12. VENDREDI 4 MAI, 08 H 22


En sortant de la Ford, devant la gendarmerie de Lamorlaye, Sylvie Kismet n’en revenait toujours pas.

— Tu te rends compte que… que j’ai reporté mes rendez-vous pour jouer à une chasse au trésor imaginaire ?

Derrière lui, au milieu de la rue, Stéphane regarda passer un cavalier. Lamorlaye était voisine de Chantilly, la capitale du cheval. L’une des rares villes de France où l’on pouvait apercevoir des panneaux « Priorité aux cavaliers » ou du crottin devant les feux tricolores.

— Rien ne t’empêchait d’aller bosser, répondit-il à sa femme. De toute façon, il faudra bien que je me remette à conduire un jour.

— Un jour, oui. Mais pas maintenant.

Ils pénétrèrent dans la gendarmerie. Un jeune brigadier-chef les accueillit. En cette belle journée de congé gâchée à brasser du vent, Sylvie rayonnait dans une jupe légère et un chemisier assorti, vert pomme. Apparemment, le gendarme appréciait les pommes.

Stéphane raconta qu’on venait de voler son vélo et qu’il avait pu noter l’immatriculation du véhicule : 8866 BCL 92.

— Une Porsche, vous dites ?

— Aussi rouge que le vernis à ongles de mon épouse.

Le brigadier Toussard leva des yeux interrogateurs.

— Bizarre, ça, un propriétaire de Porsche voleur de bicyclette.

— Peut-être la Porsche a-t-elle aussi été volée ? intervint Sylvie. Vous pouvez vérifier cela rapidement ?

Elle se sentait honteuse de mentir et trouvait la situation ridicule. Mais après avoir longuement hésité, elle s’était fait une raison et avait préféré accompagner son mari plutôt que de le laisser se débrouiller seul, dans son état. Ensuite, ils iraient dans ce drôle de musée Dupuytren : visiblement, il fallait en passer par là pour que Stéphane comprenne la stupidité de ses investigations.

En pianotant sur son ordinateur, le gendarme demanda :

— Je peux avoir votre adresse, avant ? C’est pour la plainte.

Stéphane la lui donna. Le gradé prit un air soucieux.

— Mince, c’est vous qui…

Gêné, il se racla la gorge et changea de ton pour terminer sa phrase.

— … habitez la bâtisse où on tournait des films d’horreur ?

Stéphane lui adressa un sourire agacé. Il savait que son interlocuteur l’avait reconnu, comme n’importe qui à Lamorlaye : le type responsable de la mort de la petite Gaëlle Montieux, voilà deux mois.

— Les anciens propriétaires louaient cette maison pour des tournages, en effet, mais pas seulement de films d’horreur.

— Gamins, on rentrait dedans et ça nous fichait sacrément les jetons. Surtout le sous-sol, on dirait la maison de Massacre à la tronçonneuse.

— Merci du compliment. Alors, cette plaque d’immatriculation ? Un résultat ?

Toussard se tourna vers Sylvie.

— Pas trop effrayée de vivre dans un endroit pareil ? Avant les tournages, au siècle dernier, c’était un refuge de chasse pour une famille de nobles du coin. On a dû y dépecer pas mal de bêtes…

— Mon mari égorge des humains tous les jours, il leur plante aussi des couteaux au milieu du front. Alors des bêtes dépecées, vous savez…

Le gendarme fronça les sourcils.

— C’est… C’est parce que je fabrique des monstres ou des moulages pour le cinéma et pour des expositions, tenta d’expliquer Stéphane.

Le brigadier sembla rassuré. D’un mouvement ample, il laissa tomber son index sur la touche « Enter ».

Impatient, Stéphane demanda :

— Alors ?

Toussard approcha son nez de l’écran.

— Alors c’est bon, on la tient. Votre fameuse Porsche apparaît bien dans le fichier des immat, mais pas dans celui des véhicules volés.

Sylvie et Stéphane se regardèrent, frappés par la même stupéfaction. Puis Stéphane s’éloigna nerveusement de quelques pas, tout en murmurant :

— Le propriétaire d’une Porsche, qui me pique mon vélo… C’est à peine croyable.

Quelques secondes plus tard, il claqua des doigts et se mit à rire. De plus en plus fort.

— Qu’est-ce qu’il y a de marrant ?

— Sceaux, c’est ça ? Elle habite Sceaux ?

Surpris, le brigadier-chef vérifia que, de là où il était, Stéphane ne pouvait apercevoir son écran.

— Comment vous le savez ?

Question qui fit redoubler le rire de Stéphane. Sylvie haussa les épaules, faisant mine de ne pas comprendre, mais elle savait que son mari jouait la comédie dans l’unique but d’obtenir l’identité du propriétaire.

— Elle a osé ! Bon sang de bonsoir, elle me l’avait dit, et elle l’a fait !

Il se dirigea vers Toussard, en agitant sa main devant lui.

— J’annule la plainte, on laisse tomber ! On laisse tout tomber !

Il tira Sylvie par le bras.

— Viens chérie, on y va !

Le gendarme resta interloqué un instant, puis il demanda :

— Vous pouvez au moins m’expliquer, non ?

Stéphane reprit son souffle, se tamponna les pommettes avec un mouchoir, puis s’adressa à sa femme :

— C’est Caro, une amie d’enfance ! La Baule-les-Pins ! 89 ! Mai 1989 ! On… On avait treize ans ! Un jour, je lui ai piqué son vélo, et… et je l’ai caché dans une vieille remise abandonnée, jusqu’au lendemain ! Sauf que le lendemain, le vélo avait vraiment disparu ! C’était un MBK à dix vitesses, il valait la peau des fesses. Caro m’en a voulu à mort et m’a promis qu’elle se vengerait ! Et elle l’a fait, dix-huit ans plus tard !

Stéphane improvisait avec un rire très communicatif, si bien que le gendarme se mit à rire aussi.

— Caroline Duvareuil ? La carte grise est bien au nom de Caroline Duvareuil ? Duvareuil le chevreuil. Oh ! Dites-moi qu’elle ne s’est pas mariée, qu’elle est libre ! Déjà à dix ans, elle était, elle était…

Toussard l’interrompit.

— Eh si, elle est mariée, cher monsieur ! Le certificat d’immatriculation est au nom d’Hector Ariez.



Une fois dehors, il tapota sur l’épaule de Sylvie.

— Alors, pas mal le numéro, non ?

Elle le fixa durement.

— Qu’est-ce que ça signifie ? Que cherches-tu, exactement ?

— Juste à comprendre le sens de mes rêves. La Porsche vient bien de Sceaux.

— Tu es sûr qu’il n’y a que cela ?

— Que pourrait-il y avoir d’autre ?

Ils remontèrent en voiture et firent un crochet par le domaine. Une rapide recherche sur Internet leur donna l’adresse de Hector Ariez. Tout existait vraiment.

Presque deux heures plus tard, après la traversée de Paris du nord au sud, le véhicule longeait le parc de Sceaux, son château, ses jardins à la française. Côté passager, Stéphane, surexcité, ne cessait de répéter qu’il avait déjà vu tout cela, la nuit dernière. Le nom des rues, les propriétés bourgeoises. Au volant, Sylvie tentait de garder son calme.

D’un coup, dans le quartier Marie Curie, la demeure apparut, entourée d’un vaste jardin fleuri. Pas de Porsche rouge.

— C’est elle, dit Stéphane d’une voix émue. Chérie, c’est strictement la même maison.

Sylvie inspira bruyamment.

— Toutes ces propriétés se ressemblent, ici comme ailleurs. Tu es sûr ?

— Certain.

Stéphane n’aimait pas ce regard, dans lequel il lisait la pitié, la peur, l’incompréhension.

— Tu n’as pas l’air bien, constata-t-il alors qu’ils se garaient.

— Je ne suis pas bien ! Mon mari débloque, recommence à faire des trucs ahurissants. Et ça me rappelle des mauvais souvenirs ! Je n’ai pas envie de te retrouver en miettes à l’hôpital ou abruti par les médocs.

— Tu ne me crois pas, alors ?

— Te croire ? Tes espèces… d’hallucinations n’ont mené qu’à des catastrophes !

Stéphane la considéra avec tristesse.

— Ce ne sont pas des hallucinations. Je vois les choses…

— Explique-moi la différence.

— Sylvie, il faut que tu me comprennes. Depuis hier, je fais de vrais rêves.

Elle détourna la tête.

— Va… Va frapper, voir par toi-même la débilité de ce que tu racontes, qu’on puisse enfin se remettre en route. J’en ai plus qu’assez de suivre un fantôme qui ne partage même plus mon lit.

Stéphane referma doucement la portière. Depuis la voiture, Sylvie l’observa avancer vers la maison, hésitant, presque effrayé. Elle inspira un grand coup et, du bout du pouce, essuya une larme sur sa joue.

Arrivé devant la porte d’entrée, Stéphane resta immobile quelques instants avant de se décider à sonner. Il entendit des pas s’approcher. Enfin, on lui ouvrit. Une femme, très belle, d’une trentaine d’années. Ses longs cheveux blonds baignaient ses épaules nues.

— Monsieur Kismet ? demanda-t-elle d’un air surpris.

— On… On se connaît ? répondit-il, ahuri.

La femme se décala légèrement, de manière à jeter un œil en direction de la Ford, et hocha la tête en guise de salut.

— Vous n’avez pas perdu votre humour. Vous cherchez peut-être John ?

— John ?

Elle agrippa la poignée de porte.

— Mon mari a pris l’avion très tôt ce matin pour se rendre sur un tournage à Antibes, il ne rentrera pas avant ce soir. Que voulez-vous, au juste ?

— John… Vous voulez dire John Lane ? Le décorateur ? John Lane est Hector Ariez ?

— John Lane est son pseudo d’artiste, oui.

— Et nous nous sommes déjà rencontrés…

Elle se demanda s’il n’avait pas bu.

— Au cocktail de fin de tournage de La Mémoire morte. Permettez-moi d’insister, mais… que voulez-vous ? C’est à propos du film sur lequel John et vous travaillez actuellement, Le Vallon de sang ?

— Votre mari travaille également sur Le Vallon de sang ?

— Vous ne le saviez pas ?

— N… Non… On est toujours extrêmement nombreux à travailler sur un film.

Stéphane se rappela le tournage de La Mémoire morte, en novembre dernier. Il avait conçu les masques des victimes défigurées, fabriqué deux ou trois mannequins, et John Lane avait orchestré la construction de l’ensemble des décors du film. Les deux hommes se connaissaient de réputation et s’étaient croisés quelques fois sur le plateau. Stéphane s’avança sur la marche du perron.

— Ma question peut vous paraître étrange, mais… est-ce que je suis déjà venu ici ? Je ne sais pas… après le cocktail, par exemple. Je… Je ne me souviens de rien. Le trou noir.

Elle sourit.

— Pas étonnant, vous et votre épouse aviez dégusté pas mal de bordeaux. Moi, je me souviens de vous. Vous êtes quelqu’un de très… expressif… et très bon imitateur ! Notamment Jim Carrey, avec votre masque vert.

— Normal, j’ai déjà pratiquement sa voix française, ça aide.

Victoria se mit à expliquer :

— Vous n’êtes pas venu ici à proprement parler mais le soir de la fête de fin de tournage de La Mémoire morte, la route était dangereuse, avec beaucoup de brouillard. Alors John a décidé de vous ramener chez vous. Mais il est venu me déposer ici auparavant, votre épouse et vous étiez très… serrés à l’arrière de la Porsche…

— La Porsche 911 GT rouge ?

— Précisément. Vous vous rappelez de la marque exacte de notre voiture, mais pas du reste ?

— En fait, je me souviens surtout de cet endroit, ces rues, votre façade.

Il fit deux pas vers l’arrière, visiblement déboussolé.

— Désolé pour le dérangement, madame.

— Pas de problème.

Elle fit de nouveau un geste de la tête en direction de la Ford.

— Mais allez-vous enfin m’expliquer la raison de votre venue ?

Il rabattit son bras devant lui, en signe de capitulation.

— Un mauvais rêve, juste un mauvais rêve.

— Vous vous êtes déplacés jusqu’ici à cause d’un rêve ?

— Dites, j’ai… j’ai tout de même une dernière question. S’est-il passé quelque chose, ce soir-là ? Aurais-je des raisons d’en vouloir à votre mari ?

La femme parut surprise.

— Non, non, absolument pas.

— Votre prénom, déjà ?

— Victoria.

Elle s’appuya contre le chambranle.

— C’est très curieux, quand les gens sont ivres.

— Pourquoi ?

— Parce que, le temps de la soirée, mon époux était devenu à vos yeux votre meilleur ami.

Une fois dans la Ford, Stéphane tapa de ses deux mains sur le tableau de bord.

— Mince !

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Sylvie. Raconte !

Il lui relata sa conversation. Elle baissa les paupières et souffla de soulagement.

— Tant mieux. Cela me prouve au moins que tu n’es pas en phase de rechute. Et qu’enfin tu vas t’apercevoir qu’il ne s’agit pas de visions, mais juste de percées de ton inconscient. Ou subconscient, je n’ai jamais su faire la différence.

Stéphane gardait un visage fermé. Il était certain d’être sorti de la voiture, un pistolet à la main, pour pénétrer dans la demeure. Ces images brûlaient en lui, dans ses tripes. Que s’était-il réellement passé, ce soir-là ? La femme de John, Victoria, lui avait-elle dit toute la vérité ?

— Non, je ne suis pas fou.

— On peut rentrer, alors ? Ton musée machin, pas la peine ?

— Si, c’est la peine.

— Mais il se trouve en plein Paris ! J’ai rendez-vous chez le coiffeur à 18h30, je te rappelle !

— Tu as de la marge. On y va.

Sylvie prit sur elle-même pour ne pas exploser.

— D’accord, très bien ! Mais après, jure-moi que tu me ficheras la paix avec tes cauchemars !

Stéphane laissa sa vue se troubler.

— Tu n’en entendras plus jamais parler.


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