47. LUNDI 7 MAI, 07 H 30
Dans la salle de bains, la voix de Stéphane s’abattit comme un couperet :
— Où est-ce que tu vas ?
Sylvie sursauta. Son mari venait d’apparaître à l’entrée de la pièce. Longs cheveux emmêlés, yeux enflammés, barbe méchamment hirsute. Le tour de l’œil gauche d’un jaune souillé.
— Tu fais franchement peur à voir, répliqua-t-elle. Tu sens l’alcool, la sueur. De plus en plus, tu ressembles à un fauve terré au fond de sa cage.
Stéphane esquissa un sourire effrayant.
— Tu as peur de moi ? Non, c’est moi qui devrais avoir peur de toi.
Sylvie referma son tube de mascara.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Encore un de tes rêves ?
Stéphane s’appuya contre le chambranle.
— Tu t’es énormément absentée, ces derniers temps. Des journées complètes. Et les soirs, à chaque fois qu’on se disputait. Ou même quand je restais dans Darkland. Je te croyais dans la chambre, alors que tu étais sans doute ailleurs. Où allais-tu ?
Sylvie voulut sortir, mais il l’en empêcha, menaçant.
— Où allais-tu ?
Elle le fixa avec assurance.
— Chez Nathalie. Mais qu’est-ce que ça peut te foutre ?
— Pas de bol, je l’ai appelée. Et elle ne t’a pas vue depuis deux semaines. Qu’est-ce que tu réponds à ça ?
Sylvie baissa la tête et força le passage. Stéphane lui emboîta le pas et l’agrippa par le bras.
— Dis-moi où tu étais toutes ces nuits !
— Lâche-moi !
— Tu as des trucs à te reprocher, hein ? C’est quoi, ton rapport avec la petite Mélinda ? Avec ces meurtres horribles ? Une tête de monstre, ça te dit quelque chose ?
— Bon sang ! Tu me fais mal !
Stéphane avait des gestes de plus en plus nerveux.
— Tu as un lien avec tout ce qui tourne autour de moi, hein ?
— Non !
— Tu achètes la statuette, tu te coupes les cheveux ! Tu fais tout pour que mes rêves se réalisent ! Tu m’arranges des rendez-vous chez des psys, tu cherches à m’assommer de médocs. « Prends ceci ! Avale cela ! » Qu’est-ce que tu mijotes ?
Elle le repoussa violemment, se mit à courir, dévala les escaliers, s’empara de son sac à main et disparut.
Stéphane se rua vers une fenêtre à l’étage. Dans la voiture, juste avant de démarrer, elle sortit son téléphone portable et le plaqua immédiatement à son oreille.
— Espèce de garce… A qui tu téléphones ?
Il pensa à tous ses rêves. Ici, dans la maison. À l’hôtel. Avec le flic. À l’absence d’alliance autour de son doigt… Dans les cauchemars, Stéfur n’avait quasiment jamais parlé de Sylvie. Où était-elle, alors que Victor et Stéfur regardaient la vidéo dans le salon ? Pourquoi, dans son tout dernier rêve, lui avait-il dessiné un visage de monstre identique à celui de la cassette ? Projection inconsciente, délire, ou Stéfur savait-il quelque chose que lui-même ignorait encore ? « Surveiller Sylvie »… Qui avait recouvert les monstres d’un drap blanc ? Qui avait cherché à effacer les messages sur les murs de Darkland avec la peinture rouge ? Qui voulait les empêcher de communiquer ? Elle ? Sa propre femme ?
Il se dirigea vers leur chambre et vit l’appareil photo numérique, branché la veille sur le port USB, qu’elle avait pris soin cette fois d’éloigner du PC. Il s’en empara et chercha à lire les photos. Mémoire effacée.
Stéphane alluma le PC, l’écran d’accueil lui demanda un mot de passe. Il tapa « edelweiss », un code qu’elle utilisait toujours.
Il se rendit dans le répertoire des photos et constata que, là aussi, il était vide.
— Où les as-tu planquées ?
Il se frotta les lèvres d’un geste tremblant. Dans les options des dossiers, il afficha les fichiers cachés, et opéra une recherche sur les extensions « jpeg ». Cette fois, il obtint des résultats. Il cliqua sur un dossier, méticuleusement dissimulé dans le système.
Il ouvrit les images et fronça les sourcils, ahuri. Sylvie l’avait pris en photo sous tous les angles, recroquevillé sur le sol, alors qu’il dormait. Elle avait également photographié Darkland, les monstres, le buste fracassé de Martinez et le masque en latex du visage de la cassette. Puis plein d’autres choses. Gros plans sur les somnifères, posés à ses côtés. Sur la bouteille de whisky, pleine, à moitié vide, vide. Sur son tatouage. Sur son œil boursouflé. Un dernier cliché qui datait donc de cette nuit. Cette salope l’espionnait. Se nichait aussi, dans l’ordinateur, la photo de Mélinda, prise depuis l’intérieur de sa voiture.
À quoi jouait sa femme ? Que cherchait-elle à démontrer ? Au fin fond de lui-même, une petite voix lui murmurait quelque chose. Quelque chose d’inimaginable.
Il fouilla alors plus en profondeur.
En remontant dans l’arborescence, il découvrit un autre répertoire. Des enregistrements sonores. Il cliqua sur un premier fichier audio.
Et il ne put en croire ses oreilles.
Sylvie avait tout enregistré, consciencieusement. Leurs conversations… Lui, parlant seul dans Darkland… Même son altercation avec le policier ! « Dis-moi qu’il ment. Dis-moi juste que tu n’es pas allé voir son épouse… Que tu n’as pas dit que son bébé allait mourir. Que tu n’as pas eu, encore une fois, une vision. » Stéphane se rappelait : quand le flic l’avait tabassé, Sylvie avait plongé les mains dans les poches, puis tout répété, comme si elle bâtissait… des preuves.
Tremblant, il ouvrit la messagerie, mais ne trouva rien de suspect. Elle avait peut-être pris plus de précautions que pour les photos et effacé ses emails compromettants.
Stéphane se leva et regarda autour de lui. Il fouilla dans les papiers, sur le bureau, puis son regard se dirigea vers le tiroir. Il tenta de l’ouvrir, sans succès. Fermé à clé. Il tira sur la poignée de toutes ses forces et parvint à arracher la serrure.
Dans un compartiment, il dénicha l’enregistreur numérique. Un engin minuscule. Il inspecta encore. Sous l’appareil, il découvrit des radiographies remontant à son accident avec la petite Gaëlle Montieux : des coupes de son cerveau, sous IRM, après son traumatisme crânien. Puis il souleva un tas d’autres documents. Des photocopies de ses bilans psychiatriques, datant de plusieurs années. Des lettres signées de son médecin traitant. Des ordonnances d’antidépresseurs, d’anxiolytiques, de calmants. Le PV de l’accident de voiture. Une accumulation de papiers qui retraçaient son parcours au sein des hôpitaux et des cabinets spécialisés.
Stéphane dut s’appuyer sur le bureau. Il se sentait sur le point de défaillir.
Sa femme était en train d’assembler des éléments pour tenter de prouver la dérive de son état psychique. Elle voulait qu’on le prenne pour un fou.
Il baissa les paupières. Des images lui revinrent en tête. « Surveiller Sylvie ». Le message de Stéfur prenait enfin un sens.
Sylvie cherchait à le faire interner en hôpital psychiatrique.
Immédiatement, il se rappela des piqûres, dans ses rêves, sur son avant-bras.
Il recula, jusqu’à buter sur le lit et s’effondra sur le matelas. Il était piégé. Seul au monde, sans personne à qui se confier.
S’il ne fuyait pas, comme le lui conseillait Stéfur, peut-être finirait-il sous peu enfermé dans une cellule. Mais fuir où ? Chez ses parents adoptifs ? Non. S’il disparaissait dans les Vosges, il enfilerait cette fichue veste de pêcheur qu’il pensait perdue, et, d’une manière ou d’une autre, il se retrouverait dans sa cave, les mains en sang.
Non, il ne fuirait pas. On voulait l’enfermer ? Eh bien, qu’on l’enferme !
— Venez ! hurla-t-il. Venez me chercher ! Coffrez-moi à double tour, bande de tarés ! Et rien de ce qui devait arriver n’arrivera ! Je suis complètement siphonné, vous le voyez bien ? Alors, enfermez-moi, je ne demande pas mieux !
Il se recroquevilla sur le lit et se mit à pleurer. Sylvie, sa propre femme… Il n’arrivait même pas à lui en vouloir. N’avait-elle pas, à plusieurs reprises, tiré le signal d’alarme ? Mais il n’avait rien vu, bien trop obsédé, égoïste. Elle réclamait de l’amour, et il l’avait assommée d’incompréhension et de souffrance morale.
On frappa à la porte. Très fort. Tous les sens de Stéphane s’enflammèrent. Le flic. Ou des infirmiers, déjà ?
Il dévala les escaliers quatre à quatre, puis ouvrit en brandissant une batte, prêt à se défendre.
— Eh ! Tu délires, bébé ?
Engoncé dans son espèce de longue veste en daim, Everard écarquilla les yeux.
— La vache ! Tu t’es passé une prothèse ou c’est ta vraie tronche ?
Stéphane resta quelques secondes sans réagir.
— Excuse-moi mais… je suis malade.
Le producteur de ZFX Méliès Films s’intercala dans l’embrasure de la porte.
— Ça se voit. T’as la prothèse de Martinez ? Il me la faut. Maintenant. On tourne demain à 10 h00.
— Écoute, je suis désolé, je n’ai pas eu le temps et…
Everard se raidit.
— Steph, Steph ! Oh, Steph ! Ne me dis pas ce que mes oreilles ne veulent pas entendre, d’accord ? Tu vas chercher le buste, tu me le donnes, et je disparais. Merde, je ne devrais pas être ici à perdre mon temps. Tu ne peux pas imaginer la somme de soucis qui me tombent sur le bout de la queue.
— Pas autant qu’à moi, crois-moi.
— Ah oui ? Et de quel genre ? Plus de cinquante personnes attendent ta putain de prothèse, alors je te garantis que tu vas me la donner !
Stéphane essaya de le tempérer.
— Je te la rapporte, d’accord ?
Everard lui tapa sur l’épaule.
— Petit plaisantin, va ! Décidément, tu ne changeras jamais. Quand Stéphane remonta du sous-sol, il lui posa dans une main le buste flasque, et, dans l’autre, les yeux en verre.
— Tiens, débrouille-toi avec ça. Et maintenant, tire-toi. Everard resta tout d’abord sans voix. Puis, du bout des doigts, il leva le morceau de latex devant lui et dit :
— Non mais… Tu te fous de moi, là ?
— J’ai l’air ? J’ai un truc contagieux. À ta place, j’éviterais de traîner dans le coin.
Everard devint rouge de colère.
— Sale drogué de mes deux ! Tu oses me planter comme ça ?
— Je n’ai pas le choix. Je te jure que je n’ai pas le choix.
— Prépare-toi à te prendre une tonne d’avocats au cul !
— C’est le cadet de mes soucis. Dans trois jours, ma tête sera mise à prix, je vais peut-être finir à l’hôpital psychiatrique. Je pense même que je vais bientôt crever. Alors envoie-les-moi, tes avocats. Qu’ils me jettent en prison. Tu ne peux pas savoir à quel point ça m’arrangerait. Et maintenant…
Il le poussa dehors.
— … Dégage de là.
Everard resta deux bonnes minutes devant la porte fermée, à déblatérer un tas d’insultes, puis finit par disparaître.
Encore sous le choc de ses découvertes, Stéphane se versa un grand verre de whisky et s’assit dans un fauteuil du salon. Puis il alla récupérer son téléphone portable à l’écran brisé, les pages blanches, et composa le numéro des parents de Mélinda. Quand la mère répondit, il se fit passer pour le directeur de son école et lui joua un court numéro, de manière à s’assurer que la gamine était encore en vie.
Dieu merci, elle l’était. Pour l’instant.
Il inspira profondément, à demi rassuré. Car restait l’autre problème : dans quelques heures, l’épouse du flic, la jolie vietnamienne, vivrait probablement le pire drame de sa vie.
Il le savait, et il n’y pouvait rien.