33. SAMEDI 5 MAI, 20 H 28


Stéphane se gara derrière la Porsche rouge de Hector Ariez. En apercevant le numéro de plaque, 8866 BCL 92, il revit défiler tout un fragment de son rêve, « Route vers Sceaux ». Il entendit au fond de lui-même l’annonce de l’avis de recherche, à la radio, concernant la mort de Mélinda. Il vit le mouchoir rose sur son siège, et Stéfur, le front trempé, le crâne rasé, jaillissant de la Ford un pistolet au poing.

— Stéphane Kismet ? s’étonna Victoria Ariez en ouvrant la porte. Encore vous ?

— Je dois voir John. Tout de suite.

La jeune femme blonde eut un léger mouvement de recul.

— Pour quelle raison ?

Stéphane s’avança vers elle avec détermination.

— Parce qu’il le faut.

Victoria le jaugea d’un air suspicieux. Ses cheveux défaits, ses vêtements chiffonnés, l’odeur de sueur… Elle déclara enfin :

— Il est en train de travailler. Entrez, je vous prie. Je vais le chercher.

— Non, je vous accompagne. J’ai besoin de lui parler en tête-à-tête. Mais avant, j’ai une question à vous poser.

— Oui ?

— Vous connaissez l’emploi du temps de votre mari ?

— En partie oui. Pourquoi ?

— Les 8 et 9 mai prochains, qu’a-t-il prévu de faire ?

Victoria réfléchit.

— Je l’ignore. Mais il travaille pas mal sur Le Vallon de sang, en ce moment, et je sais juste que le 9 mai, c’est notre anniversaire de mariage, nous fêtons nos six ans.

— Mes félicitations, répondit Stéphane mécaniquement.

Ils traversèrent des pièces richement meublées avant d’arriver jusqu’au bureau de Hector Ariez. Victoria frappa deux petits coups secs et entrouvrit la porte.

— Chéri ? Je suis avec Stéphane Kismet. Il veut absolument te voir.

— Stéphane Kismet ?

Ils patientèrent quelques secondes, puis la porte s’ouvrit sur un homme de grande taille, au visage fin et au nez légèrement tordu. Il portait un bermuda gris et un polo Lacoste de couleur verte.

— Stéphane ?

— Bonjour Hector. Peut-on discuter en privé ?

Ariez sembla hésiter, et cette hésitation apparemment anodine amena Stéphane à penser qu’il ne se trompait pas. Puis le décorateur l’invita à entrer et à prendre place dans un fauteuil, embrassa son épouse et ferma la porte de son bureau. Sans dire un mot, il empoigna une carafe de whisky en cristal et versa l’alcool dans deux verres épais. Des photos dédicacées d’illustres golfeurs – Tiger Woods, Padraig Harrington, Zach Johnson − ornaient les murs.

— Vos mains tremblent, remarqua Stéphane. Un souci ?

— J’ai besoin de me détendre, j’ai travaillé toute la journée, et ce n’est pas terminé. Je répondais à un mail qui m’a particulièrement mis en rage. Que me vaut votre visite, un week-end, et à une heure aussi tardive ?

Il lui parlait en lui tournant le dos. Stéphane parcourut rapidement le bureau des yeux. Une pièce sobre, ordonnée, sans fioritures : des vitres propres, des crayons bien taillés, et dans un coin, du matériel vidéo – caméra, trépied, appareil photo – bien rangé. Tout l’opposé du fouillis indescriptible de Darkland.

— A votre avis ?

Hector lui apporta son verre. Son front luisait d’une pellicule de sueur.

— Vous aimez le whisky, je crois me rappeler, dit Ariez. Celui-ci est un Aberfeldy Single Malt vingt-cinq ans d’âge.

Stéphane décida de surprendre son interlocuteur.

— Parlez-moi de Mélinda Grappe.

— Qui ?

— Mélinda Grappe. La gamine de dix ans qui habite Méry-sur-Oise.

Hector Ariez esquissa un imperceptible sourire, qu’il aurait pu dissimuler si Stéphane ne l’avait pas fixé intensément.

— Vous êtes venu ici pour me demander si je connaissais une Mélinda Grappe ?

— Exactement.

— Et cela ne pouvait pas se régler par téléphone ?

— Non.

Ariez porta son verre à ses lèvres et laissa le whisky exciter ses papilles gustatives avant de l’avaler, l’air détaché.

— Ce nom ne me dit rien. Une actrice ?

— Ne vous fichez pas de moi ! Une fillette aux cheveux bouclés, aux yeux verts, avec une dent en moins.

Ariez se recula de quelques pas et éteignit l’écran de son ordinateur.

— Non, désolé, je ne connais pas cette fille.

Stéphane expira par le nez, comme un buffle.

— Et Hennocque, vous connaissez ?

Le décorateur secoua lentement la tête.

— Non plus. Mais que voulez-vous, à la fin ? Victoria m’a déjà parlé de votre comportement pour le moins troublant d’hier. Et cela ne semble pas aller mieux aujourd’hui.

Stéphane avala son whisky, cul sec, sans la moindre grimace.

— Vous ne pouvez imaginer à quel point je vais bien. Vous ne vous rappelez pas, alors je vais vous rafraîchir la mémoire. Vous avez aménagé des décors au fond de la carrière Hennocque pour Les Secrets de l’abîme, un film de 88. Vous étiez le décorateur.

Ariez se tapota la tempe avec l’index.

— Maintenant que vous le dites… Mais je ne me souviens pas de tous les endroits où je monte des décors. Cela date un peu, tout de même, non ?

— Vous mentez. Je sais que vous mentez.

Stéphane parlait de plus en plus fort. Ariez se mit sur la défensive.

— Pouvez-vous enfin m’expliquer ce qui justifie votre venue deux jours d’affilée, avec une attitude pour le moins extravagante, si ce n’est déplacée ? Vous avez des problèmes avec Everard ? Il m’a parlé de ce buste de Martinez, que vous fabriquez. Trop de pression ? Puis-je vous aider ?

Stéphane se leva, claqua son verre sur le bureau et prit un air agressif.

— Je me fiche du buste de Martinez ! Et je n’ai jamais été aussi détendu ! Montrez-moi votre planning ! Je veux connaître votre emploi du temps, les 8 et 9 mai !

— Vous vous moquez de moi ?

Stéphane se précipita sur un agenda et s’en empara. Ariez le lui arracha des mains.

— Ne touchez pas à cela !

Stéphane leva un index menaçant devant lui.

— Vous vous rendez souvent à Méry-sur-Oise ces derniers temps, n’est-ce pas ? Vous… Vous y allez pour observer une petite fille du nom de Mélinda Grappe. Vous ne prenez peut-être pas la Porsche, non, non, c’est bien trop voyant, mais un autre véhicule, une camionnette que vous louez, probablement sous un faux nom. Quel nom ? Quel pseudonyme, cette fois ?

— Mais vous êtes malade ou quoi ? Vous venez m’agresser, ici, chez moi ? Il faut vous faire soigner, Kismet !

Stéphane ne contrôlait plus ses nerfs.

— Je sais ce que vous avez en tête, Ariez. Et je vous garantis que je ne vous laisserai pas faire. Vous ne toucherez pas à cette gamine. Rien de ce qui devait se produire ne se produira.

Hector Ariez le saisit par l’épaule d’une poigne ferme, ouvrit la porte et le poussa dans le couloir.

— Votre femme doit être bien malheureuse avec un taré comme vous ! dit-il. Ce n’est pas un médecin qu’il vous faut, mais un hôpital psychiatrique ! Et maintenant, fichez le camp d’ici !

Stéphane était aussi rouge qu’une braise. Avant de sortir, il s’adressa à Victoria Ariez :

— Surveillez votre mari, madame ! Il n’est pas celui que vous croyez !

Il rejoignit la Ford. Et, alors qu’il s’apprêtait à démarrer, hors de lui, la portière passager s’ouvrit. Un homme s’installa à ses côtés, manquant d’écraser l’appareil photo numérique qui traînait sur le siège.

Stéphane sut alors immédiatement qu’il s’agissait du fameux Victor de ses rêves.


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