76. MARDI 15 MAI, 02 H 37


Il avait fallu attendre. Attendre que Céline s’endorme pour sortir la copie du DVD et la glisser dans le lecteur du salon. Avant d’appuyer sur la télécommande, Vic ferma toutes les portes, but un grand ballon de cognac, d’un trait, puis il baissa les paupières quelques instants. Quelles sensations curieuses et antagonistes… Voilà une semaine, il venait de perdre son enfant et Céline déprimait à l’hôpital. Et aujourd’hui… Tout était si différent. Certes, ils n’avaient pu ramener Sylvie Kismet, mais le bébé, son bébé, son sang, grandissait dans le ventre de sa femme.

Lorsque l’écran s’anima, les images le frappèrent de nouveau avec une violence phénoménale. Mais Vic se força à endurer le spectacle horrible. Il cherchait le détail révélateur. Qui torturait ces pauvres femmes ? Que voulait exprimer l’assassin dans cette œuvre macabre ? Sa signature, l’empreinte de sa personnalité se dissimulaient-elles dans ce montage infâme ?

Vic faillit éteindre. Pourquoi ne pas envoyer anonymement le DVD à la brigade ? Ils l’analyseraient, progresseraient, découvriraient de nouvelles pistes… Oui, pourquoi pas ?

Cependant, il éprouva le besoin de persévérer. Pour Stéphane. Ce pauvre Stéphane qui, lui aussi, décortiquait une copie de cette abomination, seul, dans sa grande maison.

Alors Vic fit abstraction de tout, et se força à adopter un regard de flic. Aller simple pour l’enfer.

Le film se présentait en un montage vidéo et sonore assez perfectionné. La réalisation était sophistiquée. S’agissait-il du travail d’un professionnel ? D’un amateur ? Chose certaine, il œuvrait dans un endroit secret, à l’abri des regards.

Vic plissa les yeux. Impossible de reconnaître le visage du Matador, il portait un masque en latex – très ressemblant à celui moulé par Stéphane. Jamais on ne le voyait debout ou en plan large. Le film était monté de telle façon qu’on ne pouvait deviner sa taille, ni ses caractéristiques physiques sans un matériel informatique et anthropométrique perfectionné. Ce salopard avait pris ses précautions.

Vic fit défiler de nombreuses fois le film au ralenti, l’analysa séquence par séquence et effectua de longs arrêts sur image. Quelque chose le frappa alors. Les radiographies, dispersées çà et là, succédaient à chaque fois à une scène sanglante et elles avaient toutes un point commun. Les os étaient courts, bien trop courts pour être ceux d’un adulte. Vic s’enfonça plus encore dans son siège. Les tibias, fémurs, clavieules fracturés appartenaient à un enfant. Vic eut l’intuition qu’il s’agissait d’un seul et même enfant. Un squelette malmené, radiographié aux différents stades de son développement. La charpente de l’assassin, sans aucun doute. Mais pourquoi tant de blessures ? Sur l’un des clichés, Vic dénombra dix-huit fractures. Il fronça alors les sourcils, s’approcha de l’écran et zooma au maximum vers le coin inférieur droit.

Son cœur se serra, il tenait peut-être quelque chose.

Une date. Il crut lire « 1987 ».

Puis, sur d’autres radiographies, plus loin dans le film, il lut « 1989 », « 1990 », « 1992 ».

Rien d’autre. Juste des dates.

Vic se versa un autre verre avant de revenir à la vidéo. L’enfant avait grandi sans cesser de se fracturer les os. Pourquoi ? Souffrait-il d’une maladie qui les fragilisait, comme la maladie des os de verre ? Le battait-on violemment ? Ou alors, avait-il régulièrement de graves accidents ?

Vic ne put s’empêcher de penser à Stéphane. Son saut du train. Ses multiples sorties de route. Ses nombreux séjours à l’hôpital.

Il chassa cette idée de sa tête et songea plutôt aux paroles de Siriel, avant sa première mort. « Je me suis offert le film de mon fantasme. Et mon exécuteur, celui de sa souffrance. » Si les radiographies se succédaient dans ce montage, si nombreuses, il devait nécessairement y avoir une raison valable. Elles étaient probablement là pour représenter la souffrance du Matador.

Le jeune homme s’intéressa ensuite à d’autres scènes qui, dans ce déferlement d’horreurs, revenaient régulièrement. Ce vieux fakir, qui se transperçait la langue en fixant la caméra sans broncher. Pas un mouvement de sourcil, pas une grimace. Puis, juste après, une silhouette, qui évoluait très lentement sur des braises ardentes. Et, plus loin encore, un individu qui se roulait tranquillement dans les tessons de verre, alors que son corps se mettait à saigner. Vic revint en arrière, concentré, et s’arrêta sur le visage de l’homme aux braises dès qu’un plan le lui permit. Aucun doute, il s’agissait à chaque fois du même type, un Indien d’une soixantaine d’années, qui réalisait ces prouesses pour la caméra. Pour le Matador en personne.

Qui était cet homme ? Pourquoi l’assassin s’était-il intéressé à lui ?

Vic resta encore de longues minutes à observer les images sans comprendre réellement ce qui faisait le lien entre elles. Tout avait à l’évidence un rapport avec les agressions physiques, la souffrance, la douleur. Mais lequel ?

La souffrance… Un terme omniprésent dans l’enquête.

Sur l’écran, Vic observa la main du meurtrier. D’abord gantée, puis nue, plongeant dans le bol de glaçons avant de caresser les ventres brûlants des victimes, trempés de sueur par la chaleur des chauffages. Quel était le visage de l’assassin, à ce moment-là ? Que lui procuraient ces caresses ? Pourquoi alterner le chaud des résistances électriques et le froid des glaçons ? Vic songea à ces petites flaques d’eau, découvertes sur les lieux du crime. Des glaçons…

« Voyez même au-delà de nos cinq sens, cherchez plus loin… Par quoi comble-t-on le manque ? » avait dit Siriel.

— Par quoi, bon sang ? s’énerva Vic. De quel manque parles-tu ?

La voix rugueuse du vieil homme résonnait inlassablement sous son crâne.

« Si vous étiez un bon enquêteur, vous auriez essayé de ressentir ce que votre tueur a ressenti devant ces corps brûlants. Alors, vous auriez compris. Vous auriez fait jouer les opposés, vous vous seriez sublimé. »

Quels opposés ? Le chaud et le froid ? Le feu et la glace ?

Vic se leva et tourna le thermostat à fond.

Il fallait essayer.

Il visionna encore une fois le film, se laissa envahir par les images, par l’univers ténébreux du monstre. Alors, il se dirigea vers la cuisine, ouvrit le frigidaire et remplit un bol de glaçons. Puis, sans bruit, il brancha deux chauffages électriques qu’il disposa sur le sol. Les engins commencèrent à souffler une chaleur intense. 27 degrés. 29… 35…

Vic ôta son tee-shirt et vint s’asseoir à quelques centimètres des résistances rougeoyantes. Son corps se couvrit bientôt d’une fine pellicule translucide. Des gouttes se mettaient à perler sur son front, ses pommettes, ses épaules. Il imagina l’assassin, observant sa proie attachée entre ces deux chauffages. Qu’avait-il ressenti ? Avait-il eu une érection ?

Il revit le fakir, à l’assaut des braises, le visage impassible. Alors que la chaleur grimpait encore, il songea aux victimes, leurs doigts, leur langue, leurs lèvres coupées. Il pensa au kit de suture trouvé par Mortier, près de l’usine d’équarrissage.

Devant lui, les glaçons commençaient à fondre. La chaleur devenait difficilement supportable. Trempé, Vic se courba et plongea sa main chaude dans le bol glacial. Et là, il ressentit une douleur intense. Un arc de froid qui se propagea du bout de ses doigts jusque dans sa main, son bras, sa poitrine.

Le froid… Le froid lui faisait mal. Comme le chaud.

Et le contraste amplifiait encore la souffrance.

Les radiographies, les os brisés, cette note, accrochée au mur… Le tueur voulait absorber la douleur de sa victime. Il voulait savoir ce qu’elle ressentait.

Il stimulait ses thermorécepteurs, les malmenait par le chaud et le froid pour s’approcher du seuil de la douleur.

Alors, dans ce jeu des extrêmes, Vic sut.

Il sut quel sens l’assassin avait voulu sublimer avec ses glaçons et ses chauffages, quel manque il avait voulu combler à travers ce raz-de-marée de violence.

Il comprit aussi pourquoi il se promenait en permanence avec un kit de suture sur lui.

C’était maintenant évident.


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