69. SAMEDI 12 MAI, 18 H 45


Installés dans la Peugeot, Vic et Stéphane fixaient le bâtiment austère de l’institut médicolégal, quai de la Râpée. Ils venaient de sortir de l’hôpital, où ils avaient subi des examens qui n’avaient rien révélé de grave. Les deux hommes se souvenaient juste avoir été comme « frappés » en sortant de la brigade en feu, puis être tombés dans les vapes pour se réveiller quelques heures plus tard dans une chambre anonyme. On mit cela sur le compte de l’intoxication à la fumée.

Stéphane regarda une nouvelle fois sa montre. Dans un passé de six jours et vingt heures, le tueur venait, une heure plus tôt, de pénétrer dans l’usine d’équarrissage.

Cela faisait donc une heure que Stépas, s’il avait bien reçu et exécuté le message, avait tué l’assassin de sa femme. Et changé le cours des événements.

— Je veux croire que ça a fonctionné. J’ai vu le destin en colère quand ta brigade a brûlé. J’ai vu qu’il essayait de m’empêcher d’aller au bout. Mais je suis allé au bout, contrairement à mon Stéfur.

Vic inspira longuement.

— Tu es sûr que tu veux m’accompagner là-dedans ? Je peux y aller seul.

Stéphane hocha la tête, les lèvres pincées.

— Je veux voir.

Ils sortirent de la voiture de Vic et marchèrent vers le bâtiment, à la fois excités et terrifiés. Le vent soufflait légèrement. Stéphane rabattit les pans de sa veste.

Le lieutenant montra sa carte de police à l’accueil et entraîna Stéphane dans les sous-sols de l’IML, où étaient conservés les cadavres. Ils pénétrèrent dans une grande pièce éclairée par des néons. Sur les murs se succédaient des rangées de petites portes métalliques.

Vic s’approcha du garçon de morgue et lui demanda à voir le corps du numéro 88, là où selon le rapport d’autopsie reposait Sylvie Kismet.

Stéphane s’approcha, les mains jointes, le cœur serré. Curieusement, il repensa alors à ce chat de Schrödinger, dont on ignorait s’il était mort ou vivant tant qu’on n’avait pas ouvert la boîte. Sylvie pouvait être morte, comme elle pouvait être vivante.

Lorsque l’employé fit coulisser le tiroir, Stéphane ferma les yeux et se surprit à marmonner quelque chose qui ressemblait vaguement à une prière.

Il espérait un miracle. Il ne trouva que la violence de la réalité.

Un sac noir reposait sur la planche en acier inoxydable. Une forme humaine s’y laissait deviner. Vic fixa Stéphane d’un air triste, et tira lentement la fermeture éclair.

Stéphane sentit son estomac se retourner. Il sortit en courant.

Vic resta figé, abattu, vidé de ses forces. Lui aussi avait espéré. Pour Sylvie, bien sûr. Mais aussi pour Céline, pour le bébé. Il se sentait tellement stupide. Comment avait-il pu croire qu’un fœtus, sorti du ventre maternel, pourrait s’y trouver de nouveau ? Qu’une femme mutilée, dont le corps se putréfiait, pourrait avoir quitté ce sac de morgue ?

Il remonta la fermeture éclair d’un geste résigné, avant de demander à l’employé, d’une voix éteinte :

— Le 104 s’il vous plaît…

C’était inutile, mais il devait le voir de ses yeux.

Pas de miracle, là non plus. Il reconnut le visage fracassé de Cassandra Liberman.

Il fallait s’y résoudre. Il ne s’était rien passé à l’usine d’équarrissage. Le Stéphane du passé n’avait sans doute pas reçu le message.

En sortant, Vic s’alluma une cigarette dans la cour de l’institut. Il se souvint alors qu’à peine quelques jours auparavant, il était venu ici pour la première fois, plein de bonne volonté, avec le désir secret d’être un flic irréprochable et dont on serait fier. Aujourd’hui, il n’était plus rien. Il s’avança sur le trottoir, aperçut Stéphane, debout contre le capot de sa voiture, et comprit qu’il pleurait. Il y avait tellement cru. Pour lui, aujourd’hui, c’était comme si sa femme était morte une seconde fois.

D’un coup, Stéphane courut dans sa direction, l’index pointé devant lui. Un doigt qui désignait la caméra de surveillance de l’IML.

— La cassette ! s’écria-t-il. La cassette de surveillance de l’usine d’équarrissage, tu l’as encore ?

— Elle est restée dans mon sac, dans le coffre de ma voiture. Pourquoi ?

— Il faut qu’on aille chez moi. Il faut qu’on la visionne.

Vic soupira.

— Ça fait presque vingt-quatre heures, Stéphane. Vingt-quatre heures qu’on sombre dans… dans une espèce de folie collective. Je veux que tout cela s’arrête.

— Cette cassette permettrait de voir si Stépas a effectivement reçu le message. Elle nous permettrait peut-être de comprendre pourquoi il a échoué.

Vic hésita, puis désigna sa voiture d’un mouvement de la tête.

— Je te la donne si tu veux, tu n’as pas besoin de moi pour la regarder. Je rentre chez moi.

Le policier ouvrit son coffre et fronça les sourcils.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

— Quoi ? fit Stéphane en s’approchant.

— Pas de sac, pas de cassette. Je… Je l’avais déposé là hier ! J’étais sur le point de remettre l’enregistrement à mon commandant, mais comme il m’a démis de l’affaire et que j’ai eu peur d’avoir des problèmes, je ne l’ai pas fait. J’ai remis mon sac dans le coffre, je vois encore mon geste.

Stéphane se frotta le menton, sceptique.

— T’avais sans doute mal fermé ton coffre. Ton sac, on te l’a piqué, peut-être pendant qu’on était à l’hosto. Dans tous les cas, elle est paumée. Eh merde !

Stéphane se mit à aller et venir nerveusement. Il claqua soudain des doigts.

— Tu vas sûrement m’en vouloir à mort. Mais il va falloir que tu repasses à Saint-Denis pour avoir une autre copie. Après, on file à Lamorlaye.

Vic eut un regard noir.

— Tu te fiches de moi ?

— Je t’en prie, fais ça pour moi. C’est la dernière chose que je te demanderai, je te le jure. Cette cassette, il faut qu’on la visionne le plus vite possible. C’est un œil grand ouvert vers le passé. Vers Stépas…


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