50. LUNDI 7 MAI, 14 H11
— Cela s’est produit… Je me trompe ?
Sans attendre sa réponse, Stéphane invita Vic à descendre dans Darkland.
Le jeune lieutenant regarda partout autour de lui, abasourdi. Des dizaines, des centaines de phrases ornaient les murs, dans un gigantesque maelstrôm. Stéphane Kismet y racontait des scènes incohérentes. Ça parlait de dates, de mort, de futur, de Mélinda, d’Ariez, de maladies. À qui s’adressait-il ? Une présence invisible ? Un esprit ? Et pourquoi ? N’importe qui apercevant cette pièce pour la première fois aurait immédiatement cru au repaire d’un fou. Peut-être, simplement, Stéphane Kismet devenait-il fou. Un fou capable de voir l’avenir.
Frigorifié, le jeune flic baissa la tête.
— Vous aviez raison. Complètement raison, bon sang.
— Désolé pour votre bébé.
Vic s’avança un peu plus dans cet univers de monstres et de démence. Il avait l’impression de se trouver dans le cerveau de Kismet, au fond de son inconscient, là où naissent les pires cauchemars. Son cœur battait fort.
— Vous… Vous avez deviné que ma femme était enceinte, que notre enfant présentait peut-être une trisomie, vous m’avez appelé Victor, puis vous avez… prédit que mon bébé allait mourir. Vous avez dit que le destin avait décidé de nous mettre sur le chemin l’un de l’autre. Vous devez tout m’expliquer. Depuis le début.
Stéphane sortit une bouteille de whisky d’un sac en plastique.
— Je vous en sers un verre ?
— Un grand verre. Dire qu’il y a trois jours, je détestais ça, l’alcool… Mais maintenant, je ne dors plus, je ne mange plus, je me bourre de cachets pour tenir… Manque plus que la clope.
Il sortit un paquet de cigarettes emballé, ainsi que sa boîte d’allumettes.
— Vous permettez ?
— Allez-y. Mais ne me dites surtout pas que vous reprenez aujourd’hui.
Vic gratta plusieurs fois l’allumette intacte sans succès, puis réussit finalement à l’embraser. Il porta sa cigarette à la bouche.
— Si, maintenant, face à vous. Et sans regret. Sans aucun regret.
— Vous ne devriez pas.
— Ne vous y mettez pas. Suffisamment de personnes me disent déjà ce que je dois faire ou ne pas faire. Ras-le-bol.
— Dans l’un de mes rêves où on regardait une cassette vidéo tous les deux, vous fumiez, il était donc prévu que vous recommenceriez. Le destin vous manipule, vous aussi.
Vic toussa, puis, lentement, la fumée descendit dans ses poumons. Il ne ressentit aucun plaisir particulier mais, tout de même, cela lui fit du bien de braver l’interdit, de se sentir libre, pour une fois.
— Comment va votre épouse ? demanda Stéphane.
Vic but une grosse gorgée d’alcool en fixant un masque monstrueux, posé sur l’établi.
— Expliquez-moi, je vous en prie. Vos visions. Dites-moi tout ce que vous savez.
Stéphane s’assit sur son siège à roulettes et croisa les bras.
— J’ignore si je peux. J’ai besoin que vous y croyiez, et je ne suis pas certain que…
— Même si je n’y comprends absolument rien, comment pourrais-je ne pas y croire ? Mon bébé est mort et vous saviez que cela allait se produire, alors que la probabilité que ça arrive était quasiment nulle. Un autre gynécologue, un autre moment, un endroit différent, un feu rouge au lieu d’un feu vert, et le fœtus aurait probablement vécu. Et vous, vous aviez prévu cela, de manière si… précise…
Stéphane avala cul sec son whisky, se retourna, s’empara de son carnet et s’avança dans le sous-sol.
— Suivez-moi. C’est à quelques kilomètres d’ici seulement. C’est là-bas que je veux vous raconter. À l’endroit où tout a commencé. Voilà si longtemps…
★
Stéphane prit la direction de Coye-la-Forêt, s’engagea sur la route communale et se gara, cinq minutes plus tard, sur le bas-côté. Les deux hommes pénétrèrent dans un bosquet, puis arrivèrent à proximité d’une vieille voie de chemin de fer. Stéphane escalada un grillage branlant pour se retrouver sur les rails.
— Alors, vous me suivez ?
Le flic l’imita et ils se mirent à marcher le long du ballast. Lentement, Stéphane commença à raconter :
— Juillet 92, j’avais quinze ans. Mes parents adoptifs descendaient régulièrement des Vosges pour venir à Coye en vacances, dans leur famille. Moi, j’adorais cette ville, parce que, chaque année, je revoyais une amie prénommée Ludivine Coquelle, la petite voisine. Nous nous connaissions depuis nos sept ans.
Il ramassa un bâton et le jeta au loin, avant de reprendre sa marche, entre les rails.
— Avec Ludivine, on jouait souvent ici. Une voie de chemin de fer que l’on croyait abandonnée.
— Elle ne l’est pas ?
— Non.
Stéphane désigna une courbe, à une centaine de mètres devant eux.
— C’est là-bas que ça s’est produit.
— Vous ne devriez pas marcher sur ces rails.
— Il ne m’arrivera rien. Pas aujourd’hui, tout au moins. Les rêves prémonitoires ont au moins cet avantage.
Il accéléra le pas et continua avec émotion :
— Nous avions suivi précisément ce trajet… Ludivine avançait juste… devant moi, en équilibre sur le rail de gauche. Je vois encore ses bras, déployés comme des ailes d’oiseau, puis… puis ses cheveux dans le vent. Tout est si net en moi. J’ai oublié des millions de choses, mais pas ces minutes-là. À un moment donné, en passant devant…
Il progressa de dix mètres, et posa les pieds sur le bois craquelé.
— … cette traverse précisément, celle qui est plus claire que toutes les autres, j’ai vu quelque chose dans ma tête… Un train qui surgissait du virage.
Il ferma les yeux, visiblement très affecté.
— Alors, instantanément, je me suis… jeté à droite, en hurlant : « Un train va arriver ! Recule Ludivine ! Recule ! » Elle s’est tournée vers moi, a ri, et s’est écriée : « Qu’il vienne alors ! » Deux secondes plus tard, la masse jaillissait.
Vic s’immobilisa en secouant la tête.
— Mon Dieu… Elle y est restée, et pas vous.
Stéphane demeura un moment sans voix.
— J’ai survécu à quelque chose d’incroyable, reprit-il enfin. Ma femme, mes fréquentations d’aujourd’hui ignorent tout de cette histoire. Ces images-là me rongent l’estomac, comme un ulcère. Lorsque j’ai… tué accidentellement la petite Gaëlle Montieux, voilà deux mois, les… les gendarmes n’ont pas fait le rapprochement avec cette affaire de Coye, vieille d’une quinzaine d’années. S’ils l’avaient fait, je n’ose pas imaginer ce qu’ils auraient pensé.
— Et pourtant, vous n’y êtes pour rien.
— J’aurais pu la sauver au lieu de me jeter sur le côté. J’aurais dû courir vers elle et la pousser.
Il regarda loin devant lui.
— Six années plus tard, j’ai essayé d’empêcher un accident de train que j’avais vu dans un flash, en tirant le signal d’alarme. Mais il y a eu un défaut dans le système de freinage, et des dizaines de passagers ont péri. Et moi, moi, je m’en suis encore sorti. Pourtant, n’importe qui y serait resté en sautant du train. Et il y a soixante-deux jours exactement, je cherche à éviter de percuter une gamine à un endroit, et du coup je la percute quand même, un peu plus loin. Je me suis fracassé contre un arbre. J’ai été sauvé miraculeusement parce que j’avais pris la Mercedes, alors que je prends toujours ma vieille Ford.
— Vous habitez tout près d’ici… Quinze ans plus tard, vous êtes revenu pour tenter de comprendre, c’est ça ?
Stéphane contracta les mâchoires.
— Juste après mon emménagement, voilà trois mois, je me suis rendu ici, pour… me rappeler. Ça faisait si longtemps.
Il baissa les yeux.
— Depuis quelques jours seulement, depuis que je me souviens de mes rêves, je sais que Stéfur – mon personnage dans ces rêves, une sorte de double de moi-même au futur −, a toujours été là. C’est lui le petit bonhomme sur mes dessins d’école. C’est lui qui m’a poussé à tirer le signal d’alarme du train. C’est lui qui m’a fait freiner devant la borne N16. Et c’est lui qui m’a dit d’avertir Ludivine que le train arrivait. Il essaie d’empêcher des accidents qu’il a vus, en me prévenant par les rêves. Mais les rêves ne servent à rien, les malheurs se produisent quand même, parce que le destin fait tout pour ça. Et moi, moi je survis, certainement parce que le destin n’avait pas prévu que je meure de cette façon. Ce fichu destin refuse de se laisser faire. Regardez avec votre femme… J’ai tout tenté pour empêcher les examens, et pourtant… Quoi que je fasse, je n’arrive pas à changer le cours des événements.
Stéphane s’approcha de Vic et le regarda dans les yeux.
— Il est temps que je vous explique tout ce que je sais sur votre affaire. Et si vous me mettez en prison, alors tant mieux. C’est préférable à ce qui risque de se produire. Je ne veux pas avoir d’autres morts sur la conscience. Parce que je n’arrive plus à sortir leurs cris ni leurs visages de mon crâne, vous comprenez ?
Vic piocha une cigarette, voulut l’allumer mais ne trouva pas de feu. Il la jeta au sol, de rage.
— Je n’y comprends rien, mais je vous écoute.
— Depuis jeudi, reprit Stéphane, je me rappelle de ces rêves qui me hantent probablement depuis mon enfance. Je me vois évoluer dans un futur décalé de six jours et vingt heures. J’ai tout noté dans ce carnet. Lisez-le. Il manque quelques pages, mais l’essentiel y est. Le gnon sur mon œil gauche que vous m’avez donné. L’écran de mon portable brisé. Un coup de fil, que vous allez me passer dans exactement quatre jours, où vous me parlerez de votre femme, d’une histoire de quarante-six et de quarante-sept, le nombre de chromosomes d’un enfant trisomique. Tout, absolument tout se réalise. Et je ne peux rien y changer.
Vic s’empara du calepin.
— Qu’est-ce qui m’assure que tu n’as pas tout noté a posteriori ?
— Lisez… Lis ce carnet, et tu comprendras… Tu remarqueras que là aussi, on s’y tutoie. Encore une pièce du puzzle qui se met en place.
Vic s’éloigna de la voie de chemin de fer, s’assit contre un tronc d’arbre et plongea dans cet univers dément. Il lut les notes avec attention.
— Sacré nom de Dieu…
Son visage se décomposait à chaque page qu’il tournait.
— Tu parles des photos de scène de crime avec le défaut de pellicule, en haut à gauche ! C’est confidentiel. Comment ? Comment tu as pu savoir ?
— Je l’ai vu, c’est tout.
— La victime, attachée avec du barbelé… Le crochet dans la bouche… Bon Dieu… Tu as écrit ça vendredi, et Liberman est morte dans la nuit de samedi à dimanche.
— Liberman… Ça me dit vaguement quelque chose.
— La fille qui a travaillé sur l’exposition des gueules cassées de Lyon. La brune que tu as croisée aux Trois Parques. Chambre 6.
Stéphane encaissa le coup, plus désespéré encore.
— Tout est lié… On est comme prisonniers d’une pelote de laine, bourrée de coïncidences.
Vic se rongeait les ongles en lisant. Il lâcha le carnet, mal à l’aise.
— Les piqûres, sur ton avant-bras, dont tu parles dans ton calepin…
— Elles ne sont pas encore là. Une idée ?
— L’assassin injecte de la morphine à ses victimes sur l’avant-bras droit.
Stéphane souleva légèrement sa manche, l’air hagard.
— Ce sang sur mes mains, dans le premier cauchemar… Ça signifie qu’il a essayé de me tuer ? Que j’ai réussi à m’enfuir ?
— Il élimine des personnes en rapport avec ton univers. Celles qui exposent la monstruosité aux yeux de tous, qui l’utilisent pour servir leurs ambitions. Liberman, Leroy. Tu corresponds parfaitement au profil de ses victimes.
Stéphane devint très pâle. Vic se releva et fit quelques pas.
— Non, non. Tout ceci n’est pas possible, fit le flic. Tu ne peux pas tenir l’avenir entre tes mains, on ne peut pas connaître des événements à l’avance. Ça remet trop de choses en cause. Tu… Tu…
— Quoi ? Je suis fou ? Ou alors, je suis moi-même le meurtrier que tu recherches ? Tu penses que j’ai assassiné ces femmes ? Que j’ai voulu du mal à ton bébé, que je l’ai tué ce matin ? Et le défaut de pellicule, tu l’as dit toi-même ! Comment ? Comment aurais-je pu deviner ?
Vic ramassa un gros caillou et le jeta contre un arbre.
— Putain ! Comment c’est possible ?
— J’en sais rien, Victor. J’en sais fichtrement rien. Mais ça m’arrive, à moi. Et je te garantis que ce n’est pas le pied. Peut-être que je connais les numéros du loto du prochain tirage, mais cela ne vaut pas toute l’horreur qui s’abat à côté. Pire qu’une malédiction.
Le flic leva le carnet devant lui.
— Tu décris là-dedans le visage du tueur ! Tu relates des faits que la police est seule à savoir ! Comment as-tu pu être mêlé à tout ça ? Comment as-tu pu accéder à ces informations, même dans le futur ?
Stéphane écarta les bras.
— Mais… Ce n’est toujours pas clair pour toi ?
— Quoi ? Le fait que je discute avec un voyant puissance dix ?
— Non ! Que nous évoluons dans une boucle temporelle ! Que je me retrouve impliqué parce que… ce futur est en train de se mettre en place là, maintenant ! Parce que ces photos de scènes de crime, quoi qu’il arrive, tu vas me les donner ! Je crois que… depuis le début, en cherchant à tout éviter, je crée en fait le contenu de ces rêves. Par exemple pour le billet de musée jaune. Je l’ai vu dans mes rêves, et il a fait que je suis allé à Dupuytren. Sans lui, on ne se serait probablement jamais connus, puisque c’est grâce à ça que tu es remonté jusqu’à moi.
Stéphane observa une dernière fois la traverse de chemin de fer, l’air grave.
— Et il reste à présent environ deux jours avant que le premier cauchemar se réalise. Après-demain, dans la nuit, si on ne fait rien, alors…
Vic l’interrompit :
— Et il faudrait piger ce charabia en une journée ? En plus, tu dis qu’il manque des pages.
Les prunelles de Stéphane s’illuminèrent.
— Vous… Vous pourriez vous y mettre à plusieurs ? Quelqu’un qui surveille Hector Ariez. Un autre Mélinda. Et moi, aussi. Je ne veux pas mourir. Ni subir ce que… ce que ces pauvres filles ont subi.
— Que veux-tu que je fasse ? Que je me pointe devant mon commandant, la bouche en cœur, en lui disant que je détiens un carnet magique décrivant avec précision le meurtre de plusieurs victimes ?
Stéphane le regarda fixement.
— Au moins, à présent, je ne suis plus seul. Ce n’est pas anodin si on se retrouve sur ces rails, tous les deux, aujourd’hui. Ils sont parallèles, comme nos destins… ils restent unis, ils dépendent l’un de l’autre. Nous étions faits pour nous rencontrer.
— Merci du cadeau.
Stéphane désigna le carnet.
— Relis tout. Toi, tu comprendras des choses qui ne me disent rien. L’enquête, c’est ton métier, non ? Cherche, cherche là-dedans ! Ça vaut bien le coup de se griller les neurones !
Vic tourna les pages. La plupart se détachaient de la reliure, il prit garde à ne pas les mélanger.
— Ce tatouage bizarre, sur ta hanche… Tu l’as vraiment fait ?
Stéphane releva son tee-shirt.
— D’accord. Si on en croit tes notes, ça signifie que ce tueur… on n’est pas près de l’attraper, puisqu’on court encore après, dans le futur.
— A moins que tu réussisses à saisir le sens de ce baragouin.
Vic serra les lèvres et poursuivit sa lecture.
Quelques minutes plus tard, Stéphane remarqua qu’il fronçait les sourcils.
— Tu as une piste ?
Vic sortit un papier de sa poche. L’adresse que lui avait fournie Achille Delsart à Dupuytren.
— Bon Dieu ! Tu as écrit là-dedans « Noël Siriel » ! Tu sais qui c’est Noël Siriel ?
— Non, ça ne me dit rien.
— C’est lui qui finance Dupuytren !
Vic déplia le clapet de son portable.
— Je préviens la brigade.
Stéphane se précipita et l’empêcha de téléphoner.
— Non, non, tu ne préviens personne. Tu l’as dit toi-même, tu… tu n’as pas d’explications cohérentes à donner.
— Quoi ? Je devrais y aller seul ? Et si je me mets dans le pétrin à cause de toi ?
— Tu n’auras pas d’ennuis. Je t’accompagne.
Vic plaqua une main ferme sur son torse.
— Non, toi, tu essaies de dormir.
— Je veux t’aider ! Je veux attraper ce fumier, je…
Vic le dévisagea.
— Tu n’as toujours pas compris que c’est en dormant que tu pourras m’apporter la plus grande aide ?
Il tendit le carnet devant lui.
— Je le garde un peu, j’en ai besoin. Tu as tout en tête, toi.
— Plus vraiment. Tu sais, en ce moment, tout se mélange très vite…
— Je te le rends bientôt. Et surtout, surtout, à partir de maintenant, tu ne parles ni de Siriel, ni de notre rencontre, ni de tes visions à personne d’autre que moi. On sort du cadre de la loi, de tout ce qu’on m’a appris à l’école. On… On n’est même plus dans un monde logique.
Il ajouta, tout en s’éloignant :
— Céline et moi, on se surprenait à rêver, à chaque fois qu’on passait devant un vieux manoir à vendre, à côté d’Avignon. Je viens de perdre mon enfant, le destin me l’a volé. J’ai peur de détester mon métier. Ces numéros de loto, dans ton carnet. Je pense que je vais les jouer. Même si je ne suis pas encore vraiment sûr d’y croire…