17. VENDREDI 4 MAI, 17 H 53


À peine rentré du cimetière, après une rasade de whisky, Stéphane s’était enfermé dans la semi-obscurité de Darkland. D’après le mot sur la table de la cuisine, Sylvie était partie chez le coiffeur. Lui aussi avait laissé un message. « Je travaille dans mon atelier. Merci de ne pas me déranger. Je remonte tout à l’heure. » Et il avait ajouté : « Bisous ».

Le buste de Carla Martinez trônait, inachevé, avec ses cils à moitié confectionnés, sa gorge à demi tranchée, sa bouche tordue de douleur. Elle le fixait étrangement, comme si elle affrontait son bourreau, celui qui, du tranchant de sa lame, venait de lui arracher la vie. Stéphane déposa les yeux de verre dans une coupelle. Ces foutus mannequins paraissaient plus vrais que nature.

Il installa une couverture dans un coin, entre Hauntedmouth et Darkness, s’y assit et jeta sur le côté un moulage de figure brûlée. Il tremblait. Le visage mauvais d’Eva Montieux, ses mots empoisonnés, ne le quittaient plus.

Une pensée, surtout, tournait en boucle dans sa tête : si la petite n’avait pas refait son lacet, elle se serait de toute évidence retrouvée sur la route, devant ses roues. Donc il n’était pas cinglé, son coup de frein avait un sens. Pas dans l’espace, mais dans le temps.

Oui, il avait vu Gaëlle Montieux traverser la route. Il l’avait probablement vue dans un rêve dont il n’avait plus le souvenir. Et un fragment de ce rêve oublié avait dû affleurer jusqu’à sa conscience, lui donnant une impression de déjà-vu.

Sauf que quelque chose s’était déréglé. Un léger décalage entre imaginaire et réalité qui ne lui avait pas permis d’empêcher le drame. Ce lacet défait…

Depuis tout petit, peut-être, ses songes avaient cherché à lui parler, à l’avertir d’un malheur. Il se rappela de ses dessins, à l’école, sur lesquels s’étaient penchés les psychiatres. Tous ces signes anodins, incompréhensibles pour les autres, pour lui-même.

Il fixa Darkness, en face de lui. Ce monstre qui portait son propre visage, avec son crâne ouvert, et cet autre lui-même, minuscule, à l’intérieur.

Cet autre lui-même…

Il frissonna.

« Et vous, croyez-vous seulement en Dieu ? »

Depuis hier, le jeudi 3 mai 2007,6 h 30 du matin, quelque chose venait de changer. Un événement fondamental. Stéphane se souvenait clairement de ses rêves.

Ce qu’il voyait de l’autre côté n’était pas franchement beau, mais s’agissait-il juste de signes ? D’une version amplifiée, déformée, noircie et regroupée dans une même et unique histoire de ce qui pourrait se produire autour de lui ? Une manière de l’avertir ? Mais qui cherchait à le prévenir ? De quoi ? Et pourquoi lui ?

Il songea de nouveau aux propos d’Eva Montieux, au fait que son destin à lui ait percuté celui de la petite. Pourquoi avait-il freiné à la borne ? Et s’il avait essayé d’éviter un accident qui aurait dû se produire de toute façon ? Et s’il avait essayé de changer les choses ?

Stéphane ferma les yeux. Ici, au sous-sol, on n’entendait rien d’autre que le murmure de la vieille tuyauterie, et le déclenchement lointain du ballon d’eau chaude. Des bruits hypnotiques, parfaits pour s’endormir.

Il devait aller à la rencontre de ses rêves. En saisir la signification.

Il s’enroula dans la couverture. Trop d’images, de cris bourdonnaient encore dans sa tête. Il s’en voulait tellement d’abandonner Sylvie dans cet état d’incompréhension. Évidemment, il n’allait rien lui dire de sa conversation avec la mère de la petite, cela envenimerait encore une situation déjà bien critique. Sylvie en avait tant supporté, à ses côtés. Les interminables mois de convalescence après son saut du train. Son traumatisme crânien après le drame avec Gaëlle Montieux. Les allers et retours chez les psychologues, les hypnotiseurs, les psychiatres. Les longues crises d’angoisse et de repli sur soi, les médicaments abrutissants.

Sans oublier la peur qu’un jour son mari y reste définitivement.

Stéphane se sentait complètement perdu, impuissant. Devait-il garder tout cela pour lui ? Qui pouvait le comprendre, si même lui ne se comprenait pas ? Combien de temps Sylvie tiendrait-elle ainsi ?

Et lui, combien de temps survivrait-il, terré dans le sous-sol de sa gigantesque maison ?

Il éteignit la lampe, une boîte de somnifères à côté de lui. Il en prendrait, s’il le fallait. Il devait dormir. À tout prix.

Le manque de sommeil des nuits précédentes se faisait ressentir. Au bout de quelques minutes, il flottait déjà sur un nuage. De Sylvie ne restait plus qu’une ombre, de Gaëlle un cri étouffé perdu au milieu de son inconscient. Seules dansaient, dans cette pièce froide et profonde, les silhouettes de ses bêtes monstrueuses.

Quand ses paupières ne furent plus que deux lourdes portes infranchissables, il se sut prêt.

Prêt à braver l’enfer de ses cauchemars.


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