13. VENDREDI 4 MAI, 09 H 54


Le premier geste de Vic, ce matin-là, fut d’ouvrir son tiroir. Juste pour vérifier qu’un petit comique n’y avait pas fourré un Tampax ou autre accessoire hygiénique dans le genre. Mais tout roulait, hormis les touches qu’on avait retirées et mélangées sur son clavier, de manière à écrire : « V 8 P I S T O N ». Depuis ses trois semaines de présence, il avait affronté pire.

Le jeune flic suspendit son holster au portemanteau, replaça correctement son Sig Sauer et se servit un verre d’eau à la bonbonne. Il n’avait pas encore pris le réflexe d’embarquer un thermos. Ici, au distributeur, le café était purement imbuvable. Vic retourna à son bureau, qu’il partageait avec Jérôme Joffroy, fervent amateur de la paire « Pamela Anderson / PSG », à voir les posters sur les murs, et Wang, judicieusement installé près de la fenêtre. Endroit parfait pour mater des vidéos illicites.

Ce dernier arriva peu après.

Vic le salua.

— T’as une idée pour mon clavier d’ordi ?

Wang lança sa veste sur le portemanteau. Elle s’y accrocha, comme toujours, du premier coup.

— De quoi tu parles ?

— Un plaisantin a mélangé les touches. Tu es repassé ici, hier soir. Tu n’aurais rien vu, par hasard ?

— On dit que c’est quelqu’un du coin.

— Sacré scoop.

Wang entreprit alors ses gestes rituels. Vérifier la propreté de sa corbeille, redresser le cadre abritant une vue aérienne de Macao, démonter sa souris et en ôter la crasse avec son ongle. Puis faire craquer ses os, du bas du dos jusqu’au cou, juste avant de s’asseoir.

— Tu sais ce que fichent les types armés de chalumeaux dans les bureaux voisins ? demanda Vic.

— Quoi, t’es pas au courant ? Dans à peine quinze jours, on va tous finir dans un nouveau bâtiment, à deux bornes d’ici. Ces bureaux-ci appartiendront bientôt au ministère de la Justice. On sera pas mal gâtés, tu verras, les nouveaux locaux ont de la gueule.

Il alluma une cigarette, pompa et cracha un anneau de fumée.

— Alors, l’autopsie ?

Vic haussa les épaules.

— J’ai bien résisté pour une première. J’ai d’abord cru que…

— C’est surtout le résultat qui me branche. Le reste, tu sais…

— Le résultat, oui. Évidemment.

Vic terminait son compte-rendu quand Joffroy arriva, des dossiers sous le bras.

— Premiers retours de la toxico, les gars.

Il jeta des feuilles sur son bureau et ôta son Perfecto, avant de se verser un petit noir depuis sa bouteille thermos. Il déposa aussi un paquet de biscottes, qu’il tartinerait bientôt avec du caramel au beurre salé importé de Bretagne.

— T’as sucé un cadavre cette nuit, V8 ? Bien dormi ?

— Ce serait mentir.

— Bienvenue au club.

Joffroy était petit, mais plus grand que Wang – tout le monde était plus grand que Wang. Il était presque chauve et il lui manquait des dents, des molaires arrachées pour excès de caramel au beurre salé. Il ouvrit ses dossiers, sans porter la moindre attention au clavier de Vic. S’il faisait l’innocent, il le faisait bien.

— Bon. On a retrouvé deux substances dans l’organisme de la victime. Primo un gel hémostatique, appliqué sur chacune des plaies afin de freiner les saignements. Le fumier voulait que ça dure.

Wang souffla avec délectation la fumée par ses narines.

— Facile à se procurer ?

Joffroy piocha une clope dans le paquet de son collègue.

— Tu m’étonnes. C’est comme du mercurochrome, en moins dégueulasse. Par contre, l’autre substance, c’est plus coriace à obtenir. Tu te rappelles les traces de piqûres sur son avant-bras ?

— Plaies violacées sur l’avant-bras droit, intervint Vic.

Joffroy lui accorda enfin un regard.

— Et à ton avis, c’est quoi ?

— Drogue ?

— Morphine. L’absence de ce composé dans ses cheveux prouve qu’il s’agit d’une injection occasionnelle et récente. Et tu sais à quoi sert la morphine, principalement ?

— On la prescrit surtout aux patients dans les hôpitaux. Un antidouleur, je crois.

Joffroy appuya son index sur les feuilles.

— Tu crois bien, c’est un analgésique qui agit sur le système nerveux central. On en file aux personnes en fin de vie, aux accidentés… Ça atténue la douleur, ça amoindrit le supplice.

Avec la fumée, la pièce ressemblait à un bain turc pour candidats au cancer. Vic ouvrit la fenêtre et s’empara de son gobelet d’eau.

— Tu veux dire que notre assassin lui…

— Le Matador. Pour l’instant, on l’appelle le Matador.

— Le Matador ?

Joffroy rabattit sa main devant lui.

— Je sais, c’est con, mais c’est une idée du chef. Cherche surtout pas dans ces surnoms le moindre trait de génie.

— D’accord. Donc, d’après toi, le Matador lui a injecté de la morphine pour l’empêcher de souffrir, tandis qu’il lui plantait des aiguilles dans les nerfs et les muscles ?

Le lieutenant à la calvitie alarmante écrasa sa cigarette à peine consumée. Wang rempocha discrètement son paquet.

— Non, non, pas pour l’empêcher de souffrir. Je crois que cette fois, en terme de sadisme, on bat des records.

— C’est le matin, râla Wang. Joue-la pas façon énigmes, s’il te plaît.

Joffroy désigna du doigt les courbes d’un schéma dans son dossier.

— Regarde. Voilà les posologies exactes concernant l’injection de morphine, en fonction du poids du patient, ainsi que les durées d’action.

Vic et Moh s’approchèrent.

— La morphine commence à agir cinq minutes après l’injection, et atteint son effet maximum au bout d’une demi-heure. Ensuite, elle agit pendant environ trois heures. Et après…

Joffroy agrippa l’avant-bras de Vic, qu’il serra très fermement.

— Tu vas imaginer ceci, V8 : je t’immobilise, en t’attachant à un pieu par exemple, puis je t’injecte entre dix et vingt milligrammes de morphine. Cinq minutes plus tard, tu es un poil shooté, mais parfaitement éveillé. Tu devines ce que je vais te faire. Tu me vois sortir mon matos. Des scalpels, des bistouris, puis des aiguilles. Une centaine d’aiguilles géantes, que je passe lentement devant tes yeux, comme s’il s’agissait de cierges. Les cierges de tes propres funérailles.

Joffroy serrait de plus en plus fort. Vic sentit la brûlure grimper et opéra un geste de repli. L’officier au blouson usé avait une réputation de cogneur. Il assomma son collègue d’un regard glacial et poursuivit :

— Tous ces préliminaires durent peut-être vingt minutes. Vingt minutes pendant lesquelles il lui parle, lui raconte comment vont se dérouler les opérations, où cet enfoiré s’échauffe. La morphine atteint finalement son maximum d’effet. Alors, il plante ses aiguilles, tranquillement. Il a tout le temps, il aime traîner, forcément. Comment procède-t-il ? Tourne-t-il autour de sa proie ? Fait-il de lents allers-retours pour aller chercher ses aiguilles une à une, ou en tient-il plusieurs à la fois ? Il lui coupe les lèvres, les doigts, la langue, et utilise son gel hémostatique pour éviter que ça pisse trop le sang, qu’elle crève avant qu’il ait achevé son… travail. Durant ces préliminaires, sous l’effet de la morphine, la victime ne sent absolument rien. Elle regarde juste son corps s’ouvrir, partir en morceaux comme les quartiers d’une orange. Elle sait comment elle va finir.

Moh s’appuya sur le bureau. Vic remarqua, sur son bras, derrière le tatouage d’un idéogramme, les lignes d’un tatouage plus ancien, effacé au laser. Un dragon.

— Je crois que je commence à piger, fit Wang. Oh oui, je commence à piger.

Il siffla avant de reprendre :

— C’est un très, très bon, celui-là.

Vic distingua dans leurs prunelles enflammées toute la complicité de ses collègues. Sur combien d’affaires avaient-ils bossé ensemble, combien de coups avaient-ils encaissés, combien de nuits blanches, avant d’en arriver là ?

Joffroy poursuivit :

— Il reste un quart d’heure, le Matador a terminé. Leroy est prête. Alors, rapidement, la morphine n’agit plus. Et là… Tout se réveille. Le feu d’artifice.

Des bras, il mima une explosion. Vic, un peu à l’écart, se rapprocha du cercle de fumée, le visage fermé, et dit :

— Il n’a pas voulu une souffrance progressive.

— Mais il a un cerveau, le V8 !

Joffroy chercha le paquet de cigarettes de son collègue, et finit par en prendre une dans la poche de son cuir. Mais il ne l’alluma pas. Il s’adressa à Wang :

— Depuis tout à l’heure, je me pose une question. Une question qui me ravage tout l’intérieur du ventre.

— Du genre ?

— Est-ce qu’on peut mourir de douleur ? Juste de la douleur, avant la défaillance d’un organe vital ?

Wang le fixa dans les yeux. Son regard devint noir.

— On peut, putain. Je te garantis qu’on peut.

Sa réponse gela l’ambiance. De l’autre côté de la vitre, l’arc d’un chalumeau illumina les locaux. Joffroy broya son gobelet.

— Ce salopard a passé plusieurs heures avec la victime, s’est amusé à apporter un tas de poupées pour bâtir un château de cartes avec, et on a que dalle ! Une ridicule empreinte partielle, quasi inexploitable, sur de la craie. Rien sur les poupées, pas de témoin ! Enfin, pas encore.

— On a un espoir ?

— Ouais, on a retrouvé des cadavres de bouteilles sur le parking de l’entrepôt d’en face. D’après les studios de cinoche, un clodo traînerait dans le coin, presque tous les jours. On le cherche.

— Et pour ses quelques cheveux, légèrement brûlés ?

— Le trou noir. Elle s’est peut-être cramée elle-même au séchoir électrique ? Ou alors, ce sadique s’est amusé avec un briquet. Qui sait ?

— Concernant les squames de peau dans sa main, du neuf ?

— C’est en cours. Faut pas trop en demander à la Scientifique, parce que dès que ça touche à l’ADN…

Joffroy s’installa devant son ordinateur et consulta ses mails. Vic désigna le thermos de café.

— Je peux ?

— T’es fou ou quoi ?

Ravi de son effet, il dit enfin :

— Vas-y, je ne voudrais pas passer pour le méchant de service, le genre qui met du PQ mouillé dans un tiroir. Mais la prochaine fois, rapporte le tien. Au fait… Moh m’a parlé de ta femme. Je peux voir ?

— Voir quoi ?

— Une photo ? T’as bien ça sur toi, non ? Entre collègues, on se montre toujours les photos de nos femmes. C’est la règle.

Vie sortit une photo d’identité de son portefeuille.

— Oh putain ! s’exclama Joffroy. Je comprends pourquoi Moh t’a à la bonne. Toi, t’aurais jamais dû faire ce métier, mon gars.

— Pourquoi ?

Il attrapa l’une de ses biscottes et ouvrit son pot de caramel.

— Des meufs de sa classe, ça se materne. C’est elle qui t’a forcé à arrêter de fumer le jour de ton mariage ?

Vic fusilla Moh du regard.

— On va dire que c’était nous deux.

— Tu fumeras à nouveau, bientôt.

— Aucun risque.

— Tu fumeras.

Vic Marchal se versa un café, et annonça :

— En attendant, j’ai fait pas mal de recherches, cette nuit.

— Sur quoi ?

— J’ai déniché des choses intéressantes qui pourraient expliquer la présence du vinaigre. Et ce matin, un ami médecin passionné d’histoire m’a confirmé l’info.

Joffroy releva un sourcil.

— Vas-y, expose-nous ta démonstration de jeune premier. On ne sait jamais.

— À force de fouiner, je suis tombé sur un traité datant de 1839, La Médecine et la chirurgie des pauvres. Pour se protéger de la peste, il fallait s’entourer de vapeurs alcooliques ou de vinaigre blanc. On enduisait avec du vinaigre le courrier, les poignées de porte, tout ce qui entrait en contact avec la peau. On parle aussi du « vinaigre des quatre voleurs ». Une bande de malfrats qui, durant la grande épidémie, réussissaient à piller les maisons infectées parce qu’ils se frottaient la peau avec du vinaigre.

D’un léger mouvement des talons, Joffroy se propulsa avec son siège vers l’arrière.

— La peste ? Tu t’avalerais pas trop de Vargas, toi ?

Wang fronça les sourcils.

— Vargas ? C’est quoi ? Un médicament ?

— Vargas, tu connais pas, Moh ? Les polars !

— Voilà précisément ce que je me suis dit, reprit Vic. On n’est pas dans un roman. Dans un monde comme le nôtre, la piste de la peste est complètement aberrante. Alors je me suis intéressé au vinaigre, en lui-même. Un produit qu’on utilise tous les jours, mais bourré de propriétés chimiques. Tu sais pourquoi il était efficace contre la peste ?

— Parce que la peste n’aimait pas le vinaigre ?

— Tu ne crois pas si bien dire. Le vinaigre est un antiseptique, il tue les bactéries sur la surface externe du corps, ou, tout au moins, empêche leur prolifération. Les Égyptiens en enduisaient leurs morts pour retarder la putréfaction, car celle-ci est due, justement, à la multiplication des microbes.

— Ça fait un bail que j’ai plaqué l’école. Et alors ?

— On pourrait penser qu’en recouvrant le corps de vinaigre, le Matador voulait repousser la putréfaction pour… je ne sais pas… nous tromper peut-être sur la date du décès.

— Ouais. Sauf que la puanteur présente sur le lieu du crime ne provient pas de la victime.

— Exactement ! C’est donc que le Matador l’a amenée avec lui, sur lui.

— On a un scoop, Moh. Et ?

— Ce que je vais dire risque de paraître dingue. Mais il n’y a pas, en France, trente-six maladies qui provoquent une odeur pareille sur un vivant.

Joffroy plissa les yeux.

— Tu penses à la gangrène ?

Vie acquiesça.

— Gangrène, amputations, acrotomophilie… Vous voyez le rapport ?

— Ouais, mec ! s’enflamma Wang en faisant craquer les jointures de ses deux poings.

Pour la première fois, Vic se sentait à sa place face à ses collègues. Fièrement, il envoya :

— Le rapport est mince, mais il existe. Lors de mes recherches sur les devotees, j’ai découvert que certains fétichistes allaient jusqu’à s’amputer eux-mêmes parce qu’ils étaient incapables d’assouvir leurs fantasmes sur d’autres.

— On n’est jamais mieux servi que par soi-même, embraya Wang. Et je vois mal quelqu’un se pointer à l’hôpital et dire : « Bonjour, vous me coupez le bras s’il vous plaît ? C’est ce qui me fait bander. »

Il lança son mégot par la fenêtre.

— Et donc, le type se serait zigouillé un membre, à la sauvage ?

— C’est envisageable, non ? Sans le matériel adéquat, les soins, les médicaments, son membre amputé a dû s’infecter, jusqu’à se nécroser. D’où l’odeur infecte.

— Pourquoi le vinaigre sur Leroy, alors ? demanda Joffroy dans un craquement de biscotte.

Vic secoua la tête.

— J’en sais rien. Peut-être qu’il l’a touchée, caressée avec son extrémité gangrenée, et qu’il ne voulait pas laisser de sa… pourriture pour nos analyses. Le vinaigre a détruit les bactéries, enlevé toutes les traces.

Joffroy enchaîna :

— Ou alors, il préférait peut-être garder sa victime pure. Toucher un territoire vierge de toute salissure, de toute souillure. La pourriture de sa gangrène le dégoûte peut-être.

— Ça se tient, mon cochon. L’odeur, les fragments de peau morte, cette poupée avec son bras coupé. Ça explique aussi pourquoi il possède de la morphine. Comment il connaît si bien les dosages. Il s’en injecte pour supporter sa propre douleur. Parce que la gangrène, ça doit sacrément faire mal.

— Surtout gazeuse ou humide. Les tissus gonflent, suintent et se décomposent.

Joffroy se jeta sur son thermos.

— Il me faudrait un truc plus fort que mon jus.

— Ça existe ?

— Genre alcoolisé, je voulais dire. Et si t’es pas content, tu le bois pas.

Vic avala sa boisson en une gorgée.

— T’as une idée du type d’assassin auquel on a affaire ? demanda-t-il.

Joffroy enfila son cuir écaillé et fit un signe de tête à Wang, l’incitant à le suivre.

— Ouais. Un beau taré, avec beaucoup d’humour.

— Joli résumé. Et maintenant… On fait quoi ?

— Il te faut une nounou ? Le commandant n’est pas arrivé, on se bouge. Wang et moi, on va faire la tournée de la clientèle de Leroy. Cuisiner ses anciennes relations dans le milieu du film porno, aussi. Toi, tu prends deux ou trois gars et tu te paluches les hôpitaux, les cabinets médicaux, les pharmacies. Vois pour la morphine, mais surtout pour la gangrène. Un mort vivant qui laisse derrière lui une puanteur de bête crevée ou se balade avec un bras tout violet, ça ne doit pas passer inaperçu.

Avant de sortir de la pièce, Joffroy se retourna une dernière fois.

— Eh, V8 ?

Vic releva le front.

— Quoi ?

— Tu touches plus à mon café. D’accord ?


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