8. JEUDI 3 MAI, 23 H 33


Un bruit violent résonna alors, comme l’explosion d’un Taj Mahal de cristal. Et tout devint blanc.

Une lueur fendit l’obscurité. Stéphane leva son bras pour se protéger de la lumière de l’ampoule. Sylvie le fixait, stupéfaite et alarmée.

— Bon Dieu ! Tu es trempé !

Couché en chien de fusil sur le sol, Stéphane se redressa et, encore étourdi, manqua de tomber. Les yeux injectés de sang, il observa autour de lui. Ses monstres. Son matériel. Son bureau.

— Sylvie ?

— Non. C’est le Père Noël. Tu t’es à nouveau endormi en plein travail, à ce que je vois.

Stéphane avança, vacillant. Il scruta encore les éléments environnants. Accrochées au mur, des photos originales de freaks célèbres : Grâce Mac Daniel, Mary Ann Bevans, Bill Durks, l’homme aux trois yeux. En face de lui, le buste inachevé de Caria Martinez, la gorge fendue d’un sourire.

— La vache ! C’est hallucinant !

Il fonça en direction d’un miroir. Rien. Pas de griffures, ni d’hématome autour de l’œil. Il se précipita vers sa femme.

— Tu ne vas pas me croire !

Elle se boucha le nez.

— Tu sens la sueur à des kilomètres. Laisse-moi deviner… Un cauchemar ?

— Ce n’était pas un cauchemar, c’était…

— Quoi ?

Stéphane ne savait plus où poser ses mains. Il bondissait comme un chien d’arrêt avant une partie de chasse.

— J’étais lui ! J’étais à sa place ! Je conduisais ma Ford !

— C’est le principe même des rêves. Se trouver à la place de soi-même.

— Non ! Tu ne comprends pas ! Je…

Sylvie ôta la pince de son chignon et libéra ses longs cheveux.

— Tu as raison, je ne comprends pas. Si tu jettes un œil sur ta montre, tu constateras qu’il est presque minuit, et que je rentre juste de ma journée de boulot, après plus de deux heures de train et de métro à cause d’un type qui s’est suicidé sur la voie… Est-ce que tu es sorti au moins une fois de ta cave aujourd’hui ? Ne serait-ce que pour voir la lumière du jour ?

Stéphane jeta un bref regard vers son carnet, avec l’envie de noter avant d’oublier, de comprendre pourquoi, dans ce deuxième rêve, les mêmes griffures lui barraient la joue. Pourquoi il transportait à ses côtés la même veste kaki de pêcheur. Pourquoi il roulait dans des rues inconnues mais apparemment réelles. Pourquoi il se déplaçait avec une arme à feu, un mouchoir rose d’enfant, des vêtements ensanglantés, une poignée de portière arrachée.

— Oui, bien sûr, je suis monté. Pour faire un tour le long des paddocks.

Sylvie se massa les tempes en soupirant.

— Je t’avais mis du riz au curry, dans le frigo. Tu n’y as pas touché.

— Je n’avais pas vraiment faim. Mais je vais y aller, maintenant.

— Bien sûr. Tu vas prendre ton déjeuner à minuit. Logique.

Stéphane tournait en rond, abasourdi.

— Il faut qu’on aille à la gendarmerie.

— Pourquoi ! Qu’est-il arrivé ?

Stéphane secouait la tête. Des plis d’angoisse lui barraient le front.

— 8866 BCL 92. Un numéro de plaque que j’arrêtais pas de répéter. Faut qu’on retrouve la voiture, et le propriétaire. Tout était trop concret dans le rêve…

Il désigna l’un de ses monstres.

— … Je portais les vêtements de Darkness, sa chemise à carreaux noirs et blancs, son pantalon, et mes habits à moi étaient posés sur le siège passager, tachés de sang ! Et puis, j’étais vraiment parti avec un flingue chez le propriétaire de la voiture. Et… je crois que j’allais faire une connerie.

La jeune femme n’en pouvait plus. Elle agrippa le tee-shirt de son mari.

— Une connerie ? Tu n’en as pas assez fait ? Non mais tu te fiches du monde ?

Lui aussi se mit à crier.

— Non, je ne me fiche pas du monde ! J’ai fait deux cauchemars avec des points communs, des cauchemars dont je me souviens parfaitement, qui sont là, dans mes tripes ! Je rêve d’une craie au milieu d’un tas de charbon, et je trouve la craie !

— Quand on a emménagé, j’ai ramassé une boîte complète de craies sur le charbon, avec des tableaux d’écoliers, j’ai tout jeté. Qu’y a-t-il de si extraordinaire ?

— Tu ne m’en avais rien dit !

— J’aurais dû ?

Stéphane se prit la tête entre les mains.

— Il y a un tas d’autres éléments qui me semblent réels !

— Si réels qu’ils vont te pousser à sauter d’un train en marche ? Ou à… Je préfère me taire. Tout cela est du passé, je ne veux simplement pas que ça recommence.

— Je suis persuadé que la plaque existe, que… que la demeure à Sceaux ex…

Stéphane s’immobilisa.

— Qu’y a-t-il ? demanda Sylvie, d’un ton hésitant. Pourquoi me regardes-tu comme ça ? Tu m’effraies tant, parfois. J’ai si peur que tes démons passés empiètent sur…

Elle recula de trois pas et cette fois, ce fut Stéphane qui l’arrêta.

— Sceaux. Quand j’ai dit Sceaux, ton visage a changé d’expression.

— Non, non, c’est juste que…

— Que quoi ? Que quoi ?

Elle prit le temps de répondre. Ses pupilles fuyaient à droite, à gauche.

— Cette… Cette ville me dit quelque chose. On en a déjà parlé lors de…

— De quoi ?

Elle secoua la tête.

— Mince, je ne m’en souviens plus. Une soirée, un cocktail pour un tournage, un truc dans le genre. Écoute, je suis fatiguée à présent. Oublie tes cauchemars, toutes ces coïncidences, par pitié.

Stéphane insista. Il tenait peut-être un détail, un début de piste prouvant qu’il n’était pas cinglé.

— L’immatriculation 8866 BCL 92 ! Une Porsche rouge ! Une belle maison bourgeoise, avec des toits en pointe, des tuiles bleues et noires, des fenêtres ovales, gigantesques ! Dis-moi que tu t’en rappelles !

Sylvie éteignit l’une des lumières.

— Que je m’en rappelle ? Mais je suis pas dingue, quand même ! Cela ne me dit absolument rien !

Elle s’immobilisa dans l’embrasure de la porte, exténuée, les yeux rouges de fatigue.

— Viens, allons nous coucher. On réglera ça demain, d’accord ? Si tu insistes, je prendrai une RTT, nous irons à la gendarmerie.

Nous tirerons tout cela au clair. Mais pas ce soir. Pas ce soir, s’il te plaît…

Elle vint se serrer contre lui, respira longtemps dans le creux de son cou, au bord des larmes.

— J’ai si peur que tout recommence…

Stéphane répondit à l’étreinte, les pupilles dilatées dans l’obscurité. Il voyait encore le mouchoir rose imbibé de sang. Les horreurs racontées à la radio résonnaient dans ses oreilles. Une gamine noyée. Méry-sur-Oise… Une ville à une demi-heure seulement de Lamorlaye.

Sans bouger, Sylvie se mit à lui parler doucement.

— Tout ce qui est arrivé n’était pas ta faute. Pas ta faute…

Stéphane sentit la douleur l’envahir : ces anciennes images,

les cris, le sang… Sylvie continuait à raconter, il ne percevait plus que des bribes de paroles.

— … cauchemars, tes pressentiments, ta stérilité, c’est tout cela qui te travaille, remonte à la surface en même temps. Je ne veux pas qu’on t’abrutisse encore de médicaments. Je ne veux pas avoir à revivre l’enfer.

Elle l’enlaça avec tendresse et murmura :

— Tu dois me dire pourquoi nous sommes venus habiter ici, Stéphane. Tu dois me confier ce que tu cherches dans cette maison isolée, cette ville perdue.

Stéphane inspira. Il aurait aimé la serrer plus fort encore, l’étourdir de caresses jusqu’à la chambre. Mais l’envie n’arrivait pas, n’arrivait plus. Trop d’horreurs lui bourraient le crâne. Et elles le dévoraient, l’étranglaient, l’étouffaient depuis si longtemps.

— Je ne cherche rien. Rien du tout.

Sylvie chuchota, la voix entrecoupée de petits hoquets :

— Je me rappelle bien, la première fois où tu m’as emmenée en pleine nuit dans ton atelier, le Vieil atelier de Bagnolet où tu faisais tes débuts. Tu te souviens ?

— Je… Excuse-moi. Les médocs m’ont grillé pas mal de neurones.

Elle baissa les paupières.

— Tu t’étais mis le masque en latex d’un homme d’au moins quatre-vingts ans, tu t’es agenouillé devant moi, avec un faux bouquet de fleurs, et tu m’as demandé si je t’aimerais même si tu devenais un Vieux croûton aigri.

— Et… qu’as-tu répondu ?

— Je t’ai arraché les fleurs des mains, les ai jetées, je t’ai plaqué au sol et on a fait l’amour entre une bonne dizaine de faux corps carbonisés, moi entièrement nue, et toi nu, mais avec le masque et tes chaussures. Et je t’ai dit : « Quelle que soit ton apparence, ce qui compte, c’est…

— … Ce qu’il y a au fond de ton cœur. »

La poitrine de Sylvie se serra.

— Montons, je t’en prie. Tout n’est pas si loin que cela.

Stéphane ralluma l’halogène, les monstres se teintèrent alors de reflets roux. Dans ce théâtre d’horreur, il caressa le doux visage de sa femme.

— Je prends juste quelques notes et j’arrive, d’accord ? C’est important pour moi. J’ai déjà oublié certains éléments du rêve précédent et je dois tout marquer, si je veux garder une trace, si je veux pouvoir comprendre.

— Comprendre qu’il n’y a rien à comprendre ?

— S’il te plaît…

Elle hocha la tête en silence, les lèvres pincées, et disparut à reculons, sans plus un mot.

Les hauts talons claquaient encore dans le long couloir que Stéphane se ruait déjà sur son carnet. Il l’ouvrit, page trois.

Il nota la date et l’heure présumée du nouveau rêve : jeudi 3 mai 2007,23 h 25. Il lui donna un titre, « Route vers Sceaux », et en décrivit tous les détails, tant visuels que sonores. Il avait l’impression d’être un témoin, une caméra, qui enregistrait les événements sans pouvoir leur conférer un sens. Ce que le Stéphane imaginaire voyait, lui le voyait. Ce qu’il entendait, lui l’entendait. Mais sans plus. Il n’était pas un personnage omniscient comme dans la plupart des autres rêves où l’on évolue dans des décors changeants et improbables. Non. Il était juste lui-même : un personnage dans un monde réel. Trop réel.

Puis il compara le contenu de ses deux cauchemars. Il remarqua les sanglots, omniprésents. Les tremblements. Les coups sur la figure qui, dans le second rêve, avaient cicatrisé un peu plus que dans le précédent. Les traces de piqûres, sur l’avant-bras droit. Le flingue. Et le sang. Le sang sur ses mains, sur les vêtements, sur le mouchoir rose d’enfant. Ces deux histoires étaient-elles « dans l’ordre », représentaient-elles une suite logique d’événements ? Quels événements ?

Stéphane recula sur son siège à roulettes. Quel phénomène étrange… Lui qui, d’ordinaire, ne se rappelait de rien ! Même gamin, même adolescent. Pour lui comme pour la plupart des somnambules, les rêves n’existaient qu’à travers les livres. Et les récits des autres.

Alors, pourquoi les images affluaient-elles si distinctement à présent ? A cause du traumatisme crânien, de l’accident ? Du brusque arrêt des antidépresseurs, des neuroleptiques ? Des deux, qui, cumulés, créaient un dérèglement dans une zone de son cerveau ? Ou alors… c’étaient les signes de la schizophrénie, qui resurgissaient avec éclat.

Stéphane fixa les paumes de ses mains, leurs lignes de Vie. Jamais il n’avait été schizophrène ou psychologiquement déséquilibré. Jamais. Des coïncidences, juste d’horribles coïncidences.

Il feuilleta à nouveau son calepin, dont les pages commençaient déjà à se détacher.

Le flingue.

Dans le premier rêve, au moment où on le braquait dans la cave, il parlait d’un « pistolet à canon unique, noir, avec un chargeur ». Et dans le deuxième il précisait : « Sig Sauer ».

C’était un pistolet qu’on utilisait souvent sur les tournages des films policiers.

Parce qu’il s’agissait d’un flingue de flic.

Il se releva, la main sur le front, le tee-shirt trempé.

— Pas de panique… Calmos…

Peut-être avait-il rêvé d’un Sig Sauer parce qu’il ne connaissait que cette arme… Logique, même. Et Sceaux ? Les bribes d’un souvenir enfoui ? Pourquoi Sylvie avait-elle le sentiment de connaître cette ville, elle aussi ?

Il ingurgita un quart de bouteille d’eau et, brusquement, fonça sur l’ordinateur, planté juste derrière Hauntedmouth, géant à la mâchoire de requin dont l’ombre ciselée s’effondrait sur l’écran.

Dans Google, il tapa le numéro de la plaque d’immatriculation. 8866 BCL 92. Aucun résultat, bien évidemment.

Puis il s’intéressa à Méry-sur-Oise. Le terme « Enoc » lui disait vaguement quelque chose, il l’avait déjà entendu. Mais quand ? Impossible de se rappeler, sa mémoire lui jouait décidément de sales tours.

Il tapa « Enok », « Enoc », « Ennok », « Henoc ». Rien. Son cœur se serra quand « Hennocque » lui renvoya des résultats. La carrière Hennocque existait bel et bien. À Méry-sur-Oise. Là où le type de la radio avait gagné au loto. Là où la petite Mélinda avait été assassinée. Une ville à trente kilomètres de chez lui.

Stéphane cliqua avec appréhension sur le lien menant à un site d’amateurs de spéléologie.

Hennocque… D’après les articles, cette inquiétante carrière se divisait en deux, avec une champignonnière et une gare souterraine allemande construite pendant la Seconde Guerre mondiale. L’endroit était creusé de voûtes naturelles, et l’eau de certaines galeries était si limpide qu’elle réfléchissait les parois comme un miroir. Des galeries inondées depuis mars, d’après le site.

Mélinda avait été retrouvée noyée. Coïncidence, de nouveau ?

La page web indiquait également qu’un film datant de 1988, Les Secrets de l’abîme, avait été tourné à Hennocque. Cela expliquait sans doute l’impression qu’il avait de connaître ce nom. Peut-être son inconscient s’en était-il servi, après tout.

En quittant le site, Stéphane frissonna. Il n’y comprenait strictement rien.

Il s’empara de la cafetière et se versa un café froid. La nuit commençait à peine. Il fallait fouiller encore, disséquer, rechercher. Peut-être dénicherait-il des infos sur une certaine Mélinda ? Sur un enlèvement ? Sur le capitaine de gendarmerie Lafargue ? Sur une suite de chiffres 4-5-19-20-9-14 ?

Il pensa à Prémonitions, Déjà-vu, à Lost aussi, une série américaine dans laquelle l’un des héros joue à la loterie les numéros que ne cesse de répéter un fou. Des numéros maudits.

Prémonitions… Ce mot se mit à tournoyer, de plus en plus vite. Un mot qui lui avait sauvé la vie à maintes reprises, et en avait brisé tant d’autres. Un mot qui, des années plus tard, avait recommencé à détruire, au détour d’un virage. Douze lettres qui le faisaient passer pour une « personnalité psychologiquement déséquilibrée ». Même auprès de ses parents adoptifs, avec qui il avait rompu tout contact depuis ses dix-huit ans.

Les aiguilles de sa montre pointaient 3 h00 du matin quand, écrasé de fatigue, il tapa « Dupuytren » dans le moteur de recherche. Ce fameux nom, inscrit sur le billet jaune qu’il avait déchiré et jeté par la fenêtre, dans son rêve.

Les réponses jaillirent.

Stéphane se recula sur son fauteuil, la tête à la renverse, puis il regarda à nouveau.

Le musée Dupuytren.

Un musée sur les maladies congénitales.


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