22. VENDREDI 4 MAI, 20 H 41


Vic ne souhaitait pas intervenir ou interroger seul Grégory Mâche, hors de question d’enfreindre les règles élémentaires. D’ordinaire, il évitait de quitter les sentiers battus. Mais cette fois, il voulait prouver sa capacité à bien faire. Montrer qu’il méritait son insigne.

Ainsi, après son détour par l’hôpital d’Argenteuil, il avait simplement décidé de faire un petit crochet de quelques kilomètres à l’ouest de Maisons-Laffitte. Il avait en tête de frapper à la porte de Mâche, de se faire passer pour un voisin, ou un représentant − il aviserait – et, surtout, de constater l’état de son moignon. Rien de plus simple et de moins risqué.

Cependant, son GPS ne le mena pas vers une maison de ville, comme il le pensait. Mais plutôt vers une sinistre auberge, perdue dans la forêt de Saint-Germain.

Il bifurqua, se gara sur le parking et resta dans sa Peugeot à observer l’incroyable ballet de tôle et de lumière sur la terre rouge. Les véhicules se croisaient au ralenti avec, pour unique langage, celui des phares. Trois signes lumineux d’affilée, et les conducteurs sortaient de leur voiture pour pénétrer ensemble dans l’auberge.

Un couple se formait à l’instant devant ses yeux. L’homme paraissait « normal », mais la femme claudiquait si fort que son corps se disloquait à chacun de ses pas.

Vic comprit. Il s’agissait d’un endroit de rencontres. Les gens arrivaient sur ce parking, s’observaient, jaugeaient leurs éventuelles difformités physiques, et en cas d’attirance réciproque…

Mâche était-il le propriétaire de l’auberge ?

Vic se sentit mal à l’aise, coupable d’errer en ces lieux sordides à une heure pareille, alors que Céline l’attendait, seule dans leur cage à lapins. Ce qui le dégoûtait, surtout, c’était que les autres pouvaient le prendre pour l’un d’entre eux. Il n’avait rien à voir avec ce monde-là.

Très vite, tout lui apparut avec évidence. Annabelle Leroy était probablement déjà venue ici pour y rencontrer d’autres devotees, dont, sans doute, Grégory Mâche. Un malade prêt à se couper le doigt et contracter la gangrène pour assouvir ses fantasmes. Ou ceux de sa partenaire.

Vic releva le front. Une altercation, au fond sur la droite, venait d’éclater. Il se pencha vers son pare-brise. Au loin, une boule de muscles attrapait un type par le col, le repoussait violemment vers l’intérieur de son véhicule, se courbait et ramassait un couteau.

Quand le mastodonte se tourna dans sa direction, Vic sentit son cœur se serrer. La manche de veste, rentrée dans le pantalon, comme le font certains amputés pour cacher leur handicap. La carrure de rugbyman. Le tatouage dans le cou. Pas de doute possible, il s’agissait bien de Grégory Mâche.

Le jeune lieutenant paniqua. Que faire ? Appeler des renforts ? Réagir ? Repartir et laisser ces hommes s’étriper ? Revenir plus tard ? Non. Un individu pointait une arme blanche sur un autre.

Et il était flic.

Il hésita encore, puis sortit et s’avança d’un pas vif vers Mâche, tandis que la voiture de l’autre type disparaissait dans un nuage de poussière.

— Ça va ? s’écria Vic en gardant ses distances. Apparemment, vous aviez quelques problèmes, alors…

Machine replia le couteau et l’empocha.

— Mêle-toi de ce qui te regarde, ducon.

Comme le colosse s’approchait, menaçant, Vic s’empara maladroitement de son Sig Sauer.

— Lève les mains !

— Oh ! Oh ! On se calme là, OK ?

— Lève les mains, j’ai dit !

Machine ne bougeait plus. Son visage carré rougissait d’une hargne contenue.

— Je peux pas lever les mains, t’as pas remarqué ? Tu vas faire quoi ? Me tuer ?

Derrière, des voitures quittèrent le parking. Les phares s’éteignaient, les têtes disparaissaient discrètement sous les tableaux de bord. Machine serra les dents.

— Qu’est-ce que tu veux, putain ?

Le doigt de Vic tremblait sur la détente. Que faire ? Et si ce malabar lui fonçait dessus ? Il tentait de garder un air assuré, même si la peur lui nouait les tripes.

— Je veux juste voir ton bras gauche… Tu me le montres, et tout sera OK.

Machine se mit à rire.

— Tu plaisantes ou quoi ?

Vic serra le pistolet plus fort encore. Il priait pour que la douleur de la névralgie n’arrive pas. Pas maintenant.

— J’ai l’air ?

— D’habitude, on me le demande pas avec un flingue sous le nez.

Machine s’avança doucement. Vic recula.

— Montre ton bras, putain !

Le réceptionniste avec la tache de vin apparut à l’entrée.

— Qu’est-ce…

Vic le braqua aussi. Il recula encore, le front trempé. D’un rapide mouvement du bras, il lui intima de rejoindre Machine. Tout partait sérieusement en vrille.

— C’est quoi ce bordel ? grogna le gérant.

Grégory Mâche haussa ses lourdes épaules.

— J’en sais rien. Il veut mater mon bras.

— Alors montre-lui, merde, à ce vicelard !

Machine s’exécuta. D’un geste lent, il releva la manche de son bras amputé.

Moignon parfaitement lisse et cicatrisé, sans suintements. Vic baissa son arme, vidé de ses forces. Quelle intervention stupide ! Comment aurait-il pu affronter de vrais tueurs ? En un instant à peine, tous ses cours et entraînements – sommation, interpellation, menottage – s’étaient effacés de sa mémoire, remplacés par l’improvisation et la peur.

— C’est bon ? s’impatienta le gérant. Tu arrêtes ton scandale sur mon parking, là ? Mes clients vont tous se barrer !

Encore sous le choc, Vic brandit fébrilement sa carte de police et les accompagna à l’intérieur.

— C’est maintenant que tu la montres ? s’énerva Machine en réajustant sa manche dans sa poche. Vu ton manque d’assurance, tu ressemblais plutôt à un drogué qu’à un poulet. Tu lui voulais quoi à mon moignon ?

Le lieutenant de police posa sur le comptoir une photo d’identité.

— Annabelle Leroy… Ça vous dit quelque chose ?

— Ouais, répliqua le réceptionniste. Elle venait ici de temps en temps. Mais ça remonte à loin.

— C’est-à-dire ?

— J’en sais rien. Deux ou trois mois. Hein, Machine ?

— Elle venait avec qui ?

— Des femmes, exclusivement.

— Des amputées ?

— Ouais. Je vois que ça te choque pas. T’as remarqué Machine, ça le choque pas.

Le cœur de Vic retrouvait enfin un rythme normal.

— D’où venaient ces femmes ? Paris ?

— J’en sais rien. Par principe, je pose jamais de questions. C’est pour cette raison que les gens viennent ici.

— L’auberge vous appartient ?

— Moi et Machine, on est les gérants. Et tous nos papiers sont en règle. Ça te la scie, hein ?

Vic désigna le parking.

— Vous vous retrouvez comment ?

— Comment ça ?

— C’est pas un défilé de beauté, ici. Comment les clients connaissent-ils cet endroit ?

— On ne fait aucune pub, on peut pas. C’est le bouche à oreille, Internet, et aussi la réputation.

— Ah oui, la réputation.

Vic se tourna vers Grégory Mâche. Ce colosse amputé n’avait pas trente ans.

— Gangrène, tu connais ?

Machine serra le poing. Un marteau-pilon.

— À quoi tu joues ? grogna-t-il.

Vic ravala sa salive.

— Je cherche un individu avec un membre gangrené, venu récemment. Il laisse traîner derrière lui une odeur de cadavre. Ça te dit quelque chose ?

— Rien du tout.

Aucun tremblement, aucune hésitation dans sa réponse. Vic jeta un œil vers l’aubergiste, qui comptait ses billets.

— Et toi ?

— Non plus. Mais tu te crois à la SPA ? Dis-lui, Machine, que c’est pas la SPA, ici.

Le réceptionniste ferma son tiroir-caisse.

— Écoute, au lieu de nous emmerder avec ta carte tricolore, tu ferais bien de t’intéresser au mec qui vient de se barrer.

— Et pourquoi je devrais m’intéresser à lui ?

— Parce qu’il avait l’air hyper-bizarre. Hein, Machine ? Il est venu ici poser plein de questions. On aurait dit qu’il savait pas ce qu’il voulait.

— Ce n’est pas la marque de la maison, la bizarrerie ?

Le gérant n’apprécia qu’à moitié la remarque.

— Plus que bizarre, je dirais complètement allumé, même, précisa Mâche. Un courant d’air ce mec, il voulait à tout prix l’adresse d’une cliente, il a bien payé et est allé jusqu’à la harceler dans sa chambre, la 6. En plus, il allait pas tarder à se saigner le bras sur le parking. À mon avis, il s’était tiré d’un hôpital psychiatrique. Ou alors, c’était son truc à lui, de se saigner.

Vic désigna le moignon de Grégory Mâche.

— C’est aussi le tien, visiblement. Je ne peux pas m’occuper de tous les tarés de cette planète, désolé.

Il regarda sa montre. 21 h 00 passées. Céline allait encore l’incendier. Juste avant de s’éloigner, il s’arrêta et revint vers le comptoir, contenant difficilement sa colère.

— Mais qu’est-ce qui vous attire là-dedans, bon sang ? Il n’y a que ces horreurs pour vous exciter ?

L’homme à la tache de vin lui fit signe de s’avancer et lui dit, presque à l’oreille :

— Ça sort de ta petite Vie de père de famille, hein ? Mais la nature est ainsi faite : elle pousse certains d’entre nous non pas à fuir le Minotaure mais à l’approcher. Des types défigurés ou avec la gueule cramée sont condamnés par la société, mais heureusement il y a des gens qui les aiment. Il est où, le problème ?

— Il n’y a pas de problème.

— Je ne vais pas non plus t’inventorier la centaine de déviances sexuelles qui existent, parce que la plupart d’entre elles te feraient gerber. Et crois-moi, même ton vomi, il plairait à certains. Mais s’il y a des gens que ça fait bander, qu’est-ce qu’on y peut ? On n’y peut rien nous, hein, Machine ?

Il claqua des doigts, comme un magicien, et conclut :

— Tu ne veux pas plonger là-dedans, mec ? Fallait pas faire poulet, dans ce cas.


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