41. DIMANCHE 6 MAI, 12 H 29
Mortier et Vic patientaient devant la maison de Cassandra Liberman, un gobelet de café à la main, quand Joffroy les rejoignit. Derrière lui, Amandine Gosselin, accompagnée d’une psychologue, montait dans un véhicule de police. La jeune femme rousse s’enveloppa sous une large couverture de laine. Plus jamais elle ne verrait la vie comme avant.
— Alors ? demanda le commandant Mortier.
Avant de répondre, Joffroy récupéra un thermos dans le coffre d’une 407 et se servit un café. Wang était resté à l’intérieur pour poursuivre les recherches, avec les techniciens de la Scientifique et quelques autres courageux.
— Ces deux filles-là ne se voyaient que depuis peu. Et devinez où ?
— Les Trois Parques ?
— Bingo.
Joffroy leva son récipient en plastique en direction de la maison et reprit :
— D’après Gosselin, Liberman était fascinée par les malformations. Et elle a six orteils à chaque pied, que Liberman n’arrêtait pas de photographier, de caresser ou de… sucer. Il doit bien tramer sur son PC une centaine de photos, rien que de ses panards. Fétichiste jusqu’au bout des ongles.
Mortier grimaça.
— Le Matador piocherait donc ses victimes parmi les clientes de cet établissement ?
— Il semblerait, répliqua Joffroy. Et il s’intéresse non pas à celles atteintes de déformations, mais à celles qui en abusent pour assouvir leurs fantasmes. Peut-être des profiteuses à ses yeux… Il connaît leurs pratiques, leur centre d’intérêt si particulier. Il doit forcément s’agir de quelqu’un qui, de près ou de loin, a déjà été en contact avec ces filles. Aux Parques ou ailleurs.
— On continue à surveiller les Parques, alors ?
— Oui.
Le commandant de police prit un air satisfait.
— Très bien. Quoi d’autre ?
Joffroy les emmena sur le côté de la maison, à proximité de la bouche d’aération.
— La victime a confié à Amandine Gosselin, par MSN, avoir été observée, la veille, depuis cet endroit. Elle a parlé de l’odeur de cadavre et d’une voiture grise.
— Des indices dans l’herbe ?
— Rien.
Mortier s’accroupit et jeta un œil à travers l’ouverture, en chuchotant pour lui-même :
— T’es tranquillement venu te rincer l’œil avant de revenir le lendemain, hein ? Tu as forcé la porte d’entrée, sans te précipiter... Ensuite, tu es monté avec ton matériel, bien tranquillement. Tu la réveilles, l’attaches à l’armoire avec ton barbelé, lui plantes la morphine dans le bras. Et là, tu commences à travailler, espèce de salopard. Qu’est-ce qu’elle a fait pour mériter ça ? Pourquoi tu t’es acharné à ce point sur son visage ? Tu leur demandes de te regarder, quand tu leur coupes les doigts ? Qu’est-ce qui te fait jouir ? Les entendre te supplier ?
Mortier fit glisser ses deux mains ouvertes sur sa face de granit. Vic comprit à ce moment que cette montagne chauve, aux traits durs, n’était pas juste un policier, mais aussi un homme, avec une femme, des enfants, des soucis, des joies, des peines. Dans un soupir, le gradé se redressa. Joffroy enchaîna :
— Gosselin s’était rendue aux Trois Parques par curiosité, voilà un mois environ, après avoir entendu parler de l’endroit dans une soirée. C’est là-bas qu’elle a connu Cassandra Liberman, qui payait ou baisait les gens pour prendre en photo leurs malformations. Cette fille était une fada, elle s’apprêtait à partir en Afrique pour y photographier toutes sortes de maladies monstrueuses.
— De mieux en mieux.
— La rousse ne nous a rien appris de plus. Jamais l’impression d’avoir été observée, ou même suivie. Elle et Liberman restaient très prudentes aux Parques. Rien de louche, donc, hormis l’étrange épisode de ce type qui voulait absolument louer la chambre 6, la veille, et qui aurait réclamé son adresse.
— Stéphane Kismet, c’est ça ?
— En personne.
Mortier se tourna vers Vic et l’incita à prendre la parole d’un hochement de tête.
— Comme je vous l’ai déjà expliqué, dit le jeune lieutenant, c’est un gars qui tient des propos incohérents, assez fantasque et un peu allumé sur les bords. Il m’a parlé de rêves, de prémonitions. Il possède un alibi pour le premier meurtre, le restaurant, et sa voiture est bleue, pas grise.
— Celle de sa femme est grise, précisa Wang.
— Comme la mienne, celle du commandant ou de millions de personnes. Kismet vit au sous-sol, chez lui. Il fabrique des monstres, des trucages pour le cinéma, et se fait remarquer partout où il passe. De plus, j’ai apporté l’un de ses gants en latex au labo, pour comparer avec les empreintes sur la craie. Un gant utilisé. Empreintes différentes, et pas d’amidon de maïs à l’intérieur. Ce n’est pas notre homme.
— V8 a raison, fit Joffroy. Aux dernières nouvelles, il aurait loué la chambre 6 des Parques pour une semaine. Le réceptionniste semblait en furie, car ce… Kismet lui a barbouillé sa tapisserie au marqueur. Attendez…
Il sortit une feuille de sa poche.
— Écoutez bien, ça vaut le coup : « Je suis Stéphane, et je crois que les messages que tu notes depuis le futur, sur le mur d’en face, me sont adressés. Aujourd’hui, nous sommes le vendredi 4 mai, il est presque minuit. Et toi, à quelle date es-tu ? Je n’ai pas pu lire tous les messages. Tu dois me dire comment je peux t’aider. Pourquoi on te recherche. La police est venue ici, aux Trois Parques, pourquoi ? »
Les trois hommes se regardèrent d’un air entendu.
— D’accord, répliqua Mortier. Repli sur soi, isolement, idées et convictions délirantes, persuadé qu’on l’épie ou qu’il est l’objet d’un complot. Mon cousin est schizophrène, et ça y ressemble. On le garde tout de même dans un coin de notre tête, il a peut-être vu quelque chose. Sinon, sur la scène de crime elle-même ? Ton sentiment, V8 ?
Vic écrasa son gobelet en plastique dans le creux de sa main. Il était encore sous le coup de ce qu’il avait vu.
— Rappelons-nous la première victime, Leroy. Elle abordait la monstruosité à travers ses fantasmes, c’était une sirène maléfique qui faisait l’amour avec des amputés. Alors, il l’a punie de la même façon, en l’unissant à un bébé sirène.
— Il lui a rendu la monnaie de sa pièce.
— Exactement. Dans le cas de la seconde victime, cela s’est de nouveau produit. Cassandra Liberman approchait l’horreur principalement par la photo. Résultat, il la défigure, la met en scène et abandonne symboliquement un objectif photographique.
— Il s’adapte au profil de ses proies. Et frappe en conséquence.
— Oui, il tue en rapport avec leur métier ou leurs fantasmes, il les punit assurément de leur mépris envers la différence physique. Donc, lui aussi doit être touché par cette même différence, comme nous le suspectons depuis le début. Le regard que les gens posent sur lui doit le dégoûter, de même qu’il supporte difficilement qu’on le touche, d’où son acte d’amputation des lèvres, des doigts et de la langue. De ce fait, il est peut-être célibataire, sûrement asocial et exerce un métier à l’abri des regards. Veilleur de nuit, magasinier, mécano, bref, un job où il passe inaperçu. Il a longtemps, trop longtemps encaissé les attitudes méprisantes, les attaques verbales, les moqueries. À présent, à l’âge de la maturité physique et intellectuelle, il frappe. Il est robuste, assuré, vingt-cinq, trente-cinq ans.
— Pourquoi il ne les viole pas ?
— Ce n’est peut-être pas ce qui l’intéresse.
— Ou alors, il ne peut pas. Il est peut-être impuissant, comme Kismet. Alors, il se venge sur le reste du corps. Il a carrément réduit le visage de Liberman en bouillie, on dirait qu’elle a reçu un obus en pleine tronche. Pourquoi elle plus que Leroy ? Tu peux m’expliquer ça ?
Vic secoua la tête.
— On ne peut pas vraiment dire qu’il ait gâté Leroy, mais… je n’en sais rien. Liberman profitait de la souffrance des sujets qu’elle photographiait pour en tirer des bénéfices. Le Matador lui a fait payer pour tout le monde, il s’est acharné sur son visage. Le visage est la première chose que l’on regarde, il représente l’identité, la personne, et aussi la différence. Vous avez noté que le 78 sur 100 de Leroy est passé à 82 sur 100 pour Liberman ? Que cherche-t-il à atteindre ? Le 100 sur 100 ? Que note-t-il, précisément ? La ressemblance ? Puis il y a encore l’expression de cette bouche, tordue de douleur, comme pour Leroy. Visiblement, il accorde une grande importance à cette partie du visage.
Wang vint les rejoindre, un gros album dans la main.
— Liberman ne se contentait pas de photographier des malformations, envoya-t-il. Elle étudiait aussi toutes les atrocités que l’histoire a pu engendrer et qui concernent le corps humain.
Elle possédait un tas de bouquins sur la torture, l’inquisition, la dissection, la chirurgie, mais le plus stupéfiant, c’est ça…
Il leva l’album devant lui.
— Il était enfermé dans un tiroir, nous avons dû le forcer. Donc a priori, le tueur ne l’a pas vu. On trouve là-dedans un tas de négatifs, en noir et blanc, qui montrent des choses horribles. Ce sont apparemment des documents d’archives qui datent de la Première Guerre mondiale, sur lesquels Liberman a réussi à mettre la main.
— Pire que ce que tu peux voir d’ordinaire ? s’enquit Mortier.
— On frôle le record, là. Le mieux, c’est qu’il y a aussi une lettre de remerciements. Et d’après ce document, les photos tirées de ces négatifs sont actuellement exposées au musée des hospices civils de Lyon. Mais surtout…
Wang ouvrit l’album et piocha un négatif qu’il tendit à Mortier.
Le commandant le dirigea vers le ciel. Joffroy et Marchal s’approchèrent. Leurs traits se décomposèrent. Sur le film argentique, un visage masculin déchiqueté, aux morceaux de peau salement recousus. Le dessous du menton était traversé par un crochet au bout duquel pendaient des sacs de différents poids.
Le visage ravagé d’une gueule cassée de la Grande Guerre.
L’œuvre du Matador, sur la face de Cassandra Liberman, en était la reproduction fidèle.
Mortier se prit le front entre le pouce et l’index. Puis il se tourna vers Vic.
— T’es un habitué des musées, tu fonces sur Lyon en TGV. Fais des recoupements avec Dupuytren, Les Trois Parques, tout ce que tu veux.
— Commandant on est dimanche, je…
— Quoi, on est dimanche ? Un problème ?
— Non.
— Il me faut cet enfoiré, il me le faut le plus vite possible.
Vic soupira et s’adressa durement à son supérieur :
— Mon portable est déchargé, vous me prêtez le vôtre, que j’appelle ma femme ? La prévenir, au moins, si ce n’est pas trop vous demander.