32. SAMEDI 5 MAI, 18 H14


Vic raccrocha son téléphone, à bout de batterie, et bifurqua juste à l’entrée de Lamorlaye, là où un panneau indiquait « Allée de la côte ». Une heure et demie auparavant, à peine sorti du musée Dupuytren, il était passé récupérer Wang à la brigade.

— Ta femme n’avait pas l’air contente au téléphone, constata ce dernier en suçant un bonbon au piment.

— Non, sans blague ? Depuis que je bosse, je ne suis pas rentré une seule fois à l’heure.

— Rassure-toi, moi non plus, et ça fait vingt ans.

Après un dernier virage, la voiture passa un portail et pénétra sur un large chemin forestier. Sous les frondaisons, le soleil de fin de journée n’apparaissait que par intermittence. Au bout de cinq cents mètres, la demeure se profila, colossal bloc blanchâtre enfoncé au cœur des arbres. Wang colla son nez contre le pare-brise.

— Wouah ! On dirait Alcatraz version bourgeoise ce truc.

Ils quittèrent leur véhicule et se retournèrent quand ils entendirent des branches craquer derrière eux. Une Audi grise arrivait, le moteur au ralenti. Une femme blonde, radieuse et formidablement élancée, en sortit, deux paquets dans les mains. Ses sourcils se froncèrent immédiatement.

— Je peux vous aider ? demanda-t-elle.

Wang ne put s’empêcher de la regarder de haut en bas. Jambes sublimes, et il adorait les femmes aux cheveux courts, surtout les blondes. Il brandit sa carte de police, un sourire de circonstance sur les lèvres.

— Nous avons quelques questions à poser à monsieur Kismet.

— La police criminelle de Paris, ici, à Lamorlaye ? Mais… Que lui voulez-vous ?

— L’interroger sur une affaire de meurtre.

Sylvie se figea soudain. Vic se proposa de lui porter un paquet.

— Ne vous inquiétez pas, notre métier nous contraint souvent à rencontrer des gens sans rapport direct avec nos affaires. Le banquier d’une victime par exemple, ou l’instituteur de sa fille. Pas de quoi vous alarmer.

— Quel est le lien, dans le cas de mon mari ? demanda-t-elle.

Les deux flics se regardèrent brièvement. Puis Wang décida de se lancer :

— Comment dire… Notre enquête nous entraîne sur différents lieux assez insolites, et il se trouve que votre mari s’y est rendu très récemment.

— C’est tout ?

— Vous savez, une enquête, c’est souvent routinier. Pourrait-on discuter à l’intérieur ?

Sylvie les invita à la suivre. Ils montèrent silencieusement les trois grosses marches du perron.

— Où mon mari s’est-il rendu ?

— D’abord un musée sur les maladies congénitales, puis… une auberge, Les Trois Parques.

Ils traversèrent le vaste hall et arrivèrent dans la cuisine. Partout traînaient encore des affaires emballées, des chauffages électriques, ainsi que du matériel de chantier. Scies, burins, ciment, plâtre. Les pièces étaient gigantesques, avec des plafonds à cinq mètres de hauteur. Sur les murs, des portraits. Des personnages au visage fermé, aux vêtements sévères. Cette habitation dégageait une impression de froideur séculaire.

— Alors, madame ? insista Wang. Le musée Dupuytren, Les Trois Parques ?

Sylvie inspira en posant son sac sur la table.

— Il m’a emmenée hier dans cet horrible musée, dans le 6e. Une brusque envie, comme il en a très, très souvent. Mon mari est maquilleur-créateur, il invente des monstres pour le cinéma. Il travaille également avec de nombreux musées de France pour différentes expositions, comme celle qui se déroule en ce moment à Lyon.

Vic la considéra d’un air sceptique.

— Je suis moi-même allé à Dupuytren. Le conservateur a affirmé que monsieur Kismet ne connaissait pas réellement la raison de sa présence là-bas. Il l’a même senti agressif.

— Il a dû se méprendre. Mon mari est assez extravagant et s’emporte facilement. Il a juste fait son numéro, il est doué pour l’improvisation. Il adore tromper son monde. Quand il ne s’exprime pas à travers ses moulages, il le fait autrement. Est-ce un crime ?

Les deux flics étaient debout, à l’entrée de la cuisine, sans qu’elle leur propose de s’asseoir.

— Et pour les Trois Parques ? insista Wang.

Sylvie se tourna vers l’évier et se rinça les mains. Son chat se glissa entre ses talons en ronronnant.

— Je l’ignore. Je ne sais même pas de quoi vous parlez.

— Il s’agit d’un endroit de rencontres un peu décalé. Des gens avec… des particularités physiques repoussantes s’y retrouvent.

Sylvie interrompit brièvement son mouvement, ce qui ne leur échappa pas.

— Il est de votre devoir de raconter tout ce que vous savez, précisa Wang. Dans tous les cas, nous le découvririons par nous-mêmes. Alors autant vous montrer coopérative.

— Et cela vous étonne que Stéphane se trouve là-bas, aux Trois Parques ?

— Plutôt, oui. Ce n’est pas trop le genre de promenade pour un homme marié.

Elle lâcha un petit rire nerveux.

— Eh bien moi, cela ne m’étonne pas, voyez-vous. Stéphane aime le noir, le bizarre, avoir peur et faire peur. Il est continuellement à la recherche de nouvelles sources d’inspiration, pour créer ses monstres. Il ne se base pas uniquement sur l’imaginaire, il puise aussi dans la nature humaine, ses multiples dysfonctionnements. S’il devait descendre aux enfers pour découvrir le véritable visage du diable, je vous garantis qu’il le ferait.

Sylvie s’essuya les mains avec une serviette.

— Vous devriez attendre son retour. Il aura certainement une bonne explication à vous fournir.

— Où est-il ?

— Je ne sais pas.

La jeune femme retourna vers la table et sortit les courses de ses paquets. Elle devait s’occuper les mains, impérativement.

— J’ignore pourquoi vous venez traîner ici, mais mon mari n’a strictement rien fait. Je ne vois rien d’étonnant à ce qu’il se soit rendu dans les deux endroits dont vous me parlez. Tout cela est lié à son travail. Ce n’est pas lui qui foule votre territoire, mais vous le sien, vous comprenez ?

— Nous comprenons parfaitement, rétorqua Wang en se grattant l’arriére du crâne. Que faisait votre mari, dans la nuit du mercredi 2 au jeudi 3 mai, aux alentours de minuit ?

Sylvie réfléchit, et son visage retrouva soudain une certaine sérénité.

— J’avoue qu’avec Stéphane, on ne sort plus souvent ensemble mais là, voyez-vous, nous dînions au restaurant. La Cravache d’argent, à Chantilly.

Elle fouilla encore dans ses sacs et, voyant que les flics ne bougeaient pas, lança :

— Il vous faut plus de détails, évidemment. Alors voilà, nous y sommes arrivés vers 22h00, et sommes repartis… Oh, 1 h30 du matin, au moins. On a eu une grosse, grosse discussion, tous les deux. Et pour les témoins, vous en trouverez des dizaines. Le restaurant était bondé.

Elle fixa Vic droit dans les yeux.

— Vous voulez connaître les menus, aussi ?

— Non, ça ira.

— Vous avez vos réponses ? Alors, si vous permettez…

— C’est qu’on aimerait bien rencontrer également votre mari, pour avoir sa version des faits et vous laisser définitivement tranquilles.

— Je répète, je ne sais pas où il est !

— Il a bien un téléphone portable, vous pouvez essayer de le joindre, non ?

— Désolée, mais j’ai horreur des portables.

Sylvie déballa deux belles statuettes en céramique et se tourna vers les flics.

— Vous voyez, ces jumelles saigonnaises, c’est aussi en rapport avec les recherches de mon mari, ses rêves, ses fantasmes, que je les ai achetées… D’ordinaire, je n’y aurais pas fait attention. Mais là, il m’en avait tellement parlé…

Elle s’avança dans le hall, suivie par les deux policiers. L’une des statuettes trouva exactement sa place sur une tablette en bois noir. Stéphane n’avait pas tort : cet emplacement lui convenait à la perfection. Elle posa l’autre statuette dans un coin, derrière une caisse.

Vic s’approcha de la Saigonnaise et la caressa lentement.

— Vous nous avez dit que votre mari fabriquait des monstres. Peut-être le trouverons-nous sur son lieu de travail ?

— Je ne pense pas. Son lieu de travail est au sous-sol.

— Et peut-on y faire un tour ? Juste quelques minutes ?

Sylvie hésita. Ces types étaient pires que des teignes.

— D’accord. Vous comprendrez ainsi pourquoi mon mari se rend dans des musées sur les maladies congénitales ou dans d’autres endroits tout aussi insolites. Si cela peut le disculper de je ne sais quoi.

Wang félicita son collègue d’un clin d’œil, alors que Sylvie s’avançait déjà vers une porte.

— Comment en vient-on à créer des monstres ? lui demanda le jeune lieutenant en la rejoignant.

Ils descendirent tous les trois les escaliers, dans l’obscurité.

— Mon mari est venu sur Paris sans rien dans les poches, pour faire de la figuration, avec le secret espoir de devenir acteur. Il a un véritable don pour ça. Mais tout est si difficile dans ce milieu… Alors il arrivait tout juste à survivre, de casting en casting, jusqu’à ce qu’il réussisse à obtenir un poste de chef de file, pour organiser la figuration. En même temps, il a commencé à travailler dans un atelier de maquillage pour le cinéma, et il s’est rendu compte qu’il avait un certain talent.

— Quel genre de talent, plus précisément ?

— Celui de créer des figures extraordinaires. Des créatures que l’on ne croise nulle part sur Terre, hormis dans l’esprit des gens. Stéphane excelle dans son métier.

Vic se plia soudain en deux, la main gauche sur l’avant-bras droit. Il serra les dents. Wang se retourna.

— Eh, Marchal ? Un problème ?

Vic se redressa, les traits tirés.

— Ce n’est… Ce n’est rien… fit-il en contractant les mâchoires. Une petite douleur dans l’avant-bras. Je… Je fais pas mal de rameur chez moi, ces derniers temps. J’ai dû me froisser un muscle, ou me choper une tendinite. Avancez, je… j’arrive…

— Vous êtes sûr ? demanda Sylvie.

— Absolument.

Quand ils lui tournèrent le dos, il serra très fort le poing, une dizaine de fois. L’atroce douleur finit par s’estomper, et il les rattrapa.

— Cette odeur ? demanda-t-il.

Sylvie se frottait les épaules, il faisait froid au sous-sol.

— Ammoniac, un stabilisateur du latex. Moi, je ne le sens même plus.

— Ces caves sont gigantesques. Combien de pièces ?

— Une bonne quinzaine. Vous évoluez dans un ancien refuge de chasse. Avant, ici-même, se déployait toute l’intendance nécessaire pour accueillir une famille entière d’aristocrates. Les buanderies, les cuisines, ainsi que des salles où l’on entreposait, écorchait et fumait le gibier. D’où les crochets de boucherie, au plafond. Puis, voilà une quarantaine d’années, ce domaine a été loué pour des tournages de films. Certaines pièces, à l’étage ou ici, au sous-sol, sont encore en l’état.

Elle ouvrit une porte. Vic eut un mouvement de recul. Des ongles étaient incrustés dans les murs ensanglantés, rayés de griffures. Le sol était jonché de touffes de cheveux collées par un liquide marron.

— À quoi rime tout ceci ? demanda Wang, brusquement sur ses gardes.

Sylvie s’avança dans la cave.

— Ce n’est pas du vrai sang, je vous rassure. Il s’agit juste d’un ancien décor de cinéma. Mais nous allons faire des travaux, et tout ça va bientôt disparaître.

Ils longèrent le couloir et passèrent devant d’autres portes en bois. Sur l’une d’elles, Vic aperçut le dessin d’un bébé aux membres déformés. Il s’arrêta et se décida à ouvrir. Sylvie se précipita et posa sa main sur celle du jeune lieutenant.

— Non. Pas celle-là.

Vic resta sans bouger, surpris. Sylvie retira brusquement sa main et crut bon de se justifier :

— Mon mari et moi… on ne pourra jamais avoir d’enfant, il souffre de… Non, il ne faut pas entrer là-dedans, Stéphane n’était pas au mieux de sa forme quand il a dessiné toutes les planches à l’intérieur. C’est une vision très, très noire de… la naissance. Cela ne vous donnerait pas une bonne image de lui.

Vic sentit un frisson lui remonter le long de l’échine. Après-demain, Céline faisait son amniocentèse.

— Je voudrais quand même voir, s’il vous plaît.

Sylvie hocha la tête sans conviction.

— Sans moi, alors. C’est le seul endroit où je… je ne peux pas pénétrer. L’interrupteur se trouve sur la gauche.

Les deux flics entrèrent l’un derrière l’autre. Vic referma la porte et alluma la lumière. Chuintement électrique.

Sur les quatre murs, du sol au plafond, se déroulait une fresque immense. Des centaines et des centaines de dessins au fusain.

— Ce type est un taré, chuchota Wang. Si on omet le coup de l’alibi au restaurant, on pourrait tenir notre homme.

Vic ne répondit pas. Devant eux se déployait un ensemble titanesque de monstruosités. Chaque illustration représentait un bébé difforme, avec, en dessous, le nom de l’anomalie dont il souffrait. On y parlait d’anomalies simples, comme les hémitexies, l’hermaphrodisme, les monstres siamois. Mais aussi de monstres autosites, comme les sirènes, les exemcéphaliens, les otocéphaliens, les cyclocéphaliens, avec un œil unique au milieu du front. Puis, plus on avançait, pire c’était. Les monstres omphalosites, genre anidiens, au corps réduit à une bourse cutanée avec un cordon ombilical, les monstres doubles parasites…

Wang s’approcha de la représentation de la sirène.

— Tu as vu ? Drôle de coïncidence, non ?

Vic se positionna entre deux miroirs placés face à face, et regarda son reflet se démultiplier à l’infini.

— On baigne dans les coïncidences depuis le début, et à mon avis, on en cherche un peu trop. Je veux dire, tout cela, cette sirène, ces monstres, ne font pas de lui un coupable. Son univers me paraît somme toute logique, cohérent avec les Parques ou Dupuytren. Comme dit sa femme, on ne fait qu’empiéter sur son territoire. Nous sommes les intrus, pas lui.

Wang continuait à avaler chaque dessin de ses petits yeux noirs.

— La femme, elle te paraît comment, justement ? Elle nous cache quelque chose, non ?

— Apparemment, ils ont des problèmes de couple. Elle ignore où il se trouve, et elle parle de lui comme d’un étranger. Tu sais, les gens habitent parfois de grandes maisons pour se fuir l’un l’autre. On sort ? Je ne me sens pas à l’aise ici.

— Je reste encore une minute.

— OK, je t’attends dans le couloir.

Vic alla rejoindre Sylvie, qui patientait un peu plus loin.

— Je comprends mieux ce que vous vouliez dire. C’est très impressionnant.

Puis il resta silencieux quelques secondes, encore sous le coup de ce qu’il venait de voir. Décidément aujourd’hui… Ici… à Dupuytren… Il se souvint de sa discussion avec le conservateur du musée. Et en particulier de ses explications concernant les anomalies plus ou moins visibles. Il demanda tout bas :

— J’aimerais connaître la maladie de votre mari, celle qui l’empêche de donner la vie. Ça restera entre vous et moi.

Sylvie se rebiffa.

— Pourquoi je vous confierais de quoi souffre mon mari ? C’est extrêmement personnel.

Vic tenta le tout pour le tout.

— Ce que je vais vous dire est aussi très personnel, murmura-t-il. Ma femme et moi, on ne peut pas avoir d’enfant non plus. Chose certaine, je suis le fautif, mais on ignore d’où vient le mal, pour l’instant. Je… J’enchaîne des batteries d’examens, c’est épouvantable de se trouver dans cette situation… Voilà pourquoi cela m’intéresse.

Sylvie voulut se retenir, mais les mots sortirent d’eux-mêmes.

— Mon mari souffre d’une absence congénitale des canaux déférents.

Vic plissa légèrement les paupières.

— C’est une maladie invisible ?

— Invisible ? C’est-à-dire ?

— Je veux dire… De l’extérieur.

— Complètement invisible.

Sylvie baissa la tête, puis la releva.

— Vous allez chercher votre collègue et on termine cette visite, si vous le voulez bien ?

Une minute plus tard, ils avançaient de nouveau de pièce en pièce. Dans une autre cave s’empilaient des centaines d’affiches de films d’horreur, et ailleurs, encore, des tirages couleur d’insectes, agrandis des milliers de fois. Pattes de poux, abdomens d’acariens, trompes de moustiques. Sans compter, de-ci, de-là, les têtes coupées, les bras arrachés, les bidons de faux sang ou de vomi factice.

— En dehors des mannequins, votre mari reproduit-il les odeurs ? demanda Vic.

— Comment ça ?

— Quand il fabrique un cadavre, y associe-t-il l’odeur de putréfaction ? Je crois que certains réalisateurs américains utilisent cette méthode pour rendre les tournages plus réalistes et impliquer les acteurs.

— En Amérique, peut-être, mais certainement pas ici. Vous ne sentirez que l’odeur de l’ammoniac.

Elle les invita à pénétrer dans Darkland. Vic retrouva son regard d’enfant. Il touchait du bout des doigts les mâchoires acérées, les paupières caoutchouteuses, les yeux en verre ou les oreilles en résine. Wang stoppa net devant l’établi.

— C’est… Mais c’est Carla Martinez ?

— Exact, souligna Sylvie. Mon mari travaille sur un film dans lequel elle joue en ce moment, qui s’appelle…

Le Vallon de sang, compléta Wang en fixant son collègue. Le film qu’ils tournent dans les studios Calendrum, à une centaine de mètres de l’endroit où notre victime a été découverte.

Sa phrase gela l’ambiance. Sylvie s’assit sur un siège à roulettes, un peu abasourdie.

— Et alors ?

Vic s’approcha de Darkness, effroyable monstre composé de deux créatures dont l’une semblait habiter l’autre. Il l’ausculta avec curiosité, alors que Wang poursuivait l’interrogatoire.

— Il est temps que vous nous expliquiez, non ?

— Que je vous explique quoi ? Ces ateliers ne sont-ils pas la meilleure des explications ? L’univers de mon mari est peuplé de monstres ! Tout n’est que… pure coïncidence !

— S’il vous plaît, madame Kismet.

Elle se tortillait les doigts.

— Votre tueur est peut-être un fan de cinéma ? Possible, non ? Je… Je n’ai plus rien à vous dire. Sortez, maintenant.

Vic, qui venait d’apercevoir une paire de gants en latex, dit d’une voix apaisante :

— J’ai vu des cachets à proximité du réfrigérateur, dans votre cuisine. Des Effexor. Votre mari est sous antidépresseurs ?

Sylvie se rétracta comme une huître.

— Non, c’est moi… c’est moi qui ai des problèmes.

La jeune femme sentait sa poitrine se serrer de plus en plus. Elle ne voulait pas raconter l’histoire de Stéphane, pas à des inconnus prêts à tout pour l’accabler.

Tel un rouleau compresseur, Wang s’approcha et demanda :

— Il y a une couverture, dans le coin, et une tonne de gobelets de café à côté. Votre mari dort ici, dans les sous-sols ? Souffre-t-il de troubles de la personnalité ? A-t-il déjà consulté un psychiatre ?

Sylvie se redressa, avec l’horrible impression que le flic avait fouillé dans ses pensées.

— Mais pour qui vous prenez-vous ? Vous venez ici, chez moi, pour accuser mon mari ! Et à présent, vous le traitez de malade mental ?

La mélodie de Rhapsody in Blue interrompit leur dialogue. Sylvie s’empara de son portable. Sur l’écran s’affichait un prénom : « Stéphane ». Elle voulut ouvrir le clapet, mais Wang l’en empêcha et la briefa rapidement :

— Alors comme ça, vous n’aimez pas les portables, hein ? Vous mettez le son, et vous lui demandez où il est. Et ne lui dites surtout pas que nous sommes ici, où je vous garantis que tout ceci va très mal se terminer. On est d’accord ?

Sylvie ôta sa main d’un mouvement sec, enclencha le haut-parleur et répondit :

— Stéphane ? Où es-tu, bon sang ? Il est presque 19h00 !

— Écoute ! J’ai besoin que tu fasses une recherche sur Internet ! Et sans poser de questions, OK ?

D’un signe de la tête, Wang l’incita à accepter. Sylvie se précipita sur l’ordinateur et, après quelques secondes, ouvrit un navigateur.

— Je t’écoute.

— Va sur le site de cinéma, il est dans les favoris. Et tu tapes Les Secrets de l’abîme, c’est un film de 1988.

Sylvie s’exécuta. Elle sentait la présence oppressante des deux policiers, juste derrière elle.

— C’est bon ? fit Stéphane. Tu regardes la fiche détaillée de ce film et tu me donnes le nom du chef décorateur.

Un clic. Sylvie se figea. Wang, accroupi, nota son trouble.

— C’est… C’est John Lane.

— C’est ça ! C’est lui qui…

— Qu’est-ce que tu fais ? l’interrompit Sylvie. Rentre s’il te plaît, j’aimerais qu’on passe une soirée tranquille, tous les deux.

— Non, je quitte Méry, je fonce chez Hector Ariez.

Sylvie baissa les paupières. Stéphane continuait à parler.

— Tu ne me croiras jamais, mais Mélinda, elle…

Elle raccrocha hâtivement. Moh Wang lui sauta dessus.

— Pourquoi vous avez raccroché ?

La jeune femme se sentait de plus en plus mal.

— Parce que je refuse d’étaler notre vie privée devant vous. Je ne sais même pas si votre visite est légale. Alors maintenant, partez.

— Qui sont John Lane et Hector Ariez ?

— Une seule et même personne. John Lane est un pseudonyme.

— D’accord. Pouvez-vous me donner une adresse ?

Sylvie attrapa un crayon et la griffonna sur un papier. Vic remarqua que ses doigts tremblaient. Les antidépresseurs ?

— Qui est cet homme ? demanda-t-il.

Sylvie n’en pouvait plus, il fallait qu’ils disparaissent, le plus vite possible.

— Un décorateur de cinéma, comme indiqué sur la fiche du site. Lui et Stéphane se sont déjà rencontrés à plusieurs reprises. Et s’il se rend là-bas, c’est sûrement pour discuter travail.

Moh tira son collègue par l’épaule et l’entraîna un peu plus loin.

— Tu vas y aller, ordonna-t-il.

— Quoi, tu plaisantes ? T’as vu l’heure ?

Wang considéra Sylvie. Celle-ci était recroquevillée sur sa chaise, la tête entre les mains.

— Tu files, j’ai dit. Il n’a que trente kilomètres d’avance. En fonçant, tu devrais le rejoindre chez ce Hector Ariez peu après son arrivée. Tu t’assures que ses réponses sont cohérentes avec celles de sa femme. Moi, je reste avec elle, pour éviter qu’elle le prévienne entre-temps. J’en profiterai pour vérifier l’alibi du restaurant.

— T’exagères, bon sang. J’ai une vie, mince !

— Tu t’es déjà fritté avec ta femme tout à l’heure. Tu n’es plus à ça près.

Vic hésita. S’il refusait, à coup sûr, l’affaire remonterait aux oreilles de Mortier.

— Bon… Il me faut ton portable, le mien est déchargé. Je te le laisse et je te donne aussi mon chargeur. J’appelle en cas de problème.

Wang fit la moue.

— Pas de connerie avec mon joujou, ou je t’étripe.

S’adressant à Vic, Sylvie les interrompit :

— Dites…

Le policier se retourna.

— Oui ?

— Le gant en latex que vous avez volé, il dépasse de votre poche. Je vous garantis que vous allez avoir des ennuis. Tous les deux.


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