25. VENDREDI 4 MAI, 22 H 52


Stéphane tendit devant le réceptionniste des Trois Parques un beau paquet de billets.

— La 6. Je la loue pour une semaine.

L’homme à la tache de vin empocha l’argent et lui remit la clé dans un sourire. Il attendit que Stéphane s’éloigne pour lui annoncer fièrement :

— Au fait, je crois qu’un flic te recherche.

Stéphane se retourna.

— Un… Un flic ?

— Ça te laisse pas indifférent, je remarque. Ce flic, il te ressemble un peu. Il est venu poser des questions sur une fille. Une blonde, une fada d’amputations, elle s’appelait Annabelle Leroy. Ça te dit rien ?

Stéphane s’approcha du comptoir, soucieux.

— Mais pourquoi il me recherchait ?

— Enfin… C’est peut-être pas toi qu’il voulait, mais bon. Tu venais de partir précipitamment, juste au moment où il arrivait. Alors, je me suis dit…

« La voiture avec le pare-brise fissuré », se rappela Stéphane.

— Et il s’appelait comment ?

— Il a pas donné son nom.

Stéphane songea aux photos de cadavres que le Stéphane futur avait étalées autour de lui.

— Cette fille, Annabelle Leroy… Avait-elle un tatouage sur la cuisse gauche ? Un serpent ?

— J’en sais trop rien, je suis pas allé voir. Mais toi oui, apparemment… Hum… Je sais garder ma langue. Mais si tu veux que je la joue discret…

— Comment ça ?

Il se lécha les lèvres.

— Tu vois ce que je veux dire ? J’aperçois ta voiture, avec ton numéro de plaque que j’ai bien en tête maintenant. C’est vite fait un coup de téléphone, tu sais ?

Stéphane se sentit écrasé, oppressé. La police venait à présent d’entrer en scène, comme si, lentement mais sûrement, l’univers glauque de ses rêves se bâtissait autour de lui.

Il lâcha avec dégoût trois billets de cent euros sur le comptoir et disparut en direction de l’étage.

Dans la chambre 6, Stéphane sortit le marqueur noir de sa poche et nota, sur la tapisserie bleue du pan opposé au téléviseur : « Je suis Stéphane, et je crois que les messages que tu notes depuis le futur, sur le mur d’en face, me sont adressés. Aujourd’hui, nous sommes le vendredi 4 mai, il est presque minuit. Et toi, à quelle date es-tu ? Je n’ai pas pu lire tous les messages. Tu dois me dire comment je peux t’aider. Pourquoi on te recherche. La police est venue ici, aux Trois Parques, pourquoi ? »

Il se recula, soudain conscient de l’ambiguïté de son geste. Il supposait en effet que le Stéphane du futur existait déjà, à six jours d’écart, et qu’il menait en ce moment même sa vie future. Cela semblait néanmoins probable, puisque son jumeau temporel lui adressait des messages, et qu’il semblait embarqué dans une histoire qui, a priori, ne le concernait, lui, absolument pas.

Il pensa soudain à un paramètre primordial : si Stéfur ne revenait plus jamais dans cette auberge, comment lirait-il les messages ?

Quand il rangea la clé de la 6 derrière le pare-soleil de sa voiture, Stéphane trouva un excellent moyen de s’assurer que le message du présent vers le futur passerait.

Il releva lentement le bas de son tee-shirt…



— Vous êtes bien certain ?

— Oui. Cette phrase, mot pour mot.

L’homme au crâne rasé releva ses sourcils bruns.

— C’est vous le chef. Quel style ? Lettres gothiques, Tahoma ?

— Je m’en fiche. Le plus lisible possible.

Un petit crépitement retentit dans l’atelier. Partout, sur les parois, s’étalaient les représentations en couleur de magnifiques tatouages d’aigles, de croix celtes, de dragons bigarrés. Le tatoueur lui-même arborait, sur son avant-bras, une tête de loup splendide.

— J’ai une drôle d’impression, là, juste maintenant, confia l’artiste. Comme si… Comme si j’avais déjà fait ça. On ne s’est pas déjà vus ? Un autre tatouage, peut-être ?

— Aucun risque, répliqua Stéphane, je déteste les tatouages. Ne vous inquiétez pas. Les impressions de déjà-vu, ça m’arrive tout le temps.

Stéphane espérait qu’à cet endroit, sur la hanche gauche, le message tromperait quelque temps la vigilance de Sylvie. Il n’osait même pas imaginer sa réaction le jour où elle le découvrirait.

Lentement, les lettres prenaient forme, bleu noir sur sa peau si blanche. Une peau malade, en mauvaise santé, pensa-t-il sous les néons de la salle. Était-il vraiment malade ? Mentalement malade ? Il songea à Un homme d’exception, avec Russel Crowe. Ce mathématicien, John Nash, schizophrène, qui pense participer à une mission secrète pour le gouvernement.

Schizophrène…

— Monsieur ? Vous tremblez ?

— Non, non. Ça va…

Stéphane baissa les paupières. Qui devait-il sauver ? Lui-même ou l’autre Stéphane ? Qu’allait-il se passer sur le corps de Stéfur ? La « transmission » allait-elle fonctionner ou Stéfur était-il physiquement une autre personne évoluant dans un autre monde ? Stéphane pensa au chat de Schrödinger, l’expérience de ce chat qu’on enferme dans une boîte et qui, selon la mécanique quantique, est à la fois mort et vivant tant qu’on n’a pas ouvert la boîte. Mais quand on ouvre la boîte, un choix doit se faire. Il se créerait alors deux mondes distincts, représentant chacun un état possible du chat : un monde où le chat serait mort, et un autre où le chat serait vivant. D’après la théorie, l’observateur et tout ce qui l’entoure seraient également dédoublés dans chacun des mondes.

La voix du tatoueur interrompit Stéphane dans ses pensées.

— Terminé, monsieur. Ça vous plaît ?

Stéphane fixa sa hanche.

— C’est parfait, dit-il en rabaissant son tee-shirt.

Stéphane se glissa discrètement sous les couvertures. Le corps chaud de Sylvie se tortilla un peu.

— Pourquoi tu n’allumes pas ? fit-elle sèchement. Parce que tu ne voulais pas me réveiller, ou parce que tu rentres à presque 3h00 du matin ?

— Je ne voulais pas te réveiller.

— Tu m’aimes encore ?

— Bien sûr, je t’aime.

Un soupir.

— Tu vois quelqu’un ?

Dans l’obscurité froide de la chambre, Stéphane tourna le dos à sa femme.

— Non, personne. Enfin, pas au sens où tu l’entends. Tu te fais trop de souci.

Discrètement, il fit glisser ses doigts sur sa hanche gauche, avec une seule envie : dormir. Découvrir s’il avait pu communiquer avec Stéfur, si celui-ci était retourné à l’hôtel lire les messages et lui expliquer le sens de ses rêves.

— Tu sens l’alcool, tu ne réponds pas à mes appels et on ne fait même plus l’amour. Alors oui, je me fais du souci. Tu étais où ?

— Chez Jacky. Mon ami physicien.

Sa réponse spontanée déstabilisa la jeune femme.

— Jacky, d’accord… Qu’y avait-il de si important pour que tu te rendes si tard à Paris, malgré ton interdiction de conduire ?

Stéphane serra ses mains sur les draps. Quoi qu’il réponde, il connaissait l’issue : Sylvie allait exploser, elle se lèverait et irait dormir dans le salon. Ou elle partirait quelque part, en voiture.

— Le besoin de parler entre hommes. Ça m’a fait du bien. Je traverse une mauvaise passe. Il me faut juste un peu de temps.

— Demain, tu vois Robowski à 15 h00. C’est un psy.

— Un psy… Psychologue ou psychiatre ?

— Psychiatre. Il faut que tu reprennes une thérapie, que tu évacues tes démons en parlant à quelqu’un de compétent, et non pas à des chercheurs en physique.

Stéphane inspira en douceur.

— J’irai, si tu le souhaites.

— Ce n’est pas un souhait. J’ai cru que tu pouvais changer, ne pas te laisser dévorer par ton travail, ton univers macabre. La vie n’est pas un film. Je ne suis pas qu’une silhouette sur une pellicule. Derrière, il y a des sentiments, des joies, de la souffrance.

Elle se leva, l’oreiller sous le bras, et tira sur la couette qu’elle emporta. Puis, elle alluma brusquement la lumière. Stéphane se recroquevilla légèrement, sans la regarder.

— Depuis quand tu portes des caleçons pour dormir ? fit-elle, surprise.

— J’avais un peu froid, alors…

Sylvie sentit les larmes monter dans ses yeux.

— Je t’ai toujours aidé. Les journées, les nuits à l’hôpital, à chercher à comprendre. Je t’ai vu avec presque tous les os brisés. Ensemble, on a toujours pu combattre ce que ni toi, ni moi ne comprenions. On a emménagé ici parce que tu le souhaitais, et comme toujours, je t’ai suivi, sans me plaindre, parce que… parce que je t’aime…

Elle pleurait à présent, et Stéphane gardait sa position en chien de fusil, incapable de se lever, de la serrer contre lui.

— Mais cette fois, c’est au-dessus de mes forces, continua-t-elle. Ce qui t’arrive, ce que tu me caches n’a rien d’extraordinaire, comme tu le crois, comme tu l’as toujours cru. Des hallucinations… Ce sont juste de vulgaires hallucinations.

Il tourna enfin sa tête vers elle.

— Ce n’étaient p…

Il se figea, la bouche ouverte. Sylvie s’approcha et posa une photo sur le lit.

— Je l’ai prise en t’attendant, avec le vieux polaroïd de notre mariage. Notre mariage, tu te rappelles ? Garde bien cette photo, c’est peut-être le seul souvenir qu’il te restera bientôt de moi. J’ai encore besoin de plaire, Stéphane. Je ne peux pas accepter de me terrer aux côtés d’un mari qui ne me touche même plus et qui refuse de se soigner.

Une fois vêtue d’un jean noir et d’un pull gris, elle ajouta, tout en s’éloignant :

— J’aurais dû ouvrir les yeux, tu as quelque chose qui ne tourne pas rond depuis des années. Comme toi, je n’ai jamais voulu croire les médecins. Mais ils avaient tous raison. Depuis le début.

Stéphane se redressa, tremblant, et s’empara de la photo.

Quelques instants plus tard, un bruit de moteur déchirait le silence.

Sylvie partait quelque part, comme souvent. Et il ignorait où.

Ses pupilles plongèrent à nouveau vers le polaroïd.

Son épouse s’était coupé les cheveux. Sur le papier glacé, la colère lui durcissait les traits. Comme dans le rêve.

Seul, livré à la peur et à l’incompréhension, Stéphane empoigna une bouteille de whisky et s’enivra.

Jusqu’à définitivement sombrer, la main sur son tatouage.

Celui-ci indiquait : « Parle-moi de Mélinda. Mes messages sont sur les murs de la chambre 6. Les Trois Parques. Laisses-y les tiens. »


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