40. DIMANCHE 6 MAI, 10 H 45


Vingt minutes que Stéphane attendait, et toujours pas de Mélinda. Et si elle n’allait pas à la messe ? Comment l’aborderait-il, dans ce cas ? Lundi à la sortie de l’école, avec le danger de se faire repérer par ses camarades ?

Stéphane croqua dans sa pomme, tandis que la radio diffusait en sourdine un air des Rolling Stones. Au loin, un type venait d’ouvrir le capot de sa voiture, d’où s’échappait une fumée blanchâtre. Stéphane n’y prêta pas vraiment attention et laissa son regard se poser sur un bar-tabac, légèrement sur sa gauche. Ouvert, même le dimanche. Il regarda encore sa montre et sortit de son véhicule avec une belle série de numéros en tête. Après tout, pourquoi n’encaisser que les aspects négatifs du futur ? Le rêve aux Trois Parques lui avait livré le tirage du loto de mercredi, autant en profiter.

Dans le café traînaient quelques piliers de bars. Stéphane s’empara d’un billet à six grilles et cocha 4-5-19-20-9-14 en se sentant écrasé par le poids de la fatalité. Le loto n’était-il pas la figure emblématique du hasard ? Quarante-neuf boules, brassées dans une sphère en rotation, à un instant bien précis, pour que sorte une combinaison de six chiffres, avec une probabilité d’environ un sur treize millions. Comment le destin pouvait-il contrôler de si petits, de si imprévisibles détails ?

— Une seule grille en multiple ? fit le buraliste. Vous y croyez, vous.

Stéphane plaqua un billet de cinquante euros devant lui.

— J’ai l’avantage de voir l’avenir. Mais pour tout vous dire, je voudrais que ces numéros ne sortent pas.

— D’où l’utilité de jouer, lui répondit le buraliste en posant son billet sur le comptoir.

Stéphane regarda nerveusement derrière lui, vers le pavillon de Mélinda. Son pouls s’accéléra brusquement. Les parents refermaient la porte d’entrée en saluant la fillette.

Mélinda venait de franchir la grille et s’engageait dans la rue, seule, à bon rythme.

Sans même réfléchir, Stéphane se rua vers la sortie.

— Oh ! Vous oubliez votre billet ! fit le client juste derrière lui.

Mais Stéphane courait déjà dehors.

Dans son véhicule, il récupéra le masque de The Mask et courut jusqu’à la hauteur de Mélinda, sur le trottoir d’en face.

Au départ, la petite ne le remarqua pas. Car Mélinda aimait compter le nombre exact de pas qui la menaient à l’église de Méry. Mais elle fut soudain distraite de son jeu.

Quelqu’un avec le masque d’un film qu’elle adorait, The Mask, gesticulait comme un fou sur sa gauche. Il sautait, tournait, agitait les bras dans tous les sens. En s’engageant dans un parc arboré, Mélinda essaya de l’ignorer. Impossible. Vraiment trop marrant ce bonhomme, avec ses grandes dents blanches, sa face verte comme un chewing-gum Hollywood et ses yeux de crapaud.

Le Mask passa devant elle en courant, en sifflant. Puis il se mit à marcher sur les mains, avant de chuter lourdement. Mélinda entendit un grognement, et elle sut que le Mask s’était fait franchement mal. Elle s’arrêta, les deux poings serrés au bord des lèvres.

Stéphane ôta son masque, le visage tordu de douleur.

— Ça m’apprendra à faire le pitre. Je suis vraiment trop vieux pour des bêtises de ce genre.

La gamine n’en crut pas ses oreilles.

— Tu as la même voix que dans le film !

— Sauf que je ne suis pas Jim Carrey ! Jim Carrey, c’est le vrai Mask, et il est carrément plus souple que moi !

Stéphane regarda discrètement autour d’eux. Personne ne se promenait dans le parc, hormis une vieille dame avec son chien, au loin. Il s’accroupit devant la gamine. Elle portait une petite robe bleue, un gilet blanc et des bottines noires. Vraiment magnifique, derrière ses beaux yeux verts.

— Écoute Mélinda, il va falloir que le Mask te montre quelque chose.

— Tu connais mon nom ?

— Tu connais bien le mien, non ?

— Oui mais toi, tu es célèbre, c’est pas pareil.

Stéphane lui tendit le visage en latex.

— Tiens, prends-le. Mais fais attention, ne l’abîme pas, il s’agit du vrai et j’y tiens beaucoup.

— Le vrai de vrai ?

— Cent pour cent, c’est un cadeau de Jim Carrey en personne. Tu connais la carrière Hennocque ?

Mélinda acquiesça, manipulant fièrement le masque verdâtre, qu’elle finit par enfiler.

— Oui, elle se trouve pas très loin de chez moi. Mais mon papa m’a interdit d’y aller. C’est dangereux.

— C’est bien Mélinda, très bien. Tu as raison. Seulement moi et le Mask, on voudrait te montrer quelque chose là-bas. Quelque chose de très important pour toi.

Elle secoua la tête.

— Non, non, non. Je vais à la messe. Et puis, je ne pars jamais avec des inconnus.

Stéphane lui ôta tendrement son déguisement.

— Je suis encore un inconnu pour toi ? Et le Mask aussi ?

— Non, je… C’est bizarre, mais je crois que je t’ai déjà vu. Tu es déjà venu ici, dans ce parc ?

— Peut-être, qui sait ? Et pour la messe, tu diras à tes parents que tu y es allée. Le spectacle ne doit pas varier beaucoup, d’un dimanche à l’autre.

Il enfila de nouveau le masque et se mit à imiter un curé, le dos courbé, les paumes des mains tournées vers le ciel, répétant des gestes de prière exagérés. La petite éclata de rire.

— Tu m’accompagnes à présent ? reprit Stéphane plus sérieusement. Ma surprise vaut vraiment le déplacement.

Il dut combattre ardemment mais aidé du Mask, ils purent la convaincre de monter dans la Ford, à l’abri de tous les regards. Stéphane avait déjà repéré les lieux autour de Hennocque. Il se gara dans une ruelle en pente, entraîna Mélinda par la main et franchit une épaisse rangée de buissons. Derrière se dressait un haut grillage, mais trois mètres sur la gauche, un gros trou permettait d’accéder à l’entrée de la carrière.

— Je ne savais pas qu’on pouvait venir par ici, dit Mélinda, impressionnée.

— Tu as déjà essayé ?

— Non, un jour des copains ont voulu m’emmener, j’ai refusé. Les garçons, ils veulent toujours aller dans des endroits interdits.

— Ça, c’est vrai. Mais toi, tu ne dois jamais aller dans les endroits interdits.

— Je n’y vais jamais.

— Ça se voit.

Stéphane avait emporté une lampe torche. Et sous son pantalon, la lame du couteau lui piquait la jambe droite.

Là où ils se trouvaient, personne ne pouvait les apercevoir. Des rangées d’arbres les protégeaient des regards.

— C’est nous les aventuriers ! s’écria-t-il, imitant une voix de pirate. Jack Sparrow et toute sa bande ! A l’assaut !

— À l’assaut ! répliqua Mélinda en levant le bras.

Stéphane s’engagea le premier sous la roche et, une fois dans l’ombre, alluma sa torche.

— Suis-moi, murmura-t-il.

Mélinda se retourna, hésita, et finit par rejoindre Stéphane.

— Alors, ce n’est pas mieux que la messe ? demanda-t-il. Partout, des gouttes perlaient. Dans cette atmosphère de silence, les voix rebondissaient sur les parois.

— Si, c’est mieux.

— Tu m’étonnes. Tu sais pourquoi tu vas à l’église, tous les dimanches ?

— Pas vraiment, non. Je suis obligée, c’est tout.

Stéphane avançait prudemment, en tenant la main de la gamine. Le chemin devenait dangereux. Le sol glissait à cause des infiltrations, des irrégularités dans la roche, de la pente invisible. Devant eux, les galeries, numérotées – 86,87,88… – se démultipliaient. Où était-ce inondé ? Quelle direction suivre ?

Stéphane ne pouvait admettre l’idée que dans ces carrières, dans trois ou quatre jours, la petite fille à ses côtés serait retrouvée morte.

— Vraiment joli, s’étonna Mélinda avec ses yeux d’enfant. On continue ?

Stéphane posa la lampe entre eux, les sourcils froncés, et s’agenouilla de nouveau.

— Non, Mélinda, on ne continue plus. C’est terminé. Lentement, il plongea la main sous sa chemise et brandit l’arme blanche. L’enfant voulut crier, mais il lui plaqua la main sur la bouche.

— Non, non ! fit Stéphane. Oh, excuse-moi ! Ne crie pas, je t’en prie ! Écoute-moi et jure de ne pas crier, d’accord ?

Mélinda acquiesça, inquiète.

— Ce couteau, il est pour toi ! Je ne cherche pas à te faire du mal !

— Quoi ?

— Je ne suis vraiment pas doué pour rassurer les gens, moi… Ce couteau, je vais le cacher ici, exactement où nous sommes, le long de la roche.

Il se redressa et déposa l’arme dans une minuscule cavité, à la hauteur de Mélinda.

— Tu vois, là ? Tu retiens bien cet endroit. Nous sommes obligés d’y passer si nous voulons continuer à descendre. Retiens-le bien, surtout.

— Mais pourquoi tu fais ça ? Pourquoi tu caches un couteau ici ?

— Mélinda, tu ne dois jamais, jamais accompagner un inconnu, tu m’entends ? Je suis un inconnu, et j’aurais pu te faire beaucoup de mal.

— Mais toi tu es gentil, tu…

Stéphane secoua la tête.

— Les inconnus sont toujours gentils. Ils peuvent essayer de te faire rire, te promettre des choses, imiter le Mask, Donald, Mickey ou d’autres personnages, mais tout ceci est faux. Ils agissent ainsi pour t’attirer. Voilà ce que je voulais aussi te montrer en t’amenant ici.

— Oui… Oui, je comprends.

Puis Stéphane s’attela à décrire précisément Hector Ariez avant de dire :

— Si un jour ce monsieur te force à venir par ici et se montre méchant, alors tu prends ce couteau, et tu plantes la lame là, dans son ventre. Et puis tu cours vers la sortie, d’accord ?

— D’accord. Je veux remonter maintenant. J’ai froid.

— On va remonter. Aujourd’hui, nous sommes dimanche, mais mardi ou mercredi, tu devras te méfier de tous les messieurs que tu rencontreras, d’accord ? Tu ne vas pas oublier ce que t’a dit le Mask ? Méfie-toi de tout le monde.

— Je ne vais pas oublier.

— Promets-le-moi. Promets aussi de ne jamais revenir ici.

— Je le promets.

Ils sortirent enfin des galeries. Avant de monter dans la voiture, Stéphane prit dans son coffre un rouleau d’essuie-tout et nettoya les chaussures boueuses de Mélinda.

— Une dernière chose Mélinda. Tu ne parles pas de notre rencontre à tes parents, ni à personne d’autre. N’oublie pas, tu devais être à l’église. OK ?

— Oui, oui, compris.

— Très bien… À quelle heure tu rentres d’habitude ?

— Midi et quart.

— On va pouvoir y aller.

Avant de la déposer à l’angle de sa rue, Stéphane l’embrassa affectueusement sur le front.

— Je t’aime beaucoup, Mélinda. Quand j’étais un peu plus grand que toi, j’avais une amie exceptionnelle, qui te ressemblait beaucoup. Elle s’appelait Ludivine.

— Tu ne la vois plus ?

Stéphane baissa les yeux.

— Fais bien attention à toi. Tu me rends le masque ? J’y tiens beaucoup.

Elle le lui tendit avec regret.

— Tu vas revenir me voir ?

— Je ne crois pas. Mais je ne serai jamais loin de toi. Je te le promets.

Elle aurait pu être sa fille. Un rêve inaccessible.

Il la regarda s’éloigner, avec la satisfaction du devoir accompli. Mélinda ne partirait plus avec un inconnu. Il venait de tout changer, définitivement, il en avait la certitude.

Ce fut quand il posa son regard sur le siège passager qu’il le vit. Tombé de la poche de Mélinda.

Le petit mouchoir rose tout propre, joliment brodé d’un nounours.

Le mouchoir en sang de son rêve.

Ce rêve où, à la radio, on le recherchait comme fugitif, meurtrier présumé d’une gamine prénommée Mélinda.


Загрузка...