3. JEUDI 3 MAI, 6 H 50
Stéphane Kismet plongea le nez dans l’eau glaciale, afin de s’assurer qu’il était bien réveillé. Devant le miroir de la salle de bains, il contrôla encore son avant-bras droit. Aucune trace de piqûres, évidemment. Pas plus que de griffures sur la joue ou d’hématome autour de l’œil. Il enfila son jean, un tee-shirt et un pull aussi noir que ses longs cheveux, qui tombaient entre ses omoplates. En ce début du mois de mai, les lourds murs de la demeure rafraîchissaient les rayons du printemps. Dans le hall, Stéphane mit à fond l’un des chauffages électriques, tandis que d’autres, encore emballés, traînaient contre une cloison. D’ailleurs, un peu partout, se trouvaient des choses empaquetées, ou juste déballées. Le drame avait anéanti toute envie de décoration ou de rangement.
Sa femme Sylvie déjeunait seule, recroquevillée face à sa tasse de café. La lumière extérieure lui dorait le visage. Derrière elle, une fenêtre s’ouvrait sur une muraille de chênes et de hêtres, sentinelles d’un domaine forestier de quinze hectares à Lamorlaye, dans l’Oise.
— Ça a recommencé, souffla Stéphane.
Sylvie leva une mine fatiguée.
— Où, cette fois ?
— Dans Darkland. Je me suis réveillé couché par terre.
— Darkland… Tu m’as encore laissée seule toute la nuit.
— Je dois finir la prothèse de Martinez, les délais pour le tournage de Saint-Ouen sont hyper-serrés. J’ai dû m’endormir en travaillant et…
— Évidemment, répliqua sèchement Sylvie.
Stéphane se versa un café et en avala une gorgée.
— C’est dingue. Je me rappelle mon rêve.
— Au bout de trente et un ans, c’est une première. Et de quoi parlait-il, ton rêve ?
— Comment te l’expliquer ? C’est comme si je l’avais vécu, réellement. J’ai toutes les sensations en moi. Les sons, les images. Le bruit de ma respiration. J’en ai encore la chair de poule !
Sylvie lui accorda tout juste un regard.
— Je t’ai posé une question et tu réponds à côté, comme toujours.
Elle se leva et porta sa tasse dans l’évier. Dans un coin, leur chat lapait religieusement dans une coupelle de lait.
— Je me mets en route. J’ai une grosse journée en perspective, six apparts à faire visiter dans le 18e. Ne m’attends pas avant 22h00.
Stéphane réajusta les manches de son pull et s’enivra de caféine.
— Si tard, encore ?
— Pourquoi ? Ici, on ne se croise même plus. Depuis deux mois, je me demande si je ne suis pas devenue un fantôme.
Elle lui adressa un regard sévère et ajouta, les lèvres pincées :
— Peut-être que si j’avais la tête de l’un de tes monstres, tu m’accorderais plus de considération ?
Stéphane haussa les épaules. Elle frappait comme un éclair, Sylvie, capable de décharger des milliers de volts en une fraction de seconde.
— Ce n’est pas ça. Il me faut du temps pour oublier.
— Oublier ? Parce que tu crois qu’il est juste question d’oublier ?
Stéphane s’approcha mais elle se dirigea vers le réfrigérateur, et en sortit un glaçon qu’elle frotta délicatement sur ses lèvres.
— Tes cachets sont sur le buffet, dit-elle en corrigeant quelques traits de maquillage devant un miroir de poche. J’ai mis un truc au frigo, pour ce midi. Et essaie de manger, cette fois.
Aucune réaction. Stéphane fixait ses mains osseuses, sans bouger. Sylvie devina, derrière les pupilles troubles de son mari, quelque chose de bien plus grave que de la distraction. Une ombre rampante qu’elle avait déjà croisée à maintes reprises, et qui l’effrayait.
Stéphane se mit à raconter :
— Cette nuit, je portais la veste kaki de Paul, bien trop grande pour moi à l’époque. Celle qu’il me prêtait quand on péchait la truite. Cette veste, ça fait plus de vingt ans que je ne l’ai plus vue, mon père l’avait d’ailleurs perdue. Je ne me souvenais plus de sa couleur, ni même de son existence. Et pourtant, j’ai revu l’anneau de métal avec sa pointe de rouille, autour de l’une des poches. L’accroc sur le rabat. La tache d’huile au niveau du col. Tout m’est revenu en tête, d’un coup.
— Et alors ?
— Et alors ? Comment ça se fait ? Comment j’ai pu me souvenir de tels détails alors que je ne me rappelle jamais de mes rêves d’habitude ?
Il tira soudain sa femme par le bras.
— A quoi tu joues ? s’écria Sylvie.
Ils traversèrent le hall, lui devant, elle derrière. La pièce octogonale était ornée de superbes balustres sculptés. C’était le centre névralgique de la maison, son âme.
— Là, exactement là, se dressait une statuette asiatique en céramique. Trente, quarante centimètres, avec son chapeau en feuilles de palmier, sa robe jusqu’aux chevilles. Je la vois encore comme je te vois, comme si elle avait toujours été là. Boom, je l’ai fracassée d’un geste brusque. J’ai une méchante impression de déjà-vu !
— Moi aussi, j’ai une impression de déjà-vu. Celle d’un train au bout du quai, et d’une crétine en tailleur qui l’a manqué d’un souffle. Qu’est-ce que je vais raconter à mes premiers clients pour expliquer mon retard ?
Stéphane la relâcha et considéra le bleu de ses yeux, où dansaient de petits éclats d’or.
— Deux secondes. Je te demande juste deux secondes, d’accord ? J’ai… besoin de… de vérifier quelque chose. Tu te rappelles, tu as rangé le vin quand on a emménagé.
— Le vin ? Oui, pourquoi ?
— Suis-moi. C’est hyper-important.
Elle hésita, l’œil sur sa montre, puis lui emboîta le pas jusqu’aux abords du sous-sol. Ils descendirent sous la lueur d’ampoules poussiéreuses.
— Pas d’électricité dans mon rêve. Je tenais une lampe torche qui ne m’appartenait pas, apparemment. Et il y avait… Oui, huit marches. Comment je pouvais savoir qu’il y en avait huit ?
Sylvie frissonna. Elle détestait s’aventurer dans ce souterrain macabre, transpercé de couloirs et de pièces sinistres où son mari avait installé ses quartiers. Dans cette maison, tout était trop grand, démesuré. Elle aimait tellement Paris, son bruit, ses lumières.
Elle répondit pour que l’écho de sa voix la rassure :
— Ce n’est pas moi qui vais t’expliquer ! On devait partir au Vietnam. Alors ta statuette, il s’agit d’un souvenir de vacances que tu aurais aimé rapporter de là-bas. Et pour les marches, la veste kaki de ton père, relis Freud. Probablement ton inconscient, qui régurgite un tas de détails passés. Mince, il y a une tonne de bouquins à l’étage prouvant que tu t’y connais plus que moi sur Freud et les rêves, non ?
Ils doublèrent la salle où Stéphane entassait ses dummies aux corps démantibulés, aux têtes fracturées, puis celle remplie de paperasse cinématographique. Affiches de films, feuilles de génériques, plans de travail, Mad Movies défraîchis et autres story-boards chiffonnés. Ils passèrent ensuite devant une porte fermée, noircie d’un dessin au fusain écœurant : un bébé, frappé par une maladie lui rongeant les membres. Sylvie détourna rapidement la tête. Plus loin, se nichait le « lieu de travail », dont l’entrée s’ornait d’une pancarte : « Darkland ».
Stéphane bifurqua dans la cave et s’agenouilla devant les bouteilles de vin.
— Tu avais bien rangé le bourgogne 99 au-dessus, et le bordeaux 96 en dessous ?
Elle répliqua sans hésitation :
— Exactement. En fonction des délais de garde. Pourquoi ?
Il s’empara avec précaution du bourgogne, du bordeaux, inversa les bouteilles et considéra l’ensemble, en caressant légèrement son bouc naissant.
— Voilà, elles étaient positionnées de cette façon dans mon cauchemar.
— Quoi, c’est tout ? Le voilà, ton truc hyper-important ?
— Quand j’ai vu ce changement de position, je me suis mis à pleurer, à hurler. Qu’est-ce que cela signifiait ?
— Que tu n’aimes pas qu’on touche à tes bouteilles et, de manière générale, à tes affaires. Que tu es un malade du détail, de la coïncidence, que… tout cela t’obsède dangereusement. Bon, j’y vais !
— Et puis… J’avais trois griffures sur la joue et un œil amoché. On braquait un pistolet sur moi, ici, alors que… j’écrivais plein de trucs sur le mur.
— Quel genre de trucs ?
— Je l’ignore. Il faisait noir. Une lampe torche traînait sur le sol, je n’ai pas pensé à éclairer.
— Vraiment dommage.
Sylvie réajusta son tailleur beige et se frictionna les épaules. Juste devant elle, une toile d’araignée scintillait dans un courant d’air.
— Ce n’est qu’un rêve, Stéphane. Un stupide rêve comme tu en as déjà fait des milliers, sauf qu’avant, tu ne te souvenais jamais. Alors forcément, celui-là te paraît bizarre. C’est comme… comme une première fois.
— Non ! Dans les rêves, les décors autour de soi changent instantanément, on est incapable de se concentrer, de lire, d’écrire, de calculer. Les études le prouvent. Moi, je lisais les étiquettes, j’écrivais, tout était cohérent.
— À condition de considérer que hurler devant des bouteilles de vin puisse être cohérent. Bon, j’y vais. Et n’oublie pas tes cachets.
Stéphane se redressa.
— Je n’en prendrai plus, ça va mieux.
— Ça va mieux ? Tu trouves ? Ça n’a jamais été mieux. Je ne veux pas revivre l’enfer. Pas cette fois.
Stéphane se coiffa d’une reproduction du masque en latex de The Mask, se faufila devant sa femme et se mit à glousser, en imitant Jim Carrey :
— Ce soir, je te promets, on fera l’amour, ma poule ! L’Amoooour, avec plein de ho, de hi, de ha !
Puis il ôta son déguisement.
— J’ai l’air de ne pas aller bien ?
— Vachement, si.
Elle l’écarta du bras.
— Avant, tu m’aurais fait rire, parce que avant, tu ne te forçais pas, c’était naturel, tout le temps. Là, on dirait plutôt un acteur raté qui essaie de rattraper un coup foireux. A ce soir.
Stéphane resta là, plombé, le masque au bout des doigts. Derrière une fenêtre grise de crasse, il aperçut les jambes fuselées de sa femme, devant l’Audi. Alors que la portière claquait, il réalisa qu’il ne les regardait plus. Qu’il ne la regardait plus.
Dans cette semi-obscurité, ce calme de grotte, il balança le faciès vert sur des planches. Il alluma de puissants halogènes, déclencha la ventilation et caressa quelques-unes de ses œuvres funèbres.
— Ça va toi ? Et toi ? Et toi ?
Il parlait à Peperbrain, à Mabouloff, à Hauntedmouth. Ce dernier monstre, mi- humain, mi- bête, à la mâchoire démesurée − cent quatre-vingts dents acérées, une broutille −, avait servi pour le tournage d’un film de série B, Neuronal Attack. Bon nombre de ses moulages agonisaient dans des brouettes. Ainsi finissaient les créatures de cinéma, à l’identique de leurs créateurs : dans des caves anonymes.
Parmi ces mannequins, il y en avait un dont Stéphane prenait particulièrement soin. Une présence charismatique, exactement de sa taille : 1 m79. Pour le fabriquer, il avait moulé son propre visage, seul, des pailles dans les narines pour respirer alors que le latex dégoulinait sur les bandes de plâtre. Le crâne ouvert du monstre laissait apparaître, à la place du cerveau, une autre reproduction réduite de lui-même. Un personnage jamais utilisé en tournage.
Il l’avait appelé Darkness. L’obscurité.
Son obscurité.
Il brancha sa cafetière, se prépara une tasse et se planta devant le buste d’une jeune trentenaire. Caria Martinez, dans Le Vallon de sang, aurait la gorge tranchée par son amant. Le tournage avait démarré depuis deux semaines, la production exigeait la prothèse terminée lundi, dans quatre jours. Dans cette scène, la caméra zoomerait sur les yeux, puis sur l’entaille spectaculaire au niveau du cou. À ce moment, Caria Martinez serait morte depuis cinq jours.
Il fallait donc, naturellement, tenir compte de la putréfaction et des dégradations diverses dues à la chaleur ou aux insectes. Être maquilleur, plasticien, spécialiste du moulage, impliquait de rencontrer des médecins, des thanatopracteurs, des légistes. Et de collectionner des photos de cadavres, hommes, femmes, gros, maigres, à différents stades de la mort.
Il poussa son mixeur électrique, sa tondeuse à cheveux, ses durits, ses masques respiratoires sur le côté, dégagea une affiche originale enroulée, tout juste reçue par la poste, The Wicked Darling de Tod Browning avec Lon Chaney, et positionna méticuleusement sa loupe articulée face au buste en latex. Après son café, sous les guitares psychédéliques d’un album des White Zombie, il retira avec une pince à épiler l’œil gauche en verre de son orbite. Procéder à la mise en place des cils s’avérait toujours délicat, et relativement long.
Son avant-bras le grattait, il releva compulsivement sa manche. Pas de traces de piqûres, bien sûr. Il interrompit la pose des cils et ouvrit un carnet, l’un des nombreux cadeaux inutiles – crayons, calculatrices, etc. – qu’il recevait régulièrement de ZFX Méliès Films.
Lorsque ses crises de somnambulisme étaient apparues − alors qu’il avait sept ans −, son médecin lui avait conseillé de relater ses rêves sur un calepin. Mais, depuis près de vingt-quatre années, les feuilles étaient restées Vierges.
Dans son carnet, il inscrivit avec précision le récit de son cauchemar. Du moins, ce dont il se souvenait. Les mains tartinées de sang. La descente à la cave, les blessures au visage. Tout y passa. Le nombre de marches, la position des bouteilles de vin, la statuette asiatique, les traces de piqûres sur l’avant-bras droit. En haut de la première page, il intitula ce rêve : « Les bouteilles de vin ».
Puis il relut l’ensemble. Quel sens donner à ce festival d’incohérences ?
Il se souvint de son dernier geste, à la cave. L’autre, son double virtuel, lui-même en définitive, avait ramassé une craie sur le tas de charbon, pour tracer sur les briques des phrases illisibles. Il entendait encore le crissement du bâton blanchâtre sur la paroi.
Il se leva, traversa le cortège de masques, avant de s’enfoncer dans ce couloir infini, au carrelage en damier, au plafond crevassé, éventré de crochets de boucherie. Il avait tout laissé intact, pour l’ambiance. S’il avait flashé sur la maison, c’était en grande partie pour ces territoires de mort. Ses propres ateliers, chez lui, dans le berceau tranquille d’un domaine forestier. Un creuset pour l’inspiration.
En face de lui, le monticule de charbon, les briques pulvérisées, qu’il se rappelait avoir enjambées. Mais il y avait aussi dans son rêve des boulets de charbon épars. Or, là, ils étaient tous regroupés en un tas parfait.
Pas de craie, non plus. Cependant, toujours cette tenace impression de déjà-vu.
Sans vraiment réfléchir, il ramassa un bout de cagette et remua l’amas noirâtre, de manière à disperser les boulets comme dans son rêve. C’est alors qu’il s’immobilisa.
Là, au milieu du tas.
La pointe blanche d’un morceau de craie.
Elle existait.
Il s’en empara, ahuri.
Qu’est-ce qu’une craie blanche fichait au beau milieu d’un tas de charbon ?