19. VENDREDI 4 MAI, 18 H 31
Stéphane allait et venait dans Darkland, le portable collé à l’oreille. Sylvie décrocha à l’autre bout de la ligne.
— Stéphane ?
— Où est-ce que tu es, chérie ? Dis-moi où tu es !
— Chez le coiffeur, c’est noté dans la cuisine. Tu as vu mon message, au moins ?
— J’ai vu ! Justement ! Je…
— Il ne va pas tarder à me coiffer. Si tu pouvais éviter de crier dans le téléphone.
— Je ne veux pas que tu te fasses couper les cheveux !
— À quoi tu joues ?
— Ne te les fais pas couper, d’accord ?
Stéphane entendit une voix masculine. Quelqu’un parlait à Sylvie. Elle répondit qu’elle arrivait, avant de murmurer :
— Qui t’a dit que je voulais me les faire couper ? Depuis qu’on se connaît, ça n’est jamais arrivé. Je suis là pour une simple égalisation.
Sylvie s’adressa un instant à son coiffeur, avant de poursuivre la conversation :
— Tu voudrais vraiment que je me les coupe court ? Cela te ferait plaisir ? Tu me regarderais avec davantage d’envie ?
— Non, non, non !
— Pourquoi pas, après tout ? J’ai sincèrement besoin de changements. Si cela peut arranger les choses.
Stéphane remonta les escaliers et se précipita dans la cuisine. À présent, il hurlait :
— Non, ce n’est pas une blague ! Tu ne dois abs…
Trop tard, bip sonore. Il tenta de recomposer le numéro, sans succès.
— Merde !
Pris de panique, il récupéra les clés de la Ford. Au moment de monter dans sa voiture, il se rendit compte qu’il ne connaissait même pas l’adresse du coiffeur de sa femme. Dans quelle ville ? Lamorlaye, Chantilly, Gouvieux, Senlis ?
Il retourna en quatrième vitesse au sous-sol et s’empara de son carnet, où il venait de noter son troisième rêve. « Les Trois Parques ». Des feuilles volantes lui restèrent entre les doigts. Il les fourra pêle-mêle à l’intérieur.
Un flic, il fallait qu’il parle à un flic, très vite. Il voyait encore distinctement les corps mutilés des photos. Les visages écrasés. Des filles assassinées. Torturées à mort.
Était-il déjà trop tard ou pouvait-il encore aider ces femmes ? En quoi cette histoire le concernait-elle ?
Avant de composer le 17, il réfléchit aux questions qu’il allait poser. Il voulait demander si une affaire de tueur en série était en cours. Si la police traquait un homme qui découpait les lèvres, la langue et les doigts de ses proies. Un meurtrier sadique qui déchirait les corps.
Deux… Il avait bien vu deux femmes différentes. Une blonde avec un tatouage de serpent sur la cuisse gauche, transpercée d’aiguilles sur l’ensemble du corps. Et une brune ligotée à une armoire avec du barbelé, les cheveux courts, le visage massacré.
Mais il se ravisa. Et si la police identifiait l’origine de son appel ? Comment expliquer qu’il avait en tête les clichés de deux victimes potentielles ? Et en quoi pourrait-il les aider ? Il n’avait rien, hormis le souvenir d’un rêve de cadavres réduits en bouillie.
S’il appelait et déballait tout, on le prendrait pour un suspect ou, plus probablement, pour un dingue. Il suffisait de feuilleter son dossier psychiatrique.
Il se sentait piégé. Il ne pouvait pas agir. Pas avant de détenir des informations plus précises.
Il chercha sur Internet des données sur un assassin procédant avec ce mode opératoire. Il explora aussi les sites d’actualité, les newsgroups et les sites spécialisés sur les serial killers. Mais il ne dénicha rien de bien précis. Internet ne résolvait pas tous les problèmes.
Il tapa ensuite sur son clavier : « Noël Siriel ». Aucune occurrence. Même dans les pages blanches. Ce type jouait aux abonnés absents. Qui était-il, quelle importance avait-il dans cette histoire pour que l’autre Stéphane inscrive son nom sur le mur ?
Et « Tes messages BP 101 », marqué juste à côté ? Une boîte postale ? Demain, il passerait à la poste de Lamorlaye. Il fallait vérifier. Tout vérifier, méticuleusement.
Il se concentra à présent sur l’hôtel, le terrier du Stéphane de son rêve. Quand il était descendu sur le parking, juste avant de fuir dans les bois, il avait lu un nom, sur une vieille enseigne rouillée : « Les Trois Parques ».
Le moteur de recherche renvoya une tonne de réponses. La plupart étaient en rapport avec la mythologie, mais l’une d’elles semblait correspondre. Un internaute parlait des Trois Parques sur un forum de fétichistes. Il ne s’agissait pas d’un hôtel, mais d’une auberge, perdue à l’ouest de Paris, en pleine forêt. Et, à en croire les dires du type, elle n’était pas vraiment spécialisée dans les plaisirs gastronomiques.
Stéphane éteignit son écran, le visage fermé. Ces endroits où il n’avait jamais mis les pieds existaient bel et bien. Des lieux qui, de près comme de loin, le concernaient. Et cette fois, pas question d’amnésie ou de maladie mentale. C’était trop, bien trop précis. Comme les trois griffures sur le visage du Stéphane imaginaire, ou son hématome autour de l’œil, davantage cicatrisés d’un rêve à l’autre. Ce qui prouvait que ces rêves n’étaient pas juste des rêves, mais plutôt des flashes montrant un être évoluant au même rythme que lui dans le futur.
Le Stéphane imaginaire s’était fourré un revolver dans la bouche, prêt à appuyer. Pourquoi ce désespoir ? À cause de la petite Mélinda ? Le mouchoir rose taché de sang appartenait-il à cette gamine ? Qui était le fameux « Victor », au téléphone ? À quoi rimaient ces histoires de nombres, quarante-six, quarante-sept ?
Il remonta à l’étage, piocha deux pommes dans une corbeille, enfila une veste grise et s’engouffra dans la Ford. Il n’avait plus conduit sa voiture depuis l’accident. Il était temps de s’y remettre.
Il ne ressentit rien de spécial quand le moteur rugit, aucune peur particulière, aucun tremblement. Il allait effectuer sa marche arrière et rouler, comme d’habitude.
Direction Les Trois Parques.
Et, cette fois, il s’efforcerait de ne pas freiner, et de ne pas quitter la route sans une raison valable.