63. JEUD110 MAI, 17 H12


Installé dans Darkland, Stéphane ne quittait plus des yeux le mur en face de lui. Le texte inscrit défilait aussi en audio sur le dictaphone numérique de Sylvie, juste à ses côtés. Grâce au dossier fourni par Vic, il y avait décrit précisément les meurtres, les histoires de chauffages électriques, il avait noté les adresses des victimes, parlé de Dupuytren, des Trois Parques, de l’usine d’équarrissage. Des événements qui s’étaient déjà produits, d’autres qui allaient se produire. Il fallait essayer, tenter le tout pour le tout. Glisser le maximum de messages dans le rêve de Stépas, même si Stéphane savait pertinemment que cela risquait fortement d’échouer. En tant qu’ancien Stépas, il était particulièrement bien placé pour le savoir.

Stéphane n’avait qu’un seul objectif : mettre le feu dans le passé, tout perturber, créer des failles, des incohérences, et, peut-être, permettre l’arrestation de l’assassin, avant qu’il s’en prenne à Sylvie. Il ignorait quelles seraient les répercussions, quels paradoxes ou mouvements impossibles se créeraient. Mais il fallait essayer de provoquer une rupture.

Le long message se terminait par :

« Tu vas recopier tout ceci sur une lettre, et la déposer chez un policier, Victor Marchal, dont voici l’adresse : 14 avenue Pierre Grenier, appartement B2, Boulogne-Billancourt.

Et… n’en parle à personne, pas même à Sylvie. Surtout pas à elle, d’ailleurs. Je t’expliquerai tout au fur et à mesure, dans tes autres rêves.

Bon courage. »

Voilà, c’était aussi simple que cela. Il fallait juste rester là, et attendre. Stépas n’y comprendrait probablement rien, mais il se fierait aux indications, et il agirait.

Plus tard, alors que ses yeux commençaient à fatiguer, à force de concentration, Stéphane perçut la sonnerie du téléphone, dans le salon. Il secoua la tête.

— Merde…

La famille de Sylvie n’était pas encore arrivée. S’était-elle perdue ? Il hésita, puis finit par se précipiter au rez-de-chaussée. Sur le cadran digital du téléphone, il aperçut un numéro qui lui disait vaguement quelque chose. Il ferma les yeux une fraction de seconde. Aucun doute, c’était bien celui de Hector Ariez, rentré dans son propre portable quelques jours plus tôt, à Méry. Comment ce salopard connaissait-il le numéro de cette nouvelle ligne ?

La main tremblante, il décrocha sans parler, comme s’il venait de comprendre, d’un coup, les absences, les regards, le trouble de Sylvie à chaque fois qu’il évoquait le nom de Hector Ariez.

Sylvie, Hector Ariez. Hector Ariez, Sylvie…

Une voix masculine se fit entendre.

— Sylvie ? Alors, c’est terminé ? Il est au trou ?

Stéphane serrait le combiné de plus en plus fort.

— Sylvie ? Pourquoi ne réponds-tu pas ? Quelqu’un est à côté de toi ? Tu ne peux pas répondre, c’est ça ?

Pas un bruit.

— J’ai compris. Rappelle-moi plus tard. Je t’aime…

Il raccrocha. Stéphane fracassa le téléphone contre le mur, dans un mouvement de rage inouïe.

« Il est au trou ? » il avait dit. Au trou.

À ce moment précis, Stéphane sentit qu’il était capable de tuer à son tour. L’enfoiré s’était tapé sa femme, alors que lui se perdait dans les délires de son subconscient. Comment ? Comment avaient-ils osé ?

Il ôta son alliance et la posa dans le creux de sa main. Sylvie… Pourquoi ? Il respira profondément, essayant de résister à la colère. Il se rappelait du deuxième songe, « Route vers Sceaux » : lui, fonçant chez Ariez, l’arme au poing. Là se trouvait sans doute l’erreur de Stéfur : s’être emporté. Non. Il allait tranquillement retourner dans Darkland, et rester face à ses notes, les yeux grands ouverts. Transmettre l’information en priorité. La vengeance viendrait plus tard, bien plus tard, quand Sylvie serait définitivement sauvée. Il avait le temps.

Il abandonna son alliance sur la table et se dirigea vers le sous-sol.

Ce fut lorsqu’il passa devant une fenêtre du hall qu’il les vit. Des gendarmes, enfonçant avec détermination leurs lourdes bottes dans la terre. Stéphane paniqua, et un nom claqua immédiatement dans sa tête : Mélinda.

On venait le chercher pour Mélinda.

Son cœur battait à tout rompre. Il se plaqua contre le mur. Les gendarmes s’approchèrent et cognèrent à la porte. Là, juste à côté. L’un d’entre eux tenait un bélier portatif.

— Gendarmerie nationale ! Ouvrez !

Dans les secondes qui suivirent, un bruit monstre résonna, puis le verrou de la porte explosa.

Les pistolets se braquèrent dans toutes les directions. Mais Stéphane avait disparu.

Devant l’immensité de la demeure, les gendarmes n’eurent d’autre choix que de se séparer. Deux en haut pour les différents étages, un au rez-de-chaussée, et un dernier homme au sous-sol.

Ce même homme qui, une minute plus tard, recevait de la peinture rouge en pleine figure, et un coup de pot métallique sur le crâne. Il s’effondra en gémissant.

Paniqué, perdu, Stéphane ramassa le pistolet. Ses mains tremblaient, la peinture dégoulinait de ses doigts. Qu’avait-il fait ? Il se ressaisit, courut jusqu’à Darkland et embarqua un maximum de choses : la tondeuse à cheveux, les vêtements propres de Darkness, une prothèse en latex, le dossier du lieutenant Marchal. Il fourra le tout dans un vieux sac, retourna dans sa pièce aux dessins de bébés difformes et passa par une petite fenêtre qui ouvrait sur le jardin.

Quelques instants plus tard, la Ford démarrait et disparaissait au bout du chemin.

Stéphane souffla un bon coup. Il s’en était fallu de peu. Et maintenant, où aller ? On le rechercherait partout, vérifierait ses relevés de carte bleue, diffuserait des avis à la radio et à la télé, sans doute. Il n’avait personne pour le soutenir, le croire, hormis le flic. Mais un flic restait un flic.

Hors de question de se faire prendre. Pas avant d’avoir sauvé Sylvie.

Il regarda le Sig Sauer du gendarme qu’il venait de frapper, posé à côté du sac. Puis il sortit de la boîte à gants le mouchoir rose de Mélinda, avec lequel il essuya ses mains couvertes de peinture. Mélinda… Qu’avait-il bien pu lui arriver ? Il frappa de toutes ses forces sur le tableau de bord.

Sur la N16, en direction de Paris, il s’arrêta sur le bas-côté et se changea dans sa voiture. Il enfila les vêtements de Darkness. Pantalon noir et chemise à carreaux noirs et blancs.

Puis, sans réfléchir, face à son rétroviseur extérieur, il plongea la tondeuse dans sa belle chevelure noire, et se rasa jusqu’au crâne, laissant les longues mèches s’envoler dans le vent. À voir cette tête blanche et lisse, il comprit qu’il n’était plus qu’un homme traqué, qu’on n’hésiterait pas à abattre si nécessaire.

Il redémarra avec la rage au ventre. Cette fois, il éprouvait la violente envie que l’un de ses cauchemars s’accomplisse.

Aller flinguer Hector Ariez. Celui qui avait baisé sa femme. Celui qui, d’une manière ou d’une autre, lui avait embrouillé l’esprit.

Après, il trouverait une planque, un endroit où l’on ne lui poserait aucune question. Un endroit où il pourrait laisser ses messages.

Il baissa alors le pare-soleil. Et récupéra une petite clé avec le numéro 6. La chambre des Trois Parques, qu’il avait louée pour une semaine. Son Stéfur s’y était retrouvé, il avait réussi à écrire sur les murs. Donc, forcément, lui aussi y arriverait, puisque tout se réalisait. Après tout, il suffisait de suivre les rêves.

Quand il regarda sa montre, elle affichait 19 h 30 passées.

Alors, il alluma la radio et tourna le son à fond. On y parlait d’un gagnant du loto, puis de la découverte du corps de la petite Mélinda dans la carrière Hennocque.

Stépas n’avait certainement pas pu lire les messages dans Darkland, à cause des gendarmes.

Mais il les lirait dans l’auberge, au rêve suivant. Il le fallait à tout prix, car le temps défilait, et rapprochait la Sylvie du passé de l’issue fatale.


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