10. VENDREDI 4 MAI, 00 H10


Le plus choquant, lorsqu’on s’aventure dans une salle d’autopsie, est la vue directe, sans détour, qui s’offre depuis le seuil sur le corps nu, étalé sous la puissante lampe scialytique. La forme humaine, incisée, dépouillée, donne alors l’impression d’un vallon de sang, un séisme de chair ne laissant subsister que des ruines organiques.

Derrière son masque, Vic tenta de se donner une contenance. Il ignorait s’il fallait reculer, avancer… Sur la droite, il remarqua un local OPJ, pourvu d’une porte et d’une lucarne où une main frileuse pouvait recevoir les prélèvements sans assister au carnage. Un refuge pour ceux qui ne supportaient pas.

— Alors ? chuchota Mortier. L’endroit de la vidéo… Ça ressemble ?

Vic mit du temps à répondre. Les gaz intestinaux, les odeurs de fluides transperçaient son masque.

— Je n’en sais rien. Je présume que ces salles sont toutes identiques.

— Nouveau ? demanda Demectin.

De longues traces de sang coloraient son tablier en plastique blanc, de la poussière d’os parsemait ses épaules. Elle avait une bonne quarantaine d’années, les traits secs et sévères.

Le jeune lieutenant opina du chef.

— Vous n’arrivez pas au meilleur moment. C’est quasi terminé, il n’y a plus rien à voir.

— Une manie chez lui, lança Mortier. Débarquer quand les autres remballent.

Vic n’écoutait pas. Son œil restait rivé sur un bac en acier, à côté des prélèvements, dans lequel s’alignaient de longues aiguilles maculées de sang.

— Il y en a exactement cent une, précisa le légiste. Profondément plantées, pour la plupart, dans les nerfs ou les muscles. Ça a dû faire très, très mal.

Le médecin lança un bref regard à Mortier, qui hocha la tête en guise d’approbation.

— Approchez donc, lieutenant, dit Gisèle Demectin. Ça va aller ? D’ordinaire, je briefe les nouveaux, au cas où. Mais nous ne vous attendions pas vraiment.

Vic inspira un grand coup et se força à imaginer un morceau de viande. Il fallait qu’il visualise un morceau de viande froide, et rien d’autre. Les cellules olfactives de ses narines saturaient, il ne sentait presque plus la puanteur. Ne restait plus qu’à affronter le pavé de chair.

Son champ visuel se remplit soudain d’un gros bloc rouge sanguinolent, cisaillé en son centre, vidé de ses organes principaux. Très vite, il pensa à un filet de bœuf. Des côtes à l’os. Puis, à mesure que la bile remontait dans sa gorge, ce fut de pire en pire. Des rognons. Des tripes. De la cervelle.

— On la fait brève ou longue ? s’enquit Demectin.

Vic opéra trois minuscules pas vers l’arrière et détourna la tête. Deux mètres. Juste reculer de deux mètres pour déguerpir et se serrer contre Céline. Ce lieu morbide, ce massacre charnel le répugnaient sincèrement.

Brèvesïlvousplaît.

Il avait parlé d’un trait, sans respirer. Le légiste lui adressa un sourire de légiste.

— J’ignore pourquoi, mais je m’en doutais. Vous êtes très blanc. Vous pouvez…

— Ça va aller.

Demectin s’empara du cœur posé sur un pèse-organes, l’enfonça dans un sachet et le rangea à l’intérieur de la carcasse. Elle « rhabillait » le corps.

— Avec le nomogramme de Henssge, la température à 18 degrés de la pièce lors de la découverte du corps, le poids du sujet et la température hépatique, j’estime qu’elle est décédée dans la nuit du mercredi 2 au jeudi 3 mai 2007, aux alentours de minuit, suite à de multiples blessures infligées à la face, au thorax, aux membres inférieurs et supérieurs.

Au fur et à mesure que Demectin expliquait, Vic s’appliquait à suivre les parties anatomiques concernées. Chaque meurtrissure, ecchymose, hématome s’imprimait violemment dans sa mémoire. Le genre d’images qu’on garde secrètement pour soi sans jamais en parler.

— Les lèvres supérieure et inférieure, la dernière phalange de chaque doigt, ainsi que l’extrémité de la langue, deux centimètres environ, ont été tranchées de manière très nette. L’individu s’est servi d’un vieil écarteur de mâchoires, certainement pour éviter qu’elle le morde, alors qu’il sectionnait la chair. L’engin était rouillé. Je crois qu’on utilisait encore ces trucs-là avant l’apparition de la chirurgie maxillo-faciale. À vérifier.

Demectin contourna le cadavre et, par un petit mouvement de la main, invita Vic à s’approcher de nouveau. Mortier, lui, restait au fond de la pièce, appuyé contre le mur carrelé.

— Des squames de peau ont été prélevées au creux de sa main droite, posées probablement par le tueur. Plus que des squames, je dirais carrément de longs morceaux de peau morte, desséchée. Style mue de serpent. Les prélèvements attendent derrière moi. J’ai aussi noté, un peu partout sur son corps – seins, cuisses, pubis −, des traces d’amidon de maïs, une substance que l’on trouve principalement sur la face interne des gants poudrés en latex.

Vic remarqua le tatouage de serpent, sur la cuisse gauche de la victime. Un genre de python, à la gueule grande ouverte et aux crochets bien visibles.

— Ce qui implique que ce fumier a ôté ses gants pour la toucher, précisa Mortier.

— Oui, mais il a bien pris soin d’essuyer les empreintes. Autre détail. Les extrémités de quelques cheveux ont brûlé. Il a dû s’amuser avec un briquet ou quelque chose dans le genre.

Elle se déplaça légèrement et continua :

— À présent regardez, là, au niveau de l’avant-bras droit. Des marques d’injection. Il s’y est repris à plusieurs fois, les agressions externes ont créé un léger hématome. Le sujet devait énormément bouger, en dépit des liens qui l’immobilisaient. Là aussi, les analyses vont partir pour la toxico.

Vic se focalisa sur l’avant-bras marbré de traces violacées.

— Quel genre de produit a été injecté ? Drogue ? Sédatif ?

Chaque fois qu’il ouvrait la bouche, il avait peur de vomir.

Impossible de s’habituer.

— Peut-être un hémostatique. Partout, au niveau des plaies, le sang a coagulé. Le tortionnaire voulait peut-être retarder les saignements.

Vic se tourna vers Mortier.

— Ouais, intervint le commandant. Cet enfoiré a voulu prolonger le plaisir. Et apparemment, il y est arrivé.

Vic s’efforça de jeter un regard vers ce visage réduit en bouillie, cette bouche tordue, maintenue ouverte par la seule rigidité cadavérique. Même morte, cette femme paraissait encore hurler. Avait-elle croisé le diable en personne ?

Le jeune flic tapotait nerveusement ses doigts sur sa cuisse, ne cessant de se demander ce qu’il fichait ici, à l’institut médico-légal. À la première division. À Paris. Dans quelle galère avait-il embarqué Céline ? Il ne pouvait pas échouer, se faire virer, changer de brigade. Que dirait son père ? Pour qui passerait-il, au sein de sa famille de flics ?

— … -ez-vous.

— Pardon ?

Visiblement exaspéré, le légiste fit le tour de la table, attrapa le poignet de la victime et le plaça sous les narines de Vic.

— Otez votre masque et sentez.

Vic s’exécuta.

— Du vinaigre ?

— Il y en a sur une bonne partie de son corps.

Vic cessa de bouger les doigts. Ses mâchoires se crispèrent. La douleur surgissait le long de son avant-bras droit.

— Qu’est-ce… Qu’est-ce que cela signifie ?

Le médecin lâcha un rire moqueur, presque aussi grave que celui d’un homme.

— Mais c’est votre job, mon cher ! Comme c’est à vous d’expliquer cette fichue odeur de putréfaction, sur le lieu du crime !

— Ex… Excusez-moi.

Vic s’éloigna en courant, poussa la porte battante et s’appuya contre le mur du couloir. Il se tenait le bras droit. Un filet de feu se propageait de sa poitrine jusqu’au bout de ses doigts.

Il desserrait à peine les dents quand Mortier le rejoignit. Le commandant lui jeta un regard en coin avant de lui donner la carte du légiste.

— Ses coordonnées, si tu as des questions. Appelle-la n’importe quand, elle est souvent d’astreinte. T’inquiète pas, V8. Ça fait toujours ça, la première fois. T’es pas pire qu’un autre.

Avant de prendre le chemin de la sortie, il tendit un paquet au jeune lieutenant.

— Les photos de scène de crime, si tu veux continuer ton voyage dans l’horreur. Pour la tache noire sur chacune d’elles, fais pas gaffe, il s’agit d’un défaut de pellicule. Garde-les, on a les doubles en numérique de toute façon. Au fait, Demectin te salue et te dit « bienvenue à Paname »…


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