce qui nous attend ? La Tour Blanche n’a nul besoin de couardes !
Les sœurs relevèrent lentement les yeux en battant nerveusement des pieds comme des petites filles, pas des Aes Sedai. Seule Alviarin daigna à peine pointer le nez vers le haut, et sans paraître le moins du monde affectée. Shemerin se tordit les mains et des larmes perlèrent à ses paupières. Elle était trop nerveuse, il faudrait faire quelque chose un jour ou l’autre…
— Rand al’Thor, un homme capable de canaliser le Pouvoir ! lança Elaida.
Ses propres mots lui retournèrent l’estomac au point qu’elle faillit vomir. Mais elle parvint à garder une contenance et continua son discours – ou plutôt, sa salve verbale :
— Un homme condamné à devenir fou et à commettre des horreurs avec le Pouvoir avant de mourir. Et s’il n’y avait que ça ! À cause de lui, l’Arad Doman, le Tarabon et tout ce qui se trouve entre les deux ne sont plus qu’un champ de ruines ou un foyer de rébellion. Si la guerre civile et la famine qui font rage au Cairhien ne peuvent pas lui être imputées à coup sûr, il provoquera sans doute un conflit plus grave encore entre Tear et Andor, alors que la Tour Blanche a besoin que règne la paix. Au Ghealdan, des déments venus du Shienar prêchent en sa faveur devant des foules trop importantes pour que l’armée d’Alliandre parvienne à les contenir. Confrontées à la plus grande menace que la tour ait jamais dû affronter – et au plus grand ennemi qui se soit dressé contre le monde –, vous n’avez pas le courage d’en parler ? Et vous détournez les yeux pour ne pas voir son image ?
Un grand silence s’ensuivit. À part Alviarin, toutes les sœurs semblaient avoir perdu leur langue. Les yeux rivés sur le jeune homme de la peinture, elles paraissaient hypnotisées comme par un serpent.
— Rand al’Thor ! cracha Elaida comme si ce nom lui laissait un mauvais goût dans la bouche.
Un jour, elle avait eu à sa merci ce jeune homme à l’apparence innocente. Et elle n’avait pas su le reconnaître pour ce qu’il était ! Avant de s’évader, « cette femme », soumise à la torture, lui avait fait des révélations à peine croyables qu’elle avait d’ailleurs refusé de croire dans leur totalité. Car si les Rejetés étaient en liberté, alors, il n’y avait peut-être plus d’espoir, tout simplement. Mais la prisonnière n’avait pas tout dit, et elle s’était enfuie avant qu’on puisse de nouveau la mettre à la question. « Cette » maudite « femme » et Moiraine ! Une fichue sœur bleue qui savait tout depuis le début ! Elaida espérait bien les revoir très bientôt à la tour. Et là, elles diraient tout, jusqu’au dernier mot, implorant qu’on les achève pour abréger leurs souffrances.
Même si les mots lui arrachaient la langue, Elaida se força à continuer :
— Mes filles, Rand al’Thor est le Dragon Réincarné.
Ses genoux se dérobant, Shemerin dut s’asseoir à même le sol. D’autres sœurs parurent sur le point de défaillir.
— C’est une certitude ! C’est bien celui dont parlent les prophéties. Le Ténébreux sortira bientôt de sa prison et l’Ultime Bataille approche. Si le Dragon Réincarné n’est pas là pour y participer, le monde sera condamné au feu et à la destruction tant que la Roue du Temps tournera. Et al’Thor est en liberté, mes filles ! Si nous ne savons pas où il est, nous connaissons au moins certains endroits où il n’est pas. Par exemple, il a quitté Tear, et il n’est pas dans la tour, coupé de la Source Authentique, comme il conviendrait. Il sème la tempête dans le monde et nous devons l’en empêcher pour avoir une infime chance de survivre à Tarmon Gai’don. Il nous faut le contrôler pour être sûres qu’il jouera son rôle dans l’Ultime Bataille. Pensez-vous qu’il ira de son plein gré vers la mort que lui prédisent les prophéties ? Tout ça pour sauver le monde ? Quelle importance, pour un fou furieux ? Nous devons tirer les ficelles de cette marionnette !
— Mère…, commença Alviarin, toujours aussi imperturbable.
Mais Elaida la réduisit au silence d’un seul regard.
— Capturer Rand al’Thor est beaucoup plus important que de se soucier des escarmouches au Shienar ou de l’étrange quiétude de la Flétrissure. C’est une priorité, bien avant Elayne, Galad ou même Mazrim Taim. Vous devez trouver le Dragon Réincarné ! Lors de notre prochaine réunion, chacune d’entre vous devra me dire ce qu’elle aura fait pour atteindre cet objectif. Et maintenant, mes filles, vous pouvez vous retirer.
Après une série de « nous t’obéirons, mère » angoissés et furtifs, les sœurs se ruèrent vers la porte, Joline aidant au passage Shemerin à se redresser sur des jambes tremblantes.
Pour la prochaine démonstration de force, la sœur jaune serait idéale, et de toute façon, elle était bien trop faible pour continuer à appartenir à ce « conseil » restreint. Il faudrait d’autres exemples, afin d’assurer qu’aucune de ces femmes ne revienne à ses erreurs. Mais quoi qu’il en soit, ce petit cercle de sœurs ne garderait pas longtemps son pouvoir. Car le Hall de la Tour danserait bientôt au rythme de la seule musique d’Elaida.
Toutes les sœurs déguerpirent… sauf Alviarin.
Lorsque la porte se fut refermée, les deux femmes se défièrent un long moment du regard. Alviarin avait été la première à accepter d’entendre, puis de croire, les accusations d’Elaida contre la précédente Chaire d’Amyrlin. Depuis, elle savait parfaitement pourquoi l’étole de la Gardienne reposait sur ses épaules. Si l’Ajah Rouge avait soutenu Elaida avec une belle unanimité, le Blanc avait été loin de l’imiter. Et si elle n’avait pas réussi à se gagner son approbation – perdant ainsi celle de bien d’autres Aes Sedai – Elaida aurait fini dans une cellule au lieu d’accéder au pouvoir suprême. En supposant que sa tête n’aurait pas trôné au bout d’une pique afin de satisfaire la voracité des corbeaux.
En d’autres termes, Alviarin serait bien moins facile à intimider que ses compagnes – si elle était intimidable. Dans son regard, on voyait bien qu’elle tenait Elaida pour son égale, pas pour sa supérieure.
Brisant le silence, quelqu’un frappa à la porte.
— Entrez ! cria Elaida.
Mince, la peau très pâle, une Acceptée se glissa timidement dans le bureau et s’inclina aussitôt si bas que sa robe blanche à l’ourlet orné de sept bandes de couleur forma comme une corolle autour d’elle. À voir ses yeux bleus écarquillés et sa façon de les garder rivés sur le sol, on pouvait parier qu’elle avait remarqué l’affolement des Aes Sedai qui venaient de sortir. Et quand une sœur quittait un lieu en tremblant, une Acceptée avait toutes les raisons d’y entrer en mourant de peur.
— Mè-mère…, balbutia la jeune femme, maî-maître Fain est ici. Il dit que vous vouliez le voir à cette heure précise.
Tremblant comme une feuille, l’Acceptée toujours inclinée humblement manqua basculer en avant.
— Alors, introduis-le, mon enfant, au lieu de le faire attendre ! s’écria Elaida.
Si elle n’avait pas bloqué le visiteur, la Chaire d’Amyrlin aurait fait écorcher vive la petite dinde. Mais la colère qu’elle ne montrait pas à Alviarin – pas parce qu’elle n’osait pas, mais par intelligence stratégique – devait bien se déverser sur quelqu’un.
— Et si tu n’apprends pas très vite à parler sans bafouiller, une place de souillon de cuisine t’attend, tu peux me croire ! Alors, vas-tu enfin exécuter mes ordres ? Secoue-toi, voyons ! Et dis à la Maîtresse des Novices qu’elle doit t’apprendre à obéir à la vitesse de l’éclair.
L’Acceptée couina quelques mots qui étaient peut-être une réponse adéquate, puis elle sortit sans demander son reste.
Au prix d’un gros effort, Elaida reprit le contrôle de ses nerfs. Elle se fichait que Silviana, la nouvelle Maîtresse des Novices, roue la petite idiote de coups ou se contente de lui faire un sermon. Voyant très rarement des novices ou des Acceptées, sauf lorsqu’elles faisaient irruption dans son bureau, elle s’en fichait comme d’une guigne. En revanche, elle entendait briser Alviarin, et pour ça, elle ne ménagerait pas ses efforts.
Mais d’abord, il fallait s’occuper de Fain. Se tapotant la lèvre du bout d’un index, Elaida repensa à ce petit type maigrichon au nez proéminent. Quelques jours plus tôt, il avait débarqué à la tour vêtu de haillons trop grands pour lui mais qui avaient dû être des vêtements luxueux dans une vie antérieure. Tour à tour arrogant et implorant, Fain avait demandé une audience avec la Chaire d’Amyrlin. À part ceux qui y travaillaient, les hommes s’aventuraient rarement dans le fief des Aes Sedai, sauf sous la contrainte ou poussés par la nécessité. Et ils ne demandaient jamais à voir la Chaire d’Amyrlin. Fain devait être un dément, ou quelque chose comme un idiot du village. Prétendant être originaire de Lugard, au Murandy, il changeait d’accent beaucoup plus souvent que de chemise, et parfois dans la même phrase. Pourtant, il semblait potentiellement utile.
Les yeux rivés sur Elaida, Alviarin affichait toujours sa neutralité glaciale – une lueur, dans son regard, semblait cependant indiquer qu’elle se posait bien des questions au sujet de Fain…
De plus en plus agacée, Elaida faillit s’unir au saidar, la moitié féminine du Pouvoir de l’Unique, pour remettre l’insolente Gardienne à sa place. Mais ce n’était pas la bonne façon de s’y prendre. Alviarin était susceptible de résister, et se battre comme une paysanne qui se roule dans la poussière d’une cour de ferme n’aiderait pas la Chaire d’Amyrlin à asseoir son autorité. Cela dit, Alviarin finirait par se soumettre, comme toutes les autres. Pour l’y encourager, Elaida allait commencer par ne rien lui dire au sujet de maître Fain – à supposer que ce soit le vrai nom du visiteur.
Padan Fain chassa de ses pensées l’Acceptée surexcitée et entra dans le bureau de la Chaire d’Amyrlin. Bien sûr, il se serait volontiers régalé de cette petite idiote – il adorait voir ses proies battre des ailes comme un oiseau qu’on serre dans son poing –, mais il avait pour l’instant d’autres priorités, autrement plus sérieuses. Joignant les mains, il inclina humblement la tête – juste ce qu’il fallait, cependant. Les deux femmes qui l’attendaient, occupées à se défier du regard, ne parurent pas s’aviser de sa présence.
Fain se frotta vigoureusement les mains – tout ce qu’il pouvait faire pour s’empêcher d’en tendre une afin de caresser du bout des doigts la tension qui régnait entre les deux sœurs. Dans la Tour Blanche, la division et la tension étaient partout, et Fain s’en félicitait. Ces points faibles, très faciles à exploiter, joueraient en sa faveur…
En arrivant, Fain avait été surpris d’apprendre qu’Elaida avait pris le pouvoir. Une bonne nouvelle, toutefois. Sur bien des points, avait-il entendu dire, la nouvelle dirigeante était bien moins coriace que sa devancière. Plus dure, sans doute, et plus cruelle, mais également bien plus fragile. En d’autres termes, difficile à faire plier, certes, mais susceptible d’être brisée plus aisément. Bon à savoir, si l’une ou l’autre action devenait nécessaire. Cela dit, aux yeux de Fain, une Aes Sedai – fût-elle la Chaire d’Amyrlin – ressemblait à toutes les autres Aes Sedai. Des idiotes. Dangereuses, à l’occasion, mais assez stupides pour faire de parfaites dupes.
Lorsque les deux sœurs s’aperçurent enfin qu’elles n’étaient plus seules, la Chaire d’Amyrlin cilla comme si elle détestait être surprise. La Gardienne des Chroniques, en revanche, ne broncha pas.
— Tu peux te retirer, maintenant, ma fille…, dit Elaida.
Quelle manière perfide d’accentuer le « maintenant » ! La tension, oui. Les failles du pouvoir… Des sillons où il serait enfantin de semer de mauvaises graines. À la dernière seconde, Fain parvint à s’empêcher de ricaner.
Alviarin hésita, puis elle se fendit d’une esquisse de révérence et sortit en trombe de la pièce, gratifiant Fain d’un regard glacial, neutre et pourtant très troublant. D’instinct, le petit homme recula et rentra la tête dans les épaules. Puis il adressa au dos de la sœur un demi-rictus vengeur. Parfois, l’espace d’un instant, il avait le sentiment que cette femme en savait trop long sur lui. Pourquoi, il n’aurait su le dire. C’était sans doute à cause de son masque qui ne changeait jamais.
À ces moments-là, Fain aurait aimé faire rendre gorge à l’arrogante Aes Sedai. La voir trembler de peur… L’entendre crier de douleur… Ou implorer pitié…
Mais ses angoisses étaient sans fondement, ça ne faisait aucun doute. Cette femme ne pouvait rien savoir du tout. Allons, un peu de patience, et il en aurait fini avec elle et sa maudite impassibilité.
Dans ses salles au trésor, la tour contenait des artefacts qui valaient bien un peu de patience, justement. Le Cor de Valère s’y trouvait, ce légendaire instrument conçu pour réveiller les héros morts afin qu’ils participent à l’Ultime Bataille. La plupart des Aes Sedai l’ignoraient, mais Fain était un maître dans l’art de lever les lièvres. La dague aussi était ici. À l’endroit même où il se trouvait, il sentait l’attraction que cette arme exerçait sur lui. S’il l’avait voulu, il aurait pu tendre un bras pour indiquer où elle était. Cette dague lui appartenait, mais les Aes Sedai la lui avaient volée pour la cacher dans leur tanière. S’il récupérait son bien, toutes les souffrances de Fain seraient comme effacées. Il n’aurait trop su dire comment, mais il en avait la certitude. Ainsi, il ne porterait plus le deuil d’Aridhol. Car y retourner était hors de question. Risquer d’y être de nouveau piégé ? Impensable ! Après un si long emprisonnement, qui aurait voulu remettre ça ?
Bien entendu, plus personne n’appelait la cité Aridhol, désormais. Shadar Logoth… L’Attente des Ténèbres… Un nom adapté. Tant de choses avaient changé, à commencer par lui-même. Padan Fain… Mordeth… Ordeith… Souvent, il ne savait plus quel nom était vraiment le sien – ni qui il était, pour être franc. En tout cas, il ne correspondait en rien aux idées qu’on se faisait de lui. Ceux qui croyaient le connaître se trompaient lourdement. Et il était transfiguré, à présent. Investi d’une force qui le dépassait et qui dominait tout autre pouvoir. Tous ces gens paieraient cher pour le savoir, au bout du compte…
Revenant au présent, Fain s’avisa que la Chaire d’Amyrlin venait de lui poser une question. En fouillant dans sa mémoire, il retrouva de quoi il s’agissait et répondit :
— Oui, mère, cette veste me va à merveille… (Pour appuyer ses dires, Fain caressa le velours noir du bout des doigts – comme si les vêtements avaient la moindre importance !) C’est une très bonne veste, et je vous remercie humblement.
Prêt à s’agenouiller et à embrasser la bague au serpent, Fain était également préparé à subir d’autres tentatives visant à l’amadouer, histoire de lui faire baisser sa garde. Mais cette fois, l’Aes Sedai entra sans préambule dans le vif du sujet :
— Maître Fain, dites-moi tout ce que vous savez sur Rand al’Thor.
Fain leva les yeux sur le tableau où deux hommes se battaient dans le ciel. L’image de Rand al’Thor le rendait presque aussi fou de rage que la présence en chair et en os de ce chien. À cause de ce jeune homme apparemment inoffensif, il avait souffert au-delà de ce qu’on pouvait imaginer et de ce qu’il était capable de se rappeler. Une souffrance bien pire que la simple douleur. Par la faute de Rand al’Thor, il avait été brisé en mille morceaux puis reconstitué. Bien entendu, ce processus lui avait fourni les armes requises pour se venger, mais la question n’était pas là. Dès qu’il était question d’abattre al’Thor – de le réduire à néant, plutôt – rien d’autre ne comptait aux yeux de Padan Fain.
Lorsqu’il regarda de nouveau la Chaire d’Amyrlin, le petit homme ne s’aperçut pas qu’il se montrait soudain aussi autoritaire qu’elle, soutenant son regard sans ciller.
— Rand al’Thor est retors et il ne se soucie de rien ni de personne, à part ce qui sert son pouvoir. (Quelle idiote, décidément !) Il n’agit jamais comme on s’y attend, se montrant donc difficile à contrôler, même si ce n’est pas impossible. (Livre-le-moi, et tu verras ce que j’en ferai !) Pour commencer, mère, tu devras tirer les ficelles d’un des rares pantins auxquels il se fie…
Si cette femme lui livrait Rand al’Thor, Fain envisageait de la laisser en vie quand il en aurait terminé. Oui, même s’il s’agissait d’une maudite Aes Sedai !
En manches de chemise, une botte sur l’accoudoir rembourré de son fauteuil orné de dorure, Rahvin sourit tandis que la femme debout devant la cheminée répétait ce qu’il venait de lui dire. Ses grands yeux marron légèrement vitreux, cette jeune personne restait fort séduisante, même dans la robe de laine grise très ordinaire qu’elle avait choisie comme déguisement. Mais pour une fois, Rahvin ne s’intéressait pas à cet aspect-là de la femme.
Pas un souffle d’air n’entrant par les grandes fenêtres, il faisait une chaleur étouffante dans la pièce. De la sueur ruisselait sur le visage de la femme qui parlait et sur celui, long et étroit, de l’autre homme présent en ces lieux. Malgré sa veste rouge ornée de broderies dorées, le type avait adopté la posture très raide d’un serviteur – exactement ce qu’il était, en un sens. Mais contrairement à la femme, il disposait encore de sa propre volonté, même s’il était momentanément sourd et aveugle.
N’ayant aucun intérêt à perdre des larbins si utiles, Rahvin tissait avec une grande délicatesse les flux d’Esprit qui entravaient le couple.
Bien entendu, lui ne transpirait pas, car il ne permettait pas à la chaleur de l’été d’avoir la moindre prise sur lui. Très grand, costaud, le teint mat, il demeurait très séduisant malgré ses tempes plus que grisonnantes.
Sur cette femme, user de la Coercition n’avait posé aucun problème. Ce n’était pas toujours le cas. Certains « sujets », très rares, avaient une telle force mentale que leur esprit, même s’ils n’avaient pas conscience de ce qui se passait, cherchait la moindre fissure dans le piège pour s’enfuir. Par un malheureux concours de circonstances, Rahvin avait encore besoin d’une de ces proies récalcitrantes. Une proie qu’il pouvait maîtriser, certes, mais qui tentait sans cesse de lui échapper, alors même qu’elle ignorait être en son pouvoir. Bientôt, elle deviendrait inutile, par bonheur, et il lui resterait simplement à décider s’il devait la laisser repartir ou s’en débarrasser d’une manière permanente. Le danger rôdait partout. Rien qui puisse vraiment lui nuire, bien entendu, mais il était depuis toujours un homme prudent et méticuleux. Les petits dangers grandissaient quand on n’y faisait pas attention, et il avait l’art de prendre des risques calculés au centième de pouce près. Alors, devait-il tuer cette proie ou lui rendre la liberté ?
S’avisant que la femme s’était tue, Rahvin émergea de sa méditation.
— Une fois partie d’ici, dit-il, tu oublieras tout de cette visite, et tu reprendras comme si de rien n’était ta promenade matinale.
La femme acquiesça, avide de lui plaire. Afin qu’ils disparaissent dès qu’elle serait dans la rue, Rahvin dénoua un peu les flux d’Esprit. Le recours fréquent à la Coercition facilitait l’obéissance, même quand on ne se servait pas du lien mental d’asservissement. Hélas, celui-ci devenait un peu plus facile à détecter lorsqu’on l’activait.
Rahvin relâcha aussi la pression sur l’esprit d’Elegar. Un noble mineur, certes, mais fidèle à ses engagements. Regardant la femme, il se passa nerveusement la langue sur les lèvres, puis mit un genou en terre devant Rahvin. Depuis que Rahvin et les autres s’étaient libérés, les Suppôts des Ténèbres avaient appris qu’on ne leur permettrait pas la moindre manifestation de déloyauté.
— Conduis-la dans la rue par la porte de derrière, ordonna le Rejeté, afin que personne ne la voie, puis laisse-la partir.
— À vos ordres, grand maître, souffla Elegar en s’inclinant, toujours en appui sur un genou.
Puis il se leva, prit la femme par le bras et la tira vers la sortie tout en multipliant les courbettes à l’intention de Rahvin. Le regard toujours voilé, la docile proie ne résista pas. Avant de l’abandonner, Elegar ne lui poserait aucune question. Avec le temps, il avait compris qu’il valait mieux, pour son propre bien, ne pas en savoir trop long sur certaines choses.
— Une de tes jolies poupées ? demanda une voix de femme derrière Rahvin lorsque la porte se fut refermée. Les habiller comme ça est une de tes fantaisies ?
S’unissant au saidin, la moitié masculine de la Source Authentique, Rahvin en tira un flot de Pouvoir. Protégé par ses liens et ses serments – des attaches qui le reliaient à une puissance de loin supérieure à celle de la Lumière, voire du Créateur –, il ne sentit pas le goût atroce de la souillure.
Au milieu de la pièce, un portail lévitait au-dessus du tapis rouge et or – une ouverture donnant sur un ailleurs indéfini. Avant que cette issue disparaisse, Rahvin eut le temps d’apercevoir une pièce tendue de soieries immaculées. Puis son regard se posa sur l’intruse vêtue de blanc, à l’exception de sa ceinture argentée, qui venait de sortir du mystérieux passage.
Seul un léger picotement, tel un frisson fugitif, permit à Rahvin de deviner que la femme avait canalisé le Pouvoir. Grande et mince, ses yeux noirs insondables et ses longs cheveux ornés d’étoiles et de croissants d’argent, cette visiteuse n’avait rien à envier à Rahvin en matière de beauté. Face à elle, la plupart des hommes auraient eu la bouche sèche de désir.
— Que signifie cette façon de me surprendre, Lanfear ? demanda Rahvin, le ton cassant. (Juste au cas où, il ne se sépara pas du Pouvoir, préparant même une série de méchantes surprises à son interlocutrice.) Quand tu veux me parler, envoie-moi un émissaire, et attends que je te dise où et quand j’entends te voir. Si je l’entends…
Lanfear eut un sourire faussement innocent.
— Tu as toujours été un porc, Rahvin, mais beaucoup plus rarement un crétin. Cette femme est une Aes Sedai. Et si ses collègues se demandaient où elle est passée ? As-tu également envoyé des hérauts clamer partout où tu te trouves ?
— Et elle me trahirait en canalisant ? lança Rahvin. La pauvre n’est même pas assez puissante pour sortir sans sa nourrice. La tour bombarde « Aes Sedai » des gamines incultes dont le « savoir » est composé pour une moitié de trucs qu’elles ont appris toutes seules et pour l’autre de notions dont leur pauvre compréhension a à peine effleuré la surface.
— Serais-tu aussi arrogant si treize de ces « ignares » se plaçaient en cercle autour de toi ?
Le mépris de Lanfear fit mouche, mais Rahvin mit un point d’honneur à ne pas le montrer.
— Je suis prudent, Lanfear… Loin d’être une de mes « poupées », comme tu dis, cette femme est l’espionne infiltrée ici par la tour. Désormais, je lui souffle ses rapports, et elle n’a rien de plus pressé qu’aller les répéter à qui de droit. Celles qui servent les Élus, au sein même de la Tour Blanche, m’ont indiqué son identité.
Les Élus… Bientôt viendrait le jour où, abandonnant l’ignoble nom de « Rejetés », le monde entier se prosternerait devant les Élus. Une promesse remontant à des millénaires, et qui serait tenue.
— Que viens-tu faire ici, Lanfear ? Sûrement pas secourir de pauvres femmes sans défense ?
Lanfear haussa très légèrement les épaules.
— Tu peux jouer avec tes poupées autant que ça te chante, pour ce que j’en ai à faire… Considérant ta cuistrerie en matière d’hospitalité, Rahvin, tu voudras bien m’excuser si…
Le décanteur d’argent posé sur une table de chevet, près du lit de Rahvin, se souleva dans les airs puis s’inclina pour remplir de vin une coupe en or repoussé. Quand ce fut fait, le décanteur reprit sa position initiale et la coupe vola jusque dans la main de Lanfear.
Rahvin ne vit aucun flux et ne sentit rien, à part le léger picotement. Vraiment, il détestait ça depuis toujours. Et savoir que Lanfear n’aurait rien vu non plus d’un de ses tissages ne suffit pas à le réconforter.
— Que viens-tu faire ici ? demanda-t-il de nouveau.
Lanfear sirota une gorgée de vin avant de répondre :
— Puisque tu nous évites, quelques-uns des Élus vont venir ici. Je suis là en éclaireuse, pour que tu saches qu’il ne s’agit pas d’une attaque.
— Quelques-uns des Élus ? Encore un de tes plans ? Qu’ai-je à faire des machinations de quelqu’un d’autre ? (Rahvin éclata de rire.) Donc, ce n’est pas une agression ? Tu n’as jamais été du genre à attaquer de front, pas vrai ? Pas aussi lâche que Moghedien, peut-être, mais quand même encline à préférer viser les flancs ou l’arrière-garde… Pour une fois, je vais me fier à toi, le temps que tu aies débité ton discours. À condition de t’avoir dans mon champ de vision en permanence…
Un idiot qui tournait le dos à Lanfear méritait amplement de se retrouver avec un couteau entre les omoplates. Même quand on l’avait en face de soi, il fallait se méfier de son caractère volontiers volcanique.
— Qui d’autre est impliqué dans cette histoire ?
Le tissage étant l’œuvre d’un homme, Rahvin ne fut pas pris par surprise lorsqu’un autre portail s’ouvrit. Au-delà d’arcades donnant sur de grands balcons de pierre, des mouettes criaillaient en décrivant de grands cercles dans un ciel bleu sans nuages.
Un homme apparut et franchit l’ouverture, qui se referma derrière lui.
Massif, solide et semblant plus grand qu’il l’était vraiment, Sammael avait une démarche de conquérant bien accordée à ses manières pour le moins abruptes. Avec ses yeux bleus, ses cheveux blonds et sa barbe carrée soigneusement taillée, il aurait pu être beau sans la cicatrice qui lui barrait le visage en diagonale, comme si on y avait appliqué longuement un tisonnier chauffé au rouge. Bien entendu, il aurait pu se débarrasser de ce stigmate dès qu’il en avait été affligé, très longtemps auparavant, mais il avait choisi de n’en rien faire.
Connecté au saidin aussi fortement que Rahvin – de si près, celui-ci pouvait sentir très faiblement ce lien –, Sammael le regarda sans la moindre aménité.
— Je m’attendais à voir des servantes et des danseuses, Rahvin ! Te serais-tu lassé de ton passe-temps favori, au fil des ans ?
Lanfear eut un petit rire derrière sa coupe de vin.
— Quelqu’un a parlé de passe-temps ?
Son troisième visiteur étant une visiteuse, Rahvin n’avait bien entendu pas remarqué qu’un nouveau portail venait d’apparaître. Par cette ouverture, il vit très clairement une grande salle entourée de colonnes où s’alignaient plusieurs bassins. Des acrobates à moitié nus et leurs assistants encore moins couverts allaient et venaient entre les bassins. Bizarrement, un vieil homme maigrichon vêtu d’une veste froissée était assis, l’air sinistre, au milieu des saltimbanques nus. À peine plus habillés, deux serviteurs avançaient à grands pas. Un homme à la puissante charpente portait un lourd plateau en or tandis que sa compagne, une femme voluptueuse, versait du vin dans la coupe de cristal qui trônait sur le plateau. Suivie par cet étrange couple, la troisième « invitée » franchit l’ouverture, qui se dissipa dès que les serviteurs l’eurent traversée aussi.
Si Lanfear n’avait pas été là, Graendal serait à coup sûr passée pour un parangon de beauté. Vêtue d’une robe de soie verte au décolleté plongeant, elle arborait entre ses seins généreux un rubis de la taille d’un œuf, et une couronne incrustée de pierres précieuses reposait sur sa longue chevelure blonde. Une vision saisissante, certes, mais sans rien, pourtant, qui pût forcer un homme à détourner les yeux de Lanfear. Si l’inévitable comparaison agaçait Graendal, son sourire subtilement moqueur n’en laissait rien transparaître.
Quand elle tendit une main lestée de bagues, faisant cliqueter toute sa théorie de bracelets en or, la servante lui glissa la coupe entre les doigts avec un sourire servile que le grand costaud au plateau s’empressa d’imiter.
— Eh bien, lança gaiement Graendal, la moitié des Élus survivants réunis au même endroit, et ils ne tentent pas de s’entre-tuer ? Qui aurait cru ça possible avant le retour du Grand Seigneur des Ténèbres ? Ishamael nous a empêchés de nous sauter à la gorge pendant un temps, mais là…
— Tu parles toujours si librement devant des serviteurs ? demanda Sammael avec une moue réprobatrice.
Graendal sursauta puis regarda ses domestiques comme si elle les avait déjà oubliés.
— Ils ne répéteront rien, parce qu’ils me vénèrent. Pas vrai ?
Le colosse et sa compagne se jetèrent à genoux, bafouillant tant ils étaient avides de clamer leur amour pour Graendal. Une ferveur qui n’avait rien de forcé. Ils l’adoraient bel et bien. Désormais…
Au bout d’un moment, Graendal plissa simplement le front et les déclamations enflammées cessèrent sur-le-champ.
— Ils pourraient continuer pendant des heures, mais ils ne t’ennuieront plus, Sammael. Pas vrai, vous deux ?
Hochant pensivement la tête, Rahvin se demanda qui étaient – ou avaient été – les deux serviteurs. Quand Graendal se choisissait des esclaves, la beauté n’était pas un critère suffisant. Il fallait aussi que ses jouets aient un statut très élevé. Un seigneur déchu comme valet, une dame pour faire chauffer son bain… Des goûts de luxe, en quelque sorte. Une faiblesse, aux yeux de Rahvin, mais surtout, un déplorable gaspillage. Judicieusement utilisés, ces gens auraient pu se révéler précieux – hélas, soumis à un tel niveau de Coercition, ils devaient déjà avoir perdu toute valeur autre que décorative.
Décidément, Graendal n’avait aucune véritable subtilité.
— Attendons-nous encore du monde, Lanfear ? maugréa Rahvin. Aurais-tu convaincu Demandred qu’il n’est pas le seul héritier du Ténébreux, tout compte fait ?
— Il ne l’a jamais pensé, corrigea Lanfear. Et encore moins après avoir vu où ça a conduit Ishamael. Du coup, nous voilà dans le vif du sujet – un débat que Graendal a le mérite d’avoir initié. Au début, nous étions treize « immortels ». Aujourd’hui, quatre sont morts et un cinquième nous a trahis. Non, Rahvin, nous n’attendons plus personne !
— Tu es sûre qu’Asmodean a changé de camp ? demanda Sammael. Lui qui ne prenait jamais de risques, il aurait eu la témérité de se rallier à une cause perdue ?
Lanfear eut un sourire amusé.
— Il a trouvé le courage de monter une embuscade qui, croyait-il, lui donnerait la haute main sur nous. Ayant à choisir entre la mort et une cause condamnée, il n’a pas eu besoin de témérité pour trancher.
— Ni d’une longue réflexion, j’imagine, souffla Sammael avec un rictus mauvais qui creusa encore un peu plus sa balafre. Si tu l’as approché d’assez près pour savoir tout ça, pourquoi est-il encore en vie ? Tu aurais pu l’abattre avant qu’il se soit aperçu de ta présence.
— Je tue moins promptement que toi, c’est tout… Le meurtre est une solution trop radicale, tant qu’il existe d’autres moyens d’atteindre ses objectifs. De plus, s’il faut exprimer la chose en des termes accessibles à ta pauvre compréhension, j’ai refusé de lancer un assaut frontal contre des forces supérieures.
— Il est donc si fort ? demanda Rahvin. Rand al’Thor, je veux dire… Lors d’un duel, t’aurait-il vaincue ?
Non que Rahvin s’en serait cru incapable, le cas échéant… Idem pour Sammael, d’ailleurs. Bien sûr, si l’un des hommes attaquait, Graendal unirait sans doute ses forces à celles de Lanfear. Pour faire face, au cas où, les deux femmes devaient être emplies de Pouvoir à en exploser et prêtes à frapper au premier comportement suspect des mâles. En même temps, elles se surveillaient du coin de l’œil.
Mais ce fermier de malheur ! Un berger sans formation. En tout cas, jusqu’à ce qu’Asmodean s’y colle.
— Il est la réincarnation de Lews Therin Telamon, répondit Lanfear, un homme aussi puissant que n’importe lequel d’entre nous.
Sans y penser, Sammael frotta la balafre qu’il devait justement à Lews Therin. L’affront remontait à plus de trois mille ans, très longtemps avant la Dislocation du Monde, l’incarcération du Ténébreux et bien d’autres événements – mais le mot « oubli » ne figurait pas dans le vocabulaire de Sammael.
— Au moins, intervint Graendal, nous voilà en train de parler du sujet qui nous amène tous ici.
Rahvin eut un frémissement de profond déplaisir. Les deux serviteurs étaient toujours pétrifiés – ou plutôt, de nouveau. Et Sammael marmonnait dans sa barbe.
— Si Rand al’Thor est vraiment Lews Therin Telamon, continua Graendal, s’appuyant au dos du colosse désormais accroupi à quatre pattes, je m’étonne que tu n’aies pas tenté de l’attirer dans ton lit, Lanfear. Mais la difficulté t’a peut-être découragée… Si je me souviens bien, c’est Lews Therin qui te menait par le bout du nez, et pas le contraire. Insensible à tes caprices, il ne bronchait pas quand tu tapais du pied. En quelque sorte, il t’envoyait lui acheter du vin, et tu filais doux… (Graendal posa sa coupe sur le plateau que tenait désormais la servante.) Il t’obsédait tellement que tu te serais étendue à ses pieds s’il avait dit le mot « carpette »…
Une lueur noire dansa dans le regard de Lanfear, qui mit quelques secondes à retrouver son calme.
— C’est la réincarnation de Lews Therin, dit-elle, mais pas Lews Therin en personne…
— Comment le sais-tu ? demanda Graendal, souriant comme si toute cette affaire était une farce. Ainsi que le croient bien des gens, il est possible que tout le monde naisse et renaisse au fil des rotations de la Roue du Temps, mais nous nous trouvons devant un phénomène inédit, en tout cas si je me fie à mes lectures. Un individu particulier se réincarnant en accord avec une prophétie…
Lanfear eut un sourire hautain.
— Je l’ai observé très attentivement. Il n’est rien de plus que le berger qu’il semble être, et encore plus naïf qu’il le paraît. (Le sourire s’effaça.) Mais il a maintenant un allié : Asmodean, si minable soit-il. Et même avant ça, quatre Élus sont morts en l’affrontant.
— Eh bien, laissons-le séparer le bon grain de l’ivraie, marmonna Sammael.
Avec un tissage d’Air, il fit glisser un fauteuil jusqu’à lui et s’y installa, les chevilles croisées et un bras posé sur le dossier assez bas. Une posture qu’il ne fallait surtout pas prendre pour argent comptant. S’il semblait avoir baissé sa garde, il restait vigilant, et envisager de le prendre par surprise aurait été une erreur grossière.
— Comme ça, continua-t-il, il y en aura plus pour les survivants lorsque viendra le Jour du Retour. Ou le crois-tu capable de remporter l’Ultime Bataille, Lanfear ? Même s’il parvient à regonfler cette baudruche d’Asmodean, il n’a pas les Cent Compagnons à ses côtés, cette fois. Asmodean ou pas, le Grand Seigneur des Ténèbres soufflera sa vie comme la flamme d’une bougie.
Lanfear riva sur Sammael un regard méprisant.
— Combien d’entre nous seront encore en vie lorsque le Grand Seigneur se libérera enfin ? Quatre morts déjà… Seras-tu la prochaine cible, Sammael ? Tu ne détesterais pas ça, hein ? En cas de victoire, tu pourrais enfin te débarrasser de cette balafre. Mais où ai-je donc la tête ? Combien de fois l’as-tu affronté durant la guerre du Pouvoir ? Et pour combien de succès ? Aucun, si ma mémoire est bonne… (Sans marquer de pause, Lanfear s’en prit à Graendal.) Et si c’était toi ? Pour une raison qui me dépasse, Rand al’Thor répugne à blesser les femmes, mais tu n’aurais même pas la possibilité de choisir, contrairement à Asmodean. Que pourrais-tu lui enseigner ? Aussi utile qu’un caillou, sur ce plan-là… Sauf s’il décide de te garder comme animal de compagnie. Voilà qui te changerait, n’est-ce pas ? Au lieu de décider lequel de tes mignons te plaît le plus, tu apprendrais à plaire…
Voyant la grimace de Graendal, Rahvin se prépara à tisser un bouclier contre tout ce que les deux femmes étaient susceptibles de s’envoyer à la figure. Prudent, il prit même la précaution de pouvoir Voyager en urgence, au cas où elles auraient recours à des Torrents de Feu – même si elles se contentaient de ruisselets.
Rahvin sentit soudain que Sammael s’emplissait de Pouvoir et il capta une subtile différence entre sa démarche défensive et celle de l’autre Rejeté. « Une façon de s’assurer un avantage tactique », aurait dit Sammael.
Rahvin se pencha pour saisir le bras de l’autre mâle présent. Bien entendu, Sammael se dégagea rageusement, mais l’occasion s’était envolée. Les deux femmes ne se défiaient plus du regard, dévisageant au contraire leurs compagnons. Sans pouvoir déterminer ce qui avait failli se produire, elles sentaient qu’il était arrivé quelque chose entre Rahvin et Sammael, et ça éveillait leurs soupçons.
— Je veux entendre ce que Lanfear a à dire, déclara Rahvin, sans regarder Sammael, même si le message lui était adressé. Il y a sûrement davantage derrière tout ça qu’une absurde tentative de nous effrayer.
Sammael secoua la tête sans qu’il soit possible de deviner s’il acquiesçait ou manifestait son mécontentement. Tant pis, il faudrait faire avec…
— Il y a beaucoup plus que ça, confirma Lanfear, de la méfiance dans les yeux, mais d’une voix claire et assurée. Cela dit, une bonne frousse peut être salutaire. Ishamael a tenté de contrôler Rand al’Thor, et il a échoué. Il a aussi essayé de le tuer, sans plus de succès. Mais Ishamael était un adepte de l’intimidation et de la terreur, et ça ne fonctionne pas avec Rand al’Thor.
— Ishamael était à demi fou, marmonna Sammael, et moins qu’à moitié humain.
— C’est ce que nous sommes ? demanda Graendal. Seulement humains ? Pour moi, nous sommes bien plus que ça… (Elle passa un index sur la joue de la femme au plateau.) Voilà une misérable humaine ! Pour nous décrire, il faudra inventer un nouveau mot.
— Quoi que nous soyons, dit Lanfear, nous pourrons réussir là où Ishamael a échoué.
Penchée en avant, la Fille de la Nuit semblait vouloir faire entrer de force ses propos dans la tête des autres. Pourquoi tant d’intensité, alors qu’elle se départait rarement de son calme ?
— Pourquoi seulement nous quatre ? demanda Rahvin.
Son autre question devrait attendre.
— Pourquoi être plus nombreux ? répondit Lanfear. Le Jour du Retour, si nous pouvons forcer le Dragon Réincarné à se prosterner devant le Grand Seigneur des Ténèbres, pourquoi partager cet honneur, et les récompenses qui iront avec, plus qu’il est nécessaire ? Qui sait, nous réussirons peut-être à utiliser Rand al’Thor pour… comment as-tu dit, Sammael ? Séparer le bon grain de l’ivraie ?
Le genre de réponse que Rahvin pouvait comprendre, même s’il ne se fiait ni à Lanfear ni aux autres. L’ambition, voilà une notion qui lui parlait ! Jusqu’au jour où Lews Therin les avait emprisonnés en même temps que le Grand Seigneur, les Élus avaient passé leur temps à comploter les uns contre les autres. Et ils étaient repartis de plus belle, une fois libres. L’essentiel était de s’assurer que la machination de Lanfear ne perturberait pas ses propres plans.
— Nous t’écoutons, Lanfear…
— Pour commencer, quelqu’un d’autre essaie de le contrôler – voire de le tuer. Je soupçonne Moghedien ou Demandred. Moghedien a toujours aimé agir dans l’ombre et Demandred déteste Lews Therin depuis le début.
Sammael eut un rictus. Mais sa haine, même si elle était justifiée, semblait bien pâle comparée à celle de Demandred.
— Comment sais-tu qu’il ne s’agit pas de l’un d’entre nous ? demanda Graendal avec un sourire hypocrite.
Lanfear lui adressa un sourire tout aussi faux et encore plus glacial.
— Parce que vous trois, vous avez choisi de vous creuser des refuges afin de mettre en sécurité votre pouvoir. En revanche, les autres ne cessent de se porter des coups. Cela dit, ce n’est pas la seule raison. Je surveille de près Rand al’Thor, et c’est très instructif…
Lanfear venait de dire la stricte vérité. Rahvin lui-même préférait la diplomatie et les manipulations aux conflits ouverts, même s’il ne répugnait pas à s’en mêler, en cas de nécessité. Malgré son penchant affirmé pour les armées et les grandes campagnes, Sammael n’approcherait pas de Lews Therin – même revenu dans la peau d’un berger – avant d’être sûr de vaincre. Graendal aussi pratiquait la conquête, même si elle n’avait pas besoin de soldats pour ça. Malgré l’intérêt qu’elle portait à ses « joujoux », elle n’avançait que d’un pas à la fois. Ouvertement certes, du moins selon le point de vue très particulier des Élus, mais sans jamais s’aventurer trop loin à chaque enjambée.
— Vous savez que je peux garder un œil sur al’Thor sans me faire repérer, continua Lanfear. Vous, en revanche, il vous faudra rester loin de lui ou courir le risque d’être détectés. Nous devons le faire revenir…
Graendal tendit l’oreille et Sammael approuva du chef la suite de l’exposé de Lanfear. Rahvin resta plus circonspect. Ça pouvait fonctionner… ou non. Et si ça ne fonctionnait pas, il voyait plusieurs moyens d’en tirer parti. Oui, au fond, c’était peut-être un très bon plan…