24. VENDREDI 4 MAI, 22 H 34


— Demain, c’est samedi. J’aimerais qu’on passe la journée en forêt. On pourrait pique-niquer et…

Installé dans le lit à côté de Céline, Vic posa un doigt sur les lèvres de son épouse.

— Tu sais que je travaille sur une grosse affaire ? Une très, très grosse affaire ?

— Ton père a appelé aujourd’hui pour me dire la même chose. Qu’il fallait te laisser le champ libre pour cette enquête. Il se fichait, évidemment, de savoir si moi j’allais bien, comment se déroulaient mes journées. Il n’y a que toi qui l’intéresses. Et ta carrière, comme s’il s’agissait de la sienne.

— Tu le connais…

Une veilleuse éclairait la chambre de tons sépia et soulignait les courbes des corps nus.

— Tu ne m’as jamais laissée seule le week-end. Et tu m’as promis que cela n’arriverait jamais. Je veux que tu restes.

Vic passa au-dessus de sa femme et l’enlaça par-derrière. Il observa les ombres, sur le plafond, et n’y devina que des silhouettes difformes, des visages grêlés, des membres amputés. Il plissa les yeux et plongea le nez dans la longue chevelure de jais. Ses doigts devinrent plus entreprenants, Céline lâcha un soupir.

— Alors, demain ? murmura-t-elle.

— C’est maintenant qui compte… Ce qu’on va faire maintenant. Et ça vaut toutes les forêts du monde.

Il la retourna avec rudesse, leurs corps se plaquèrent l’un contre l’autre.

— Oups, doucement ! s’exclama-t-elle dans un sourire. Le bébé.

Vic sourit à son tour.

— Je ne crois pas qu’il sera contre un petit spectacle de marionnettes ?

— Oh ! Ne dis pas de bêtises. Il entend tout, tu sais ?

— Ah ! Il entend tout !

Il se pencha vers le ventre de Céline.

— Eh bien tu sais, ta maman et moi, on t’a fabriqué le jour de mon anniversaire, sur une table d’échecs emballée !

— Chut !

— Parce que pour ta maman, les tables d’échecs, ça ne sert pas qu’à déplacer des pions !

— Tais-toi donc !

— Tu sais qu’il est juste là, l’échiquier ?

— Tu me vois faire des acrobaties maintenant ? Bientôt, tout ceci sera impossible. Tu devras patienter. Alors profites-en bien.

— Patienter comme un bon roi, protégé par sa tour, son cavalier et sa reine.

La jeune femme ferma les yeux.

— Je veux que notre vie reste tranquille, que tu puisses aller chercher tes enfants à l’école, les emmener à leur club de sport, assister à leur fête de fin d’année. Les voir grandir, tout simplement. Pas comme ton père.

— Ne parle plus de mon père, s’il te plaît…

Elle lui prit délicatement les mains et lui effleura le bout des doigts. Vic fronça alors les sourcils. À son tour, il frôla les doigts de son épouse, et répéta plusieurs fois le geste.

— Ça t’excite tant que ça ? chuchota-t-elle.

Vic posa le bout de ses lèvres sur celles de Céline, avant de se redresser brusquement.

— Bon sang ! Je…

Il palpait à présent l’extrémité de sa langue.

— Il… Il faut que je donne un coup de fil ! Juste un petit coup de fil, pour vérifier quelque chose !

Céline se recula subitement.

— Tu plaisantes, là ?

Nu, Vic se jetait déjà sur sa veste, d’où il sortit la carte du légiste.

— Deux secondes, OK ? Deux petites secondes !

— Non Vic ! Tu ne peux pas !

— Deux secondes, bon sang !

Il se précipita dans la cuisine et téléphona depuis sa ligne fixe.

— Docteur Demectin ? Vic Marchal.

— Qui ça ?

— On s’est vus hier soir, pour l’autopsie d’Annabelle Leroy.

— Ah oui. Le gars du Sud. Que voulez-vous ?

— Je repensais aux… aux mutilations de la victime.

— Si tard ? Vous n’avez rien de mieux à faire ?

Vic jeta un œil vers la chambre, où la lumière venait de s’éteindre.

— Je n’ai qu’une question. La langue et les lèvres sont bien considérées comme les seuls organes ultrasensibles du toucher, au même titre que l’extrémité des doigts ?

— Oui. Ce sont les trois zones de la peau qui présentent le plus de terminaisons nerveuses, et qui offrent donc le plus de sensibilité au toucher. Nos deux mètres carrés de peau renferment en tout environ sept cent mille terminaisons nerveuses, mais rien que la pulpe des doigts, par exemple, possède plus de deux mille cinq cents capteurs par centimètre carré. Ces trois centres sont les modes privilégiés de l’exploration tactile. Vous ne vous êtes jamais demandé pourquoi on s’embrassait avec la langue ?

— Et… Il les avait bien coupés alors que la victime était vivante ?

— Exact, regardez dans le rapport.

— L’odeur… Le toucher… Il est très porté sur les sens. Comment fonctionne le toucher ?

— Je vais faire très court. Nous possédons différents types de terminaisons nerveuses. Celles sensibles à la douleur, les nocicepteurs, qui s’activent uniquement quand certains seuils agressifs sont dépassés, et avertissent le cerveau d’un danger en envoyant un signal par la moelle épinière. Mais d’autres terminaisons nerveuses, beaucoup plus sensibles que les nocicepteurs, se chargent de transmettre cette fameuse sensation du toucher. Ce sont les mécanorécepteurs, qui s’activent au contact de la matière, et les thermorécepteurs, qui réagissent au chaud et au froid. Plongez la main dans de l’eau et chauffez jusqu’à 45 degrés, les thermorécepteurs transmettent des signaux de plus en plus douloureux, mais encore supportables. Mais dès qu’on dépasse 45 degrés, les nocicepteurs prennent le relais et avertissent le cerveau, qui déclenche alors cette horrible impression de brûlure. Les nocicepteurs sont les gardiens de l’intégrité de notre corps. La douleur est utile. Sans elle, nous mourrions, inconscients de nos blessures… Rien d’autre ? J’ai un cadavre sur la table.

— Je vous remercie.

Quand Vic se retourna, Céline se dressait, nue, les mains plaquées sur le ventre. Elle ne souriait plus.

— Tu penses à ça même quand on baise ? Même quand… même quand tu me touches ?

— Non, non.

Vic regarda derrière sa femme, dans le vide. Si le Matador avait coupé ces organes du toucher, c’est qu’il ne voulait pas que sa proie le touche. Est-ce que Leroy le répugnait ? Voulait-il éviter qu’elle le salisse, au sens symbolique du terme, en l’effleurant ? Avait-il peur qu’on le touche ? Traumatismes passés ? Enfant maltraité ?

Une voix résonnait, quelque part.

— … pas gardé que le physique de ton père. Tu as aussi les mêmes obsessions. Ces obsessions destructrices.

Vie secoua la tête.

— J’arrive puce. J’arrive, d’accord ? On va faire l’amour, on va…

— Je ne veux plus faire l’amour. Je veux juste que tu redeviennes le Vic d’avant.

— Le Vic prévoyant ? Le Vic qui suit les rails tout tracés ? Le Vic bien sage derrière son échiquier ?

— C’est ta nature. Et tu n’y pourras rien changer, même en assistant à des autopsies ou en te faisant passer pour un dur. Ils vont te balader, Vic. Ils vont te balader comme un bon chien. Tu n’es pas un vrai flic. Juste un pistonné.

La porte claqua. Vic haussa les épaules, se dirigea vers le réfrigérateur et y chercha une bière. Rien. Il récupéra la bouteille de cognac entamée et se versa un grand verre.

— Pistonné, c’est ça ! Et alors, qu’est-ce que ça change ?

Il avala une belle gorgée d’alcool, puis une autre. Du pur bonheur. Boire un coup, avec une bonne cigarette derrière.

Non, pas de clope. Ces salauds ne l’auraient pas.

En vidant un autre verre, il continua à songer à son coup de fil avec le légiste.

Le « vol » de ces parties corporelles sensibles au toucher était peut-être purement symbolique.

Le tueur ne cherchait pas l’appropriation de sa victime par un schéma sexuel classique. Mais il la privait de l’un de ses sens, le toucher, alors que lui palpait de ses mains nues. Pour preuve les traces d’amidon de maïs, provenant de l’intérieur des gants.

Restait à comprendre pourquoi.


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