64. VENDREDI 11 MAI, 00 H 23
Vic fit un arrêt sur image sur la copie de la cassette lorsqu’il sentit la présence de Céline dans son dos. Il se retourna, les yeux vitreux. La bouteille de cognac avait morflé.
— Ils ont encore parlé de cette petite Mélinda aux infos tout à l’heure, lâcha-t-il dans un soupir. Je ne comprends pas ce qui a pu lui arriver. Stéphane le savait, il l’avait prévu.
Céline passa ses bras autour du cou de son mari et posa la tête dans le creux de son épaule.
— Et si c’était vraiment lui ? Et s’il avait effectivement fait du mal à cette gamine ?
— Non, non. Je te jure que si tu avais vu la panique dans ses yeux quand il parlait de ses rêves, tu l’aurais cru. Demain, je vais me rendre dans la carrière et essayer de comprendre.
Céline s’immobilisa en silence, plongée dans une tristesse évidente. Vic prit son verre et avala encore une gorgée d’alcool.
— Si seulement j’arrivais à le joindre. Mais il a dû couper son portable. Pauvre gars…
Céline fit le tour du canapé et vint se blottir dans ses bras. Face à eux, l’image en noir et blanc de la cassette tremblait sur une forme qui venait de passer par un trou dans le grillage, et qui enjambait des gravats et des tiges métalliques coulées dans le béton. Vic fixa l’écran, dubitatif.
— Le plus dingue, c’est que Stéphane a rêvé de cette cassette et qu’elle existe vraiment. Je l’ai récupérée dans une usine de traitement chimique, de l’autre côté de l’usine d’équarrissage. Tu te rends compte ? Ce qui lui arrive, ce que… ce qu’il m’a fait admettre, cela remet tellement de choses en cause.
Il ouvrit la main droite de Céline et promena un index sur sa ligne de vie.
— Et si tout était vraiment écrit à l’avance ? Et si… si on ne maîtrisait rien ? Si nous n’étions que des instruments, contrôlés par je ne sais quelle armée invisible ? S’il était inscrit, quelque part dans un livre, que notre… notre enfant devait…
Céline se recroquevilla plus encore, la joue plaquée contre son torse.
— Ce n’est pas toi qui parles, là, murmura-t-elle. Toi qui ne crois qu’en la réalité des choses… Tu as un peu trop bu…
— Je n’arrête pas de me poser la question. Ça trotte dans ma tête. Que se serait-il passé si Kismet avait réussi à nous convaincre de ne pas faire l’amniocentèse ce jour-là ?
— Ne remue pas le couteau dans la plaie, Vic.
Il fit tourner le liquide ambré dans son verre, devant lui.
— Tu sais, j’ai de vieux souvenirs de mes cours de sciences… et de la théorie d’un physicien américain, Hugh Everett, sur… les univers parallèles. Il affirmait que chaque choix que nous faisons durant notre vie divise l’univers. Il n’est pas question de Dieu, de Création, de hasard, mais de… quelque chose de complètement différent. Je trouvais cela débile, à l’époque.
Céline soupira discrètement, mais elle resta là, plaquée contre lui, à l’écouter.
— Au moment de sa naissance, l’univers est face à de nombreuses possibilités : la valeur de la constante de gravitation, celle de la masse de l’électron… Le truc, c’est qu’il se divise à chaque fois qu’une de ces possibilités est retenue. Naissent ainsi un tas d’univers parallèles, tous différents suivant la valeur de ces constantes fondamentales. La grande majorité de ces univers ne peut pas donner naissance à la vie. Trop denses, trop brûlants, trop dilatés, trop n’importe quoi. Néanmoins, une petite fraction de ces univers se révèle apte au développement de la Vie, parce que toutes ces constantes ont les valeurs qu’il faut. C’est le cas du nôtre. Nous existons uniquement parce que nous nous trouvons dans ce monde-là. Il n’y a ni hasard, ni Création divine.
Il termina son verre. Sa main tremblait.
— À chaque événement décisif, et ce depuis toujours, un monde parallèle se crée. L’un où l’événement se réalise, et l’autre où il ne se réalise pas. C’est… C’est le cas du chat de Schrödinger. Alors, sans doute que dans un monde parallèle, un autre passé, tu n’es pas allée faire l’amniocentèse parce que Stéphane Kismet a réussi à nous convaincre, et notre enfant vit. Il…
Céline se leva et le regarda dans les yeux, au bord des larmes.
— Dans le monde où nous vivons, notre enfant ne naîtra jamais, Vic. Et ça, il va falloir que tu l’admettes.
Elle attendit quelques secondes avant d’ajouter :
— Je vais partir chez ma mère quelques jours, le temps que tout aille mieux. J’ai besoin de sortir de cet appartement, je n’en peux plus.
Vic accusa le coup.
— Tu… Tu abandonnes déjà notre nouvelle vie, alors ?
— Notre nouvelle vie, c’était avec le bébé. Sans lui, avec un métier qui te dévore, je ne me sens pas encore capable de supporter tout ça. Pas si près du drame… J’ai besoin de faire le point, ne m’en veux pas.
Elle se leva et fixa son mari qui ne se retourna même pas.
— Je pars demain matin, ajouta-t-elle. Ne m’appelle pas, c’est moi qui t’appellerai quand je me sentirai mieux.
Elle disparut dans la chambre, tirant doucement la porte derrière elle.