28. SAMEDI 5 MAI, 09 H14


Le lieutenant Vic Marchal avançait à bon rythme le long de la Seine, les mains dans les poches, direction le laboratoire de police scientifique. Le vent soufflait par bourrasques et le soleil disparaissait par intermittence derrière de gros nuages sombres. Le printemps tardait franchement à venir.

Le lieutenant Joffroy lui avait demandé, par téléphone, de récupérer les résultats biologiques des fragments de peau retrouvés dans la main droite d’Annabelle Leroy. De son côté, Vic lui avait expliqué que les histoires de gangrène l’avaient amené aux Trois Parques, un endroit connu de Leroy. Joffroy avait alors décidé d’y faire une petite escapade, accompagné de son inséparable Wang.

L’ingénieur du département de biologie, au regard sibérien, s’appelait César Ravicci. Derrière lui, un autre homme attendait. Plus petit, moins chevelu, les allures d’un spécialiste en quelque chose.

— Je vous présente Étienne Lambert, annonça Ravicci. Un spécialiste en médecine fœtale.

— Spécialiste en médecine fœtale ? répéta Vic en le saluant. Un lien avec notre affaire ?

— Plus qu’un lien. Suivez-nous.

Le LPS bourdonnait de vie, de mouvements, d’allers et retours précis et silencieux où chacun connaissait parfaitement son rôle. Les indices relevés sur les scènes de crime arrivaient ici par le sous-sol et se retrouvaient distribués dans les départements adéquats. Balistique, stupéfiants, incendies-explosifs, toxicologie, physico-chimie, biologie… On y disséquait alors l’invisible, non pas à la recherche des motivations de l’assassin, mais plutôt de la partie de lui-même qu’il avait laissée sur place. Son intimité matérielle, en quelque sorte.

Les trois hommes s’arrêtèrent dans le service de biologie moléculaire, où l’on discutait surtout d’ADN, d’ARN, d’empreintes génomiques ou de technique PCR. Se dessinait un monde de pipettes, de moniteurs, de microtubes et de microplaques, de centrifugeuses et de cryoboîtes. Un univers où l’homme et la science se liguaient pour décortiquer l’infiniment petit.

Ravicci s’arrêta devant des lamelles de verre étiquetées, entre lesquelles reposaient des lambeaux de peau.

— Voici les fragments retrouvés dans la main de la victime, et soumis à nos analyses par technique PCR, la plus rapide. Cela évite les dix jours d’attente.

Vic observait cette fourmilière bouillonnante. Le déploiement technologique et humain pour combattre le crime l’impressionnait. À chaque fois qu’un individu tuait, il ignorait certainement qu’il mobiliserait des millions d’euros en matériel ainsi que plusieurs dizaines d’hommes de l’ombre, occupés à traquer l’inimaginable.

— Qu’avez-vous trouvé ? demanda-t-il.

Ravicci s’empara de deux lamelles collées et exposa l’échantillon sous la lumière d’une lampe scialytique. Le faisceau traversa la peau, qui devint aussi translucide qu’une membrane d’œuf.

— Ce qui nous a paru étrange, avant tout examen, est cette allure « peau de serpent » des échantillons. Une personne normalement constituée, en bonne santé, n’aurait pu perdre tant de peau. Après notre PCR semi-quantitative ainsi que de nombreuses analyses, nous nous sommes aperçus qu’un gène particulier, le gène Sonic Hedgehog, présentait une mutation.

— Une mutation ?

Le spécialiste en médecine fœtale prit la parole.

— La protéine SHH, Sonic Hedgehog, est très impliquée dans le développement embryonnaire des vertébrés, elle intervient notamment au niveau du tube neural, qui est… hum… Comment vous expliquer simplement ? Il est…

— L’ébauche tubulaire du système nerveux central, qui contient déjà le cerveau, la moelle épinière, la peau, et plein d’autres choses ?

Étienne Lambert apprécia la réponse d’un hochement de tête.

— Comment le savez-vous ?

— J’attends un enfant.

— Tous les futurs parents ne savent pas forcément cela, pourtant.

— J’ai effectué pas mal de recherches sur… sur les embryons… J’aime beaucoup fouiner, dans tous les domaines qui me viennent à l’esprit.

— Bref, revenons à nos moutons. Une mutation dans le gène SHH provoque diverses anomalies congénitales et fragilise le développement futur de l’embryon. Ces anomalies se mettent en place principalement durant la période de gastrulation, soit trois semaines après la procréation. La gastrulation est très sensible aux agressions tératogènes.

— Tératogène… Comme la tératologie ?

— L’étude des causes et du développement des malformations congénitales, plus communément appelée, en effet, l’étude des monstres. Lors de la procréation, l’embryon est complètement sain. C’est à un moment donné du développement intra-utérin que se forme l’anomalie. Suivant le type de mutation, donc la gravité de l’anomalie, il arrive que l’enfant réussisse à naître et à se développer, avec néanmoins des probabilités de mortalité très fortes.

Vic observa les lamelles transparentes. Il songeait à la poupée déformée entassée avec les autres, à son visage monstrueux.

— Donc, grâce à l’analyse de cette peau, vous savez que l’assassin d’Annabelle Leroy présente une grave anomalie congénitale ?

Ravicci reprit la parole.

— Nous ne pensons pas que le meurtrier présente cette anomalie, car dans le cas qui nous concerne, les porteurs atteints meurent en général très tôt. À peine quelques jours.

Vic n’était plus sûr de bien comprendre.

— Les assassins pourraient être deux ?

Ravicci constata son trouble et s’adressa à Lambert.

— Vous lui montrez ?

Les lèvres pincées, le spécialiste sortit une photo d’une pochette en cuir et la poussa devant Vic.

Le flic fronça les sourcils. Le cliché montrait un bébé au visage boursouflé, aux oreilles gigantesques et difformes, avec les deux jambes collées, comme enfermées dans un sac directement relié à la peau.

Lambert promena son index sur le papier glacé.

— Dysgénésie caudale, avec, dans ce cas précis, des signes d’appartenance à la famille des syméliens.

— Les syméliens ?

— Oui. Symélie, uromélie, ou, plus précisément ici, sirénomélie.

Vic secoua la tête.

— Sirénomélie ? Vous n’êtes quand même pas en train de m’annoncer que…

— Les fragments de peau trouvés dans la main de la victime proviennent d’un bébé sirène. Si, je vous l’affirme.

Vic passa sa main sur son front. Il ne parvenait pas à détourner le regard de l’affreux cliché. Il serra alors son téléphone portable au fond de sa poche, pris d’un brusque besoin d’appeler Céline, de lui demander si tout allait bien, si elle ne ressentait aucune douleur en elle.

Le jeune flic se ressaisit. Juste faire le boulot, et s’isoler du reste.

— Ça va ? fit Ravicci. Vous n’avez pas l’air dans votre assiette. Vos débuts à la première ?

— Trois semaines, oui. Ce bébé sirène, il n’était quand même pas… vivant ?

— Non, non. Vu l’aspect parcheminé de la peau, il était mort. De plus, hormis des cas extrêmement rares, la sirénomélie est incompatible avec la vie. Les bébés sirènes n’ont pas seulement les deux jambes dans le même étui cutané. Pour la plupart, ils ne possèdent ni vessie, ni perforation anale, présentent des problèmes rénaux et des malformations lombaires, pour ne parler que de cela. En général, comme le disait monsieur Ravicci, ils ne survivent que quelques jours. Voire quelques heures.

Vic n’osa imaginer le calvaire d’Annabelle Leroy, ligotée en croix sur son lit, alors qu’un démon approchait cette chose de son visage. Il essaya de garder son sang-froid et demanda :

— Et… comment a… comment l’assassin a-t-il pu se procurer ce… ce bébé ?

Freak shows, vous connaissez ? répondit l’embryologue.

— Les foires aux monstres ?

— Ces foires aux monstres, comme vous dites, ne sont rien d’autre que des expositions de collections de tératologie. Siamois, vaches à deux têtes, hermaphrodites, fibromatoses, et caetera. L’un des cas les plus connus reste celui de John Merrick, alias Eléphant Man, mais il en existe tant d’autres, comme Kobelkoff, Eck ou les siamoises Blazek. Vous ne pouvez suspecter le foisonnement d’horreurs créées par la nature et que l’on retrouve aujourd’hui dans certaines grandes collections publiques ou privées.

Vic tendit le doigt vers la photographie.

— Donc, le bébé sirène viendrait d’une collection ?

Le médecin acquiesça.

— Ou d’un musée. La peau retrouvée chez votre victime est vieille, fripée, le bébé n’est pas mort d’hier.

— Les analyses au spectromètre de masse viennent de confirmer la présence de formol sur la peau, ajouta Ravicci. À tous les coups, on a affaire à un monstre conservé dans un bocal, comme au bon vieux temps.

Les trois hommes se regardèrent sans plus un mot.

— Je faxe tout cela à Mortier, annonça Ravicci.

— Bien évidemment, on ne possède pas l’ADN de l’assassin, donc ?

— Non. Uniquement celui de votre sirène. Mais je doute fort que cela vous serve à grand-chose.

Vic essayait de garder l’esprit clair.

— A votre avis, notre meurtrier pouvait-il se douter qu’on remonterait la piste de la sirène ?

— Il ne s’est pas vraiment attardé à faire disparaître ces squames de peau, alors qu’il n’a laissé aucune de ses propres traces. S’il s’intéresse aux maladies congénitales, ce qui est probable vu la nature du crime et les goûts particuliers de notre victime, et s’il regarde un tant soit peu les séries à la mode, oui, je pense qu’il doit s’en douter.

Une fois hors du laboratoire, Vic ne voyait plus la Seine couler, il n’entendait plus le clapotis de l’eau sur les coques des péniches. Il imaginait juste une femme attachée sur un lit, en train de hurler, face à un malade qui lui glissait une aberration de la nature dans la main.

Annabelle Leroy aimait côtoyer des créatures frappées par le sort, des malheureux au corps mutilé.

Elle avait voulu approcher le Minotaure, ce monstre mythologique rejeté dans un labyrinthe, fruit honteux d’une union entre une femme et un animal.

Mais le Minotaure était venu jusqu’à elle.


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