45. DIMANCHE 6 MAI, 23 H 05


Lentement, les somnifères commencèrent à faire effet. Dans la fraîcheur du sous-sol, entre ses monstres et les notes sur les murs, Stéphane se sentait bien, loin de tout. Presque dans les nuages.

Ça allait arriver. Le rêve. La communication avec le futur. La rencontre avec l’enfer. Stéfur avait-il reçu les messages inscrits sur les murs de Darkland ? Avait-il répondu de la même façon ? Déjà, les questions commençaient à s’estomper. La torpeur gagnait.

Au moment où il allait sombrer définitivement, son corps se cabra. Stéphane se redressa, les sens en éveil.

Des bruits. Des martèlements. Ça venait d’en haut. La porte d’entrée.

Il se releva, étourdi par les cachets, puis remonta au rez-de-chaussée. Qui pouvait bien tambouriner si tard ? Il imagina tout de suite le pire. Un drame ? La police ? La gendarmerie ? Et si Mélinda…

Une fois dans le hall, il jeta un œil vers l’étage. Sylvie crispait ses mains autour de la rambarde, dans un pyjama de soie bleu sous une épaisse robe de chambre. Ses yeux rouges témoignaient d’une nuit encore agitée de pleurs. Ils échangèrent un regard inquiet. Qui frappait ?

À peine Stéphane eut-il ouvert la porte qu’une ombre jaillit et le plaqua au sol. Un coup sourd, puis un choc au niveau de l’œil gauche le mirent presque KO.

Sylvie hurla.

Pieds nus, elle se précipita dans l’escalier.

— Arrêtez ! Arrêtez, bon sang !

Les coups pleuvaient sur l’abdomen, la poitrine, les flancs. Stéphane s’était recroquevillé en chien de fusil, les deux mains plaquées sur le visage.

— Salopard ! Salopard ! cria l’homme.

Sylvie agrippa la chemise de Vic Marchal et le tira vers l’arrière. Le flic la repoussa. Il était hors de lui, ses poings voltigeaient dans tous les sens. Il paraissait se battre pour la première fois.

— Qu’est-ce qu’il vous prend ? s’écria la jeune femme en se penchant vers son époux. Mais vous êtes devenu dingue ?

Vic haletait comme un fauve. Il tendit un index menaçant.

— Votre… Votre taré de mari est venu voir ma femme ! Il… Il est entré chez nous, et… et il l’a quasiment agressée !

Stéphane se relevait avec peine. Son œil gauche commençait déjà à bleuir. Il porta ses doigts à sa bouche et en récolta une goutte de sang.

— Putain… Vous n’y êtes pas allé de main morte.

Sylvie tremblait de tous ses membres.

— Je vais porter plainte contre vous ! lâcha-t-elle. Vous ne vous en tirerez pas comme ça !

— Tu ne feras rien… souffla Stéphane en s’adressant à elle. Non, tu ne feras rien. Je ne veux pas porter plainte.

— Quoi ? Tu délires ? On ne peut pas le laisser entrer chez nous et…

— Tu laisses tomber, d’accord ?

Vic ne décolérait pas.

— Recommencez une seule fois, dit-il d’une voix menaçante, et je vous jure que je vous tue ! Ne vous approchez plus jamais de ma femme !

Sylvie se mit à crier :

— Mais qu’est-ce qu’il se passe ? Qu’est-ce qu’il se passe ?

— Ma femme est enceinte ! Et ce cinglé lui a raconté que notre bébé allait mourir !

Sylvie fixa Stéphane avec un regard désespéré. Dans ses yeux éteints, on pouvait lire qu’elle croyait le lieutenant. Elle fourra ses mains dans ses poches, frigorifiée.

— Dis-moi qu’il ment. Dis-moi juste que tu n’es pas allé voir son épouse… Que tu n’as pas dit que son bébé allait mourir. Que tu n’as pas eu, encore une fois, une vision.

Stéphane répondit en baissant le front :

— Si… Tout est exact. Ce bébé va mourir.

Sylvie se recula jusqu’à buter contre le mur.

— Mon Dieu…

Stéphane s’étira douloureusement les côtes, puis s’adressa àVic :

— Vous devez me croire. Aussi fou que cela puisse paraître, vous devez me croire. Si votre femme va à ce rendez-vous chez son gynécologue, votre bébé mourra. Pourquoi je vous mentirais ? Je cherche juste à vous aider !

— Le pire, espèce d’enfoiré, c’est que Céline t’a presque cru. Je l’ai retrouvée bouleversée, prostrée dans un coin, en larmes. J’ai eu tout le mal du monde pour la convaincre de se rendre demain à ce fichu rendez-vous.

Le jeune lieutenant se massait frénétiquement l’avant-bras.

— Mais elle va y aller. Oh oui, crois-moi, elle va y aller !

— Vous le regretterez. Par pitié, il s’agit de votre enfant !

— Ce que je regrette le plus, c’est de ne pas t’avoir envoyé à l’hôpital.

Stéphane se prit la tête dans les mains, les yeux tournés vers le sol. Il se parla à lui-même, tout bas :

— Vous ne viendrez pas pleurnicher quand il sera trop tard.

Vic se dirigea lentement vers la porte.

— Je ne veux plus jamais te voir sur mon chemin. Et vous, madame, vous devriez réagir en conséquence. On ne peut pas laisser ce genre de taré dans la nature.

Stéphane se tamponna le coin de la bouche avec un mouchoir en papier.

— Ne me dites jamais que j’aurais pu faire quelque chose. Que je ne vous avais pas prévenu.

Mais Vic avait déjà disparu. Loin dans la nuit s’éleva un long crissement de pneus.

Quand Stéphane se retourna, il lut, dans les yeux de sa femme, une peur indicible. Pas de l’incompréhension, ni de la pitié, mais une terreur d’enfant.

— Toi aussi, bientôt, tu te rendras compte que tout ceci est véridique, murmura-t-il. Mais alors il sera trop tard.

Et il repartit au sous-sol, les épaules voûtées.

Sans goût, sans volonté, frappé du sentiment de n’être qu’une marionnette, il se regarda dans un miroir. Pas encore de traces de piqûres, ni de griffures sur le visage… Mais, déjà, l’hématome autour de son œil.

Exactement comme dans les rêves.

Il n’y avait rien à faire. Aucun moyen de contrer la marche implacable des événements.

Et, quoi qu’il fasse à présent, il était persuadé que son premier rêve se réaliserait, intégralement.

Il s’endormit avec l’insoutenable pensée que, dans trois jours, un horrible mécanisme labourerait sa vie.


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