La Roue du Temps tourne et les Âges naissent et meurent, laissant dans leur sillage des souvenirs destinés à devenir des légendes. Puis les légendes se métamorphosent en mythes qui sombrent eux-mêmes dans l’oubli longtemps avant la renaissance de l’Âge qui leur donna le jour.
Au cœur d’un Âge nommé le Troisième par certains – une ère encore à venir et depuis longtemps révolue – un vent se mit à souffler dans la grande forêt appelée bois de Braem. Sans être le Début, car il n’y a ni commencement ni fin à la rotation de la Roue du Temps, ce vent était un début.
Sous un soleil de plomb, ce vent sec soufflait vers le sud-ouest, balayant des terres qui n’avaient pas vu une goutte d’eau depuis des semaines et où la chaleur de la fin d’été devenait de plus en plus accablante jour après jour. Alors que quelques arbres portaient des feuilles mordorées précoces, les pierres qui tapissaient le lit asséché des ruisseaux semblaient vouloir cuire comme dans un four. Sur un terrain découvert où il ne subsistait plus un brin d’herbe, les racines de buissons ratatinées étant seules à retenir la terre desséchée, ce vent commença à dévoiler des structures de pierre depuis longtemps enfouies. Devant ces blocs usés par les intempéries, pas un œil humain n’aurait pu reconnaître les ruines d’une cité dont le souvenir demeurait uniquement dans les contes et les légendes.
Avant que ce vent traverse la frontière du royaume d’Andor, quelques villages distants les uns des autres apparurent, jouxtés par des champs où les paysans s’acharnaient à creuser des sillons dans un sol dur et sec. Alors que le bois de Braem se réduisait désormais à quelques bosquets, ce vent puissant souleva des colonnes de poussière dans l’unique rue d’un village nommé Kore-les-Sources. Mais en cet été, les sources commençaient à se tarir. Sous la canicule, des chiens étaient étendus de tout leur long, la langue pendante, et deux gamins au torse nu jouaient avec une vessie remplie de paille qu’ils faisaient rouler avec des bâtons. C’était le seul mouvement visible, à part celui des colonnes de poussière soulevées par le vent et les grinçantes oscillations de l’enseigne de l’auberge, un bâtiment en brique rouge et au toit de chaume qui ressemblait à toutes les autres maisons de la rue. Doté de deux niveaux, l’établissement était la plus grande et la plus haute structure de Kore-les-Sources, un petit village net et très ordonné. Accablés de chaleur, les chevaux sellés attachés devant l’auberge avaient à peine l’énergie de remuer la queue.
L’établissement, proclamait l’enseigne, s’appelait La Justice de la Bonne Reine.
Clignant des yeux pour les protéger de la poussière, Min continua à regarder à travers la fissure de la cloison en mauvais état de l’appentis où elle était enfermée. Elle distinguait une épaule du garde posté devant la porte de sa prison, mais seule l’auberge l’intéressait vraiment. Et si seulement elle n’avait pas porté un nom sinistrement approprié…
Le seigneur du coin, le juge de Min et de ses compagnes, était apparemment arrivé depuis un moment, mais elle ne l’avait pas vu. Pour l’heure, il devait être occupé à écouter les accusations du fermier. Comme ses frères, ses cousins et toutes leurs épouses, Admer Nem s’était déclaré en faveur d’une pendaison sans autre forme de procès. Par bonheur, un des serviteurs du seigneur, passant par là au bon moment, avait douché leurs ardeurs. Mais quelle sentence fallait-il redouter quand on avait brûlé l’étable d’un paysan – et ses vaches laitières avec ? Un accident, bien entendu. Hélas, quand l’affaire commençait par une violation de propriété, ça ne changeait pas grand-chose.
Dans la confusion, Logain s’était enfui. Rien d’étonnant, au fond, et que la Lumière le brûle ! Min ignorait si elle devait se réjouir ou non de cette fuite. Après tout, c’était Logain qui avait assommé Nem quand il avait découvert les « dormeurs clandestins », un peu avant l’aube. Hélas, la lanterne du fermier avait volé dans les airs avant de se briser sur de la paille bien sèche. Logain était donc responsable de tout. Mais comme il avait parfois tendance à ne pas tenir sa langue, il valait peut-être mieux qu’il soit parti.
Se retournant pour s’adosser à la cloison, Min essuya la sueur qui ruisselait sur son front – en vain, car le phénomène recommença aussitôt. Dans ce fichu appentis, on crevait de chaud, mais ses deux compagnes ne semblaient pas s’en apercevoir. Vêtue d’une robe d’équitation sombre très semblable à celle de Min, Siuan, étendue sur le dos, contemplait le plafond de l’appentis en se tapotant distraitement le menton avec un fétu de paille. Le teint cuivré, aussi grande que bien des hommes, mais plus élancée, Leane, en sous-vêtements, travaillait sur sa robe avec une aiguille et du fil. Après qu’on leur eut confisqué toutes les armes et tous les objets qui auraient pu servir à une évasion, les trois femmes avaient eu le droit de conserver leurs sacoches de selle.
— En Andor, demanda Min, que risque-t-on pour avoir brûlé une étable ?
— Avec de la chance, répondit Siuan sans broncher, des coups de ceinture ou de bride sur la place publique. Sinon, ce sera le fouet…
— Et c’est ça que tu appelles de la chance ?
Siuan roula sur le côté et se releva sur un coude. D’une constitution robuste, la Chaire d’Amyrlin récemment destituée était un peu plus que jolie sans pourtant pouvoir être qualifié de « belle ». En apparence, elle semblait à peine plus âgée que Min, mais la lueur d’autorité qui brillait dans ses yeux bleus n’aurait rien eu à faire dans ceux d’une jeune femme attendant son procès dans un appentis, au milieu d’un village isolé. En certaines occasions, Siuan ne valait pas mieux que Logain en matière d’emportement et d’écarts de langage. Parfois, elle pouvait même se montrer pire.
— Une fois les coups de ceinture ou de bride reçus, dit-elle d’un ton réprobateur, comme si les enfantillages de Min l’agaçaient, nous pourrons nous remettre en chemin. Avec le fouet, ce serait une autre affaire… Donc, il s’agit bien de la peine la plus légère que nous risquons. Celle qui nous fera perdre le moins de temps. Et immensément moins que la pendaison, par exemple. Même si je doute que nous en arrivions là, connaissant les lois du royaume d’Andor…
Plutôt que de pleurer à chaudes larmes, Min préféra un éclat de rire un rien étranglé.
— Perdre du temps ? Mais si ça continue, nous en aurons eu à revendre – et pour rien ! Je jurerais que nous avons fouillé tous les villages, entre ici et Tar Valon, sans jamais rien trouver. Pas un indice, pas un murmure… Je me demande s’il y a seulement un rassemblement… Bon, à présent, nous sommes à pied, puisque Logain est parti avec les chevaux. À pied, mais surtout, incarcérées dans un appentis à attendre la Lumière seule sait quoi !
— Ne mentionne pas de noms, souffla Siuan avec un regard appuyé à la porte derrière laquelle se tenait un garde. Quand on a la langue un peu trop vive, on risque de se retrouver dans le filet à la place du poisson.
Min eut une grimace. En partie parce que les métaphores à base de poisson l’agaçaient – Siuan venait de Tear, on ne risquait pas de passer à côté – mais surtout parce qu’elle avait raison. Jusque-là, les trois femmes avaient avancé plus vite que certaines nouvelles déplaisantes – « mortelles » aurait été un meilleur mot – mais il arrivait que celles-ci parcourent une bonne quarantaine de lieues en moins de vingt-quatre heures. Pour plus de sûreté, Siuan voyageait sous le nom de Mara, Leane se faisait appeler Amaena et Logain – après que Siuan l’eut convaincu que Guaire était un choix stupide – avait adopté Dalyn comme pseudonyme. Même si Min pensait que personne ne reconnaîtrait son nom, Siuan avait insisté pour la rebaptiser Serenla.
Logain lui-même ne connaissait pas la véritable identité de ses compagnes.
Mais le pire problème était ailleurs. Après des semaines d’échec – et la catastrophe actuelle pour finir – Siuan refusait de se rendre à la raison. À la moindre suggestion de gagner Tear – ce qui eût été une démarche intelligente – elle entrait dans une rage qui ébranlait jusqu’à Logain. Plus les recherches s’étaient révélées infructueuses, et plus le caractère de Siuan avait viré à l’orage.
Cela dit, elle tempêtait bien avant ses déconvenues…
Instruite par l’expérience, Min ne se serait pas hasardée à prononcer à voix haute cette dernière phrase.
Ayant fini ses travaux de couture, Leane enfila sa robe et passa les bras dans son dos pour la boutonner. Détestant le fil et l’aiguille, Min se demanda pourquoi l’ancienne Gardienne des Chroniques s’était donné tant de mal. Le décolleté était un peu moins pudique, à présent, et la robe un peu plus moulante sur la poitrine et les hanches. Mais pour quoi faire ? Dans cet appentis transformé en étuve, personne n’allait inviter Leane à danser !
Farfouillant dans les sacoches de selle de Min, Leane en sortit le coffret en bois qui contenait des boîtes de fard, de diverses poudres et d’autres futilités du genre. Le « matériel » que Min, sous la contrainte de Lara, avait dû emporter. Bien décidée à balancer tout ça, la jeune femme, bizarrement, ne l’avait jamais fait. Ouvrant le coffret, Leane se contempla dans le petit miroir fixé à la face interne du couvercle, puis elle entreprit de se maquiller avec une série de pinceaux miniatures en poil de lapin. Jusque-là, Min ne l’avait jamais vue accorder le moindre intérêt à cet exercice. Et voilà qu’elle semblait contrariée de ne trouver qu’une brosse en ébène et un petit peigne en ivoire pour prendre soin de ses cheveux. Cerise sur le gâteau, elle marmonna entre ses dents, agacée de n’avoir aucun moyen de chauffer le fer à friser. Depuis le début de la quête de Siuan, les cheveux noirs de Leane avaient certes poussé, mais ils ne lui arrivaient pas encore aux épaules.
— Que fais-tu donc, Lea… Amaena ? demanda Min après avoir un moment observé la femme en silence.
Consciente d’avoir encore failli gaffer, elle évita de regarder Siuan. Car enfin, elle était capable de ne pas dire n’importe quoi ! Mais être enfermée comme une poule – et dans une étuve, en plus – avec un procès en guise de perspective d’avenir… Pendue, fouettée, punie à coups de ceinture… Rien de bien engageant.
— Tu veux devenir une séductrice ?
Une plaisanterie, bien sûr, pour alléger l’atmosphère. Leane était un parangon de sérieux et d’efficacité. Mais la réponse fut surprenante :
— Oui, c’est exactement ça ! (Ouvrant les yeux en grand, Leane réalisa sur ses cils une mystérieuse opération.) Si nous séduisons le bon mâle, nous n’aurons peut-être plus à nous inquiéter du châtiment. Au minimum, je me sens capable de nous obtenir un allégement de peine.
Alors qu’elle levait la main pour s’essuyer de nouveau le front, Min ne put s’empêcher de couiner de surprise. On aurait cru entendre un hibou annonçant qu’il voulait se transformer en colibri.
— Qu’est-ce qui t’a donné cette idée ? demanda Siuan en se relevant.
Sous le regard qu’elle riva sur Leane, Min aurait sûrement fini par avouer des choses qu’elle avait oubliées. Quand Siuan vous regardait ainsi, on se retrouvait en train de s’incliner, puis de lui obéir au doigt et à l’œil, même avant de l’avoir décidé consciemment. Le plus souvent, Logain lui-même n’échappait pas à cette règle. Mais lui, il ne s’inclinait pas.
Après avoir passé sur ses joues un petit pinceau, Leane examina le résultat dans un miroir. Jetant un coup d’œil à Siuan, elle ne se laissa pas impressionner et répondit de son ton cassant habituel :
— Ma mère était une négociante en fourrures et en bois, sais-tu ? Un jour, je l’ai vue semer le trouble dans l’esprit d’un seigneur du Saldaea au point qu’il finisse par lui céder toute sa production de bois de l’année pour moins de la moitié du prix qu’il avait annoncé au début. Et je doute qu’il ait compris ce qu’il avait fait avant d’être rentré chez lui. S’il s’en est aperçu… Plus tard, il lui a envoyé un bracelet en pierre de lune… Les Domani ne méritent pas leur mauvaise réputation, en grande partie fondée sur les médisances de puritains haineux, mais tout n’est quand même pas de l’affabulation. Et bien entendu, ma mère et mes tantes m’ont prodigué leur enseignement en même temps qu’à mes sœurs et mes cousines.
Se regardant de nouveau, Leane secoua la tête, soupira et s’en retourna à son ouvrage cosmétique.
— Hélas, le jour de mes quatorze ans, j’étais déjà aussi grande qu’aujourd’hui, je le crains. Toute en genoux et en coudes, comme un poulain qui a poussé trop vite. Et peu de temps après avoir appris à traverser une pièce sans m’étaler deux fois, j’avais découvert que… (Leane prit une profonde inspiration.) Eh bien, j’avais découvert que ma vie me conduirait sur un chemin différent de celui de ma mère. Mais voilà que cette page est à jamais tournée… N’est-il pas l’heure de mettre en application ce que j’ai appris il y a si longtemps ? Au vu des circonstances, c’est sans doute le moment et le lieu parfaits pour commencer.
Siuan dévisagea sa vieille amie.
— Tu ne dis pas la vérité. Du moins, toute la vérité… Je t’écoute !
Jetant un petit pinceau dans le coffret, Leane perdit enfin son équanimité :
— Toute la vérité ? Je ne la connais pas ! Ce que je sais, c’est qu’il me faut remplacer ce que j’ai… perdu. N’as-tu pas dit toi-même que c’est notre seul espoir de survivre ? Pour moi, la vengeance ne suffira pas. Je sais que ta cause est justifiée, voire même juste, mais que la Lumière me vienne en aide, ça n’est pas assez pour moi. Je ne peux pas m’impliquer autant que toi. Peut-être parce que j’ai adhéré trop tard à ta cause. Je resterai avec toi, mais ça ne comblera pas mon vide.
Leane entreprit de ranger les flacons et les boîtes dans le coffret, un exercice qui la calma un peu, même si elle s’y livra avec une violence contenue.
Un doux parfum de rose, très discret, lui faisait désormais comme une aura olfactive.
— Je sais que la séduction ne comblera pas le vide, mais ça m’aidera à passer le temps quand il s’étire en longueur. Qui sait, devenir ce que je suis née pour être suffira peut-être ? Je n’en sais trop rien… Ce n’est pas une idée nouvelle, car j’ai toujours voulu ressembler à ma mère et à mes tantes. Une fois adulte, il m’est arrivé d’en rêver éveillée.
Leane se rembrunit, mais elle rangea les derniers objets avec bien plus de douceur.
— Au fond, je me suis peut-être durant toute ma vie fait passer pour quelqu’un d’autre. Peu à peu, le masque que je me fabriquais est devenu une seconde nature. Une mission sérieuse m’attendait – bien plus importante que le commerce – et quand je me suis aperçue que j’aurais pu évoluer différemment, même dans ce contexte, le masque me collait trop à la peau pour que je le retire. Eh bien, cette partie de ma vie est terminée, et le masque tombe tout seul. La semaine dernière, j’ai failli me faire la main sur Logain. Mais je manque de pratique, et je crains qu’il soit du genre à entendre plus de promesses qu’on lui en fait, et à exiger qu’on les tienne… (Leane eut un petit sourire.) Selon ma mère, pour se trouver dans une situation si délicate, il faut avoir fait une grosse erreur de calcul. S’il n’existe aucune façon de s’en tirer avec panache, il faut soit renoncer à sa dignité et s’enfuir, soit s’acquitter du prix et tenir la mésaventure pour une leçon. (Le sourire devint un rien coquin.) Ma tante Resara conseillait de payer le prix et de bien en profiter !
Min en resta muette. On eût dit que Leane était une autre femme. Des propos pareils, dans sa bouche ! Pour être franche, la jeune femme n’en croyait pas ses oreilles. Cela dit, Leane semblait bel et bien différente. Malgré tout le temps qu’elle avait passé à jouer du pinceau, on ne voyait pas du tout de fard ou de poudre sur son visage. Pourtant, ses lèvres semblaient plus charnues, ses pommettes plus hautes et ses yeux plus larges. Elle avait toujours été belle, malgré son austérité affirmée – là, c’était à couper le souffle.
Siuan n’avait cependant pas encore décidé de lâcher sa proie.
— Et si ce seigneur de campagne est comme Logain, que feras-tu ?
Avant de répondre, Leane bomba le torse et inspira à fond.
— Si tu avais le choix, dit-elle d’une voix qui ne tremblait pas, que ferais-tu à ma place ?
Dans un silence de mort, les deux femmes se défièrent du regard. Avant que Siuan puisse répondre – si elle en avait l’intention, Min brûlait d’impatience de l’entendre – la chaîne et le cadenas cliquetèrent de l’autre côté de la porte.
Très calmes, les deux anciennes Aes Sedai se levèrent puis ramassèrent leurs sacoches de selle. En revanche, Min sauta sur ses pieds en regrettant de ne pas avoir un couteau.
Quelle idée idiote ! Ce serait un bon moyen de m’enfoncer un peu plus. Bon sang ! je ne suis pas une héroïne dans un récit… Même si je me débrouillais avec le garde…
La porte s’ouvrit pour laisser passer un homme portant un long justaucorps de cuir sur sa chemise. Pas le genre de type qu’une jeune femme pouvait attaquer, même avec un couteau. Et peut-être pas avec une hache non plus. Large et épais, voilà ce qu’il était. Les quelques cheveux lui restant sur le crâne étaient blancs comme la neige, certes, mais il semblait aussi dur qu’une souche de vieux chêne.
— Il est temps pour vous de comparaître devant le seigneur, mes dames. Consentirez-vous à marcher, ou faudra-t-il vous porter comme des sacs de grain ? Vous viendrez quoi qu’il en soit, mais par cette chaleur, je préférerais m’épargner un gros effort…
Regardant derrière l’homme, Min vit que deux autres colosses dans son genre – grisonnants mais aussi durs, même s’ils étaient plus petits – l’attendaient en silence.
— Nous marcherons, lâcha froidement Siuan.
— Bonne décision. Dans ce cas, suivez-moi. Le seigneur Gareth déteste qu’on le fasse attendre.
Promesse de marcher ou non, chaque femme fut fermement prise par un bras puis entraînée dans la rue où la poussière tourbillonnait toujours. Le colosse presque chauve ayant refermé sa main puissante sur son poignet, Min comprit qu’elle n’avait aucune chance de s’enfuir. Sauf si elle lui flanquait un coup de pied dans une cheville, le forçant à lâcher prise ? Mais il y avait l’épaisseur de sa botte… Plus la solidité de roc du bonhomme… Un moyen immanquable de se faire mal aux doigts de pied sans rien changer à son destin…
Perdue dans ses pensées, Leane faisait de petits gestes avec sa main libre, et ses lèvres bougeaient sans qu’il en sorte un son, comme si elle répétait ce qu’elle avait l’intention de dire. En même temps, elle semblait à des centaines de lieues de là… Siuan aussi était plongée dans ses pensées, mais elle plissait pensivement le front et allait même jusqu’à se mordre la lèvre inférieure. En principe, la Chaire d’Amyrlin destituée ne montrait jamais ainsi ses émotions.
Bref, ses deux compagnes ne faisaient rien pour rassurer Min. Et la salle commune aux poutres apparentes de l’auberge ne lui remonta pas davantage le moral.
Un œil au beurre noir sous sa frange de cheveux ternes, Admer Nem se tenait d’un côté de la salle avec ses frères, ses cousins et toutes leurs épouses. De costauds et solides paysans sur leur trente et un, à savoir des vestes longues et des tabliers un peu moins passés que d’habitude. Voyant que tous ces gens regardaient les prisonnières avec un mélange de colère et de jubilation mauvaise, Min sentit son estomac se retourner. Si ça se pouvait, les yeux des femmes étaient encore plus effrayants, parce qu’ils exprimaient de la haine.
Des villageois portant leurs tenues de travail, car ils s’étaient interrompus pour venir, se pressaient en rangs serrés le long des trois autres murs. Alors que le forgeron portait toujours son tablier de cuir, plusieurs femmes, les manches relevées, avaient de la farine jusqu’aux coudes.
Les adultes murmurant entre eux exactement comme les rares enfants, tout ce petit monde rivait sur les trois femmes des yeux aussi inamicaux et aussi inquisiteurs que ceux de la famille Nem. Dans un coin perdu comme celui-là, songea Min, un pareil procès devait être un sacré événement. Jadis, elle avait vu une foule dans le même état d’esprit – juste avant une exécution.
Toutes les tables de la salle commune avaient été retirées, à part celle qu’on avait installée devant la grande cheminée en brique. Vêtu d’une veste de soie vert foncé très bien coupée, un homme trapu aux cheveux grisonnants, le visage carré, était assis derrière cette table, les mains croisées sur le plateau. Une femme qui devait avoir environ son âge se tenait debout à côté de lui. À sa jolie robe de laine grise brodée de fleurs blanches autour du cou, Min supposa qu’il s’agissait de l’épouse du seigneur local. Bref, un couple de nobliaux de province qui en savait à peine plus long sur le monde que ses régisseurs et ses fermiers.
Les trois gardes conduisirent les prisonnières devant leurs juges, puis ils allèrent prendre place dans l’assistance.
La femme fit deux pas en avant et tous les murmures se turent.
— Que tout le monde écoute bien, déclara-t-elle, car la justice va être aujourd’hui rendue par le seigneur Gareth Bryne. Accusées, vous allez comparaître devant ce noble seigneur.
Non, la femme n’était pas l’épouse du seigneur, mais quelque chose comme une intendante. Gareth Bryne ? Si ce n’était pas un homonyme, il s’agissait du capitaine général de la Garde Royale de Caemlyn…
Min voulut interroger Siuan du regard, mais celle-ci, les yeux baissés sur les lattes du parquet, ne s’en aperçut pas.
Qu’il soit un homonyme ou non, ce Gareth Bryne paraissait bien… fatigué.
— Vous êtes accusées, continua la femme en gris, de violation de propriété, d’incendie criminel et de destruction d’un bâtiment avec le précieux bétail qu’il abritait. À ces charges s’ajoutent des violences sur Admer Nem et le vol d’une bourse réputée contenir des pièces d’or et d’argent. S’il est établi que les violences et le vol sont l’œuvre de votre compagnon, présentement en fuite, la loi vous reconnaît coupables de complicité en ce qui concerne ces crimes.
La femme marqua une pause pour que ses propos se gravent bien dans l’esprit de son auditoire. Min et Leane se regardèrent, accablées. Bien entendu, il avait fallu que Logain ajoute le vol à la liste de leurs « crimes ». En ce moment même, il devait déjà être à mi-chemin du Murandy, et peut-être même plus loin.
— Vos accusateurs sont ici, reprit la femme. Admer Nem, veuillez à présent nous faire entendre votre témoignage.
L’homme raconta comment il avait découvert les quatre intrus dans l’étable, leur ordonnant aussitôt de déguerpir. Dans son récit, Logain faisait cependant une bonne tête de plus qu’en réalité, et le simple coup de poing qu’il lui avait fallu pour venir à bout du fermier se transforma en un duel épique.
La suite fut plus conforme à la réalité. Réveillée par l’incendie consécutif à la chute de la lanterne, toute la famille Nem avait accouru, se saisissant des prisonnières tandis que l’étable brûlait jusqu’à la dernière planche. Ensuite, on avait découvert la disparition de la bourse contenant le trésor familial.
Le témoin passa rapidement sur l’arrivée ô combien opportune du régisseur de Gareth Bryne au moment où certains membres de la famille, munis de cordes, tentaient d’estimer du regard la solidité de trois belles branches d’arbre.
Lorsque le fermier revint sur le « duel » – cette fois, on aurait pu croire qu’il l’avait emporté – Bryne l’interrompit :
— Ça ira très bien, maître Nem. Vous pouvez aller rejoindre les vôtres.
Bien au contraire, une des femmes de la tribu Nem, en âge d’être l’épouse d’Admer, vint se camper à côté de lui. Le visage rond comme une poêle à frire ou un galet, la solide matrone n’avait pourtant rien de commode. Et son excitation, visible à ses joues rouges, ne semblait pas seulement motivée par un juste courroux.
— Seigneur Gareth, vous allez faire fouetter ces garces, pas vrai ? Ensuite, on les portera jusqu’à Jornhill en leur faisant chevaucher, toutes nues, un rondin de clôture !
Un châtiment prisé des foules, se souvint Min, qui équivalait à celui du goudron et des plumes dans d’autres pays.
— Personne ne t’a autorisée à parler, Maigan, dit la femme en gris. C’est un procès, pas une assemblée de pétitionnaires ! Admer et toi, retournez à votre place, et plus vite que ça !
Les deux paysans obéirent, Admer avec un peu plus d’empressement que son épouse.
— Si vous souhaitez témoigner, dit la femme en gris, afin de vous défendre, c’est le moment ou jamais. Des circonstances atténuantes pourraient vous aider…
Malgré ses propos, il n’y avait aucune sympathie dans le ton de la femme. Mais pas d’autres sentiments non plus…
Min supposa que Siuan allait prendre la parole, puisque c’était toujours elle qui se mettait en avant, dans ce genre de circonstances. Mais elle ne broncha pas, ne relevant même pas la tête.
Les yeux rivés sur Gareth Bryne, Leane avança vers la table. Sa démarche habituelle – assez gracieuse, mais proche du pas d’un soldat – s’était par miracle transformée en une sorte de « glissement » pimenté d’une touche d’ondulation. Du coup, sa poitrine et ses hanches sautaient davantage aux yeux. Pas parce qu’elle les jetait à la figure des gens. Non, c’était simplement dû à sa façon de se déplacer.
— Seigneur, nous sommes trois pauvres femmes contraintes de fuir les tempêtes qui se déchaînent sur le monde.
Oublié le ton brusque de la Gardienne des Chroniques. Sans pour autant minauder, Leane avait désormais une voix de velours caressante comme une douce brise. Et ses yeux noirs, sans être devenus de braise, ne pouvaient guère laisser indifférent un homme digne de ce nom.
— Sans un sou, perdues sur les routes, nous avons trouvé refuge dans l’étable de maître Nem. C’était un délit, je sais, mais nous étions terrorisées par la nuit.
Levant à demi les mains, paumes et poignets orientés vers Bryne, Leane devint un bref instant l’incarnation du malheur et de l’impuissance. Un bref instant, seulement…
— Cet homme, Dalyn, était un inconnu pour nous – simplement quelqu’un qui nous avait offert sa protection. Par les temps qui courent, des femmes seules ont bien besoin qu’on les défende, seigneur. Hélas, je crains que nous ayons mal choisi notre chevalier servant.
D’un regard velouté, Leane fit comprendre à Bryne qu’il avait tout pour être le protecteur idéal.
— C’est lui qui a molesté maître Nem, seigneur. Nous aurions opté pour la fuite, ou proposé de travailler pour payer notre nuit au chaud.
Contournant la table, Leane s’agenouilla à côté du siège de Bryne et posa délicatement les doigts sur le poignet du seigneur. Puis elle le regarda dans les yeux, eut un petit sourire qui aurait donné des palpitations cardiaques à l’homme le plus impassible, et plaida d’une voix tremblante :
— Seigneur, nous sommes coupables de fautes vénielles, certes, mais sûrement pas de crimes. Nous mettons nos vies entre vos mains. Je vous en supplie, soyez clément et protégez-nous.
Un long moment, Bryne soutint le regard de Leane. Puis il s’éclaircit la gorge, fit reculer son fauteuil, contourna à son tour la table, s’éloignant de la séductrice. Les villageois et les fermiers ne cachèrent pas leur trouble, les hommes se raclant la gorge, comme leur seigneur, tandis que les femmes marmonnaient entre leurs dents.
— Comment te nommes-tu, ma fille ? demanda Bryne en se campant devant Min.
— Min, seigneur, répondit la jeune femme.
Entendant un grognement étouffé de Siuan, elle se hâta d’ajouter :
— Serenla Min. Mais tout le monde m’appelle Serenla.
— Serenla ? répéta Bryne avec un sourire narquois. Ta mère a dû avoir une prémonition… (Il n’était pas le premier à réagir ainsi à ce prénom.) As-tu une déclaration à faire, Serenla ?
— Très brève, seigneur… Je suis navrée, mais ce n’était pas vraiment notre faute. Dalyn est le seul coupable. J’implore votre clémence.
Comparé à la plaidoirie de Leane, ce n’était pas bien terrible, mais rien n’aurait pu être percutant après l’incroyable numéro de l’ancienne Gardienne. De toute façon, la bouche sèche comme la rue, dehors, Min n’aurait pas pu faire mieux. Et si ces gens décidaient quand même de les pendre ?
Bryne hocha la tête, puis il alla se placer devant Siuan, qui contemplait toujours le sol. Lui prenant le menton, il la força à relever les yeux.
— Et toi, comment t’appelles-tu, ma fille ?
Secouant la tête, Siuan se dégagea et recula d’un pas.
— Mara, seigneur. Mara Tomanes.
Min eut un soupir agacé. Siuan était terrifiée, mais ça ne l’empêchait pas de défier l’homme du regard, comme si elle s’apprêtait à exiger qu’il les laisse partir sur-le-champ. Quand il lui demanda si elle voulait faire une déclaration, elle refusa d’un grognement tout en continuant à regarder le seigneur comme si leurs rôles étaient inversés. Elle réussissait à tenir sa langue, certes, mais dans ses yeux, le naturel revenait au galop.
Bryne finit par se détourner d’elle.
— Va rejoindre tes amies, ma fille, dit-il à Leane quand il eut regagné sa place.
Sans cacher sa déception, l’ancienne Gardienne obéit avec ce que Min, chez n’importe qui d’autre, aurait qualifié d’une espiègle pétulance.
— J’ai pris ma décision, annonça le seigneur à l’assistance. Ce sont des crimes graves, et rien de ce que j’ai entendu ne modifie les faits. Quand trois voleurs s’introduisent dans une maison pour dérober des chandeliers, si l’un d’eux attaque le propriétaire, les deux autres sont aussi coupables que lui. La victime, elle, mérite un dédommagement. Maître Nem, je te verserai de quoi rebâtir ton étable et racheter six vaches laitières.
Le fermier rayonna jusqu’à ce que Bryne ajoute :
— Caralin te remettra la somme quand elle aura calculé le montant de cette compensation. D’après ce que j’ai entendu dire, certaines de tes vaches ne donnaient plus beaucoup de lait…
La femme en gris approuva du chef.
— Pour ton œil au beurre noir, tu auras une couronne d’argent.
Nem ouvrit la bouche pour discutailler, mais Bryne lui faucha l’herbe sous les pieds :
— Pas de protestations ! Maigan t’a déjà fait pire quand tu rentres soûl le soir.
Des rires saluèrent cette déclaration. L’air penaud de Nem ne fit rien pour les calmer, et le regard sévère que jeta Maigan à son mari les fit monter d’un cran.
— Je rembourserai aussi le contenu de la bourse, dès que Caralin aura estimé le montant en question…
Les époux Nem se rembrunirent, mais ils tinrent leur langue, car à l’évidence, le siège du seigneur était fait.
Les coudes appuyés sur la table, Bryne regarda les trois accusées. L’estomac noué, Min se prépara à écouter la sentence.
— Quant à vous trois, vous travaillerez pour moi – avec les gages habituels, mais sans les toucher –, accomplissant tout ce qu’on vous demandera jusqu’à ce que vous m’ayez remboursé l’argent que me coûtent vos forfaits. N’allez surtout pas croire que je fais preuve de mollesse. Si vous prêtez un serment qui sonne bien à mes oreilles, vous travaillerez dans mon manoir, sans être surveillées. Sinon, ce sera les champs, où quelqu’un pourra vous garder à l’œil à chaque instant. De plus, les gages des ouvriers agricoles sont bien moins élevés. À vous de choisir.
Min se creusa la cervelle pour trouver un serment qui ne les engage pas trop tout en satisfaisant le seigneur. Détestant ne pas honorer sa parole, quelles que soient les circonstances, elle avait pourtant l’intention de filer à la première occasion. Tant qu’à faire, elle préférait que son parjure ne lui pèse pas trop sur la conscience.
Alors que Leane aussi réfléchissait, Siuan hésita à peine avant de se jeter à genoux, les mains croisées sur le cœur. Son regard de nouveau plongé dans celui de Bryne, elle n’avait pas renoncé à son défi muet.
— Au nom de la Lumière et de toutes mes chances de salut et de résurrection, je jure de vous servir, seigneur, quoi que vous me demandiez, aussi longtemps qu’il vous chantera. Si je devais me parjurer, que le Créateur détourne à jamais les yeux de moi et que les ténèbres consument mon âme.
Bien qu’elle eût murmuré son serment, Siuan obtint un silence respectueux. On ne pouvait prêter un serment plus fort et plus solennel – à part celui d’Aes Sedai, bien entendu, le Bâton des Serments le rendant impossible à briser.
Leane regarda Siuan, puis elle s’agenouilla aussi.
— Au nom de la Lumière et de toutes mes chances de salut…
Min chercha désespérément un moyen de ne pas imiter ses compagnes. Si elle prêtait un serment plus mineur, elle aurait à coup sûr droit aux champs, sous une surveillance constante. Mais quand même… D’après ce qu’on lui avait enseigné, violer ce serment-là était presque l’équivalent de commettre un meurtre – et encore, le « presque » était peut-être de trop. Hélas, elle ne trouva pas d’échappatoire. C’était ça ou des années de labeur dans les champs, sous surveillance le jour, et en étant enfermée la nuit.
Min s’agenouilla et commença à réciter les mots. Mais intérieurement, elle bouillait de rage.
Siuan, espèce d’idiote ! Dans quel pétrin m’as-tu fourrée ? Je ne peux pas rester ici, car il me faut rejoindre Rand. Lumière, aide-moi, je t’en prie !
— Eh bien, souffla Bryne quand les trois femmes en eurent terminé, je ne m’attendais pas à ça, mais ce sera largement suffisant. Caralin, veux-tu bien t’isoler avec maître Nem et déterminer le montant de son dédommagement ? Fais également sortir tout le monde d’ici, à l’exception des prisonnières. Occupe-toi aussi de les faire conduire au manoir. Les choses étant ce qu’elles sont, inutile de prévoir une escorte…
Caralin coula au seigneur un regard accablé, mais elle fit évacuer la salle en un clin d’œil. De la cupidité dans les yeux, Admer Nem suivit la femme en gris comme son ombre. Ses frères et ses cousins l’imitèrent, l’air tout aussi voraces. Les femmes de la tribu se montrèrent un peu plus dignes, ce qui ne les empêcha pas de foudroyer du regard les prisonnières toujours agenouillées devant Bryne.
Min aurait parié que ses jambes allaient refuser de la porter. Dans sa tête, la même phrase tournait en boucle : « Siuan, pourquoi as-tu fait ça ? Je ne peux pas rester ici ! »
— Nous avons déjà eu des réfugiés dans le coin, dit Bryne lorsque la salle fut vide, mais jamais de votre genre… Une Domani… Une Tearienne ?
Siuan acquiesça. Elle se releva, imitée par Leane, qui s’épousseta coquettement les genoux. Miraculeusement, Min parvint à tenir sur ses jambes.
— Et toi, Serenla ? (Une fois encore, Bryne sourit en prononçant ce nom.) À ton accent, je dirais que tu es originaire de l’ouest du royaume d’Andor.
— Baerlon, oui…, confirma la jeune femme avant de se mordre la langue – trop tard.
Quelqu’un pouvait savoir que Min était de Baerlon.
— Sauf erreur de ma part, il ne s’est rien passé, dans l’Ouest, qui puisse jeter des gens sur les routes. (En l’absence de réponse, le seigneur n’insista pas.) Lorsque vous aurez remboursé votre dette, toutes les trois, vous pourrez rester à mon service, si ça vous chante. La vie est difficile quand on a perdu son foyer. Pour dormir, la paillasse d’une servante est préférable à un buisson…
— Merci, seigneur, susurra Leane avec une révérence qui, malgré sa robe d’équitation assez terne, réussit à paraître gracieuse comme le salut final d’une danseuse.
Min répéta le « merci » de Leane d’un ton morne, et elle préféra, considérant ses jambes tremblantes, ne pas tenter une révérence. Siuan ne dit rien, se contentant de regarder Bryne.
— Dommage que votre compagnon soit parti avec les chevaux… Quatre équidés auraient considérablement réduit votre dette.
— Nous le connaissions à peine, et c’était un brigand, fit Leane, pas loin de minauder, à présent. En ce qui me concerne, je suis ravie d’échanger sa protection contre la vôtre.
Bryne regarda l’ancienne Gardienne – sans déplaisir, loin de là, estima Min – mais il se contenta de dire :
— Au moins, au manoir, vous serez à l’abri des Nem.
Que répondre à cela ? Briquer les parquets du manoir, selon Min, ne vaudrait guère mieux que de laver ceux d’une ferme.
Lumière, il faut que je file d’ici !
Dans un silence pesant, Bryne commença à pianoter sur la table. Parce qu’il cherchait que dire ? Min en doutait, car cet homme ne semblait pas du genre à se sentir en porte-à-faux. Plus probablement, il était agacé que seule Leane lui témoigne de la gratitude. De son point de vue, la sentence aurait dû être plus lourde, Min le savait très bien. La voix de velours et les yeux de braise de Leane avaient-ils rempli leur office ? Peut-être… Cela dit, Min regrettait la métamorphose de l’ancienne Gardienne. Être flagellée sur la place du village aurait été préférable à ce qui venait de se passer.
Caralin revint enfin en marmonnant entre ses dents.
— Seigneur Gareth, dit-elle, agacée, il faudra des jours pour obtenir des réponses honnêtes de ces fichus Nem. Si je le laisse calculer, Admer pourra se faire bâtir cinq étables et s’acheter cinquante vaches. Quant à la bourse… Eh bien, elle existe vraiment, je crois, mais pour déterminer son contenu… Ce ne sera pas simple, mais j’y arriverai. Joni est prêt à conduire ces jeunes personnes au manoir, si vous en avez terminé avec elles.
— Emmène-les, Caralin, dit Bryne en se levant. Et quand tu les auras confiées à Joni, rejoins-moi à la briqueterie. (La lassitude du seigneur revint d’un seul coup.) Pour continuer à produire des briques, Thad Haren affirme avoir besoin de plus d’eau, et j’ignore où j’en trouverai…
Le seigneur sortit de l’auberge à grands pas, comme s’il avait oublié jusqu’à la présence des trois femmes qui venaient de lui jurer allégeance.
Le dénommé Joni – en fait, le colosse chauve qui était venu chercher les prisonnières dans l’appentis – attendait devant l’auberge sur le banc du cocher d’un chariot bâché à grandes roues tiré par un cheval alezan famélique. Si quelques villageois étaient restés dehors pour regarder partir les trois femmes, la plupart semblaient être rentrés chez eux pour échapper à la chaleur.
Gareth Bryne, lui, était déjà très loin dans la rue balayée par le vent.
— Joni va vous emmener au manoir, dit Caralin. Montrez-vous dociles, et la vie ne vous semblera pas pénible.
Un moment, la femme en gris étudia les trois réfugiées, son regard noir presque aussi perçant que celui de Siuan. Puis elle hocha la tête, comme si le résultat de cet examen la satisfaisait, et partit à grandes enjambées sur les traces de Bryne.
Sans dire un mot, Joni tint le rabat de la bâche écarté, mais il n’aida pas ses passagères à monter dans le chariot et les laissa se débrouiller pour s’installer sur le sol jonché de paille. Bien entendu, sous la bâche, il faisait encore plus chaud que dans l’appentis.
Le chariot tangua lorsque le colosse chauve s’assit sur le banc du conducteur. Min entendit claquer les rênes, puis le véhicule s’ébranla dans un concert de grincements.
Alors que les cahots dus aux nids-de-poule lui malmenaient cruellement le séant, Min colla un œil à une déchirure de la bâche et regarda Kore-les-Sources devenir de plus en plus petit, puis disparaître pour céder la place à une alternance de champs clôturés et de haies.
Trop assommée, Min n’avait plus la force de parler. Ainsi, la grande cause de Siuan finirait dans une cuisine, à récurer des chaudrons ? Quelle idée stupide elle avait eue de voler à son secours, puis de rester avec elle ! À la première occasion, elle aurait dû lui fausser compagnie, et filer vers Tear !
— Eh bien, dit Leane, ça ne s’est pas si mal passé, après tout…
Si elle parlait de nouveau de son ton cassant, l’ancienne Gardienne, les joues roses, ne pouvait cependant cacher son excitation – de l’excitation, rien que ça !
— Bien sûr, j’aurais pu être meilleure, mais ça s’arrangera avec un peu d’entraînement. Je n’aurais jamais imaginé que c’était si drôle ! Quand son pouls s’est accéléré… (Elle posa les doigts sur son poignet, comme elle l’avait fait avec Bryne.) Je ne me suis jamais sentie si vivante et si lucide. Tante Resara affirmait que la séduction était un sport plus excitant que la fauconnerie, et je dois dire, au bout du compte, qu’elle avait raison.
Se tenant à un montant du chariot pour ne pas être trop secouée par les cahots, Min regarda Leane avec des yeux ronds.
— Tu as perdu la tête, c’est certain… Pour combien d’années nous sommes-nous engagées ? Deux ? Cinq ? Et tu espères que Gareth Bryne passera tout ce temps à te faire sauter sur ses genoux ? Moi, j’espère qu’il te donnera plutôt la fessée ! Chaque jour !
L’air étonné de Leane n’adoucit pas l’ire de Min. Pensait-elle que la jeune femme allait prendre cette affaire avec un parfait détachement ?
Mais Leane n’était pas la véritable cible de Min. Siuan, en revanche…
— Mais toi ! Toi ! Quand tu décides d’abandonner, tu ne fais pas dans les demi-mesures. Un agneau qui s’offre au couteau du boucher ! Pourquoi as-tu choisi ce serment-là ? Pourquoi ?
— Parce que c’était le seul qui pouvait à coup sûr empêcher Bryne de nous faire surveiller nuit et jour.
À moitié allongée sur le plancher du chariot, Siuan semblait énoncer une évidence et Leane paraissait l’approuver sans réserve.
— Tu prévois de ne pas tenir parole…, souffla Min après un moment de réflexion.
Elle aurait bien crié, tant elle était surprise, mais il y avait Joni, assis derrière la bâche, sur son banc. Même s’il avait l’ouïe fine, il n’avait pas pu entendre, n’est-ce pas ?
— Je prévois de faire ce qui s’impose, répondit Siuan, parlant elle aussi à voix basse. Dans deux ou trois jours, quand je serai sûre que personne ne nous surveille, nous filerons d’ici. Malheureusement, nous allons devoir voler des chevaux. Bryne doit avoir des écuries remplies de bonnes bêtes. Mais ce larcin me pèsera sur la conscience…
Min s’avisa que Leane ressemblait à un chat qui a encore de la crème sur les moustaches. À l’évidence, elle avait compris tout de suite, et c’était pour ça qu’elle avait récité le serment sans hésiter.
— Voler des chevaux pèsera sur ta conscience ? couina Min. Tu as l’intention de violer un serment que n’importe qui respecterait, à part un Suppôt des Ténèbres, et c’est un vol qui te tourmente ? Je ne peux pas croire ça de vous deux. C’est comme si je ne vous connaissais pas…
— Tu voudrais rester ici pour récurer des chaudrons ? demanda Leane, chuchotant comme ses compagnes. Alors que Rand est on ne sait où, avec ton cœur dans sa poche ?
Min enragea intérieurement. Elle aurait donné cher pour que les deux femmes ignorent qu’elle était amoureuse de Rand. Par moments, elle aurait été ravie de l’ignorer elle-même. Un homme qui s’apercevait à peine de son existence… Et quel homme, en plus de ça ! Sa véritable nature, au fond, comptait moins que son indifférence vis-à-vis de Min, mais en y réfléchissant bien, ça formait un tout cohérent.
Min aurait voulu répondre qu’elle tiendrait son serment, oubliant Rand jusqu’à ce qu’elle ait remboursé sa dette. Hélas, les mots refusèrent de sortir de sa gorge.
Que la Lumière le brûle ! Si je ne l’avais jamais rencontré, je ne serais pas dans un tel pétrin !
Après un long silence seulement troublé par le grincement des roues et le martèlement des sabots du cheval, Siuan reprit la parole. Pas trop tôt, au goût de Min, qui commençait à en avoir assez de ronger son frein.
— J’ai l’intention de tenir mon serment, mais quand j’en aurai terminé avec ce qui m’occupe actuellement. Ai-je juré de servir Bryne sur-le-champ ? Non, et j’ai pris garde à ne pas préciser de cadre temporel. C’est du pinaillage, je sais, et Gareth Bryne risque de ne pas apprécier, mais ça ne change rien aux faits.
Stupéfiée, Min lâcha le montant et s’abandonna aux oscillations du chariot.
— Tu as l’intention de fuir, puis de revenir dans quelques années pour te mettre au service de Bryne ? Mais il vendra ta peau à une tannerie ! Enfin, nos peaux !
Après avoir prononcé ses trois derniers mots, Min s’avisa qu’elle venait de souscrire implicitement à la solution de Siuan. Commencer par fuir, puis revenir et…
Je ne peux pas ! J’aime Rand, et il ne remarquerait même pas que Gareth Bryne m’a condamnée à travailler dans ses cuisines jusqu’à mon dernier souffle.
— Je concède que Bryne est le genre d’homme qu’il vaut mieux ne pas énerver, soupira Siuan. Je l’avais déjà rencontré – une seule fois. J’ai eu peur qu’il reconnaisse ma voix. Un visage peut changer, mais pas une voix…
Comme elle le faisait souvent, apparemment sans s’en apercevoir, Siuan toucha ses joues et son nez comme s’ils ne lui appartenaient pas.
— Oui, les visages changent…, murmura-t-elle, mélancolique. (Mais elle se ressaisit promptement.) J’ai déjà payé le prix fort pour avoir fait ce que j’estimais juste, et ça ne fera qu’une fois de plus… Si on a le choix entre se noyer ou chevaucher un barracuda, il n’y a pas tellement à hésiter. C’est aussi simple que ça, Serenla…
— Devenir une servante n’est pas un avenir qui me sourit, dit Leane, mais au fond, c’est une éventualité lointaine, et qui sait ce qui arrivera avant ? Il y a peu, je pensais ne pas avoir d’avenir du tout…
Les yeux mi-clos, elle sourit et continua, prenant soudain sa voix de velours :
— Il ne vendra pas nos peaux, j’en fais le pari. Après des années de perfectionnement, cinq minutes me suffiront pour que Gareth Bryne nous accueille à bras ouverts et nous installe dans ses meilleures chambres. Il nous vêtira de soie et mettra son carrosse à notre disposition.
Min laissa Leane à sa rêverie. De temps en temps, elle avait le sentiment que ses deux compagnes vivaient dans un monde onirique. Mais un petit détail lui revint à l’esprit. Insignifiant, certes, et pourtant tracassant, à sa façon.
— Mara, j’ai une question à te poser. Quand je mentionne mon nom, Serenla, ou quand quelqu’un m’appelle ainsi, j’ai remarqué que ça fait sourire les gens. Bryne n’a pas fait exception à la règle, et il a parlé de ma mère et d’une prémonition. Pourquoi ?
— Dans l’ancienne langue, répondit Siuan, ce nom veut dire « fille têtue ». Quand je t’ai connue, j’ai vu que tu étais du genre obstiné. Une vraie tête de pioche, même…
Siuan, tenir des propos pareils ? Alors qu’elle était la plus grande « tête de pioche » du monde ?
— Mais tu t’améliores, continua Siuan avec un grand sourire. Au prochain village, tu pourras te faire appeler Chalinda. Ça veut dire « douce damoiselle »… Ou encore…
Le chariot secoua ses passagères plus que jamais, puis il prit de la vitesse, comme si le cheval s’était lancé au galop. Tressautant comme du grain sur un tamis, les trois femmes se regardèrent, stupéfaites. Puis Siuan se leva, écarta la bâche qui les séparait du banc du conducteur et constata que Joni s’était volatilisé. Sautant sur le siège, l’ancienne Chaire d’Amyrlin récupéra les rênes et tira dessus jusqu’à ce que le cheval consente à s’arrêter.
Min alla ouvrir le rabat, à l’arrière, et sonda les environs.
À cet endroit, la route traversait un bosquet de chênes, d’ormes, de pins et de lauriers. La poussière soulevée par la brève cavalcade était déjà en train de retomber – en partie sur Joni, qui gisait sur le sol à quelque soixante pas en arrière.
D’instinct, Min sauta du chariot, courut jusqu’au colosse et s’agenouilla près de lui. S’il respirait encore, il avait à la tête une méchante plaie et une bosse était déjà en train de pousser.
Leane força Min à s’écarter et palpa le crâne du blessé d’une main experte.
— Il s’en sortira, lâcha-t-elle. Je ne sens pas de fracture, mais il aura une sacrée migraine pendant plusieurs jours.
Elle s’assit sur les talons, croisa les mains et soupira :
— De toute façon, je ne peux rien faire pour lui. Mais j’ai promis de ne plus me lamenter sur mon sort… Que la Lumière me brûle !
— La vraie question, fit Min, est de savoir si nous le chargeons dans le chariot pour le conduire au manoir, ou si nous saisissons au vol l’occasion de filer.
Lumière, je ne vaux pas plus cher que Siuan !
— Nous pourrions le confier aux bons soins de la ferme la plus proche, répondit Leane.
Tenant par la bride le cheval de trait – méfiante comme si elle craignait que ce brave équidé la morde –, Siuan vint rejoindre ses compagnes.
— Il ne s’est pas blessé ainsi en tombant, dit-elle après avoir jeté un coup d’œil à Joni. Je ne vois ni racine ni pierre susceptibles de provoquer ce genre de plaie.
Alors qu’elle sondait les alentours, un cavalier sortit d’entre les arbres. Montant un bel étalon, il tenait par la bride trois juments, dont l’une à long poil.
Vêtu d’une veste de soie bleue, ses cheveux bouclés lui tombant sur les épaules, l’homme demeurait d’une sombre beauté malgré la dureté de son regard et le pli amer de sa bouche – les marques d’un grand malheur, à l’évidence.
Arborant une épée au côté, c’était le dernier homme que Min s’attendait à voir.
— C’est ton œuvre ? demanda Siuan.
Immobilisant sa monture près du chariot, Logain eut un sourire sans joie.
— Mara, une fronde peut faire des merveilles… Toutes les trois, vous avez de la chance que je sois là. Je pensais que vous sortiriez du village plus tard que ça, et pas en état de marcher. Le seigneur du coin s’est montré indulgent, dirait-on… (Logain se rembrunit, le ton soudain très dur.) Mara, tu as cru que j’allais vous abandonner ? J’aurais peut-être dû, au fond… Mais tu m’as promis que je me vengerais, et je t’ai crue. Sans savoir exactement de quoi il retournait, je t’ai suivie jusqu’à mi-chemin de la mer des Tempêtes. Sans jamais te demander comment tu escomptais tenir ta parole. Maintenant, tu vas m’écouter : il faut que ta quête se termine et que j’obtienne mon dû. Sinon, je finirai par me lasser et te laisser tomber. Alors, tes amies et toi découvrirez que la plupart des villages ne sont guère amicaux avec les étrangers sans le sou. Trois femmes seules ? (Il tapota le pommeau de son épée.) La seule présence de cette arme vous a sauvé la mise plus souvent que vous le pensez. Mara, trouve très vite ce que tu cherches !
Au début du voyage, Logain n’était pas si arrogant. Au contraire, il se montrait humble et reconnaissant parce que les trois femmes l’avaient aidé – enfin, aussi humble et aussi reconnaissant qu’un type comme lui pouvait l’être. Mais le passage du temps et l’absence de résultats avaient eu raison de sa gratitude.
Siuan soutint sans broncher le regard de son interlocuteur.
— C’est bien mon intention, dit-elle. Mais si tu veux partir, laisse-nous nos montures et va-t’en. Quand on ne veut pas ramer, il faut sauter du bateau et se résoudre à nager. On verra bien comment tu te vengeras, une fois seul…
Logain serra si fort les rênes de sa monture que Min entendit ses phalanges craquer. À force de contrôler sa colère, il finissait par trembler de la tête aux pieds.
— Je vais rester encore un peu, Mara. Un tout petit peu…
Un bref instant, Min vit briller autour de la tête de Logain une couronne or et bleu. Bien entendu, même si elles étaient informées du don de leur compagne, Siuan et Leane ne virent rien.
Min avait parfois des visions – des images et des auras liées à une personne bien précise. De temps en temps, elle parvenait à les interpréter. Telle femme allait se marier, tel homme mourrait bientôt… De petits ou de grands événements, parfois joyeux et parfois tristes… Ces visions n’avaient aucune logique, le sujet, l’endroit et le moment étant tout à fait aléatoires.
Les Aes Sedai et les Champions avaient systématiquement des auras, à l’inverse de la plupart des gens. Et savoir ce qu’elles signifiaient n’était pas toujours agréable…
Ayant déjà vu l’aura de Logain, elle connaissait sa signification. Un avenir glorieux ! Mais pour lui plus que pour n’importe quel autre homme, cela n’avait aucun sens. Son épée, sa veste et son cheval, il les avait gagnés en jouant aux dés – et peut-être pas très honnêtement. Il ne possédait rien d’autre et n’avait aucune perspective d’avenir, à part la vengeance promise par Siuan. Mais comment l’ancienne Chaire d’Amyrlin pourrait-elle tenir parole ? Ce seul nom, « Logain », équivalait à une sentence de mort. Cette vision n’avait aucun sens.
La bonne humeur de Logain revint sans raison apparente. Tirant de sa ceinture une bourse en laine grossière mais bien pansue, il la fit cliqueter à l’intention des trois femmes.
— J’ai un peu d’argent… Pendant un bon moment, nous n’aurons plus besoin de dormir dans des étables.
— Nous avons entendu parler de cet exploit, dit sèchement Siuan. J’aurais été bien bête d’attendre mieux de ta part…
— Considère ça comme une contribution à ta quête…
Siuan tendit la main, mais Logain raccrocha la bourse à sa ceinture avec un sourire moqueur.
— Je détesterais que tu te salisses les mains avec de l’argent volé, Mara ! Et comme ça, je n’aurai pas trop à m’inquiéter que vous me faussiez compagnie.
L’air assez furieuse pour casser un clou en deux entre ses dents, Siuan parvint à se maîtriser. Se dressant sur ses étriers, Logain sonda la route en direction de Kore-les-Sources.
— Je vois un troupeau de moutons et deux bergers, et ils approchent vite. Il est temps de filer. Quand ils découvriront votre évasion, ces gars courront la raconter partout. (Logain baissa les yeux sur Joni, toujours inconscient.) Et ils iront chercher de l’aide pour ce type. Je ne pense pas avoir tapé assez fort pour l’amocher…
Min en resta bouche bée. Décidément, Logain ne cessait jamais de la surprendre. Elle ne l’aurait jamais cru capable de se soucier une seconde d’un homme dont il venait de défoncer le crâne.
Siuan et Leane sautèrent en selle sans perdre de temps. L’ancienne Gardienne enfourcha la jument grise qu’elle avait baptisée Fleur de Lune, et sa compagne se hissa sur le dos de Bela, la petite jument à long poil. Piètre cavalière, Siuan n’avait guère progressé malgré des semaines de chevauchée, et elle se méfiait toujours de la placide Bela comme s’il s’était agi d’un fier destrier. Leane, elle, s’en tirait très bien avec sa monture.
Consciente d’être plus douée que Siuan mais beaucoup moins que Leane, Min enfourcha Rose Sauvage sans maladresse ni véritable grâce.
— Tu penses qu’il nous fera poursuivre ? demanda-t-elle tandis que le quatuor s’éloignait de Kore-les-Sources.
La question s’adressait à Siuan, mais ce fut Logain qui répondit :
— Le seigneur local ? Je doute qu’il vous juge assez importantes pour ça… Mais il peut quand même envoyer un homme et faire circuler votre description. Nous allons chevaucher le plus longtemps possible aujourd’hui, et recommencer demain.
À l’évidence, Logain se comportait comme s’il était le chef du groupe.
— Nous ne sommes pas assez importantes, c’est vrai, dit Siuan, très mal à l’aise sur sa selle.
Malgré l’appréhension que lui inspirait Bela, elle riva sur le dos de Logain un regard qui en disait long. S’il entendait contester son autorité, il trouverait à qui parler !
Min pria pour que Bryne les juge effectivement insignifiantes. S’il n’apprenait pas leurs véritables noms, il y avait des chances que ce soit le cas…
Logain talonnant son étalon, Min fit accélérer Rose Sauvage. En chevauchant, elle se força à penser à ce qui les attendait, pas à ce qu’elles venaient de vivre.
Glissant ses gantelets dans son ceinturon, Gareth Bryne prit sur son bureau le chapeau en velours aux bords relevés. Le dernier cri de la mode à Caemlyn. Le seigneur se fichant de la mode, Caralin s’en souciait à sa place, estimant qu’il devait être vêtu en fonction de sa haute position. Chaque matin, il trouvait donc les habits de soie et de velours qu’elle lui préparait.
Alors qu’il posait sur sa tête la toque rouge, Bryne aperçut son reflet dans une des fenêtres du bureau. Aussitôt, il se félicita que l’image soit si vague et si imprécise. Même en plissant les yeux, son chapeau anthracite et sa veste de soie grise brodée de fil d’argent au col et sur les manches ne ressemblaient en rien au casque et à l’armure dont il avait l’habitude. Mais le temps où il les portait était révolu. Et cette mascarade… Eh bien, ça lui permettait de meubler le temps, voilà tout…
— Seigneur Gareth, vous êtes sûr de vouloir faire ça ?
Se détournant de la fenêtre, Bryne regarda Caralin, qui se tenait debout de l’autre côté de la salle, près de son propre bureau où s’empilaient les grands livres comptables. Durant la très longue absence du seigneur, c’était elle qui avait géré le domaine. Et elle restait beaucoup plus compétente que lui en cette matière – bien trop, en fait, pour qu’il la décharge de cette responsabilité.
— Si vous les aviez envoyées travailler cher Admer Nem, comme le veut la loi, cette affaire ne vous concernerait plus.
— Certes, mais je n’ai pas tranché dans ce sens, et si c’était à refaire, je recommencerais. Tu sais comme moi que Nem et tous les mâles de sa tribu auraient harcelé ces pauvres filles nuit et jour. Par jalousie, Maigan et les autres femmes leur auraient empoisonné la vie – autant être jetées dans la Fosse de la Perdition. À supposer que les malheureuses n’aient pas fini par se noyer en tombant accidentellement dans un puits.
— Avec le temps qu’il fait, même Maigan ne souillerait pas un puits ainsi… Mais je vois ce que vous voulez dire, seigneur. Ces femmes ont eu un jour et une nuit pour fuir dans n’importe quelle direction. S’il est possible de les retrouver, envoyer des avis de recherche sera aussi rapide…
— Thad les débusquera…
Malgré ses soixante-dix ans passés, Thad était encore capable de pister le vent de la veille en pleine nuit et dans un champ de rochers. Et il s’était montré ravi de confier la briqueterie à son fils.
— Si vous le dites, seigneur…
De notoriété publique, Caralin et Thad s’entendaient comme chien et chat.
— Eh bien, quand vous ramènerez les fugitives, je n’aurai aucun mal à leur trouver un emploi au manoir.
Quelque chose dans le ton pourtant neutre de Caralin attira l’attention de Bryne. Une certaine satisfaction, peut-être… Depuis le jour de son retour, l’intendante avait engagé une légion de jolies servantes ou de filles de ferme toutes plus avides les unes que les autres d’aider leur seigneur à oublier ses malheurs.
— Ce sont des parjures, Caralin… Pour elles, je crains que ce soit les champs…
La moue presque imperceptible de Caralin confirma les soupçons de Bryne.
— Pour deux d’entre elles, c’est envisageable, seigneur Gareth. Mais la Domani… Tant de grâce gaspillée pour les travaux de la terre ? Alors qu’elle ferait merveille pour servir à table. Une jeune femme remarquablement belle, non ? Bien entendu, c’est vous qui déciderez.
Ainsi, Caralin avait fait son choix. Une jeune femme très jolie, en effet. Pourtant, elle était différente de toutes les Domani que Bryne avait rencontrées. Parfois un peu trop hésitante, et à certains moments un rien trop hardie. À croire qu’elle débutait dans l’art de séduire… Mais bien entendu, c’était impossible. En Arad Doman, dès le berceau, les mères entraînaient leurs filles à jouer avec les hommes comme s’ils étaient leurs marionnettes. De plus, la Domani n’avait pas été inefficace, loin de là. Si Caralin la lui avait présentée au milieu de son « lot » de servantes et de paysannes…
Oui, elle était très belle, vraiment.
Alors, pourquoi Gareth ne pensait-il pas sans cesse à elle ? Ou plutôt, pourquoi revoyait-il en boucle une paire de jolis yeux bleus ? Cette femme l’avait défié comme si elle regrettait de ne pas avoir une épée. Et bien que morte de peur, elle avait refusé de céder à sa panique. Mara Tomanes… Il aurait juré qu’elle était du genre à tenir parole, même sans serment.
— Je la ramènerai, marmonna Bryne, et je saurai pourquoi elle s’est parjurée.
— C’est sûr, seigneur ! Si vous me permettez, elle serait pour vous une femme de chambre idéale. Sela se fait un peu vieille. Monter et descendre l’escalier en pleine nuit chaque fois que vous voulez quelque chose, voilà qui commence à la fatiguer.
Bryne sursauta. De quoi parlait donc Caralin ? Oui, de la Domani… Décidément, son intendante se montrait très frivole. Mais au fond, était-il plus sérieux qu’elle ? En principe, un seigneur devait rester dans son fief pour prendre soin de ses gens. Cela dit, durant ses années d’absence, Caralin s’en était parfaitement bien sortie. Lui, il était familier des campements, des soldats et des campagnes – avec peut-être en plus une petite expérience des intrigues de cour. L’intendante avait raison. Il aurait été bien inspiré de déboucler son ceinturon d’armes, d’enlever ce ridicule chapeau et d’envoyer des messagers porteurs de la description des fugitives.
Oui, il aurait mieux fait, mais il ne le ferait pas !
— Garde un œil sur Admer Nem et sa tribu… Si tu n’es pas vigilante, ils te plumeront comme une oie.
— À vos ordres, seigneur…
Des mots pleins de respect, mais le ton… Caralin aurait tout autant pu lui dire d’aller apprendre la tonte des moutons à son grand-père. Amusé, le seigneur sortit en souriant sous cape.
En réalité, le « manoir » n’était rien de plus, ou presque, qu’une ferme géante. Un bâtiment de brique et de pierre à deux niveaux auquel des générations de Bryne avaient ajouté des extensions des plus anarchiques. La maison Bryne possédait ce domaine – à moins que ce ne fût le contraire, le domaine possédant la lignée – depuis que le royaume d’Andor avait émergé des ruines de l’empire d’Artur Aile-de-Faucon, quelque mille ans plus tôt. Au fil des siècles, les Bryne envoyaient leurs fils livrer des guerres pour la gloire du royaume. Gareth, lui, ne ferraillerait plus, mais il était quand même trop tard pour sa maison. Trop de guerres et de batailles… Dernier du nom, il n’avait ni femme ni enfants. À sa mort, la lignée s’éteindrait. Mais tout n’était-il pas destiné à disparaître au fil des rotations de la Roue du Temps ?
Dans la cour pavée du manoir, vingt hommes attendaient à côté d’autant de chevaux sellés. Des gaillards encore plus grisonnants que lui, quand il leur restait des cheveux. Mais de sacrés bons vétérans. Des hommes de troupe, des officiers et des porte-étendard qui avaient tous servi sous ses ordres à un moment ou à un autre de leur carrière.
Ancien porte-étendard en chef des Gardes Royaux, Joni Shagrin se tenait au premier rang, un bandage autour du crâne. Pourtant, ses filles, Bryne le savaient, avaient chargé leurs enfants de forcer grand-père à garder le lit. Parmi ces hommes, Joni était un des rares à avoir une famille, sur le domaine ou ailleurs. En majorité, ces braves avaient choisi de servir Gareth Bryne plutôt que de dilapider leur retraite dans des tavernes en racontant, ivres morts, des histoires qui n’intéresseraient personne, à part des vieux militaires comme eux.
Tous arboraient une épée sur le flanc et quelques-uns s’étaient munis de leur lance à pointe d’acier – une relique accrochée à un mur depuis des années. Derrière chaque selle, une couverture enroulée, des sacoches, une outre d’eau et une casserole complétaient l’équipement, comme si ces « guerriers » partaient en campagne et non à la poursuite de trois femmes coupables d’avoir fichu le feu à une étable. Mais il était tellement agréable de revivre le bon vieux temps, ou au moins de faire semblant.
Bryne se demanda si c’était également sa motivation. Car en réalité, il était bien trop vieux pour se lancer sur la piste de magnifiques yeux bleus nichés dans les orbites d’une femme assez jeune pour être sa fille. Et peut-être même sa petite-fille !
Non, je ne suis pas idiot à ce point ! se rassura-t-il.
Mais Caralin s’en tirait bien mieux quand il ne lui traînait pas dans les pattes.
Un hongre bai plutôt malingre déboula soudain au galop dans l’allée bordée de chêne qui conduisait à la route. Avant même que sa monture se soit arrêtée, le cavalier sauta au sol. Déséquilibré, il faillit s’étaler, mais réussit à tenir debout et à saluer son seigneur en se tapant du poing sur le cœur.
C’était Barim Halle, un ancien chef d’escouade qui avait servi sous les ordres de Gareth une demi-éternité plus tôt. Du genre sec et nerveux, la boule à zéro, il arborait des sourcils blancs broussailleux qui semblaient vouloir compenser son absence de cheveux et de barbe.
— On vous a rappelé à Caemlyn, capitaine général ?
— Non, répondit Bryne – un peu trop brusquement. Quelle mouche t’a piqué ? Arriver ici comme si tu avais à tes trousses toute la cavalerie du Cairhien !
Énervés par la présence du hongre épuisé, plusieurs chevaux renâclaient.
— Je n’ai jamais galopé si vite, seigneur, sauf quand nous pourchassions ces fanfarons. (Voyant que Bryne ne plaisantait pas, Barim reprit aussitôt son sérieux.) Seigneur, j’ai vu les chevaux dans la cour et supposé… (Bryne se rembrunissant, Barim décida de ne pas s’étendre sur le sujet.) En fait, j’ai moi aussi des informations. En visite chez ma sœur, à Braem-la-Nouvelle, j’en ai entendu des vertes et des pas mûres.
Plus ancienne que le royaume d’Andor, Braem-la-Nouvelle – l’ancienne ayant été détruite durant les guerres des Trollocs, mille ans avant le règne d’Artur – était une ville frontalière de taille moyenne qui se dressait à l’est du domaine, sur la route reliant Caemlyn à Tar Valon. Bref, un lieu idéal pour glaner des informations, car cette voie commerciale, malgré l’actuelle attitude de Morgase, restait très fréquentée.
— Eh bien, je t’écoute, Barim !
— Seigneur, il faut d’abord que je trouve par où commencer… (Comme s’il faisait son rapport, Barim se redressa de toute sa hauteur.) Tout d’abord, le plus important, selon moi : on dit que Tear est tombée. Des Aiels ont conquis la Pierre, et l’Épée Qui Ne Peut Pas Être Touchée l’a bel et bien été. Touchée, je veux dire… Quelqu’un l’a brandie, rien que ça !
— Un Aiel ? lança Bryne, incrédule.
Un Aiel aurait préféré mourir plutôt que de toucher une épée. Durant la guerre des Aiels, il en avait plusieurs fois eu la confirmation. Cela dit, on racontait que Callandor n’était pas vraiment une épée. Quant à savoir ce que ça voulait dire, c’était une autre affaire…
— Ça, on ne l’a pas précisé, seigneur. J’ai entendu des noms : Ran-quelque chose, et d’autres aussi… Mais les gens parlaient de cette affaire comme s’il s’agissait d’un fait accompli, pas de rumeurs… Un événement de notoriété publique.
Bryne plissa pensivement le front. Si cette histoire était vraie, ça signifiait que le Dragon s’était réincarné. Selon les prophéties, l’Ultime Bataille approchait et le Ténébreux serait bientôt libre. D’après les prédictions, le Dragon Réincarné sauverait le monde… et le détruirait. Une nouvelle assez stupéfiante pour justifier à elle seule le galop effréné de Halle, s’il avait mûrement réfléchi.
Mais le vétéran au visage tanné par le soleil n’en avait pas terminé :
— Les nouvelles en provenance de Tar Valon sont presque aussi importantes, seigneur. Il paraît qu’il y a une nouvelle Chaire d’Amyrlin. Elaida, l’ancienne conseillère de la reine…
Soudain mal à l’aise, Halle enchaîna aussi vite que possible, car Morgase était un sujet tabou. Même si Bryne ne l’avait jamais dit, tous les hommes liés au domaine le savaient.
— Siuan Sanche aurait été calmée puis exécutée. Et Logain serait mort aussi. Vous savez, ce faux Dragon que les Aes Sedai ont capturé puis apaisé l’an dernier. Les gens que j’ai entendus croyaient dur comme fer à ce qu’ils disaient. Certains étaient à Tar Valon au moment où tout ça s’est passé – en tout cas, ils l’affirmaient.
Logain ne comptait pas, même s’il avait provoqué une guerre au Ghealdan en prétendant être le Dragon Réincarné. Ces dernières années, il y avait eu abondance de faux Dragons. Mais Logain, au moins, avait été capable de canaliser le Pouvoir, avant que les Aes Sedai l’apaisent. Cela dit, il n’était pas le premier homme à qui ça arrivait. Et ces malheureux, qu’ils soient des faux Dragons ou de pauvres crétins tombés entre les mains de l’Ajah Rouge, ne survivaient jamais longtemps. Parce qu’ils perdaient l’envie de vivre, disait-on…
Siuan Sanche, en revanche… Bryne l’avait rencontrée une fois, trois ans plus tôt. Une femme qui exigeait l’obéissance sans s’embarrasser de donner des explications. Dure comme du vieux cuir, la langue acérée, elle avait l’amabilité d’un ours victime d’une rage de dents. En d’autres termes, quelqu’un qui aurait dû démembrer à mains nues toute personne menaçant de la destituer.
Le terrible châtiment qu’on nommait « être apaisé » s’appelait « être calmée » lorsqu’il s’agissait d’une femme. Un événement rarissime, dans ce dernier cas. Surtout pour une Chaire d’Amyrlin. En trois mille ans, seules deux dirigeantes avaient connu ce triste sort. À en croire la Tour Blanche, qui avait bien pu étouffer une vingtaine d’autres histoires semblables. Quand un événement ne leur plaisait pas, les Aes Sedai avaient un don particulier pour l’occulter. Mais après avoir calmé Siuan Sanche, pourquoi cette exécution ? D’après ce qu’on disait, les femmes coupées du Pouvoir ne survivaient pas longtemps non plus.
Tout ça ne sentait pas bon du tout. La Tour Blanche avait une kyrielle d’alliances secrètes, tout le monde le savait, et elle tirait dans l’ombre les ficelles de plusieurs cours, des dames et des seigneurs très puissants lui servant de marionnettes. Avec l’arrivée d’une nouvelle Chaire d’Amyrlin, surtout dans de telles conditions, certains « agents » risquaient de tirer sur leur laisse, histoire de mettre à l’épreuve la vigilance des Aes Sedai. Et dès que ce Ran-quelque chose aurait écrasé toute opposition à Tear – s’il tenait la Pierre, le plus gros du travail était déjà fait – il se mettrait en mouvement contre l’Illian ou le Cairhien. Mais à quelle vitesse pourrait-il agir ? Lèverait-on des armées contre lui, ou pour le servir ? Même s’il était le Dragon Réincarné, les maisons nobles ne se rangeraient pas toutes dans son camp, et les populations non plus.
Et si des querelles mineures éclataient parce que la tour…
— Vieux crétin…, marmonna Bryne.
Voyant Halle sursauter, il précisa :
— Non, je ne parlais pas de toi, mais d’un autre vieillard sénile.
Tout ça ne le regardait plus, voyons ! Sauf quand viendrait l’heure que la maison Bryne choisisse un camp. Une décision dont personne ne se soucierait beaucoup, à part pour savoir s’il fallait ou non l’attaquer. De tout temps, la maison n’avait jamais été très importante ni très puissante.
— Seigneur ? demanda Barim en regardant les cavaliers, autour de lui. Seigneur, vous pensez avoir besoin de moi ?
Sans demander pour quoi faire, ni quand, ni où… Décidément, Bryne n’était pas le seul à s’ennuyer à mourir à la campagne.
— Rejoins-nous quand tu te seras équipé… Pour commencer, nous allons nous diriger vers le sud, sur la route de Quatre Rois.
Barim salua puis s’éloigna au pas de course en tenant son cheval par la bride.
Bryne monta en selle puis donna à la colonne l’ordre de se mettre en branle. En rang par deux, les cavaliers remontèrent l’allée bordée de chênes.
Bien décidé à obtenir des réponses, Bryne se jura de saisir Mara par la peau du cou, si c’était nécessaire. Et de la secouer comme un prunier !
Lorsque les portes du palais royal d’Andor s’ouvrirent, laissant passer son carrosse, la Haute Dame Alteima ne put retenir un soupir de soulagement. Car jusqu’au dernier moment, elle avait redouté qu’elles restent fermées. Pour faire parvenir une missive à qui de droit, il lui avait fallu une petite éternité, et plus longtemps encore pour obtenir une réponse.
Sa dame de compagnie, une mince jeune fille qu’elle avait engagée à Caemlyn, se mit à glousser bêtement et à tressauter d’excitation à l’idée d’entrer enfin dans le saint des saints du royaume.
D’un coup de poignet, Alteima déploya son éventail et entreprit de se rafraîchir un peu. On étouffait, et le pire restait à venir, puisqu’on était encore loin de midi. Dire qu’elle avait toujours tenu le royaume d’Andor pour un pays au climat tempéré !
Une nouvelle fois, Alteima révisa en pensée le discours qu’elle entendait tenir.
Consciente d’être une belle femme, la Haute Dame savait en outre user à bon escient de ses grands yeux marron où certains voyaient à tort briller de l’innocence – voire une certaine forme de bienveillance. Ces « qualités » lui étaient bien entendu l’une et l’autre étrangères, mais le malentendu l’arrangeait bien, en particulier dans des circonstances comme celle-ci.
L’achat du carrosse avait quasiment épuisé les réserves d’or qu’elle avait pu emporter en quittant précipitamment Tear. Si elle voulait remonter la pente, il lui faudrait des amis puissants, et nul, en ce royaume, ne l’était plus que la femme qu’elle venait voir.
Dans une cour entourée de colonnes, le carrosse s’arrêta près d’une fontaine et un serviteur en livrée rouge et blanc accourut pour ouvrir la portière. Déjà concentrée sur son rendez-vous, Alteima n’accorda pas un regard à la cour, et encore moins au domestique. En revanche, elle vérifia une ultime fois sa mise. Constatant que sa robe de soie verte à haute encolure discrètement ornée de perles n’avait pas un faux pli, elle s’assura que la coiffe, elle aussi décorée de perles, d’où sa chevelure noire jaillissait pour cascader jusqu’à l’orée de ses reins était bien droite sur sa tête. Cinq ans plus tôt, durant une visite officielle, elle avait brièvement rencontré Morgase. Une femme à la puissante aura de pouvoir, aussi réservée et aussi imposante qu’on pouvait l’attendre d’une reine, mais également « comme il faut », du moins selon les critères andoriens. Un bonnet de nuit guindé, pour quiconque d’autre… Une rumeur courant en ville lui prêtait pourtant un amant – très impopulaire, semblait-il –, un détail qui ne collait pas avec le reste. Nonobstant cette contradiction, si la mémoire d’Alteima ne la trompait pas, la robe très stricte et l’absence de décolleté plairaient sûrement à la souveraine.
Dès que les semelles d’Alteima furent entrées en contact avec le sol, Cara, sa dame de compagnie, sauta à son tour du carrosse et courut s’assurer que la robe de sa maîtresse tombait à la perfection. Agacée, Alteima referma son éventail et l’abattit sèchement sur le poignet de la fille. Enfin, on ne faisait pas ce genre de chose dans une cour ! Reculant d’un bond, Cara – quel nom ridicule ! – se frotta le poignet avec un air de chien battu et des larmes dans les yeux.
Alteima eut une moue irritée. Cette idiote ne savait même pas comment réagir quand on la tançait gentiment. Inutile de s’aveugler, trop mal dégrossie, elle ne ferait pas l’affaire. Mais une dame, surtout si elle entendait se distinguer des autres réfugiés qui grouillaient dans ce royaume, devait absolument avoir une servante. C’était vital !
En chemin, Alteima avait vu des hommes et des femmes travailler sous un soleil de plomb – voire mendier dans les rues. Des malheureux vêtus de haillons qui étaient naguère une tenue de noble du Cairhien – à ce propos, elle pensait avoir reconnu une ou deux de ses anciennes relations.
Devait-elle engager une de ces femmes ? Au fond, qui pouvait mieux connaître le comportement qu’on était en droit d’attendre d’une dame de compagnie ? Étant tombées si bas – travailler de ses mains, quelle horreur ! –, les grandes dames déchues sauteraient sûrement sur l’occasion. Au fond, avoir pour domestique une ancienne « amie » pouvait se révéler très amusant. Mais pour l’instant, il allait falloir faire avec Cara. Une fille du cru, maladroite et vulgaire, qui risquait d’indiquer un peu trop clairement qu’Alteima, sans en être encore réduite à la mendicité, avait connu des jours considérablement meilleurs.
— T’ai-je fait mal, Cara ? demanda la Haute Dame avec une bienveillance feinte. Reste donc dans le carrosse pour soigner ton poignet. Je suis sûre que quelqu’un finira par t’apporter un peu d’eau fraîche.
Devant l’imbécile gratitude qui s’afficha sur le visage de Cara, Alteima crut un instant être victime d’un mirage.
Le serviteur qui avait ouvert la portière, parfaitement formé, lui, garda les yeux rivés dans le vide. Connaissant les domestiques, Alteima ne douta pourtant pas que sa « générosité » serait bientôt connue et vantée dans tout le palais.
Superbe dans son uniforme des Gardes de la Reine, un grand jeune homme vint se camper devant la visiteuse. Une main sur le pommeau de son épée, il s’inclina très civilement.
— Je suis le lieutenant Tallanvor, Haute Dame… Si vous voulez bien me suivre, je vous escorterai jusqu’à la salle où la reine Morgase vous recevra.
Alteima accepta le bras que lui tendit galamment le militaire. Sinon, elle ne lui accorda pas une once d’attention. À part les généraux et les seigneurs, les soldats ne l’intéressaient pas.
Tandis que Tallanvor la guidait dans des couloirs grouillant de domestiques des deux sexes qui couraient dans tous les sens – mais sans oser barrer le passage à une Haute Dame, bien entendu – Alteima étudia discrètement les riches tentures, les coffres et les cabinets incrustés d’ivoire, les coupes et les vases en or ou en argent et une impressionnante collection de porcelaines du Peuple de la Mer. En matière de richesse – en tout cas, de richesse exhibée – le palais d’Andor était derrière la Pierre de Tear, mais le pays lui-même restait très prospère, et peut-être même plus que la patrie d’Alteima.
Un seigneur plus âgé qu’elle – préférablement un rien sénile ou infirme, donc très facile à manipuler pour une jeune femme – serait un don du ciel. À condition, bien sûr, qu’il possède un très grand domaine. En tout état de cause, ce serait un bon début, avant d’avoir pu déterminer où étaient exactement les leviers du pouvoir dans ce pays.
Les quelques mots échangés jadis avec Morgase ne faisaient pas une très belle introduction. Par bonheur, Alteima détenait un bien précieux que toute reine digne de ce nom ne pouvait que convoiter.
Des informations !
Après un interminable trajet, Tallanvor fit entrer la visiteuse dans un grand salon au très haut plafond peint en bleu pour représenter le ciel, des oiseaux et des nuages renforçant l’illusion. Devant la grande cheminée de marbre blanc, des fauteuils sculptés et dorés à l’or fin reposaient sur un tapis rouge et or. Non sans amusement, Alteima nota que c’était un produit de l’artisan de son pays.
— Majesté…, dit Tallanvor d’une voix soudain rauque, comme vous me l’avez ordonné, voici la Haute Dame Alteima de Tear.
D’un geste, Morgase fit signe à l’officier qu’il pouvait se retirer.
— Sois la bienvenue, Alteima. Je suis contente de te revoir. Mais je t’en prie, assieds-toi en face de moi.
Avant de prendre place, Alteima esquissa une révérence et murmura quelques remerciements. En réalité, la jalousie lui tordait les boyaux. Dans son souvenir, Morgase était une belle femme. La revoir en chair et en os montrait à quel point la mémoire pouvait altérer les choses. En fait, la reine était une femme fantastiquement belle – une rose tellement épanouie qu’elle en faisait pâlir toutes les autres fleurs. Pas étonnant que le jeune officier soit reparti d’un pas tremblant ! À ce propos, son absence était une chance, car Alteima aurait détesté le voir comparer les deux « fleurs » présentes en rejetant l’une pour vénérer l’autre.
Si sa beauté était intacte, Morgase avait cependant changé. Par la Grâce de la Lumière, reine d’Andor, Protectrice du royaume et du peuple et Grande Chaire de la maison Trakand, la belle Morgase, d’ordinaire si réservée et convenable, portait une robe de soie blanche brillante au décolleté assez plongeant pour offenser la pudeur d’une fille de taverne du port de Tear. Comme si ça ne suffisait pas, le vêtement était assez moulant pour convenir à une cocotte du Tarabon. À l’évidence, les rumeurs n’en étaient pas. Morgase avait bel et bien un galant. Et ses efforts vestimentaires indiquaient qu’elle faisait tout pour plaire à Gaebril, alors qu’elle aurait normalement dû exiger qu’il fasse tout pour lui plaire.
Ainsi vêtue, Morgase conservait une aura de pouvoir et une présence imposante – mais en mode plus mineur, en quelque sorte.
Alteima se félicita d’avoir choisi une robe des plus austères. Une femme énamourée à ce point pouvait piquer une crise de jalousie pour un détail insignifiant, voire pour rien du tout. Si elle rencontrait Gaebril, la Haute Dame entendait lui manifester toute l’indifférence que les convenances lui autoriseraient. Le simple soupçon de vouloir voler son amoureux à la reine risquait de lui valoir le nœud coulant de la potence, alors qu’elle était seulement en quête d’un vieux et riche mari. Mais pour être honnête, elle aurait agi exactement comme la reine…
Une femme en livrée rouge et blanc vint servir un excellent cru du Murandy dans des coupes de cristal ornées du Lion d’Andor. Lorsque Morgase prit une des coupes, Alteima remarqua qu’elle portait la bague au serpent de la Tour Blanche. Un bijou arboré par les Aes Sedai et par certaines femmes qui, à l’instar de la reine, avaient suivi une formation à Tar Valon sans devenir pour autant des sœurs. Depuis près de mille ans, toutes les souveraines d’Andor sacrifiaient à cette tradition.
On murmurait pourtant que les liens entre Morgase et la Tour Blanche s’étaient distendus. De fait, l’impopularité croissante des Aes Sedai, dans la population, aurait pu être étouffée dans l’œuf si la reine avait voulu qu’il en soit ainsi. Dans ce cas, pourquoi portait-elle toujours la bague ? Avant d’avoir obtenu la réponse, Alteima aurait tout intérêt à se montrer prudente sur le sujet…
La domestique alla se placer au fond de la pièce. Hors de portée d’oreille, mais assez près pour surveiller le niveau des coupes et faire le service.
— Comment vas-tu depuis notre rencontre, Alteima ? demanda Morgase après avoir bu une gorgée. Et ton mari, il se porte bien ? Est-il à Caemlyn avec toi ?
Alteima comprit qu’elle allait devoir improviser. Ignorant que Morgase la savait mariée, elle avait préparé un discours qui ne tenait plus la route. Mais la vivacité d’esprit était depuis toujours une de ses qualités.
— Tedosian allait bien la dernière fois que je l’ai vu… (Lumière, pourvu qu’il crève bientôt ! Bon, improvisons, puisqu’il le faut !) Il se demandait s’il allait se ranger du côté de Rand al’Thor, un abîme au bord duquel il est dangereux de se tenir. Savez-vous que des seigneurs ont été pendus comme de vulgaires brigands ?
— Rand al’Thor…, répéta Morgase. Je l’ai rencontré, et il n’avait pas l’air de quelqu’un qui prétendrait un jour être le Dragon Réincarné. Un jeune berger terrifié tentant de cacher sa peur, voilà ce que j’ai vu. Pourtant, en y repensant, il semblait chercher à fuir quelque chose… ou quelqu’un. Elaida m’avait mise en garde contre lui.
Morgase ne sembla pas s’apercevoir qu’elle avait prononcé sa dernière phrase à voix haute.
— Elaida n’était-elle pas votre conseillère, à l’époque ?
Bien entendu, Alteima connaissait la réponse. Une rupture entre Morgase et la tour ? Franchement ça semblait improbable. Mais elle devait en avoir le cœur net.
— L’avez-vous remplacée, maintenant qu’elle est la Chaire d’Amyrlin ?
Morgase revint d’un coup au présent et à la réalité.
— Sûrement pas ! (La reine s’adoucit de nouveau.) Elayne, ma fille, est en formation à la tour. Et elle compte déjà parmi les Acceptées.
Alteima s’éventa d’abondance en espérant que de la sueur ne perlait pas sur son front. Si Morgase ne savait pas elle-même où elle en était par rapport à la tour, le terrain devenait vraiment très glissant. Si glissant, même, que la Haute Dame risquait une chute vertigineuse dans un gouffre.
Par bonheur, Morgase vint à son secours.
— Tu as dit que ton mari s’interrogeait au sujet de Rand al’Thor. Quelle est ta position ?
Alteima faillit en soupirer de soulagement. Avec Gaebril, Morgase se comportait comme une fille de ferme naïve, mais dès qu’on en venait à la politique et aux dangers que courait son royaume, elle reprenait ses esprits.
— Dans la Pierre de Tear, j’ai eu l’occasion de l’étudier de près… (Une bonne façon de planter la graine, s’il fallait la planter.) Il peut canaliser le Pouvoir, et un homme qui en est capable doit être redouté dans tous les cas. Cela dit, il est bien le Dragon Réincarné, ça ne fait aucun doute. La Pierre est tombée, et Rand al’Thor a brandi Callandor. Les prophéties… Majesté, je crains de devoir laisser ce sujet à des gens plus compétents que moi. Je n’ai qu’une certitude : rester dans un pays dirigé par le Dragon Réincarné me terrorise. Même une Haute Dame de Tear ne peut se targuer d’avoir le courage de la reine d’Andor.
Morgase coula à Alteima un regard qui lui fit redouter d’avoir dépassé la frontière séparant la flatterie de la flagornerie. Par bonheur, la reine se laissa aller sur son siège et sirota son vin – un bon signe, si elle se détendait…
— Parle-moi de Rand al’Thor, dit-elle. Cet homme qui est censé nous sauver… et nous détruire en le faisant.
Voilà, c’était gagné ! Enfin, presque…
— Pouvoir ou non, c’est un homme dangereux. Un lion semble indolent, presque endormi, jusqu’au moment où il charge. Alors, on découvre sa vitesse et sa puissance. Rand al’Thor n’est pas indolent, plutôt innocent, et il ne semble pas endormi mais simplement naïf. Cela dit, quand il charge… Il ne respecte ni les personnes ni leur position, et quand je dis que des seigneurs ont été pendus, c’est la stricte vérité. Il est le héraut de l’anarchie, Majesté. Selon ses nouvelles lois, un Haut Seigneur ou une Haute Dame, chez moi, peuvent désormais être traduits en justice. Imaginez-vous qu’ils risquent une amende, voire un pire châtiment, sur la foi des accusations du moindre paysan ou de quelque minable pêcheur. En outre…
Alteima s’en tint à la vérité telle qu’elle la voyait. Dans les cas d’urgence, elle pouvait être sincère avec l’aisance qu’elle mettait en général à mentir. Savourant son vin, Morgase l’écoutait avec ce qui aurait pu passer pour une nonchalance vexante. En vérité, elle ne manquait pas un seul mot, gravant tout dans sa mémoire.
— Comprenez bien, conclut Alteima, que je viens de survoler le sujet. Car il me faudrait des heures pour détailler les faits et méfaits de Rand al’Thor…
— Tu auras le temps qu’il faut, assura Morgase.
Alteima jubila intérieurement. Là, c’était vraiment gagné !
— Est-il vrai qu’il a conquis la Pierre avec des Aiels ?
— Oui, Majesté ! Des barbares qui se voilent le visage la moitié du temps, les femmes aussi avides que les hommes de tuer tout ce qui bouge. Ils le suivaient comme s’ils étaient ses chiens, terrorisaient tout le monde et pillaient sans vergogne la Pierre.
— J’ai cru qu’il s’agissait de rumeurs… Ce n’aurait pas été les premières, mais les Aiels n’étaient pas sortis de leur désert depuis la récente guerre… Le monde n’avait sûrement pas besoin que Rand al’Thor nous ramène ce fléau ! Mais tu as parlé au passé. Ils sont repartis ?
— Oui, juste avant mon départ. Et al’Thor s’en est allé avec eux.
— Vraiment ? J’avais peur qu’il soit déjà au Cairhien et…
— Tu as une invitée, Morgase ? lança une voix masculine. On aurait dû me prévenir, afin que je puisse la saluer.
Un homme de haute taille entra dans la pièce, sa veste de soie rouge brodée peinant à contenir ses épaules massives et ses pectoraux saillants. Même sans le sourire radieux de Morgase, Alteima aurait deviné qu’il s’agissait du seigneur Gaebril. À part lui, qui aurait osé faire intrusion ainsi dans le salon privé ?
D’un geste, et sans demander la permission à la reine, il congédia la domestique.
Les tempes argentées, Gaebril était un homme à la sombre beauté et à la présence imposante. En ayant vu d’autres, Alteima l’accueillit d’un sourire qui aurait mieux convenu pour un vieil oncle désargenté et sans influence. C’était certes un splendide étalon, mais même s’il n’avait pas appartenu à Morgase, Alteima n’aurait pas tenté de le manipuler, sauf en cas d’absolue nécessité. Son aura de pouvoir semblait surpasser celle de la reine, et ce n’était pas peu dire…
S’arrêtant près de Morgase, Gaebril posa une main sur son épaule nue. Loin de s’offusquer de cette familiarité, la souveraine résista de justesse à l’envie d’appuyer sa joue sur la main de son galant.
Mais Gaebril dévisageait Alteima. Pourtant habituée au regard des hommes, la jeune femme se sentit mal à l’aise, comme si on violait son intimité.
— Vous venez de Tear ? demanda Gaebril.
Au son de cette voix, Alteima frissonna jusque dans la moelle de ses os, comme si on venait de la jeter dans une mare d’eau glacée. Bizarrement, elle se sentit en même temps bien moins tendue.
Voyant que son invitée ne parvenait pas à recouvrer sa voix, Morgase répondit à sa place :
— Je te présente la Haute Dame Alteima, Gaebril. Elle m’en a appris très long sur le Dragon Réincarné. Sais-tu qu’elle était présente dans la Pierre lors de sa chute ? Les Aiels étaient vraiment là…
D’une pression de la main, Gaebril intima le silence à Morgase. Un instant, de la contrariété passa dans le regard de la reine, mais cela ne dura pas et elle sourit béatement au fringant seigneur.
Toujours tétanisée par le regard de Gaebril, Alteima poussa un petit cri de détresse.
— Morgase, fit Gaebril, cette conversation t’a fatiguée, j’en suis sûr. Tu te surmènes ! Va donc dormir un peu dans ta chambre. Allons, file ! Je te réveillerai quand tu te seras assez reposée.
Sans cesser de sourire, Morgase se leva docilement.
— Oui, dit-elle, le regard légèrement vitreux, je crois que je vais faire une sieste.
Sur ces mots, la reine sortit du salon sans un regard pour Alteima. Concentrée sur Gaebril, la Haute Dame ne s’en aperçut même pas. Le cœur battant la chamade, le souffle court, elle aurait juré n’avoir jamais rencontré un homme aussi beau, aussi fort, aussi puissant…
Les superlatifs déferlaient dans son esprit tel un torrent.
Sans s’intéresser non plus à la sortie de Morgase, Gaebril s’assit dans le fauteuil qu’elle venait de quitter, les jambes confortablement tendues et les pieds croisés.
— Dis-moi pourquoi tu es venue à Caemlyn, Alteima, demanda-t-il, passant au tutoiement. Je veux toute la vérité, mais condensée. Si je désire des détails, tu me les fourniras plus tard.
Frissonnant toujours de la tête aux pieds, la Haute Dame répondit sans hésiter :
— J’ai tenté d’empoisonner mon mari, Tedosian, et j’ai dû fuir avant qu’il essaie de me tuer avec l’aide de cette truie d’Estanda. Rand al’Thor comptait ne pas les en empêcher, histoire de faire un exemple.
L’angoisse serra le cœur d’Alteima. Pas parce qu’elle avouait son secret le plus honteux, mais parce qu’elle redoutait que Gaebril, un homme à qui elle voulait plaire à tout prix, la chasse du palais d’un geste négligent de la main. Mais il voulait la vérité…
— J’ai choisi Caemlyn parce que je déteste l’Illian. Même si le royaume d’Andor ne se porte pas très bien, le Cairhien, lui, est au bord de la ruine. Je suis en quête d’un riche mari, ou au moins d’un protecteur susceptible de…
Amusé, Gaebril leva une main pour interrompre la Haute Dame.
— Une jolie tigresse, mais sacrément vicieuse… Assez jolie, cependant, pour qu’on la garde, une fois ses griffes et ses crocs arrachés. (Gaebril se rembrunit.) Dis-moi tout ce que tu sais sur Rand al’Thor, et plus particulièrement sur ses amis – s’il en a –, ses compagnons et ses alliés.
Alteima parla jusqu’à ce qu’elle ait la gorge sèche, sa voix devenant éraillée. Bien qu’assoiffée, elle attendit que l’homme lui ordonne de boire pour vider sa coupe de vin. Ensuite, elle reprit son discours.
Elle pouvait plaire à cet homme. Morgase n’avait qu’à bien se tenir !
Surprises de voir leur maîtresse à cette heure de la matinée, les servantes qui s’affairaient dans la chambre de Morgase se fendirent à la hâte de révérences et de courbettes. Après les avoir congédiées, la reine s’allongea tout habillée et passa un moment à contempler les sculptures dorées à l’or fin des montants du lit. Non des Lions d’Andor, mais des roses. À cause de la Couronne de Roses d’Andor, bien sûr. Mais surtout parce qu’elle préférait les fleurs aux fauves.
Cesse de t’entêter ! se tança-t-elle.
Puis elle se demanda pourquoi elle venait de penser ça. Elle avait dit à Gaebril qu’elle était fatiguée, et… Ou était-ce lui qui le lui avait dit ? Non, impossible ! Aucun homme ne dictait son comportement à la reine d’Andor.
Gareth…
Pourquoi songeait-elle à Gareth Bryne ? Lui, il ne lui avait jamais dit que penser ou que faire. Le capitaine général de la Garde obéissait à la reine, pas l’inverse. Mais Gareth était du genre têtu – un homme capable de camper sur ses positions jusqu’à ce qu’elle ait changé d’avis.
Pourquoi est-ce que je pense à lui ? J’aimerais tant qu’il soit là…
Quelle idée ridicule ! Ne l’avait-elle pas banni de la cour parce qu’il lui résistait ? Sur quel sujet ? Eh bien, elle avait oublié, mais quelle importance ? Il lui avait résisté !
Désormais, les sentiments qu’elle avait éprouvés pour lui semblaient lointains comme s’il était parti depuis des années. Pourtant, ça ne remontait pas à si longtemps.
Cesse de t’entêter !
Fermant les yeux, Morgase sombra dans un sommeil peuplé de cauchemars où elle tentait sans cesse de fuir une menace invisible.