21. VENDREDI 4 MAI, 19 H 05


Le soleil déclinait entre les chênes et les hêtres quand Stéphane s’engagea dans un trou de verdure, à une trentaine de kilomètres à l’ouest de la capitale. Quelques minutes plus tard, il aperçut enfin l’auberge entourée par la végétation, au détour d’un virage. Un établissement semblable à celui de ses rêves : monobloc, avec un grand parking, aucun panneau de publicité ou d’accueil, hormis cette pancarte clignotante pour le moins étrange, « Les Trois Parques ».

Officiellement, d’après Internet, cet établissement n’avait rien d’illégal. On pouvait y louer une chambre pour la nuit, comme dans n’importe quel hôtel. Sauf qu’ici, il fallait vraiment en avoir envie.

Stéphane croqua dans l’une de ses deux pommes, enfoncé dans son siège, l’œil aux aguets.

Sur le parking, des voitures, des camionnettes et une Harley Davidson. Certains véhicules circulaient, communiquaient par des appels de phares. D’autres restaient garés, leur conducteur à l’affût. Stéphane stationna à l’écart, attentif au ballet métallique. Qui étaient ces gens ? Échangistes ? Sadomasos ? Fétichistes ? Devait-il entrer en contact avec l’un d’entre eux ? Quel rôle était-il venu jouer en ces lieux ?

Mieux valait se jeter directement dans la gueule du loup en se présentant comme célibataire. Stéphane voulut cacher son alliance dans la boîte à gants, mais se ravisa : dans ses cauchemars, il ne portait pas d’alliance. Alors, garder ce bijou au doigt lui permettrait peut-être de conjurer le mauvais sort.

Il s’avança vers la façade en pierres, le front bas, la casquette au ras des sourcils.

Le réceptionniste flottait dans une veste en cuir sans manches, enfilée sur un col roulé noir. Une tache de vin déposait un gros continent violacé sur son visage. La décoration, résolument gothique, se résumait à des aquarelles d’animaux nocturnes − chouettes, chauves-souris, hulottes −, deux ou trois têtes de cerf et de sanglier empaillées, et un grand lustre garni de bougies éteintes.

L’endroit idéal pour une planque, songea Stéphane. Dans son rêve, il ne voulait pas se faire prendre, il s’était même rasé le crâne et se baladait avec un masque en latex pour se déguiser.

— C’est complet, fit l’homme en rangeant une revue avec beaucoup d’images et peu de texte sous son comptoir.

Stéphane ressentit une forme curieuse d’excitation. Il menait une enquête, comme un vrai flic, et ça lui plaisait.

— J’aperçois pas mal de clés, derrière vous.

— Eh ouais. Mais c’est complet.

Stéphane observa discrètement la pièce autour de lui, au cas où un déclic se produirait.

— Et pourtant, il me faut une chambre. La numéro 6.

Appuyé sur les avant-bras, le réceptionniste se pencha par-dessus son comptoir.

— Tu m’as bien entendu ? Complet, j’ai dit.

Stéphane étala dix billets de cent euros.

— La numéro 6… J’insiste…

— T’es flic ?

— À votre avis ?

— Avec des tifs de cette longueur, ça m’étonnerait. Tu sais que les coiffeurs, ça a été fait pour les gens comme toi ?

Un mastodonte dévalait les marches tapissées d’une moquette rouge. Il mesurerait bien lm95. Un collier en cuir l’étranglait. L’une des manches de sa veste se perdait dans une poche. Visiblement, il lui manquait une main.

Stéphane reconnut en lui le type de son rêve venu cogner à la porte, à cause du son trop fort de la télé. Incroyable.

— Un problème ? s’enquit le colosse en vidant sa canette de bière.

Le réceptionniste empocha les billets et fit un signe d’apaisement.

— C’est OK, Machine… Monsieur veut passer une petite nuit tranquille avec nous. Et je suppose qu’on va vous rejoindre ? À moins qu’on préfère les plaisirs solitaires ?

— Une joyeuse équipe de potes arrive dans une heure ou deux, répliqua Stéphane qui essayait de s’adapter à l’esprit de l’établissement.

Machine, d’un grognement, lui indiqua de lever les bras et se mit à le fouiller d’une seule main.

— On ne s’est jamais vus ? demanda Stéphane.

Pas de réponse. Il se fendit d’un sourire crispé.

— Ça me rassure, d’un certain côté. La fouille, c’est obligé ?

Hulk ne causant pas beaucoup, le réceptionniste répondit à sa place :

— C’est qu’on n’aime pas trop les nouveaux.

Stéphane aurait aimé les assaillir de questions, mais il devait cacher sa curiosité et la jouer client « classique ».

L’homme à la tache de vin lui tendit une clé.

— La 18. La 6 est déjà prise, désolé. C’est au deuxième. C’est quoi, ton nom ? Juste pour savoir, quand tes copains débarqueront.

— Cage… Nicolas Cage…

Stéphane s’éloignait quand le gérant l’interpella :

— Tu n’as pas de sac, de matos, rien ?

— Juste une canne à pêche, dans le coffre de ma bagnole.

Son interlocuteur lui lança un regard suspicieux.

— Mes copains vont tout rapporter, précisa Stéphane pour le rassurer.

— Ah, c’est ta femme qui doit bien se marrer.

Il s’enferma dans la chambre 18. Peu après, le plancher se mit à craquer dans le couloir. Sûrement le fameux Machine qui le surveillait.

Stéphane s’allongea sur le matelas quelques instants puis se releva sans bruit. Il jeta un œil par la fenêtre. Le parking, la forêt. Un palace aussi attirant que l’hôtel de Psychose, à plus de cinquante kilomètres de chez lui. Ne manquaient plus que Norman Bâtes et son petit couteau sympathique.

Il lut dans son carnet le descriptif de son dernier rêve. Cette chambre 18 ressemblait à celle de son cauchemar, la 6, à quelques détails près. Pas de télé, un lit beaucoup plus large et une superbe tapisserie bleue, au lieu de la verte à rayures jaunes. Quant au raffut, dans les piaules adjacentes, pas de différence. Gémissements, petits cris étouffés, claquements de menottes contre la ferraille du lit.

Il patienta vingt bonnes minutes, l’oreille plaquée contre la porte, et se décida à sortir. Couloir vide, sombre, magistralement long, à la Shinning. Stéphane l’emprunta et descendit au premier. Le réceptionniste n’avait pas menti. S’échappaient de la chambre 6 des gloussements féminins.

Stéphane frappa, très doucement. Les bruits de voix cessèrent. Grincements de ressorts, mouvements de panique.

— Deux minutes ! Deux minutes, OK ? lâcha une voix toute fluette.

Deux yeux scintillants apparurent dans l’embrasure de la porte. Créature aux cheveux roux, piercings dans le nez et ailleurs, une vingtaine d’années. Elle se frotta les lèvres d’un revers de la main, le front trempé.

— C’est pour quoi ?

Embarrassé, Stéphane sortit cent euros de sa poche.

— Il me faut cette chambre, à tout prix. Prenez la mienne, la 18.

Derrière, ça chuchotait. La fille ne décollait plus ses rétines du billet.

— C’est quoi l’arnaque ?

— Il n’y a pas d’arnaque. Cette chambre, c’est celle de mes rêves.

— Faut pas être difficile.

— Alors le pognon, vous le prenez ou pas ?

Pas le genre de phrase à répéter deux fois. Le fric disparut dans la main de la fille.

— Nous, ta chambre, on s’en tape. On s’arrachait, de toute façon. Laisse-nous encore une minute, OK ?

Stéphane poussa la porte et entra en trombe. Une autre fille, cheveux bruns presque rasés, anneaux dans les lèvres, terminait de ranger du matériel photographique.

— Qui c’est ce mec, putain ?

Stéphane referma derrière lui et leur fit des signes les incitant à baisser d’un ton.

— Écoutez, je dois savoir ce qu’on fait dans cette auberge.

Il posa deux cents euros sur le lit. La brune les ramassa, méfiante.

— On ne veut pas d’ennuis nous, on…

— Je ne suis pas flic. J’ai juste besoin de ce renseignement.

— En gros, tu te balades ici, mais tu sais pas pourquoi.

— C’est un bon résumé.

— Je vois le genre.

Les deux femmes s’interrogèrent du regard, la rouquine se décida à parler.

— File encore cent euros.

— Je préférais les francs. Avant, vous m’auriez dit « donne-moi cent balles », ça m’aurait sûrement moins ruiné.

Elle empocha le billet et répondit :

— Ici, c’est juste un baisodrome pour les gens avec… des goûts un peu bizarres.

— J’ai cru comprendre. De quel genre ?

— Du genre…

De l’index, elle pointa le sol. Stéphane resta interloqué : six orteils à chaque pied.

— Eh ouais, sourit la rousse. Ceux qui viennent ici aiment baiser les monstres. Des brûlés, des estropiés, des déformés. Tu trouveras pas des femmes à trois seins, mais pas loin. Les freak shows, ça te dit quelque chose ?

— Un peu, oui. J’en collectionne dans ma cave.

— Ici, c’est pareil. Un freak show moderne, rien qu’avec des volontaires, des gens qui kiffent ça. Des baiseurs, et des baisés, dans tous les sens du terme.

Stéphane se rappelait du gars brûlé de son rêve. De ce fameux Machine, à qui il manquait une main. Du réceptionniste, maculé d’une gigantesque tache de vin. De ces silhouettes sinistres et de leurs appels de phares.

— Et comment vous rencontrez-vous ?

La brune, derrière elle, fit glisser la fermeture éclair de son sac et attrapa sa copine par le bras.

— Ferme-la. On se casse. Même pour du blé, t’as pas besoin de tout déballer, bordel !

Stéphane se sentait perdu. Il ne savait quoi demander, où chercher.

— Écoutez, il me faudrait vos noms, au cas où.

— Au cas où quoi ? répliqua la rousse.

— Je ne peux pas vous expliquer.

— Va te faire foutre, sale pervers.

Elle jeta les clés de la 6 et de la 18 à ses pieds. Le couple déjanté disparut en riant.

Stéphane s’enferma dans la chambre, abasourdi. Comment pouvait-il connaître un endroit pareil ?

Il revit les douze orteils de la fille. Cette malformation congénitale, cette anomalie transmise par voie génétique… Un brusque rapprochement s’opéra alors sous son crâne. Dupuytren, musée des anomalies… Le passage par ce musée avait-il amené le Stéphane de ses rêves ici, aux Trois Parques ?

Il venait encore de trouver une relation entre ses cauchemars, une certaine logique. Ces rêves étaient cohérents entre eux, le Stéphane imaginaire enquêtait sur quelque chose. Mais quoi ?

Stéphane scruta l’environnement. Le téléviseur se tenait bien là, au même emplacement. Lit identique, grincements similaires. Mais quelque chose le chiffonnait. Il ressortit son carnet. Il avait inscrit la couleur de la tapisserie : verte avec des rayures jaunes. Or, ici, elle était bleue, comme dans la 18. Étrange, cette première variation entre ses rêves et la réalité. Mauvaise prise de notes ? Ou alors, ces incohérences étaient-elles normales ? Il s’agissait seulement de rêves, après tout.

Juste des rêves…

Devant le miroir de la salle de bains, Stéphane se regarda attentivement. Rien. Pas une égratignure. L’autre Stéphane était couvert de coups, de griffures, d’ecchymoses. Il s’était peut-être battu, avait volé le flingue d’un flic avant de se cacher ici, à la suite de l’avis de recherche lancé par la radio.

Le carnet à la main, Stéphane allait, venait. Et s’il connaissait déjà l’endroit et avait seulement oublié à cause de l’accident de train, en 98 ? Sa brève amnésie… Ce qui expliquerait cette différence pour la tapisserie. Tout aurait resurgi inconsciemment dans ses rêves.

Il relut le récit de sa conversation téléphonique avec le type. Ce Victor. Il ne connaissait pas de Victor.

Des feuilles de son calepin tombèrent sur le sol. Il les ramassa et les fourra dans sa poche.

Il redescendit à l’accueil, et demanda, un peu essoufflé :

— Noël Siriel, ça vous dit quelque chose ?

Il pensait aux marques sur le mur, dans son rêve, « Noël Siriel ».

— Rien du tout.

— Mélinda alors ? Ou John Lane ? Hector Ariez ?

— Tu vas me réciter tout l’annuaire ? Non, ça ne me dit rien.

— Un certain Victor ?

— Non !

— Il me faut la liste des locataires de la chambre 6. Il a dû se passer quelque chose là-dedans.

— Tu la veux de 1990 à maintenant ?

— Oui, oui, parfait !

L’homme éclata de rire.

— Tu rigoles ou quoi ? Si tu crois qu’on tient un registre, tu peux aller te brosser. T’y tiens, toi, à la 6. Mes deux chéries viennent de disparaître en racontant que tu leur avais filé une belle somme. T’as le fric un peu trop facile, pour un gars clean. Il se passe quoi, là, précisément ? Sur quoi t’enquêtes ?

— Les deux filles… Donnez-moi leur nom et leur adresse.

— Tu plaisantes ou quoi ?

Stéphane ferma les yeux. La rousse n’avait rien à voir avec ses rêves, mais la brune aux cheveux courts, peut-être. Les piercings, les tatouages… La victime défigurée des photos, ligotée avec du barbelé. Et si…

— C’est important ! Il me faut l’adresse de la brune ! Elle va peut-être mourir !

— Insiste pas. Ou j’appelle Machine.

Stéphane recula, les bras légèrement levés.

— OK, OK… Mais la chambre 6, je l’ai payée. Vous me la laissez jusque demain matin, OK ?

— Qu’est-ce que tu fous ? Tu te tires ou tu restes ?

— Je… J’en sais rien. Possible que je revienne.

— T’es franchement allumé, mec. On ne te l’a jamais dit ?

Stéphane sortit en courant. Devant lui, la ronde des véhicules, les appels de phares. Les arbres, dressés vers l’infini. Rien ! Rien de tout cela ne lui revenait en tête ! Que faisait-il ici ? Devenait-il dingue ?

Il démarra en trombe et, seul sur la route, éprouva le moteur de sa Ford. Marre de ces visions ! A quoi le menaient-elles, hormis des impasses ? Ses rêves le promenaient comme un chien en laisse. À continuer ainsi, il détruirait son couple, sa vie. Définitivement.

Il ne freinerait plus jamais sans raison. Fini le délire.

Il croisa alors un camion chargé de bois coupé… et freina subitement.

Les pneus abandonnèrent une longue traînée sur l’asphalte. La Ford resta quelques secondes au beau milieu de la voie, le temps que Stéphane se remette de ce qu’il venait de voir.

Demi-tour, direction l’auberge.

Le réceptionniste le foudroya d’un regard noir.

— Tu veux quoi, à la fin ?

— Les tronçonneuses !

— Quoi, les tronçonneuses ?

Stéphane haletait, il se rappelait de leur bruit dans son rêve.

— Est-ce… Est-ce que vous… vous avez prévu de couper des arbres, bientôt ?

L’homme fronça les sourcils.

— Mais qui t’es, toi ?

— Répondez !

— Les services techniques vont venir couper des branches et des arbres gênants pour Les Parques. Pourquoi ?

Stéphane étouffait. Il ne voyait pas juste les choses, il les entendait aussi. Le vacarme des tronçonneuses, par la fenêtre de la 6.

— Quand ? Quand doivent-ils commencer ?

— Dès lundi. Ils en ont pour toute la semaine prochaine, jusqu’au vendredi.

Dans sa voiture, Stéphane se jeta sur son carnet. On était vendredi soir. Dès lundi, le travail d’élagage allait commencer, pendant cinq jours.

— Bon sang, comment c’est possible ?

Cette fois, plus question d’amnésie. Il ne pouvait pas avoir déjà entendu des bruits à venir.

Deux conclusions s’imposaient. D’une part, il n’était pas fou. Et de l’autre, il détenait maintenant la fenêtre temporelle de ses songes. Des événements l’impliquant au plus haut point allaient peut-être se produire entre le 7 et le 11 mai.

On était le 4 mai. Déjà.

Il feuilleta les pages de son carnet, les doigts parcourant chaque ligne, soulignant chaque mot, à la recherche d’indices temporels plus précis.

Premier rêve, hier, « Les bouteilles de vin ». Il se revit descendre dans son sous-sol, les mains en sang. Pas d’électricité. Il faisait sombre, partout. La nuit ? Quelle nuit ? Lundi 7 mai ? Mardi 8 ?

Deuxième rêve, « Route vers Sceaux ». La radio. Le flash d’informations, les publicités. Il baissa les paupières. Il se rappela... Les panneaux routiers de limitation de vitesse, de direction. Puis… Là, à travers le pare-brise.

La lune.

Tout étourdi, il sortit de sa Ford et, au fond de ce parking miteux, leva les yeux au ciel.

Au-dessus, à travers les cimes. Lune gibbeuse ascendante.

D’après le carnet, il avait observé, à travers son pare-brise, la pleine lune.

Une vraie, belle pleine lune, comme il n’en existe qu’une tous les vingt-huit jours.

Il connaissait les phases de lune par cœur. Il fut un temps où il adorait se perdre dans les étoiles, avec Sylvie. Une époque lointaine où ils leur donnaient des noms stupides : L’œil de Jeanne, Les toiles de tente, Le diamant du nul.

Cette lune-là, celle d’aujourd’hui, était gibbeuse du neuvième jour. La pleine lune arrivait au quatorzième jour.

Stéphane posa un rapide calcul. Il avait rêvé de la pleine lune hier, jeudi 3 mai. Cette nuit, il rêvait du bruit des tronçonneuses. Un travail prévu pour la semaine prochaine.

Il retourna auprès de sa voiture et s’appuya contre la portière. Son cerveau allait imploser. Il avait l’impression de sombrer dans un monde fantastique.

Tout cela n’était pas possible.

Et pourtant…

Six jours. Six jours de décalage entre le moment où il faisait le rêve et celui où le rêve risquait de se produire.

Et s’il visait juste, ne restaient plus que quatre jours avant qu’il coure dans sa maison, les mains pleines de sang. Cinq avant qu’on retrouve Mélinda noyée dans la carrière Hennocque. Cinq aussi, avant que lui-même soit dans cet hôtel, hors-la-loi, d’abjectes photos de femmes mutilées à ses côtés.

On était vendredi.

C’était peut-être pour mercredi ou jeudi prochain.

Il leva encore les yeux vers la voûte céleste.

Non, comment pouvait-il y croire ? Comment pouvait-on voir le futur ? Il était si simple d’éviter à ces événements de se produire ! Qu’est-ce qui l’empêchait de se flinguer, là, maintenant ? De s’enfermer dans Darkland et d’attendre que l’orage passe ? Ou de partir avec Sylvie en vacances un mois, loin d’ici ?

Rien, absolument rien ne l’empêcherait de maîtriser sa vie.

Il s’empara d’un couteau suisse, dans sa boîte à gants, prêt à se taillader l’avant-bras droit. Là où, dans son rêve, apparaissaient les traces de piqures.

La blessure apparaîtrait-elle dans le prochain rêve, comme par magie ? Ne se créerait-il pas, alors, une incohérence ? Une torsion impossible, un paradoxe ? Le Stéphane de ses rêves était-il réellement lui, ou un autre Stéphane évoluant dans une espèce de monde parallèle ?

Il déplia lentement la lame et l’approcha de sa peau. Il voulait savoir. Il réalisa la gravité de son acte : il s’apprêtait à s’entailler l’avant-bras. Des mots résonnèrent alors dans sa conscience. Hallucinations. Schizophrénie. Automutilation.

Un coup sur le capot le surprit, avant qu’il se blesse. Machine l’attrapa par le col.

— Tu fais pas tes cochonneries ici, sale connard ! Tire-toi !

Le mastodonte le repoussa violemment à l’intérieur. Le poignet de Stéphane heurta la portière et le couteau tomba à terre.

— Je garde ta lame en souvenir, grogna Machine en ramassant l’arme blanche. T’as l’argent facile, alors si tu la veux, faudra payer.

Stéphane démarra au quart de tour, ébranlé, alors qu’un homme sortait de sa Peugeot au pare-brise fissuré en courant. Stéphane se demanda quel était son profil. Baiseur, ou estropié ? Quelle pulsion morbide poussait réellement ces hommes et ces femmes à défier leur part d’ombre ?

Stéphane n’y comprenait plus rien. Il devait parler à quelqu’un. Chercher à cerner le genre de situations qui l’attendaient, à côtoyer ainsi le futur et rompre les lois fondamentales de la nature.

Plus loin, il stoppa encore, prit son portable et composa un numéro de téléphone. Celui d’un vieil ami, Jacky Duval.

Un physicien.


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